De la reliure, Exemples à imiter ou à rejeter
E. Rouveyre (p. 17-35).

LA RELIURE DU SIÈCLE



D ans les chroniques italiennes il y a un bien joli conte, quoique d’un tour un peu méchant pour nous les gens de France. C’est d’un peintre rêvant de présenter les nations dans leur costume propre, lequel après avoir poussé à bien son œuvre et montré les Germains en pourpoints à crevés, les Espagnols couverts de laine, les Anglais emmitouflés de pelisses et les Orientaux coiffés de turbans, s’arrêta devant la Française. Que lui mettre sur la tête ou sur les épaules qui ne fût démodé et oublié déjà ? Les femmes de ce pays ont de si passagères fantaisies ! Le peintre malin tourna la difficulté ; il dessina une belle personne en chemise et mit près d’elle un rouleau d’étoffe, pour qu’elle la pût tailler à sa guise, en suivant la dernière ordonnance du goût.

Combien le malicieux artiste se fût étonné lui-même, s’il eût pu vivre jusqu’à nous, et que devenu bibliophile, il eût comploté une exposition de la reliure dans les trois premiers quarts du dix-neuvième siècle ! Au lieu des incessantes transformations attendues, des vêtements de cuir présumés changeants et instables, c’est à une résurrection sempiternelle des choses passées, à une tradition enracinée, rigoureuse, à la copie froide des anciennes coquetteries qu’il se heurterait. Au hasard des rencontres, il reverrait les singuliers fantômes de Tory, des Ève ou de Le Gascon, les mêmes dorures, les mêmes fers, jusqu’aux titres pareillement écrits que jadis, avec leur irréguralité riante et leur maladresse cherchée. Et sans doute, il s’en voudrait de nous avoir autrefois réputés si inconsistants et si changeants, quand nous pouvons, au contraire, revivre éternellement les semblables histoires, reprendre sans cesse une idée sans y oser retirer ni ajouter rien.

Comment nous taxer de légèreté et d’oubli, lorsque parcourant nos rues il aurait à chaque pas la surprise de bonnes antiquailles reconstituées, palais assyriens ou demeures féodales ; lorsqu’en visitant nos musées, même les plus modernes, il repasserait un à un les drames romains ou grecs des annales ; quand, s’arrêtant aux devantures de nos boutiques, parfois arrangées à la mode du vieux temps, il ne verrait que traductions, inspirations de l’antique, du gothique ou du florentin ? Le costume des passants peut-être, et encore ! Encore quelque réminiscence s’offrirait-elle d’instant à autre, ce parfum de « déjà vu » dont parle Alighieri à propos des immortelles maladies de l’âme. Et si le peintre venu à résipiscence s’avisait de reprendre son œuvre, il vêtirait la Française cette fois, assuré de voir son modèle copié et recopié par les tailleurs de l’heure présente.

C’est donc que n’avons point de style moderne sur le fait d’art décoratif, et que nous en sommes réduits par la force des choses à emprunter aux ancêtres. Voilà que la reliure nous pousse à philosopher, à nous lamenter dès l’abord avec pédanterie, ce dont nous nous excusons en toute humilité et franchise.

De la Révolution et du peintre David nous vient la tendance spéciale à l’imitation. Le fossé énorme creusé entre l’ancien régime et le nôtre ayant brisé net les relations, ce fut du jour au lendemain l’oubli farouche des mièvreries déchues, et le retour brutal et spartiate aux œuvres simples de la Rome républicaine. Par la peinture et la sculpture, l’adaptation passa aux moindres besognes, aux vêtements, à l’architecture des meubles. La reliure, une très infime et très dédaignée portioncule de tant de gloire, remplaça ses écussons jolis et ses broderies par des faisceaux prétoriens et des casques civiques. L’élan était donné qui ne devait s’arrêter plus guère jusqu’à cette fin de siècle. Les artistes de la renaissance antique ont inculqué à leurs fils et successeurs la défiance de soi-même, et l’admiration des vieilleries de tout poil ; même le romantisme, proclamé à sa naissance une conquête sur le classique falot et dégénéré de l’école davidienne, ne fit en réalité qu’accentuer le mouvement. On dédaigna Pompéï, et par haine des bergers en pétase grec installés sur les pendules, on reconstitua le troubadour des chansons de geste, le chevalier moyen âge des croisades. Jérôme Paturot terrassa Brutus en littérature, en architecture et en art. Mais Paturot ne faisait pas œuvre préférable. Pour être nationale, la copie des gargouilles, des porches de cathédrale ou des chapiteaux romans ne constituait pas un état d’esprit de supérieure qualité. Le peuple le plus spirituel de la terre — il l’assure — avait l’originalité chevillée, s’il lui en reste pour le quart d’heure, car ni le classique ni le romantique ne sont morts encore. En dépit d’une littérature opposée, combattante, et d’un art dénommé naturaliste, le classique a sa protection officielle, et le romantisme se poursuit toujours, abracadabrant et tonitruant, dans nos mobiliers bizarres.

