De la réalité du monde sensible/Chapitre VI

Félix Alcan (p. 291-354).

CHAPITRE VI

de l’espace


Il nous était impossible de chercher quelles idées sont enveloppées dans les sensations sans toucher aux idées de mouvement et d’être, c’est-à-dire, par certains côtés, à l’idée même d’espace. Maintenant, il nous faut l’aborder directement et l’étudier en elle-même. Cette étude propre de l’idée d’espace est, on peut le dire, une conquête de la philosophie moderne, et c’est un des plus curieux problèmes de l’histoire de l’esprit humain que l’état d’enveloppement et de sommeil où était restée, avant Descartes, Leibniz et Kant, cette question si explicite aujourd’hui. Aristote parle bien du lieu ; mais le lieu n’est qu’une certaine relation entre une portion d’espace occupée et l’objet occupant. Il traite aussi du continu ; mais le continu s’applique au temps et au mouvement autant qu’à l’espace même. Il analyse aussi la catégorie de la quantité ; mais la catégorie de la quantité ne se confond pas avec l’idée d’espace : elle est, en tant que catégorie, objet d’intelligence. L’espace, en tant qu’espace, est, sinon objet de perception, au moins intimement uni aux objets de perception. De plus, la catégorie de la quantité ne comprend pas seulement l’ordre de l’extension : elle s’applique aussi à la qualité, et, se mêlant à elle, elle devient l’intensité, le degré. Donc la philosophie d’Aristote, qui est le recueil à peu près complet des problèmes que s’est posés l’esprit antique, ne contient pas, à l’état précis, le problème de l’espace. Il fallait, pour donner à cette question toute sa précision et tout son essor, deux révolutions, l’une dans la conception du monde matériel, l’autre dans le monde moral. Tant que l’univers a été considéré comme fini et nécessairement fini, il est évident que l’idée d’espace devait être subalterne. En effet, ce qui donnait l’être au monde en son entier, comme aux diverses parties qu’il enveloppe, c’était la forme, la détermination, la limitation. Dès lors, le ressort de développement continu et indéfini qui est comme caché dans l’idée d’espace, et qui, en jouant, produit l’infinité du monde, était à ce point comprimé par toutes les conceptions antiques qu’il n’apparaissait plus, et que l’idée même d’espace subissait une inévitable déchéance. Sans doute, les anciens avaient la notion de l’indéfini ; mais l’indéfini était pour eux, ou bien la matière susceptible d’entrer dans toutes les formes possibles, ou bien la série illimitée des nombres, ou bien certaines relations numériques qui ne se prêtaient pas à des formules simples et harmonieuses. Livrer l’espace à l’indéfini eût été lui livrer le monde lui-même. C’est ainsi que l’espace ne pouvait être attribué, par les anciens, ni au fini, puisqu’il n’avait point de forme propre, ni à l’indéfini, puisqu’il avait une limite nécessaire comme le monde lui-même. Il n’avait donc place dans aucun des deux contraires entre lesquels, pour la philosophie antique, se partageait la réalité. Il restait donc comme un problème inaperçu et hors cadre. La pensée y touchait sans cesse, mais à propos d’autre chose et sans le reconnaître. Il est bien vrai que la philosophie de Démocrite et d’Épicure, par l’idée du vide et de l’infini, posait le problème de l’espace ; mais on sait que cette philosophie n’exerça pas une influence profonde sur la métaphysique antique, que le génie romain et même le génie grec en recueillirent surtout les applications morales. D’ailleurs, dans le système de Démocrite, ce qui était le fond de la réalité, la base de l’univers, c’était l’atome. Or l’atome était figuré, c’est-à-dire déterminé, et sa figure était éternelle : elle n’avait pas commencé, elle ne pouvait pas périr. Or, rien ne répugne plus à l’idée d’espace que l’idée d’une détermination de forme essentielle, absolue, invariable. L’espace n’était donc plus que le vide, et le vide lui-même n’existait qu’en vue de rendre possibles les groupements et les dissolutions d’atomes. Il donnait un peu de jeu à la machine, et c’était tout. L’infinité même de l’univers n’était qu’un prétexte aux combinaisons infiniment variées des atomes. L’infini de l’étendue n’avait donc pas, pour Démocrite et pour Lucrèce, ce caractère auguste et sacré qui seul eût retenu la méditation de l’esprit antique. Au bord des flots, Lucrèce ne se laissait point aller aux rêveries d’infini : il évoquait Vénus, c’est-à-dire la beauté idéale et féconde définie en son contour divin. Les idées de Démocrite ne restent pas moins comme un germe, et lorsque l’astronomie, avec Copernic, aura soupçonné que la terre n’est pas le centre du monde, l’espace apparaîtra à Giordano Bruno dans sa puissance infinie, absorbant toutes les formes, débordant toutes les sphères ; et en même temps, comme l’âme humaine était toute pleine de l’infini chrétien, en se répandant dans l’espace, elle y répandra son Dieu ; ou plutôt, il lui semblera que c’est l’infinité même de Dieu qui se révèle et qui sourit sous l’infinité transparente de l’étendue ; c’est-à-dire que la pensée aura en face d’elle, non pas un infini de hasard déchiqueté et morne comme celui de Démocrite, mais un infini sacré nécessaire comme Dieu, plein comme Dieu. L’infini qui était dans l’âme et l’infini qui était dans le monde s’appelaient l’un l’autre ; l’âme, par la puissance illimitée de son vol, créait l’infini de l’espace en le découvrant, et l’infini de l’espace élargissait à sa mesure les ailes de l’âme. Peut-être y avait-il, dans cette première rencontre de l’âme humaine et de l’infinité extérieure, une secrète et mutuelle tromperie ; peut-être l’âme humaine répandait-elle, dans l’espace sans fond, la vanité de ses rêves ; peut-être l’espace infini, qui appelait l’âme humaine comme par une révélation nouvelle ou une promesse de Dieu, devait-il la conduire de fatigue en fatigue, de déception en déception, jusqu’à l’affirmation de l’universelle détresse. Mais il se peut aussi que la première fête de l’âme et de l’infini extérieur contienne une vérité ; il se peut que l’âme n’eût pu se répandre dans l’infini extérieur avec ses tendresses, ses caresses et ses songes, si cet infini extérieur lui-même n’eût contenu un secret divin d’espérance et de douceur. Quoi qu’il en soit, l’espace n’a attiré l’attention de l’esprit que lorsqu’il a apparu par son infinité comme une puissance, et son infinité même ne s’est révélée qu’illuminée d’un reflet religieux.

Mais c’est d’une autre façon aussi que la révolution chrétienne a donné de la valeur à l’idée d’étendue et d’espace. Le développement de la vie intérieure, l’habitude du recueillement et de la spiritualité rendaient plus sensible aux intelligences le contraste entre la pensée et le monde étendu. Déjà Augustin s’étonne que dans l’âme inétendue puissent jaillir et se mouvoir des images étendues. Mon âme, par l’imagination, par le souvenir, voit le ciel, la mer et la terre ; quel mystère et quel prodige ! Or, s’il y avait déjà dans l’ordre tout intérieur de la pensée un conflit et comme une contradiction insoluble entre les éléments spirituels et les éléments imaginatifs et sensibles, à plus forte raison l’opposition devait-elle éclater entre l’âme d’un côté, l’univers étendu de l’autre. La concentration de la vie chrétienne ramassait l’activité de l’âme en un point tout intérieur et tout ardent. L’univers, au contraire, sous la forme de l’étendue, apparaissait comme une dissipation infinie, où rien n’était intérieur à soi-même. Et comme il n’y a ardeur et vie que là où il y a concentration, il apparaissait sous la forme de l’étendue comme une passivité indifférente et morte. Tout à l’heure, nous avons vu l’âme humaine laissant déborder dans l’infini extérieur sa propre infinité, et sacrant en quelque sorte l’infinité de l’espace. Il n’y a pas contradiction à la montrer maintenant sous la même inspiration d’origine chrétienne se resserrant en soi-même et s’opposant à l’étendue de l’univers ; car si elle se complaît un moment dans l’infini de l’étendue, c’est parce qu’un moment elle se l’approprie, elle se l’assimile ; c’est parce qu’elle en fait jaillir par une excitation passionnée la même infinité de tendresse et de foi qu’elle porte en elle. Mais elle s’épuise vite à se prodiguer ainsi. Si l’infini de l’étendue tressaille à son appel, c’est en lui dérobant sa flamme ; elle rentre en elle-même de peur de se perdre en se donnant. Et alors elle sent d’autant plus l’opposition qu’il y a d’elle au monde que l’ayant un instant parcouru en maîtresse, elle ne peut cependant le posséder. Je me rappelle qu’un soir, sur ma couchette d’écolier, par la demi-fenêtre qui donnait sur le ciel, je vis dans les profondeurs une petite étoile d’une douceur inexprimable ; je ne voyais qu’elle et il me sembla que toute la tendresse que pouvaient contenir les sphères lointaines, que toute la pitié inconnue, qui répondait peut-être dans l’infini à nos inquiétudes et à nos souffrances, que tous les rêves ingénus et purs qui avaient rayonné des âmes humaines depuis l’origine des temps dans le mystère de la nuit, résumaient leur douceur dans la douceur de l’étoile, et un moment je goûtai jusqu’aux larmes cette amitié fraternelle et mystérieuse de l’âme et de l’espace infini. Puis, peu à peu, et sans qu’aucune pensée précise expliquât ce changement, je sentis comme une rupture étrange. Les profondeurs amies se creusèrent en un abîme d’indifférence et de silence. Je me dis que le foyer de pensée et de poésie juvéniles qui brûlait en moi s’éteindrait sans avoir pu réchauffer ces espaces glacés. Bossuet avait dit : « Allons méditer le silence sacré de la nuit. » Pascal avait dit : « Le silence éternel de ces espaces infinies m’effraie. » Tous les deux avaient l’âme chrétienne et je venais de passer en quelques instants de l’expansion de l’un au resserrement de l’autre. Mais qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, l’idée d’espace prend toujours, par ses nouveaux rapports avec l’âme humaine, une valeur de premier ordre. Descartes ne fait que donner la formule de cet état nouveau des esprits lorsqu’il oppose la pensée à l’étendue. Avec lui et par lui la question de l’espace entre vraiment dans la philosophie. Ce n’est pas à dire, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, qu’elle ne fût à l’état de préparation dans la philosophie antique. Celle-ci y avait louché par trois côtés, par l’idée d’être, par l’idée de matière et par l’idée de quantité. Pour nous qui cherchons justement quelles sont les idées qu’enveloppe le monde sensible, qui en font la vérité et partant la réalité, il n’est pas indifférent de rechercher comment l’analyse de certaines idées acheminait la philosophie antique à l’étude de l’espace, forme universelle du monde sensible. Cela importe d’autant plus que le suprême effort et, si j’en crois beaucoup de penseurs, la suprême victoire de l’idéalisme subjectif a été précisément de réduire l’espace à n’être que la forme de la sensibilité humaine. Avant de demander directement ses titres à cette doctrine, nous avons bien le droit d’aller chercher, dans les conceptions vigoureuses de la métaphysique antique, une sorte de cordial.

Il serait puéril de dire que les Éléates ont ramené l’idée d’être à l’idée d’espace. Comme nous l’avons déjà dit, la question ne se posait pas en ces termes pour les anciens, et puis l’idée d’être avait pour Parménide une sorte de plénitude qui ne saurait convenir exactement à l’idée d’espace. Il est impossible cependant de ne pas voir chez les Éléates l’espèce de symbolisme par lequel l’espace traduit l’être ; quand ils disent que l’être est un, homogène, continu, immuable, parlent-ils de l’être ou de l’espace ? Il n’est pas jusqu’à la forme sphérique qu’ils donnent au monde qui n’atteste la parenté des deux idées. La sphère, c’est l’homogénéité absolue de la forme, c’est la forme qui altère le moins l’homogénéité, l’unité, la continuité essentielles de l’être, ou plutôt elle ne les altère pas du tout, elle les exprime. Ainsi, pour compléter l’affinité intime de l’espace et de l’être, c’est une détermination d’espace qui détermine l’être, c’est une forme d’espace qui assure et qui manifeste l’immuable plénitude et la divine unité de l’être. Point de saillie bizarre par où l’être entrerait dans la multiplicité ; une uniformité close par où l’être, comme le monde, se repose en soi.

Mais ce n’est pas tout, et lorsque les Éléates veulent montrer que le multiple de l’être est contradictoire, c’est dans l’ordre de l’espace et du mouvement qu’ils prennent leurs exemples et leurs démonstrations, la flèche d’Achille et la tortue. Pour bien saisir le sens de ces discussions plus profondes encore que subtiles, il faut ramener le problème de l’espace et du mouvement au problème de l’être et de la multiplicité. Si l’on s’arrête à mi-chemin, si l’on s’enferme dans le problème spécial d’Achille et de la tortue, tel qu’il a été posé par Zénon, il est impossible, d’une part de saisir le but poursuivi par les Éléates et, d’autre part, d’échapper à la logique mathématique de leurs conclusions. Mais pourquoi y a-t-il un Achille, et pourquoi y a-t-il une tortue ? pourquoi existe-t-il des grandeurs déterminées, définies par de mutuels rapports ? et comment certaines portions d’espace qui sont en un sens infinies, puisqu’on peut y trouver à l’infini des éléments toujours nouveaux, peuvent-elles être circonscrites par des figures finies ? Comment, en un mot, l’infini se laisse-t-il envelopper et comprendre dans le fini ? Voilà le problème préalable et fondamental, et c’est bien ainsi que les Éléates l’entendaient, car ils voulaient aboutir à la suppression du multiple, c’est-à-dire de la figure, aussi bien que du mouvement. Du moment qu’on a accepté l’existence d’Achille et de la tortue, c’est-à-dire de grandeurs distinctes animées de mouvements distincts et comparables, il n’y a plus qu’à abandonner à son jeu spontané toute cette mécanique de formes et de mouvements. Vous avez accepté le multiple dans l’unité de l’être, vous n’avez plus qu’à accepter le mouvement dans l’immobilité de l’être, et ce n’est pas à vous à lui faire la loi puisqu’il s’impose à vous. Vous avez accepté une première violation de l’être par le multiple, c’est vous qui tombez en contradiction lorsque vous prétendez réparer et réveiller l’idée de l’être pour rendre impossible le mouvement. Au fond c’est bien une conclusion touchant le multiple et l’être, que les Éléates cherchaient dans leurs discussions touchant le mouvement et l’espace, et j’ai bien le droit de dire que, pour conclure ainsi de l’ordre de l’espace à l’idée de l’être, l’éléatisme devait bien sentir la coïncidence sinon l’identité des deux notions. Tant qu’ils se bornaient à nier qu’Achille pût atteindre la tortue sans nier et la possibilité d’Achille et la possibilité de la tortue, les Éléates ne se bornaient pas à mettre l’expérience sensible en contradiction avec une idée ; ils mettaient une partie de notre expérience sensible en contradiction avec une autre partie de cette même expérience, ou plutôt, en ayant l’air d’accepter l’existence d’Achille et de la tortue ils acceptaient l’expérience sensible elle-même comme le champ de course où l’expérience sensible devait trébucher. Par là leurs discussions prenaient un faux air de paradoxe subtil et de jeu d’esprit. Au contraire, dégagez la conclusion secrète qui est dans ces discussions, frappez de contradiction, par une sorte de choc en retour et en vertu de la liaison cachée de l’espace et de l’être, non seulement le mouvement mais le multiple, la figure, la grandeur, la relation, tout le sensible en un mot ; ce qui se mêlait de fausses puérilités aux discussions éléatiques disparaît avec le sensible lui-même dans les profondeurs immobiles de l’être éternel. Et en même temps le problème rapetissé tout à l’heure à une sorte de sophistique mathématique retrouve toute sa grandeur et toute sa sincérité métaphysique. C’est le problème de l’être, de l’un, de l’immuable, à concilier avec le sensible, le multiple et le changeant. Les Éléates, à vrai dire, n’ont pas tenté cette conciliation, ils ont abîmé leur pensée dans la sérénité de l’unité éternelle et ils n’ont résolu le problème du multiple que par le dédain. Mais c’est justement dans les profondeurs mêmes de l’être que nous trouverons la solution du problème, c’est précisément de l’unité éternelle et pour attester cette unité que germe la multiplicité infinie. J’ai eu l’occasion de le dire plus haut : la confusion la plus dangereuse, je dirai presque la confusion mortelle, celle qui nous empêche de comprendre le monde et la vie, c’est celle qui assimile idée et abstraction. Réduire à l’état d’inertie ce qui est idéal, parce que cela est idéal, est un contre-sens monstrueux contre lequel réclame non seulement l’instinct métaphysique, mais encore une expérience un peu interne et profonde de la vie. L’être assurément n’est ni visible ni palpable, mais il est, cependant, et tout est par lui. Il n’est point nécessaire pour le sentir d’être un méditatif comme Malebranche et de faire le demi-jour dans son âme. Il n’est point nécessaire de passer par toutes les observations et déductions qui ont amené Leibniz à sa riche formule : « Il y a de l’être en chacune de nos pensées. » Il suffit d’avoir connu quelques-unes de ces émotions pleines et harmoniques où toutes les puissances de l’âme vibrent à la fois.

La pensée, d’un mouvement naturel et en dehors même de toute règle et de toute méthode, s’élève, par degrés, des objets les plus particuliers aux conceptions les plus générales. Il y a d’un degré à l’autre une certaine continuité logique, parce que les idées superposées s’enveloppent partiellement les unes les autres, et que l’esprit retrouve, dans les conceptions plus générales, quelques-uns des éléments compris dans les idées moins générales, ou les objets particuliers. Mais, au point de vue purement logique, ce mouvement de l’esprit n’est en quelque sorte qu’un appauvrissement continu, puisqu’il laisse en chemin toutes les déterminations, et qu’arrivé au bout, il n’a retenu qu’une idée, la plus générale, mais aussi, au point de vue logique, la plus vide de toutes, l’idée d’être. Comment se fait-il donc que dans ce mouvement de contemplation l’esprit sente en lui-même, non pas une détresse croissante, mais, au contraire, un enrichissement de joie et d’orgueil ? Comment se fait-il que Platon, ayant longuement familiarisé son âme avec les objets bons et beaux, s’élève, avec un enthousiasme grandissant, jusqu’à cette idée de l’être, qui lui apparaît si belle et si pleine, qu’il se demande si ce n’est pas en elle que l’idée du bon resplendit le mieux ? Cet ignorant de Jean-Jacques s’abandonnait lui aussi, dans les champs et sous les bois, à l’essor spontané de la pensée platonicienne ; il avait fait de l’histoire naturelle tout le jour, il avait ramassé des échantillons minéraux, classé des plantes, étudié des insectes, et peu à peu, le soir venu, il méditait sur tous les rapports qui enchaînaient tous ces êtres, puis tous les êtres ; et sa pensée s’élargissait bien au delà des vastes horizons du soir jusqu’à l’idée de l’être universel, en qui elle résumait et agrandissait tout ensemble les joies éparses de sa journée. Comment cela est-il possible ? comment la pensée, en paraissant se dépouiller, s’enrichit-elle en effet ? c’est que l’idée d’être n’est pas un élément juxtaposé aux choses qu’on en isole par dissection ou analyse ; elle est au fond des choses, ou, plutôt, elle en est le fond ; ni l’âme, ni l’esprit, ni les sens ne peuvent rien toucher sans toucher à elle. En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a, de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service. Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dans les parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreille n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme. Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une réalité ?

L’être étant une réalité et toute la réalité, qu’est-il en son fond ? L’être ne peut pas être plus ou moins l’être, il n’y a pas de degrés en lui. Partout où il est, il est pleinement, c’est-à-dire qu’il est, en tous ses points, infini. Mais, par là même, une partie quelconque de l’être équivaudrait à l’être tout entier. Une partie de l’être, étant infinie, ne pourrait pas s’agrandir en s’annexant une autre partie de l’être, c’est-à-dire que, si l’être restait indéterminé, toute partie de l’être serait indifférente à toute partie de l’être. L’être serait indifférent à lui-même, et la réalité infinie se résoudrait en un néant infini. L’être donc, par cela seul qu’il est l’être, et qu’il veut persévérer dans l’être, aspire à se déterminer, à se préciser, et à réaliser l’unité vivante de l’infini par l’harmonie de ses formes innombrables. Pour durer, l’être doit cesser d’être l’unité indéterminée pour devenir un système : de là l’univers. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit point ici d’une déduction chronologique, il n’y a pas eu un temps où l’être était à l’état indéterminé, il n’y a pas eu une heure où il est passé subitement, sans raisons saisissables, à l’état de détermination, à l’état d’univers. Non, c’est par une nécessité interne et éternelle que l’univers procède de l’être. De même que nous ne pouvons pas saisir l’être à l’état d’être, quoiqu’il soit au fond de tous les phénomènes, de même il nous est impossible de saisir dans la durée l’acte par lequel l’être passe de l’indétermination à la forme, quoique cet acte soit incessant. Mais, comme nous pouvons nous donner, sous la diversité des phénomènes, le sentiment et presque la sensation de l’être, nous pouvons aussi, en comprenant et éprouvant nous-mêmes l’aspiration intérieure et infinie de l’être vers la précision, c’est-à-dire vers la vie et l’harmonie, assister à la création continuelle et profonde de l’univers. Et si l’on nous objectait qu’ici nous avons l’air de faire sortir l’acte de la puissance, la forme de l’indéterminé, tandis que plus haut nous avons au contraire déduit la puissance de l’acte, nous répondrions que maintenant nous étudions l’être à l’état de nature : c’est dans la nature que nous sommes, et non plus en Dieu.