Le besoin de « s’inspirer » a jeté notre génération dans l’imitation infinie. En suite des héros du Péloponèse, ou des preux de la Chanson de Roland, c’est la Renaissance italienne qui a subi le choc. Elle nous a valu ces hideuses faïences peinturlurées dont raffole tout un chacun, ces têtes de plâtre coloriées en trompe-l’œil par de très habiles messieurs ; puis la Renaissance française, encore que moins prisée, est entrée dans la tradition. Alors on ne s’est plus contenu. Louis XIV, Louis XV, Louis XVI ont eu leur moment ; sublimités de Lebrun ou folâtreries de Boucher ont donné un nouvel aliment à la maladie régnante. Tout par la copie et pour la copie, depuis le plafond des palais jusqu’au maroquin malingre des livres, la vignette des pages, et même le tabis des doublures.

La reliure — j’en demande pardon, c’est d’elle qu’il s’agit — la reliure n’a point créé la situation, mais elle l’a acclamée. Loin de rechercher une formule nouvelle qui lui eût donné la place belle en regard des travaux passés, elle s’est ingéniée à ne contrarier point la commune folie. À la façon de ces forts en thème dont l’Université suit les progrès avec orgueil, elle s’est habituée à glaner de ci de là une idée dans le thesaurus ligaturae antiquae, à abouter des bribes de décoration qui lui valent des récompenses et des commandes. Les tenants du régime ont une manière à la fois résignée et provocante de s’excuser par une phrase : « On ne pourra jamais faire mieux que Tory ou que Le Gascon ! » Et la récente exposition nous a montré que ces désabusés mettent leurs actes en concordance parfaite avec leurs théories.



Donc, sauf des exceptions, d’ailleurs plus nombreuses de jour en jour, une exhibition rétrospective de la reliure du siècle fournirait des échantillons de tous les styles défunts, de Grollier jusqu’à Padeloup. Ce serait à peu près comme si, pour donner l’idée de nos romanciers modernes, nous produisions les Contes drolatiques de Balzac. Certes, les imitations en sont touchées de main de maître, la plupart de nos artisans du livre n’ont quasi plus rien à apprendre des vieux en apparence ; et pourtant ce n’est plus cela ; il y manque le ragoût de naïveté absent tout pareillement du pastiche littéraire de Balzac. C’est du vieux neuf, la pire chose qui se voie en matière artistique.

La faute n’en est pas imputable seulement aux relieurs, obligés par métier de suivre le mouvement. Les curieux, engoués de vieux ouvrages, désireux de les vêtir à la mode contemporaine de leur publication, ont autorisé les réminiscences, les traductions littérales, et souvent les ont imposées. Plus l’ouvrage à habiller est d’importance, plus tôt on s’adresse à l’artisan consciencieux et habile dont on n’a à craindre ni les maladresses ni les impairs. C’est ce qui a fait la réputation de Trautz en même temps que cela tuait à peu près net son inspiration personnelle. La recherche du style ancien est à la reliure ce que le prix de Rome est au grand art des écoles, un revenez-y incessant, une manipulation routinière d’idées très excellentes, mais qui ont fait leur temps et qui, malgré les entraînements scientifiques, étonnent et déroutent les adeptes. On n’exile point impunément sa pensée ou son talent des modernités ambiantes, et c’est grand péril, pour ceux dont le métier n’est pas de compiler, s’ils cherchent à reconstituer pièce à pièce les mœurs ou les tendances des peuples disparus, s’ils s’efforcent de les ressusciter à leur profit sans autre criterium qu’un mot à mot littéral, une épellation enfantine et oiseuse.


Composition et dorure par Raparlier.


N’oublions pas que les vieux lieurs de volumes étaient exempts de ces éruditions bâtardes, et qu’ils suivaient leur inspiration du moment, abstraction faite des reprises. C’est leur plus grand mérite à nos yeux ; ayant à vêtir une œuvre antérieure, ils ne s’embarrassaient pas de restitutions pénibles, ils avaient la naïveté de rester eux-mêmes, ils eussent tout aussi bien affublé Vénus de vertugadins, ou Pallas de loup-cervier et de patenôtres. Cette insouciance s’est continuée jusqu’au dix-neuvième siècle, jusqu’à David. Depuis, une classe de citoyens gradés et honorés de diverses manières s’est donné la tâche hiératique de ramener les idées à une formule unique ; du petit au grand les choses sont ainsi ; l’opinion s’est habituée, l’œil s’est fait à ces modèles ressassés, réédités au point de les confondre avec les idées éternelles et indiscutables dont vivent les religions et les sciences exactes. L’art dans toutes ses manifestations n’est plus une qualité des formes, qualité essentiellement variable, c’est, au rebours du bon sens, une façon de dieu qu’il convient de réputer immuable, définitif, et qui ne vaut que par sa fixité même.