L’être étant ainsi donné, il est aisé de voir comment l’espace lui est corrélatif. Les deux idées se tiennent à tel point qu’il n’est pas possible de les distinguer nettement. Supprimez, par la pensée, toutes les manifestations de l’être, toutes les formes, toutes les couleurs, toutes les résistances, et il vous semblera vous trouver dans l’immensité indéterminée de l’espace. Supprimez de même, par la pensée, toutes les formes, toutes les existences qui peuplent l’espace ; faites dans l’espace le vide absolu, ou ce que vous croirez être le vide, vous sentirez bientôt que ce vide apparent est empli et déborde d’être, parce qu’il est tout à la fois l’infini et l’aspiration vers l’infini. Tantôt l’être, quand notre pensée pénètre en lui, nous donne un sentiment de plénitude et de repos, tantôt, au contraire, il nous communique les aspirations qui le travaillent. Ou bien nous nous reposons en lui des agitations superficielles de la vie, ou, au contraire, notre âme déborde, en se mêlant à lui, d’aspirations puissantes et vagues vers la vie. Il est tantôt le port immobile et calme où nous nous abritons, tantôt la source profonde et bouillonnante d’où la vie s’échappe. Or, tantôt l’espace, par ses immuables étendues, nous emplit l’âme d’une sorte de placidité, tantôt, au contraire, il déchaîne, en y mêlant son infinité vague, toutes les puissances intérieures de notre âme. Chose étrange et significative que cette correspondance de l’être que nous ne voyons pas et de l’espace que nous voyons ; mais voyons-nous, en effet, l’espace ? L’espace pur, non, certes, et, sans les sensations diverses qui le déterminent pour nous, il ne serait pas objet de perception. Mate aussi toutes ces sensations elles-mêmes que seraient-elles sans l’espace qui y est mêlé ? Donc, nous sentons l’espace dans et par les sensations, mais nous le sentons ; donc, l’être, par l’espace qui l’exprime et le traduit, est visible et sensible. N’opposez plus les sens à la pensée ; les sens et la pensée se touchent et se pénètrent. La pensée voit par les yeux du corps.

Quelles sont les relations de l’espace et de la matière ? Descartes considérait l’étendue comme l’essence même de la matière. On peut, prenant un corps, le dépouiller, par des transformations successives, de toutes ses qualités, on peut lui enlever, au moins par la pensée, la couleur, la chaleur, la saveur, etc. On peut en modifier l’état physique, on peut en changer la forme indéfiniment, on peut lui retirer la pesanteur. Mais il reste toujours étendu, et non seulement il reste étendu, mais la quantité d’espace qu’il occupe reste toujours la même. Qu’il soit solide, liquide ou gazeux, ou même à l’état impondérable, que ses éléments soient groupés ou dispersés, le volume total qu’ils occupent est invariable, et il est la seule chose qui soit invariable. Le poids total du corps ne varie pas dans les transformations physiques qu’il subit de l’état solide à l’état gazeux, de l’état gazeux à l’état solide, mais il est un point où le poids disparaîtrait avec la pesanteur elle-même, et si le corps appuyait son existence sur ses qualités périssables, il risquerait de s’évanouir. C’est seulement par la quantité d’espace qu’il occupe qu’il s’inscrit dans la réalité impérissable et éternelle. Il n’existe que comme fragment de l’espace, et c’est seulement parce que le caprice changeant de ses formes découpe toujours la même quantité d’espace, qu’il participe à l’immuable réalité. L’impénétrabilité même des divers éléments du corps résulte de l’impénétrabilité des diverses parties de l’espace. C’est ainsi qu’au moins par un aspect, la matière, en son terme dernier, se confond avec l’espace. Spinosa, dans de très grandes paroles, dit : que l’étendue vraie, réelle, n’est pas l’étendue particulière et circonscrite des corps déterminés, mais l’étendue une, continue, infinie, dont tous ces corps ne sont que des modes, et qui emplit l’esprit d’une émotion divine. C’est là, au fond, la pensée de Descartes traduite par un homme qui ne concluait pas seulement à Dieu, mais qui le voyait. Descartes, en faisant de l’étendue l’essence même de la matière, a fait faire à la pensée humaine un pas décisif. Aristote avait analysé profondément la notion de matière ; il avait bien vu qu’aucune de ses qualités, ni la couleur, ni la saveur, ni la pesanteur, ni la forme, n’étaient essentielles ; et comme la matière se prête à toutes les qualités et à toutes les formes, il déclarait qu’elle est, en son fond, une pure puissance, une puissance indéterminée. Peut-être, à l’état de puissance pure et d’absolue indétermination, la matière pourrait-elle n’être considérée que comme une abstraction, puisqu’elle échapperait à la fois aux prises des sens et aux prises de l’esprit. Mais la matière, dit Aristote, souffre d’être une pure puissance elle sent que l’absolue indétermination n’est que non-être et laideur. Elle sent la beauté de la forme, et elle aspire vers la forme ; c’est cette aspiration qui fait la réalité profonde de la matière. La conception d’Aristote est admirable et vraie, et je n’y contredis pas, mais elle est incomplète. Aristote ne savait pas ou n’observait pas que, dans toutes ses transformations, la matière occupe toujours la même quantité d’espace, et alors il ne savait comment fixer, comment traduire cette puissance de transformation indéfinie, mais toujours égale à elle-même, qui constitue la matière. De plus, l’aspiration vers la beauté, vers la forme, vers la détermination, s’épuisait-elle dans une première réalisation de beauté ? Comment expliquer alors le mouvement continu dans le monde et dans les êtres ? Subsistait-elle, au contraire, mêlée obscurément à la puissance nue de la matière, toujours prête à de nouveaux élans et à de nouveaux efforts ? Mais où, comment, par quoi cette puissance nue de la matière, après une première détermination, marquait-elle sa survivance ? Complétez la pensée d’Aristote par la pensée de Descartes, et vous verrez que cette puissance indéfinie et toujours égale à soi se marque et se sauve par la quantité toujours égale d’espace occupée par les éléments du corps, et vous verrez en même temps que, même avec des déterminations précises, la matière, par sa participation à l’espace, reste en communication avec l’infini de l’être et de l’aspiration. Qu’est-ce à dire, sinon que la matière est rendue visible jusqu’en son fond par l’espace ? Il manifeste la puissance toujours égale qui subsiste sous toutes les transformations ; il atteste et il explique l’aspiration infinie qui subsiste sous toutes les déterminations. Puissance et aspiration, voilà le fond immatériel de ce qu’on appelle la matière, et cette immatérialité de la matière transparaît dans l’immatérialité de l’espace. Dans ces profondeurs transparentes de l’espace, qui se prêtent à toutes les formes changeantes de nos rêves, et qui sollicitent toutes les aspirations de notre âme, reluit et frissonne le secret même de l’univers. L’invisible devient visible dans cette manifestation à la fois idéale et réelle qui est l’espace. Trompés par la brutalité et la grossièreté de certains contacts matériels, nous pourrions croire à la brutalité et à la grossièreté de la matière elle-même. L’espace est un rappel immense et permanent à l’idéalité de la matière. Ceux qui contemplent, aiment et comprennent l’espace profond savent, sans s’en douter, ce qu’est la matière. C’est en ce sens nouveau qu’on peut dire : « Les Cieux racontent la gloire de Dieu, » et les simples, les humbles, quand ils répandent dans la sérénité du soir une âme vivante et bonne, quand ils mêlent doucement leur pensée à l’espace recueilli, lisent sans le savoir, dans l’infini qui est sur leur tête, le secret de la poussière qu’ils foulent aux pieds.

Donc l’espace a un sens, et par là même une réalité. Nous voilà bien éloignés du point de vue de Kant. Il faut distinguer, dans la théorie de Kant sur l’espace, deux parties essentielles : dans la première, il établit que l’espace est la forme a priori de la représentation, que nous n’en dérivons pas l’idée de l’expérience. En ce point, sa démonstration est irréfutable ; car, d’abord, comment pourrions-nous dériver de l’expérience l’idée d’espace, alors que l’espace, forme de la représentation, est la condition même de toute expérience ? Puis, il est bien certain que les axiomes de la géométrie ne sont point des vérités analytiques ; leur certitude s’évanouit donc, s’ils ne sont pas comme supportés par une intuition a priori et garantis par elle. Nous sommes bien loin de répugner à cette partie de la théorie kantienne, car l’espace étant pour nous l’expression sensible de l’être, de son immensité, de son unité, de sa continuité, de sa permanence immuable, des aspirations infinies qui le travaillent, il ne peut pas être le produit d’une expérience accidentelle et bornée : il est le fond préalable sur lequel toute expérience va s’appuyer et se dérouler. L’esprit ne peut pas l’acquérir ; car s’il ne l’avait pas d’emblée, il n’aurait plus aucune prise sur la réalité universelle : il aurait bien le sentiment de son énergie intérieure, mais cette énergie, sans l’espace et la sympathie de l’espace, ne pourrait se développer par le mouvement, se mêler aux choses et les comprendre en les animant. Elle brûlerait et se dévorerait elle-même comme un feu étrange, étouffé, sans lueur ni rayonnement. L’espace est le premier pacte et, en un sens, le pacte fondamental conclu entre la nature et l’esprit ; il est donc à la base même de toute expérience et de toute connaissance : il est à la base de l’esprit. Voilà pourquoi ce n’est ni par l’expérience ni par la réflexion que nous l’appréhendons ; mais il ne reste pas comme un bloc inintelligible, comme une assise brute sur laquelle s’édifie la connaissance. La réflexion qui ne l’a point créé le pénètre. Notre raison, après l’avoir utilisé, le justifie ; et lorsque, par la pensée, nous avons retrouvé en lui tout ce qu’il contient, nous avons détruit, par une action rétrospective, ce qu’il avait à l’origine d’aveugle et de brut. Toutes les clauses du traité secret conclu entre la nature et l’esprit s’éclairent, et, dans les relations de l’univers et de l’esprit, il n’y a plus d’instinct : tout est lumière.

Comment Kant est-il passé de l’apriorité de l’espace à sa subjectivité ? Il donne plusieurs raisons, mais qui toutes, du point de vue où nous sommes placés, semblent vaines. Tout d’abord, dit-il, l’espace devant être la forme a priori de la représentation, doit être dans l’esprit avant toute représentation. Il est donc la forme subjective de notre sensibilité humaine. Je ne méconnais pas la grandeur de cette conception : elle nous arrache violemment à toutes nos illusions sensibles ; elle renverse toutes les conceptions purement imaginatives de l’univers, et elle nous donne une sévère impression de mystère. Mais le raisonnement qui la soutient est bien loin de s’imposer ; car de ce que l’espace est a priori dans notre esprit, suit-il qu’il n’a de valeur que pour nous ? Est-ce qu’une forme a priori de notre esprit ne pourrait pas contenir le secret des choses mêmes ? Vous dites que l’espace ne concerne pas les objets en tant qu’objets, qu’ils n’y entrent que comme phénomènes. Mais pourquoi le phénomène ne serait-il pas significatif de l’objet ? Pourquoi, par conséquent, l’espace ne serait-il pas comme la toile immense où tous les objets de l’univers inscrivent, en caractères visibles, leur état intérieur ? Nous sentons en nous-mêmes des besoins, des appétits, des énergies, des aspirations. Nous voudrions aimer, être aimés, nous agrandir, nous répandre, nous mêler aux choses, leur donner et leur emprunter, puis nous concentrer en nous-mêmes pour assimiler et savourer ces richesses nouvelles, puis nous échapper de nouveau, plus riches et plus joyeux, vers l’infini. Or, cette énergie intime, invisible, qui est en nous, se répand et se communique par le mouvement visible : elle se mêle à l’espace par les gestes du corps, par l’éclair des yeux, par les vibrations de la voix, par le frisson qu’une âme débordante communique aux grands horizons. Or, tous les objets, quel que soit le mystère particulier de leur vie intime, par cela seul qu’ils prennent place dans l’espace, prennent place dans l’universelle continuité qui est une possibilité, un commencement et une promesse d’universelle harmonie. Par l’espace, toutes les âmes font la chaîne.

Les objets, si peu qu’ils soient, dans leur fond, analogues à notre âme, c’est-à-dire à une force d’unité et d’expansion, sont dans l’espace de deux manières.

Tout d’abord ils peuvent répandre leur âme secrète dans l’être universel ; ce phénomène pour les âmes cultivées s’appelle la rêverie. Mais qui sait jusqu’où elle peut descendre ? qui sait si l’atome, baignant dans l’éther immense sa forme définie et son mouvement rythmé, ne connaît jamais au point de contact de son être individuel et de l’être universel ce rêve d’infini que l’âme croit retrouver parfois dans la nature tout entière ? Or ce contact de tous les centres distincts de force et de vie avec l’être universel, est-ce qu’il n’est point symbolisé par l’espace infini, où toute forme se meut, originale, définie, mais point solitaire ?

En second lieu, si la rêverie tient quelque place dans la vie des êtres, celle-ci est surtout action. Or il est bien vrai que les êtres particuliers agissent sur d’autres êtres particuliers, unis à eux par des relations particulières. La molécule chimique agit sur d’autres molécules chimiques en vertu de lois définies d’affinité, d’antipathie. L’âme humaine agit sur d’autres âmes humaines, selon des lois définies d’affinité ou d’antipathie. Toute action est précise et se propose un effet précis, c’est-à-dire que l’être agissant avec les moyens d’action qui résultent de sa nature propre, veut obtenir ou des êtres ou des éléments certains effets qui peuvent résulter de la nature propre de ces éléments ou de ces êtres. L’action semble donc exclure tout ce qui est universel et flottant, c’est le corps à corps des guerriers sur le champ de bataille. Oui, mais regardez de plus près, et vous verrez que les communications les plus intimes, les plus délicates supposent l’intermédiaire de l’être universel ; que deux âmes aillent l’une vers l’autre, elles ne pourront se mêler que dans l’éclair des yeux ou le murmure des lèvres. Si discret que soit ce murmure, il ébranle l’air extérieur ; si rapproché et si court que soit cet éclair, il émeut l’éther illimité. L’infini est de moitié dans les confidences les plus secrètes, et les âmes les plus voisines ne peuvent se rencontrer qu’en le traversant. Bien mieux, comment peuvent-elles se comprendre ? l’une n’est pas l’autre, et si elles restaient chacune renfermée en soi, si elles ne se touchaient pas dans l’être universel, jamais elles ne parviendraient à s’entendre. Mais elles ont puisé à la même source, je veux dire l’infini qui les enveloppe et les pénètre, les sentiments de tendresse, de pitié, d’adoration, d’espérance, de rêverie par où elles se comprennent et se confondent. Ce qui est vrai des âmes, l’est aussi des corps. Comment un corps pourrait-il communiquer à un autre son mouvement s’il n’y avait pas un moment entre eux une continuité absolue et une identité fondamentale ? Ce n’est pas parce qu’un corps a telle forme, telle densité, telle structure physique, telle composition chimique, qu’il reçoit le mouvement d’un autre corps, c’est parce qu’il est, comme lui, un ensemble de forces et que toutes ces forces sont liées entre elles par l’unité de l’être universel. Le mouvement, par sa continuité et sa transmission, affirme cette unité, mais c’est elle qui le rend possible. Or cette unité essentielle de l’être, qui seule rend possible l’action, comme elle rend possible la rêverie, l’espace en est la manifestation visible, le symbole, et par là encore, tous les êtres, jusque dans leur fond, dans leur efficacité d’action comme dans leur effusion de rêve, sont dans l’espace.

En troisième lieu, il y a dans tout être, dans tout système un de force, une partie plus proprement active et concentrée, c’est-à-dire immatérielle, une partie plus proprement passive et diffuse, c’est-à-dire matérielle. Dans l’homme, par exemple, il y a l’âme et le corps ; dans la molécule chimique il y a d’abord l’énergie propre, spécifique de cette molécule, celle qui détermine son action et ses relations, c’est là l’activité définie, concentrée, ordonnée de la molécule ; c’est là la forme, l’âme de la molécule. Mais il y a autre chose : il y a les éléments dont la molécule se compose et qui ont des possibilités d’action différentes, contenues, mais non supprimées. De plus, la molécule chimique, en tant que telle, n’est pas animée de tel ou tel mouvement de translation, mais ce mouvement elle peut le recevoir ; elle contient donc, mais non pas comme molécule, non pas comme force chimique, une puissance de mouvement illimitée. Qu’est-ce à dire ? c’est que toute forme définie a pour support des puissances indéfinies qu’elle ordonne et concentre partiellement, mais qu’elle ne peut ordonner et concentrer que partiellement. Toute âme active et définie a pour support une matière plus ou moins diffuse et indéterminée. Et il est nécessaire qu’il en soit ainsi, car toute partie de l’être infini est infinie, et si un acte quelconque épuisait jusqu’en leur fond les puissances infinies qu’il organise partiellement, cet acte serait infini, il serait Dieu. Si l’âme épuisait dans un acte de pensée ou d’amour l’énergie intime et totale de la substance cérébrale, cet acte de l’âme serait infini. Toute matière aurait disparu, toute puissance aurait été absorbée, l’âme serait un esprit pur et infini ; elle serait Dieu. Il faut donc qu’il y ait en tout être matière et esprit, sans quoi tous les êtres, dévorant à leur profit exclusif l’être universel qu’ils enveloppent, s’égareraient dans une sorte de délire divin. Mais que suppose en tout être cette coexistence de l’âme et du corps qui n’est ni une simple juxtaposition, ni une fusion complète ? Mon corps est mon corps, mais il n’est pas moi. Or s’il n’est pas moi, et qu’il soit pourtant uni à moi, mêlé à moi, la situation où je me trouve est équivoque et fausse. D’un côté cette matière unie à l’esprit est pour lui une servante et une amie, de l’autre côté elle est une étrangère. Dans quel état contradictoire et incertain va être le monde fait de matière et d’esprit ! Mais si mon corps, en même temps qu’il est mon corps et qu’il m’apparaît tel, m’apparaît comme une partie de l’être universel, alors, comme je comprends l’être universel, comme ma pensée s’y plaît, comme elle s’en nourrit, mon corps dans la mesure même où il n’est pas moi ne m’apparaît plus comme un étranger.

Or, je vois et je sens mon corps dans l’étendue ; il m’apparaît dans l’étendue avec les autres corps, avec les autres êtres. Par là, en même temps qu’il est mon corps, il m’apparaît comme faisant partie du système universel. Les mouvements que j’accomplis par lui sont mes mouvements, mais ce sont aussi des mouvements qui entrent en relation dans l’étendue avec tous les autres mouvements. Par là mon corps, dans la mesure où il n’est pas moi, est pour moi une partie de l’être universel, de l’activité universelle. Ce qui, en lui, n’est pas assimilé par ma conscience et ma volonté, est assimilé par ma raison qui conçoit l’universel. Je comprends alors la pensée de Leibniz : le corps n’est que le point de vue de l’âme sur l’univers. Pour que de ce point de vue nous puissions contempler l’univers, il faut qu’en ce point de vue même, c’est-à-dire en notre corps, nous retrouvions l’universel. Or, c’est par l’étendue et le mouvement que notre corps rentre dans l’univers ; c’est donc par l’étendue et le mouvement que notre âme, dont le corps est tout à la fois l’organe et le point de vue, rentre dans l’univers. Tous les êtres, depuis la molécule jusqu’à l’homme, étant composés, au sens que j’ai dit, d’une âme et d’un corps, toutes les âmes de l’univers seraient isolées et étouffées en soi, si leur corps ne leur apparaissait pas non seulement comme l’organe de leur activité interne, mais aussi comme une partie de l’être universel. Grâce à l’étendue et au mouvement, les âmes peuvent se déterminer et fonctionner dans un organisme sans y être closes. L’étendue et le mouvement font rentrer l’organisme et avec lui l’intimité même de la vie de l’âme dans l’ampleur de l’universel. Or, comme le besoin d’expansion vers l’universel est le ressort dernier de toute activité consciente ou obscure, on peut dire que l’étendue et le mouvement rendent possible la vie intérieure des âmes. Donc, l’espace n’est plus une forme subjective de la sensibilité humaine ; il se développe du fond même de toute force, de toute vie, de toute âme.

Comme l’espace est lié pour nous à des sensations visuelles et musculaires, il nous est impossible de savoir sous quelle forme sensible il apparaît aux êtres, s’il en est, qui n’ont pas les mêmes sensations ou le même degré de conscience et d’aperception. Mais ce que nous savons, c’est que, s’ils sont des centres de force unis à d’autres centres par des relations quelconques, et travaillés d’une sourde aspiration vers l’infini, ces relations et l’infini lui-même doivent se traduire pour eux sous une forme qui est l’équivalent de ce que nous nommons l’espace, si bien que toutes les consciences humbles ou hautes de l’univers pourraient échanger leur forme d’espace, leur symbole de l’être universel. L’univers leur apparaîtrait le même en son fond ; elles le reconnaîtraient et se reconnaîtraient elles-mêmes sous le symbole nouveau, harmonique au précédent. Cette conception nous préserve, aussi bien que celle de Kant, des surprises et des crédulités de l’imagination ; elle respecte le mystère qui est dans les choses, mais elle permet en même temps à la pensée pure d’y pénétrer.

Notre dissentiment avec Kant tient à deux causes qui n’ont peut-être pas été suffisamment aperçues. D’abord Kant, en dressant la table des catégories : catégorie de la quantité, catégorie de la qualité, catégorie de la relation, catégorie de la modalité, a oublié de mettre en évidence l’idée d’être. Leibniz avait dit : « Il y a de l’être dans chacune de nos pensées. » Kant ne s’est pas souvenu de cette formule quand il a voulu épuiser, dans la table des catégories, le contenu de l’entendement. Cela tient à la méthode vicieuse qu’il a suivie pour dresser la liste des catégories. Il a voulu, pour ne pas procéder au hasard, dresser la table des catégories d’après la table des jugements, et comme les jugements se ramènent à quatre titres : quantité, qualité, relation, modalité, c’est à ces quatre titres aussi qu’il a ramené tout l’entendement. Seulement, le jugement n’est qu’une liaison de termes ; il se borne à exprimer cette liaison, et il ne met nulle part en évidence l’idée d’être qui est contenue aussi bien dans chacun des deux termes que dans leur liaison. Le verbe est qui relie, dans les jugements, l’attribut au sujet, n’exprime pas proprement l’idée d’être, mais seulement la relation de l’attribut au sujet. Lors donc que Kant prenait la table des jugements comme table indicative de l’entendement, il prenait l’entendement tout entier moins l’idée d’être, c’est-à-dire, pour détourner un mot de Leibniz, moins l’entendement lui-même.