Encore que les redites puissent jusqu’à un certain point s’admettre lorsqu’il s’agit de costumer le livre à la mode de ses contemporains, elles ne s’excusent pas dans le travesti singulier qu’une mosaïque de Grollier impose aux Contes rémois de M. de Chevigné. Peut-être y aurait-il moins de mécomptes et d’anachronismes d’appliquer un modeste Carayon moderne à quelque vieux chef-d’œuvre. En pareil cas la simplicité est un bénéfice, d’autant qu’elle coupe court aux erreurs et parfois aux sottises.

Il serait enfantin de compter beaucoup sur les gens du métier pour secouer cette torpeur béate. Si quelques-uns cherchent à s’en affranchir, c’est grâce à l’impulsion donnée par un groupe très restreint d’amateurs éclairés et oseurs. Pourrions-nous dire que les partisans de la tradition fussent ravis de ce remue-ménage ? On s’endort si volontiers dans la pratique journalière d’une tâche, on s’y crée des habitudes, on y vit sûrement, sans dépense d’imagination ni de main-d’œuvre. On a ses fournisseurs attitrés, ses fers gravés, ses ouvriers ankylosés dans un petit train-train bon enfant. Ce devient toute une histoire que de prétendre sortir des rails, comme disent les nouveaux venus, les progressistes. Abandonner une besogne si limitée, si sûre, pour courir l’aléa, mettre de côté une théorie pour en apprendre une autre, se torturer la cervelle, quand on n’a qu’à laisser couler l’eau, et simplement à transcrire une idée ?

En résumé la reliure des volumes anciens se peut accommoder très bien de reconstitutions plus ou moins savantes, de copies plus ou moins fidèles, elle reste malgré tout une besogne secondaire, où l’imagination de l’artiste disparaît. C’est au plus juste le travail d’un bon encadreur construisant sur modèle un cadre de style destiné à un Rembrandt. Au regard des gens éclairés, Trautz, en dépit de ses habiletés de main, occupe cette place effacée ; voilà qu’on le discute, et qu’on entend le descendre de son piédestal. Ceux qui l’osent faire sont précisément placés en dehors des traditions d’officine, et savent pour l’avoir expérimenté que les plus idéales adaptations en matière graphique, les trompe-l’œil les plus séduisants finissent par se démoder un jour ou l’autre. Si l’on recherche les anciens travaux de reliure, c’est moins pour leur perfection que pour la note d’époque qu’ils fournissent et pour le document irréfutable. Mais comme nous produisons à l’heure présente tout autant de livres précieux, de travaux rares que nos pères, il s’ensuit naturellement que notre manière de les vêtir doit être elle-même avisée, ingénieuse, et se débarrasser une bonne fois des répliques. À ce prix seulement nous aurons une physionomie à nous, des allures personnelles, et nous mériterons autre renom que celui de résumé, d’epitome artistique, dont ceux du vingtième siècle ne manqueraient pas de nous appliquer l’ironie.

Pour mieux expliquer notre idée à ce sujet, nous avons joint à ce présent livre une série de reliures modernes, très habilement décorées, et qui sortent franchement des sentiers battus de la tradition. Toutes n’ont point une valeur égale ; la période de tâtonnements n’est pas encore épuisée. La flore ornementale tient peut-être une place trop considérable dans les plats ou les revers. Mais il ne faut point oublier que nous en sommes à la transition, et que l’audace ne s’acquiert qu’à la longue. Les livres ont une physionomie personnelle. Ils n’imitent ni les classiques ni les romantiques ; ils sont de leur temps. Le seul reproche à faire aux artistes serait d’appliquer leur procédé nouveau aux publications anciennes, et de multiplier les masques

japonais. L’art de reliure a besoin de se rasseoir,
Composition et dorure par Ruban.
(Son Altesse la Femme).
Composition et dorure par Ruban.
(La Française du Siècle.)


de dégager une bonne fois ses éléments rationnels, et d’abandonner le convenu, même le convenu né d’hier, aussi impérieux que l’autre. Les ouvrages de John Grand-Carteret sur la Caricature ont fourni un thème excellent à nos artistes de la reliure, de même les Jeux du cirque de Hugues Le Roux, le Vingtième siècle de Robida, la Reliure Moderne, le Miroir du Monde, l’Éventail et l’Ombrelle d’Octave Uzanne. Le mouvement est commencé qui fournira une carrière féconde et originale, s’il plaît aux gens de goût et aux véritables amateurs.