En second lieu, Kant, ayant éliminé l’idée d’être et ne sentant pas l’être en chacune de nos pensées, ne pouvait plus sentir l’affinité profonde qui existe, par l’être, entre une conscience et les autres consciences. Il ne retrouvait pas, dans le particulier, un fond universel et, par là même, il ne pouvait universaliser la forme d’espace comme la condition même de toute vie psychique.

Du point de vue où nous sommes placés, toutes les autres objections et observations de Kant contre l’objectivité de l’espace tombent aisément. Kant dit que l’espace, comme intuition, comme condition préalable de l’expérience, nous est donné indépendamment des objets et de leur contenu. Or l’espace, comme intuition pure, ne contient que des rapports. Des rapports de lieu dans une intuition, « c’est l’étendue », des rapports de changements de lieu, « c’est le mouvement ». Or, dit-il, une chose en soi n’est pas connue par de simples rapports ; donc, l’espace n’est pas une chose en soi. Mais nous demanderons d’abord : comment une forme de la sensibilité pourrait-elle, elle aussi, être constituée par de simples rapports, si ces rapports n’avaient pas un fondement ? Il faut que les rapports d’étendue soient rendus possibles par une commune mesure, et cette commune mesure, c’est l’étendue elle-même avec son homogénéité et sa continuité. De même que Kant, dans le tableau des catégories, supprimait l’être, fondement de tous les rapports et de tous les jugements, de même ici, quand il réduit l’étendue à des rapports, il supprime l’étendue elle-même qui, par son homogénéité, sa continuité, son immensité, est le symbole de l’être immense, homogène et continu. Kant a considéré surtout la connaissance humaine à tous ses degrés comme une fonction de synthèse, mais il n’a pas vu que cette fonction ne pouvait s’exercer que si elle avait l’être comme point d’appui. Il est vrai que Kant lui-même est obligé de compter parmi les rapports, qui constituent l’intuition d’espace, les lois suivant lesquelles s’opère le mouvement, « la force motrice ». Nous reviendrons sur ce point important, mais nous pouvons noter dès maintenant que la continuité du mouvement sans saut, sans lacune est une de ces lois, et que cette continuité nous mènerait, par un chemin bien court, à l’idée d’être.

Kant dit encore qu’on ne peut concevoir l’espace comme une chose en soi, car une chose infinie, qui ne peut pas être une substance, ni quelque chose d’inhérent aux substances, mais qui est cependant quelque chose d’existant, et même la condition nécessaire de l’existence de toute chose, subsisterait encore quand même tout le reste serait anéanti, ce qui serait absurde. Mais nous avons vu que l’espace, qui n’est point l’être, est l’expression sensible de l’être, et qu’il est, par son rapport à l’être universel, la condition interne, profonde de toutes les existences.

Kant dit encore, mais comme éclaircissement, non comme preuve, qu’attribuer à l’espace une existence objective, c’est obliger Dieu à voir le monde sous la forme de l’espace. Kant a voulu ici évidemment concilier à sa doctrine la bienveillance de la théologie naturelle, qui répugne à soumettre Dieu aux conditions de la perception humaine. Mais si nous voulions un moment suivre Kant dans cette voie, nous dirions que c’est, au contraire, en attribuant à l’espace, comme nous le faisons, une valeur intelligible, que nous permettons à Dieu de saisir le monde sous la raison de l’espace, sans sortir de la pensée. Dieu voit l’espace immense et un éclore de l’être immense et un pour le manifester.

Enfin, et nous entrons ici dans les plus sérieux problèmes, Kant considère que l’espace et le temps sont des formes subjectives, parce qu’ils ne sont point le produit d’une activité spontanée, c’est-à-dire intellectuelle. Je veux citer, sur ce point décisif, les paroles mêmes de Kant, qui n’ont pas été, il me semble, assez remarquées. Il dit, en parlant plus particulièrement du temps, qui comprend déjà, comme condition formelle de la représentation, des rapports de succession, de simultanéité, et du successif à ce qui est simultané, ou du permanent : « Or, ce qui, comme représentation, peut précéder toute action de la pensée d’un objet, est l’intuition, et si cette intuition ne contient que des rapports, elle n’est plus que la forme de l’intuition, forme qui, puisqu’elle ne représente rien qu’autant qu’il y a quelque chose dans l’esprit, ne peut être que la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité, c’est-à-dire par le fait même de sa représentation, par conséquent par lui-même, ou un sens intime quant à sa forme. Tout ce qui est représenté par un sens est toujours, à ce titre, un phénomène. Un sens intime devrait donc n’être point reconnu, ou bien le sujet, qui en est ici l’objet même, ne pourrait être représenté par ce sens que comme phénomène, et non comme il se jugerait lui-même, si son intuition était simple spontanéité, c’est-à-dire intellectuelle. » Et, un peu plus loin, il dit : « Le mode d’intuition de l’espace et du temps appartient à la sensibilité, par la raison, précisément, que l’intuition est dérivée, intuitus derivativus, et non primitive, intuitus originarius. » « Elle n’est donc pas non plus intellectuelle, comme celle qui semble appartenir, d’après ce que je viens de dire, à un être indépendant, à l’être suprême seulement, intuition qui n’est jamais le partage d’un être dépendant quant à son existence et à son intuition, qui est déterminé par son existence relativement aux objets donnés », et il ajoute, dans l’introduction aux analogies transcendantales : « Nous appellerons sensibilité, la capacité (réceptive) de notre esprit d’avoir des représentations en tant qu’il est affecté d’une manière quelconque ; au contraire, la faculté de produire des représentations mêmes ou la spontanéité de la connaissance, s’appellera entendement. Il est donc de notre nature que l’intuition ne puisse être que sensible, c’est-à-dire qu’elle ne comprenne que la manière dont nous sommes affectés par des objets ; l’entendement, au contraire, est la faculté de (penser) concevoir l’objet de l’intuition sensible. »

Toute la question des rapports de la sensibilité et de l’entendement est soulevée par les lignes précédentes. Il n’entre point dans mon objet d’étudier tout le système de la connaissance, mais il est impossible de définir la valeur de l’espace sans déterminer les rapports qui l’unissent aux catégories de l’entendement. D’ailleurs, l’analyse même que nous avons faite jusqu’ici du monde sensible, où nous retrouvons partout des idées, indique d’avance que, pour nous, des relations étroites doivent exister entre la sensibilité et l’entendement. Si nous nous arrêtons un moment à discuter la théorie de Kant sur ces relations, ce n’est point pour faire œuvre de critique ou d’histoire dans cet essai essentiellement dogmatique, c’est pour faire rapidement la contre-épreuve de notre propre doctrine. À vrai dire, tout l’idéalisme contemporain a pour fondement la doctrine kantienne, et il serait malaisé de toucher à l’idéalisme subjectif dans son ensemble, sans toucher à l’œuvre propre de Kant.

En quel sens Kant dit-il que la sensibilité est passive, réceptive, et que l’entendement a une vertu spontanée ? Évidemment, ce n’est pas au sens psychologique. D’abord, en fait, nous appliquons au monde extérieur les catégories de l’entendement, les catégories de cause, de substance, sans nous en douter. Si nous n’avons pas une conscience claire du mode selon lequel nous appliquons aux phénomènes la forme de l’espace, nous n’avons pas non plus une conscience claire de l’acte par lequel nous les soumettons aux catégories de cause, de substance, etc. Le mécanisme de l’entendement fonctionne en nous d’une manière aussi aveugle, au moins le plus souvent, que le mécanisme de la sensibilité. D’ailleurs, Kant lui-même reconnaît que, pour que nous puissions appliquer les catégories de l’entendement à la diversité sensible, il faut que cette diversité ait été liée, au préalable, par un acte de l’imagination. Il faut, par exemple, que les diverses parties d’une maison aient été parcourues et liées en un tout par l’imagination, avant qu’il puisse y avoir, à proprement parler, connaissance de la maison par des concepts. Or, cette synthèse préalable est, suivant l’expression même de Kant, une fonction aveugle de l’imagination. Donc il peut y avoir, dans la connaissance, des activités aveugles ; ce n’est donc pas dans la conscience plus ou moins claire que nous pouvons avoir de tel ou tel mode de la connaissance, que nous devons chercher si ce mode est actif ou passif, s’il correspond à une activité ou à une spontanéité. Mais Kant lui-même écarte expressément tout élément psychologique. On peut même dire que son effort principal est de soustraire la connaissance humaine à la psychologie. Trop souvent, dans l’enseignement courant, on représente les catégories de l’entendement, d’après Kant, comme des formes innées, nécessaires et constitutives de notre esprit. Kant réfute directement cette théorie, et il montre fort bien que ramener ainsi la connaissance à la psychologie c’est lui ôter toute valeur objective. C’est donc au point de vue de la connaissance que nous devons nous demander pourquoi, selon Kant, la sensibilité est réceptive, et l’entendement spontané. Et si nous sommes obligés de chercher ainsi, c’est que Kant n’a fourni nulle part une réponse expresse. Est-ce donc parce que l’espace ne peut être perçu sans des représentations qui l’occupent et qui sont données du dehors, tandis que nous pouvons penser aux catégories de cause, de substance, etc., sans les appliquer à un objet particulier ? Mais l’espace, lui aussi, en tant qu’espace, est une intuition pure, et toute une science, la science mathématique, est fondée sur cette pure intuition de l’espace. Et puis, si l’espace, pour être perçu, a besoin d’une matière empirique et sensible qui le remplisse, les catégories de l’entendement, elles aussi, ne nous donnent des connaissances qu’appliquées à des objets soumis déjà aux conditions de la sensibilité humaine, l’espace et le temps. L’usage des catégories est borné au champ de l’expérience sensible ; hors de là, faute de matière et d’objet, elles sont des concepts vides, de pures formes de l’entendement.

Pourtant ici une grande différence apparaît ; si la valeur d’usage des catégories est bornée au champ de l’expérience sensible, leur valeur intrinsèque le dépasse infiniment. Ainsi, pour Kant, l’espace est une forme humaine. Non seulement elle ne s’applique pas à la réalité des objets en tant que telle, mais elle n’est pas, en dehors de l’humanité, la forme de la sensibilité. Si, en fait, elle était la forme de la sensibilité universelle, cette universalité serait fortuite. Au contraire, les catégories de l’entendement sont, par essence, applicables partout, valables partout. Les restrictions qu’elles subissent quant à leur usage dans tel ou tel être connaissant n’entament pas leur universalité essentielle. La sensibilité est humaine, l’entendement est en soi universel. Il ne résulte donc pas, comme les formes humaines de la sensibilité, de la rencontre d’un sujet réceptif et des objets qui affectent ce sujet. L’espace, étant spécial à l’homme, résulte des conditions d’existence et de dépendance où l’homme est placé par rapport aux objets. L’espace ayant une valeur purement humaine et une origine humaine subit la servitude humaine ; l’entendement, au contraire, ayant une valeur universelle, étant indépendant de nous, n’est point le serf de nos servitudes. Universalité et spontanéité sont deux termes corrélatifs. Notez ici, une fois de plus, combien nous sommes loin de la psychologie, car, au point de vue psychologique, l’entendement est soumis, pour sa manifestation et son développement, à toute sorte de conditions et de dépendances humaines. Nous sommes évidemment dans un autre ordre ; notre moi empirique et misérable s’évanouit, ou plutôt il est hors de cause : il ne s’agit point de mon entendement, mais de l’entendement.

Oui, mais comment démontrer et justifier cette universalité de l’entendement qui est le fondement de sa spontanéité ? Cette justification est nécessaire, car, d’abord, il est curieux que l’entendement, de valeur et de portée universelle, vienne ainsi se superposer à une sensibilité purement humaine et s’enfermer, en même temps, quant à son usage légitime, dans les limites de cette sensibilité. Comment pouvons-nous savoir, puisque les catégories en dehors des phénomènes soumis à l’espace et au temps ne sont pour nous que des concepts vides, qu’elles gardent cependant, au delà de notre expérience, une valeur ? Comment aussi la sensibilité humaine se conforme-t-elle aux lois, aux règles de cet entendement universel ? Car, enfin, les phénomènes, une fois perçus sous la forme de l’espace et du temps, pourraient se succéder avec une incohérence absolue comme un jeu fantastique de représentations sans se soumettre à aucune des catégories de l’entendement, sans se conformer notamment à la loi de causalité. C’est Kant lui-même qui pose en ces termes le problème. Au point où nous sommes parvenus, il comprend deux questions distinctes, mais liées. Pourquoi l’entendement a-t-il une valeur universelle ? Comment soumet-il à ses règles universelles la sensibilité humaine ? Ces deux questions vont recevoir de Kant une réponse unique dans la théorie de l’aperception primitive, et nous comprendrons alors à fond ce qu’est la spontanéité de l’entendement, lorsque nous l’aurons vue agir sur la sensibilité pour la déterminer à ses règles.

Kant observe que l’unité primitive de la conscience est nécessaire à toute perception ; j’ai beau soumettre à la condition de l’espace des représentations diverses, je ne connais ces représentations qu’en les liant par un acte ; pour connaître une ligne, il ne suffit pas que les éléments en soient donnés et juxtaposés dans l’espace ; il faut que je parcoure et que j’ordonne tous ces éléments, il faut que je tire la ligne. Or, toute cette série d’actes est impossible si elle ne se ramène pas à l’unité d’une conscience ; s’il y avait autant de consciences qu’il y a d’éléments perçus, il n’y aurait pas cette action continue et une qui est la condition même de toute connaissance ; il faut donc que l’unité de la conscience, l’unité du « je pense » rende possible toute perception, toute connaissance, toute expérience. Cette unité de la conscience est-elle dérivée ? Non, car je ne puis ramener à une certaine unité de conscience empirique des éléments même homogènes, par exemple le rouge d’une feuille d’arbre en automne et le rouge d’une brique sur le toit de la ferme, que si j’ai déjà perçu ces deux éléments, et je ne puis les percevoir qu’au moyen d’une unité primitive, de la synthèse primitive de la conscience. L’unité synthétique précède nécessairement et rend possible l’unité analytique.

Il ne s’agit pas ici, comme on le voit, de la conscience empirique du moi individuel, pas plus qu’il ne s’agissait tout à l’heure de l’entendement individuel. Le moi individuel est précisé, déterminé par certaines impressions, par certains souvenirs, par certaines modifications. Mais le développement même du moi individuel n’est possible que sous la condition préalable d’une unité de conscience, qui ne se confond pas avec lui. C’est donc la conscience, avec son unité primitive, qui rend possible l’expérience sensible, et la perception même de l’espace. Voilà donc la sensibilité et l’intuition de l’espace subordonnées à la conscience ; et si les catégories de l’entendement sont la forme sous laquelle se manifeste cette unité primitive de la conscience, l’organe par lequel elle peut agir, le double problème qui vient d’être posé sera résolu. Car, d’une part, l’expérience sensible n’étant possible que par l’unité de la conscience, et l’entendement étant compris dans cette unité, le monde de l’expérience sensible devra se développer conformément aux règles de l’entendement. Par là l’entendement apparaît comme souverainement actif et spontané puisqu’il façonne la nature. D’autre part, la conscience, avec son unité, apparaissant comme la condition universelle de toute connaissance quelle qu’elle soit, l’entendement que cette unité enveloppe aura aussi une valeur universelle. Ainsi la conscience, avec son unité primitive, est le foyer originel de toute connaissance. Les lois de l’entendement sont les rayons de ce foyer, et la diversité sensible qui ne peut exister, comme représentation, que dans la lumière émanée de la conscience une, est bien obligée de se manifester suivant ces rayons, c’est-à-dire de s’ordonner suivant ces lois. La lumière qui jaillit de la conscience une n’est point une lumière glacée et morte, c’est une lumière vivante et ardente, qui transforme le monde et l’assimile en l’éclairant. Kant a insisté sur le rôle de l’imagination productrice, puissance intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité. C’est elle qui opère une synthèse aveugle et préalable des éléments sensibles dispersés, et cette synthèse est conforme aux exigences de l’entendement. Ainsi, dans la pensée de Kant, le monde sensible, tel qu’il se déroule pour nous, est l’œuvre incessante de l’imagination productrice, ordonnant les matériaux de la sensation selon les exigences de l’entendement, et les soumettant par là à l’unité primitive et supérieure de la conscience. Je ne répugne point, pour ma part, à cette théorie grandiose, qui fait de la conscience servie par la pensée la régulatrice du monde. Je prétends, au contraire, que la doctrine que j’ai exposée sur la réalité du monde et sur sa vérité, est celle qui se prête le mieux à la grandeur de la pensée kantienne, car, d’abord, nous avons, au fond de tous les éléments sensibles, dans le son et la lumière, dans le mouvement comme dans l’espace, saisi des idées, et, si j’ose dire, une matière intelligible. Or, cette matière d’idées ne se prête-t-elle pas mieux que toute autre aux plus vastes synthèses de la pensée, aux plus hautes exigences de l’entendement ? De plus, comme je l’ai dit souvent, et comme il faut le répéter ici : l’être que nous avons démêlé, et comme senti en toute chose, n’est pas une abstraction morte ; il est l’être, et par cela seul qu’il est l’être, il enveloppe dans sa plénitude l’infini. Et par cela seul qu’il est l’infini, il ne peut persévérer dans l’être sans un besoin d’infini, c’est-à-dire d’unité infinie, car il ne peut trouver l’infini vrai que dans l’unité. Cette unité, pour être vivante et pleine, pour manifester et réaliser toutes les possibilités de l’être, doit être l’unité infinie de la diversité infinie. Voilà pourquoi l’être universel se diversifie à l’infini pour organiser cette diversité illimitée en une croissante et joyeuse unité dirigée vers l’infini. Mais qu’est-ce donc que la conscience, sinon un besoin d’unité et une anticipation d’unité ? Avant que toutes les parties de l’être puissent se pénétrer dans une connaissance distincte qui les relie dans une sorte de continuité intellectuelle, avant qu’elles puissent être liées d’une manière plus intime par une réciprocité d’amour, la conscience une qui les perçoit, les ramasse et les rassemble dans une préalable unité. Lorsque je vais dans les sentiers des champs, méditant, rêvant et regardant, ma conscience ouverte à tout accueille, dans une unité confuse et douce, le rayon de l’astre lointain, le murmure caché de l’insecte, le frisson des feuilles tremblantes, et des souvenirs remués. Ah ! il y aura, un jour, entre toutes ces choses des liens explicites, mais en attendant ma conscience est bien, comme je le disais tout à l’heure, une anticipation sublime d’unité. Et il en est de même de toutes les consciences quel que soit leur degré. Elles devancent, pour ainsi dire, le mouvement de la pensée réfléchie et de l’être lui-même, elles sont l’unité de l’être attestée d’avance et préfigurée. Ainsi nous ne séparons pas l’être de la conscience ; l’être enveloppe la conscience en tous ses points, parce que en tous ses points l’être est unité et besoin d’unité, et que toutes les consciences sont des centres d’unité, des aspirations vers l’unité, des réalisations hâtives de l’unité. Et d’autre part l’être n’existant nulle part à l’état brut, abstrait, et inorganique, il ne se manifeste jamais qu’en des centres de force et de conscience, et toutes ces consciences, anticipations d’unité, acheminent l’être universel vers l’unité totale. Tout à l’heure l’être enveloppait la conscience ; maintenant, c’est la conscience qui domine l’être et en précipite le mouvement. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est impossible de donner la priorité ou à l’être ou à la conscience ? On ne peut les séparer que par un artifice d’analyse ; toute philosophie est impuissante, qui, partant de l’être, veut aboutir à la conscience, ou, partant de la conscience, veut aboutir à l’être. Notre pensée peut bien se donner deux ordres de spectacles différents et d’impressions différentes ; elle peut tantôt se tourner vers l’être, assister à son débordement illimité et s’enivrer des cosmogonies primitives, tantôt se tourner vers la conscience, se concentrer en elle et du fond de cette unité mystérieuse assujettir l’être à ses lois. Mais ce rythme de la pensée ne peut dépasser certaines limites, sans quoi la pensée même chavire ; si elle va jusqu’au divorce de la conscience et de l’être, elle se perd elle-même, elle ne se comprend plus. Or, c’est là ce qui est arrivé à Kant ; il n’a pas vu que les sensations mêmes étaient des déterminations intelligibles de l’être ; il n’a pas vu que les catégories exprimaient, sous des formes diverses, l’unité fondamentale de l’être ; qu’ainsi, et par l’être, il était aisé de soumettre les phénomènes sensibles aux catégories, et celles-ci, moyen d’unité, à la conscience, force d’unité. Aussi la chaîne par laquelle il rattache le sensible à l’entendement et l’entendement à la conscience se brise deux fois. Tout d’abord, il est obligé de reconnaître que les matériaux de la sensibilité s’imposent à nous, avant que la synthèse de l’entendement s’y applique, et indépendamment de cette synthèse ; voici ses paroles : « Je n’ai cependant pas pu faire abstraction d’une chose dans la démonstration précédente : savoir que la diversité de la matière de l’intuition doit être donnée avant que la synthèse de l’entendement ait lieu et indépendamment de cette synthèse ; mais le comment reste ici sans solution. »

Voilà la première rupture de la chaîne ; il en est une autre non moins grave. Kant ne peut pas dire pourquoi l’unité de la conscience s’exprime par des catégories et par telles catégories. Voici ses paroles : « Mais quant à la propriété de notre entendement, de ne donner l’unité de l’aperception a priori qu’au moyen des catégories, et par ces catégories plutôt que par d’autres, et par ce nombre de catégories plutôt que par un plus ou moins grand nombre, c’est ce dont on ne peut pas plus rendre raison que de la question de savoir pourquoi nous sommes doués de ces mêmes fonctions de jugement et non pas de telles autres, ou pourquoi l’espace et le temps sont les seules formes de toutes nos intuitions possibles. » Kant a donné deux rédactions différentes de la déduction transcendantale des catégories. Les paroles que je viens de citer sont empruntées à la rédaction définitive. Je cherche en vain, dans la première rédaction, cet aveu d’impuissance contenu dans la seconde. Voici comment il avait tout d’abord résumé sa pensée : « L’entendement est la faculté des règles. Si elles sont objectives, si, par conséquent, elles se rattachent nécessairement à la connaissance de l’objet, elles s’appellent lois. Quoique nous apprenions beaucoup de lois par expérience, ces lois ne sont cependant que des déterminations particulières de lois supérieures encore, parmi lesquelles les plus élevées, auxquelles toutes les autres sont soumises, procèdent a priori de l’entendement même et ne sont pas empruntées de l’expérience, mais, au contraire, donnent aux phénomènes leur légitimité et doivent, par cette raison même, rendre l’expérience possible. L’entendement n’est donc pas simplement une faculté de se faire des règles en comparant des phénomènes : il est même la législation pour la nature, c’est-à-dire que, sans l’entendement, il n’y aurait pas du tout de nature, pas d’unité synthétique de la diversité des phénomènes suivant certaines règles ; car les phénomènes, comme tels, ne peuvent avoir lieu hors de nous ; ils n’existent, au contraire, que dans notre sensibilité. Mais celle-ci, comme objet de la connaissance dans une expérience, avec tout ce qu’elle peut contenir, n’est possible que dans l’unité de l’aperception. Mais l’unité de l’aperception est le fondement transcendant de la légitimité nécessaire de tous les phénomènes dans une expérience. Cette même unité de l’aperception, par rapport à la diversité des représentations, pour la déterminer en partant d’une seule, est la règle, et la faculté de ces règles, l’entendement. Tous les phénomènes, comme expériences possibles, sont donc a priori dans l’entendement et en tirent leur possibilité formelle, de la même manière qu’ils sont à titre de pures intuitions dans la sensibilité et qu’ils ne sont possibles que par elle, sous le rapport de la forme. »

Sans doute, ici même, Kant n’affirme pas expressément qu’il y a un lien nécessaire et intelligible entre les catégories diverses de l’entendement et l’unité primitive de l’aperception. Mais il sous-entend la difficulté, ou plutôt il nous donne comme une impression générale de liaison et d’unité. Les catégories sont enveloppées dans l’unité de l’aperception ; l’entendement se confond avec cette unité, et, des règles de l’entendement, les lois les plus particulières de la nature dérivent nécessairement. Le monde semble donc être donné ici, sans que Kant le dise formellement, comme un vaste système déductif, où l’unité primitive de la conscience engendrerait jusqu’au dernier des phénomènes. Kant prétendait-il, dans cette première rédaction, nous dissimuler la difficulté insoluble qu’il avoue dans la seconde ? Assurément non ; il avait dans l’esprit autant de loyauté que de vigueur. Sans doute, il se la dissimulait involontairement à lui-même ; mais elle a apparu violemment, et il semble que, dès lors, malgré les efforts de Kant, le monde des phénomènes échappe aux prises de l’entendement et de la conscience. D’abord la matière empirique est donnée avant l’action de l’entendement, et, ensuite, cet entendement est pour nous une puissance arbitraire ; il ne se rattache pas par un lien nécessaire et interne à l’unité de la conscience. Dès lors, les rouages ne s’engrènent plus ; chacun d’eux tourne dans le vide, et le monde fuit dans un désordre éternel. C’est que seule l’idée d’être pouvait, de la sensation à l’entendement et à la conscience, établir une profonde unité, et l’idée d’être est absente de la philosophie de Kant. Pourquoi voyons-nous, dans le rapport de cause à effet, autre chose qu’un rapport arbitraire de succession ? Parce que, dans le rapport de cause à effet, nous entrevoyons une action. Or, qu’est-ce que l’action ? Il y a action lorsqu’une portion de l’être transmet la forme qui la détermine à une autre portion de l’être. Pour qu’il y ait action, il faut donc qu’il y ait communication possible de l’être à l’être, c’est-à-dire unité essentielle de l’être. Mais aussi, aussitôt que deux portions de l’être, déterminées par telle ou telle forme, sont mises en état, par contiguïté, d’agir l’une sur l’autre, l’action se produit nécessairement. Et comme l’être ne change pas en son fond, quand la forme qui le détermine est la même aussi, l’action est la même et l’effet est le même ; il est le même nécessairement et en vertu du seul principe de contradiction, qui n’est que la formule logique de l’être. Dès lors, on comprend que la conscience, qui est l’unité de l’être anticipée, se serve, pour ramener à l’unité la dispersion des phénomènes, de la catégorie de cause, qui n’est que cette unité de l’être affirmée par l’action. Et l’on comprend aussi que les phénomènes se prêtent à cette unité de la conscience et de l’entendement, puisqu’ils sont tous des déterminations intelligibles de l’être. Du même coup se trouve résolue une difficulté suprême de la philosophie kantienne, à laquelle Kant n’a même pas touché. Il dit toujours : « Il faut que la diversité sensible soit ramenée à l’unité de la conscience par l’entendement, pour que l’expérience soit possible. » Mais en quoi donc est-il nécessaire que l’expérience soit rendue possible ? Pourquoi notre vie ne serait-elle pas simplement une fantasmagorie de représentations décousues ? Sans y prendre garde, Kant, ici, introduit comme une tentation de finalité : c’est sur un désir inaperçu d’ordre, de règle, d’unité harmonieuse qu’il bâtit son système. Nous, nous n’avons pas besoin de cet emprunt secret à la finalité, parce que nous avons reconnu l’être et son unité, l’unité de la conscience et de l’être, et l’aspiration commune et nécessaire de l’être et de la conscience vers l’unité. Quoi de plus naturel, dès lors, que de soumettre l’univers sensible à l’unité, comme à sa fin tout ensemble idéale et réalisable ? Nous ne déduisons pas de l’idée d’être l’idée de fin, pas plus que nous n’avons déduit la conscience de l’être. La conscience, étant l’unité anticipée, a le besoin nécessaire d’accomplir cette unité ; elle poursuit donc une fin : la conscience enveloppe nécessairement la finalité. C’est ainsi que l’être, la conscience, la fin, sont des termes nécessairement liés, sans que l’un dérive précisément de l’autre. L’univers ne se reconstruit pas, comme un pachyderme fossile, avec un débris d’os, je veux dire avec une idée fragmentaire : il est une unité organique et vivante où l’on ne peut discerner l’élément originel, l’élément dérivé. L’être, la conscience, la fin, forment un système qui nous satisfait par son unité en même temps qu’il nous réjouit par sa richesse. De même, malgré la valeur à la fois réelle et symbolique que nous accordons à l’espace, nous sommes bien loin de prétendre déduire de l’idée d’espace d’autres idées. Comme on l’a vu, nous avons puisé l’idée de cause à une source plus profonde : nous distinguons parfaitement, avec Kant, l’entendement et la sensibilité ; mais nous prétendons qu’il y a harmonie de l’entendement à la sensibilité. Nous sommes amenés à conclure de nouveau et plus fortement, après cette excursion rapide dans un problème plus général, que l’espace n’est pas une forme arbitraire, qu’il a sa valeur expressive et sa fonction concordante dans le système un de la réalité.

Au surplus, Kant lui-même est amené, par la force même des choses, à rapprocher par des analogies la sensibilité et l’entendement. C’est ainsi que, dans le chapitre relatif au schématisme de l’entendement, Kant distingue l’image, le schème et le concept. Par exemple, le concept du triangle, c’est l’idée pure de ce triangle, celle qui convient à tous les triangles possibles. L’image du triangle, c’est tel triangle particulier tracé sur un tableau. Mais les actes de l’esprit ne portent ni sur le concept pur, ni sur l’image. L’esprit ne peut connaître vraiment le triangle qu’en le construisant ; or, il ne peut pas construire un concept pur. Quand il tire une ligne dans l’espace par l’imagination, ce n’est pas la ligne. D’autre part, le triangle particulier, qui constitue une image, n’est point précisément, parce qu’il est particulier, l’objet du travail de l’esprit. Entre l’image et le concept, il y a le schème qui participe à la fois de l’image et du concept, de la sensibilité et de l’entendement. Lorsque nous méditons intérieurement sur le triangle, nous donnons à l’idée du triangle par l’imagination certaines déterminations sensibles, qui ne se réduisent pas pourtant à la particularité de l’image. Le schème établit une communication entre le concept et l’image, c’est par lui que l’image participe aux caractères essentiels du concept. Or, dans les exemples qu’il donne de cette merveilleuse liaison de l’entendement et de la sensibilité, Kant dit que l’espace est l’image de la quantité. J’avoue que je ne saisis plus, dès lors, comment l’espace peut être une forme purement subjective et humaine, étant en même temps l’image d’une catégorie qui a une valeur universelle. Bien que l’image ne soit pas adéquate au concept, il y a rapport de l’image au concept, et la valeur de celui-ci s’étend à celle-là. Accordons un moment que, pour d’autres sensibilités que la sensibilité humaine, l’image de la quantité puisse être autre que l’espace ; toujours est-il qu’elle sera une image de la quantité et qu’entre toutes ces images diverses d’une même idée, il y a des concordances et des coïncidences nécessaires. Même dans cette supposition, l’espace aurait une signification universelle ; il pourrait être traduit aisément dans toutes les langues, je veux dire dans toutes les sensibilités, car elles auraient toutes un radical commun : l’idée de quantité. Et puis, pourquoi distinguer aussi profondément, pourquoi même opposer l’une à l’autre la sensibilité et l’entendement, puisque les formes de la sensibilité sont la copie et l’illustration des catégories de l’entendement ? Quand Hegel écrit que le sensible est la métaphore de l’intelligible, il a l’air d’être bien loin de Kant, il en est tout près. Mais pressons un peu la pensée de Kant ; l’image n’est pas adéquate au concept, mais il n’y a rien dans le concept qui ne soit dans l’image. Voici un triangle particulier (une image). Quel qu’il soit, qu’il soit équilatéral, isocèle ou scalène, qu’il soit rectangle ou non, il n’y a rien dans l’idée générale du triangle qui ne soit en lui. Il contient des déterminations particulières qui ne sont pas dans le concept du triangle, mais le concept du triangle est en lui. En est-il de même de l’espace, image de la quantité, par rapport à la quantité ? La quantité a pour schème le nombre ; la quantité, comme le nombre qui en est le schème, s’applique à l’ordre de la qualité, comme à l’ordre de l’extension, la quantité peut être intensive aussi bien qu’extensive ; le rouge est plus ou moins rouge, de même qu’un espace est plus ou moins grand. Donc, au rebours de ce qui a lieu pour le triangle et pour toutes les autres images, l’espace n’apparaît ici que comme une image partielle de la quantité. Il figure simplement la quantité extensive. Voilà donc un concept un, celui de quantité, qui, lorsqu’il se traduit en image, est morcelé et mutilé. N’y a-t-il pas là une anomalie étrange, et qui fait pressentir une erreur ou une lacune dans la théorie de Kant ? Réfléchissons bien à ceci : l’espace, pour Kant lui-même, n’est point séparable du mouvement qui, en le parcourant, le construit et l’institue. Or, le mouvement, comme nous l’avons vu, a un rapport essentiel à l’être, au besoin de communication, de pénétration réciproque, d’harmonie active qui travaille son immensité. Dès lors, l’espace ne se réduit à être l’image de la quantité extensive seulement que si, par une fiction, on le considère à l’état d’inertie et de repos. Mais, par le mouvement dont il ne peut être séparé, il devient en même temps l’expression sensible et le symbole de l’être. Or, les sensations diverses expriment, comme nous l’avons vu, des relations et des communications distinctes de l’être à l’être, et c’est parce qu’il y a en elles de l’être, qu’elles sont susceptibles de degrés selon qu’une quantité plus ou moins grande d’être se prête à leur détermination, et tous ces degrés de sensation correspondent à des degrés de mouvement. C’est ainsi que l’espace, avec le mouvement, étant le symbole de l’être, est l’image de la quantité tout entière, dans l’ordre intensif comme dans l’ordre extensif. Notre doctrine rétablit donc la pleine correspondance de la sensibilité et de l’entendement, que Kant, par l’élimination de l’idée d’être, avait compromise.

Mais comment Kant établit-il que la quantité pénètre nécessairement dans la qualité, et que toute sensation a un degré ? Il semble qu’il devrait produire ici une déduction ; il se borne à dire : « Ce qui, dans l’intuition empirique, correspond à la sensation, est la réalité ; ce qui répond à l’absence ou défaut de la sensation, c’est la négation, le zéro. Mais toute sensation est susceptible de plus ou de moins, tellement qu’elle peut décroître et disparaître insensiblement. De là, entre la réalité phénoménale et la négation, une suite continue de beaucoup de sensations intermédiaires possibles, dont la différence des unes aux autres est toujours moindre que la différence entre une sensation donnée et zéro, ou la parfaite négation. Ainsi toute sensation, par conséquent toute réalité dans le phénomène, si petite qu’elle soit, a un degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut cependant toujours être diminuée, et entre la réalité et la négation, il y a un enchaînement continu de réalité possible et de petites perceptions possibles. Une couleur quelconque, le rouge par exemple, a un degré qui, si petit qu’il puisse être, n’est jamais le plus petit possible ; il en est de même de la chaleur, du moment, de la pesanteur, etc. »

Ainsi Kant mesure la quantité ou le degré de la sensation par rapport au zéro de la sensation, soit ; mais encore faut-il que ce point zéro, par rapport auquel toute sensation a un degré, ait quelque fixité ; il faut qu’il offre un sens à l’esprit. Et pour cela, il faut qu’entre ce zéro de sensation et la sensation, il subsiste au fond quelque idée commune. Comment ce zéro pourrait-il servir de limite, de terme à la sensation décroissante, si, quoique zéro, il ne restait du même ordre ? Kant dira-t-il que ce zéro de la sensation, c’est le vide de l’espace occupé par la sensation ? Mais entre l’espace et la sensation qui l’occupe, il n’y a, au point de vue du degré de la sensation, aucune relation, au moins dans la doctrine de Kant ; l’espace est, pour Kant, l’image de la quantité extensive seule ; le degré de la sensation est une quantité intensive. Comment la quantité purement extensive pourrait-elle fournir un terme et un moyen de mesure à la quantité intensive décroissante ? La vérité est que la sensation, qui est l’être déterminé, a pour limite l’indétermination de l’être ; mais l’être est toujours au fond, et comme il porte en lui-même le ressort par où il passe éternellement de l’indétermination à la détermination, entre la sensation qui le détermine et l’espace, supposé vide, qui représente son indétermination, il n’y a point une rupture profonde de continuité. Donc, la quantité intensive elle aussi suppose l’être et l’espace ; et l’espace, apparaissant comme l’image complète de la quantité, a une pleine réalité.

Nous avons pu préciser et affirmer notre théorie de l’espace en l’éprouvant à la critique de Kant ; il est aisé de pressentir en quoi nous différons de Leibniz, en quoi nous nous rapprochons de lui. Leibniz, suivant l’expression de Kant, intellectualise les phénomènes. L’espace étant pour Leibniz un phénomène, il l’intellectualise. L’espace n’est donc pas pour lui une forme arbitraire et subjective de la sensibilité humaine. Il exprime, il représente l’ordre dans le commerce des substances, il traduit donc confusément mais exactement des idées de l’entendement conformes à la réalité des choses. C’est bien là, comme on le voit, la direction générale de notre pensée. Mais Leibniz n’attribue à l’espace ni sa valeur exacte, ni toute sa valeur ; c’est que Leibniz n’accorde de réalité qu’au simple et à l’interne. Or, l’espace lui apparaît comme le composé et l’externe. Il dit : L’étendue est composée, elle a donc des parties, mais ces parties, à leur tour, si elles sont composées, ne subsistent point par elles-mêmes ; il faut donc arriver à des éléments simples, et ce sont des points de force inétendus qui constituent la réalité. Ils créent, par leur relation confusément perçue, l’apparence de l’étendue. Mais ici tout le raisonnement de Leibniz nous paraît crouler par la base ; l’étendue n’est pas un composé, elle n’est pas un agrégat, elle est un continu, ce qui est bien différent. Elle n’est point formée de parties, et la preuve, c’est que toutes les divisions que l’on introduit en elle sont purement arbitraires. Telle fraction d’étendue peut être divisée en autant de parties que l’on voudra. De plus, ces divisions sont purement fictives, aucune force au monde ne peut fractionner l’étendue, elle est une et indivisible. Bien loin qu’elle soit constituée par des parties, c’est elle qui, par sa continuité, permet à l’esprit d’y déterminer des parties, comme il lui convient. Il n’y a donc pas de raisonnement qui puisse, partant de l’étendue, aboutir à l’élément inétendu, au point de force ; c’est sortir de l’étendue ou, plutôt, c’est la contredire. Si Leibniz supprime ainsi par une fausse analyse l’étendue elle-même, s’il supprime, au fond, la continuité de l’espace, c’est qu’il supprime dans le monde la continuité de l’action. Toutes les monades sont enfermées en elles-mêmes, elles n’agissent point sur les autres monades, elles développent seulement leur richesse interne, elles font passer graduellement de l’obscurité à la clarté, de la virtualité à l’acte, tout leur contenu, et l’ordre selon lequel elles se développent correspond à l’ordre universel, c’est-à-dire au développement simultané de toutes les autres monades, mais il n’y a entre elles aucune réciprocité d’action. Ici encore, le problème apparaît bien tel que nous l’avons posé ; affirmez la continuité universelle de l’action et la réalité de l’être universel qui rend possible cette action universelle, vous affirmez par cela même la réalité de l’étendue. Au contraire, supposez dans le monde une discontinuité profonde, vous faites par cela même disparaître la valeur de l’espace. Mais pourquoi Leibniz déclare-t-il impossible l’action réciproque des substances ? Leibniz dit : Il y a de l’être dans chacune de nos pensées. De même, il y a de l’être dans toutes les déterminations de toutes les substances ; puisque l’être est en toutes les substances, pourquoi toutes les substances ne communiqueraient-elles point par cette communauté de l’être ? Qu’est-ce que la communication d’une substance à une autre ? C’est la faculté, pour une substance, de transmettre sa forme ou une de ses formes à l’être d’une autre substance. Or, puisque l’être a pu recevoir cette forme dans la première substance, pourquoi ne la recevrait-il pas dans la seconde ? L’être, comme tel, est le même dans les deux substances, et nier la transmission possible d’une forme, de l’être d’une substance à l’être d’une autre, c’est nier, en réalité, que l’être puisse recevoir cette forme en aucune substance. Et, pour avoir voulu déterminer à outrance chaque substance, Leibniz s’expose à les dissiper toutes dans une indétermination absolue. L’isolement ne protège pas l’individualité, il la compromet. De plus, n’y a-t-il pas, selon Leibniz lui-même, action dans l’intérieur de chaque monade ? Il ne s’y crée rien, assurément ; toutes les puissances qui y sont enveloppées et qui passent successivement à l’acte ne sont pas des puissances nues, des possibilités abstraites ; elles sont déjà des déterminations. Mais, enfin, elles n’ont pas encore la précision de l’acte. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’elles ne sont pas aussi parfaitement harmonisées à la forme essentielle de la monade qu’elles le seront lorsqu’elles passeront à l’acte. Par exemple : toutes les pensées que j’évoque et que j’ordonne en ce moment, selon les lois générales de l’intelligence humaine et la forme propre de mon esprit, je ne les crée pas ; elles sommeillaient en moi, elles y étaient déjà, mais elles n’y étaient pas, comme maintenant, à l’état de conformité stricte avec le type de mon esprit, avec l’unité essentielle de la monade pensante que je suis ; elles y étaient à l’état d’incohérence relative et de dispersion, c’est-à-dire à l’état de matière. Or, si la forme propre de la monade peut agir ainsi sur une matière interne et se l’assimiler, pourquoi n’agirait-elle point sur la même matière, dans une autre monade ? Remarquez bien qu’ici les mots interne et externe sont purement métaphoriques, puisqu’ils sont empruntés à l’ordre de l’étendue, qui n’est, après tout, qu’une apparence. Cela seul est interne à une monade, qui est suffisamment rapproché du type même de la monade, de l’acte plein par où s’exprime et se réalise son unité. Or, les diverses puissances qu’enveloppe la monade sont à des distances inégales de l’acte, de l’unité, de la clarté. Elles sont donc plus ou moins internes, sans qu’il soit possible de marquer la limite exacte de l’intériorité. Pourquoi donc une monade ne pourrait-elle pas imposer sa forme à des puissances qui, tout en étant sous le rayon d’action d’une autre monade, seraient pourtant aussi voisines de la première que beaucoup des puissances propres de cette première monade ? Car, selon Leibniz, chaque monade enveloppe l’infini, elle porte en elle de quoi suffire, selon son individualité propre, à tous les développements de l’univers. Puisque ainsi chaque monade peut appeler à soi l’infini, que nous parle-t-on avec cette rigueur de l’intériorité impénétrable des monades ? L’infini fait tomber toutes ces barrières. Par là même, l’espace qui exprime cette omniprésence de l’être et de l’infini en toute force particulière, la communication universelle dans l’être et dans l’infini, reprend toute sa valeur. Nous sommes affranchis, en même temps, d’une sorte de matérialisme qui pesait sur toute la doctrine de Leibniz, car la monade, pour garder son unité, avait besoin d’être un point de force, un, inaltérable, éternel ; elle était un atome de force. Leibniz se bornait à transposer le monde des matérialistes de l’ordre mécanique à l’ordre dynamique. De même que l’atome est impénétrable, la monade l’est ; de même que l’atome est impérissable, la monade l’est ; de même que l’atome a une figure immuable, immuable est la détermination propre de la monade. De même que le monde de Démocrite se décompose en atomes, le monde de Leibniz se compose en monades. L’unité de la monade est, comme celle de l’atome, une unité brute une fois donnée. Nous, au contraire, parce que nous voyons en tout l’être et avec lui l’unité, parce qu’aucun centre de force n’est strictement enfermé en soi, parce que tout est pénétré d’unité sans qu’aucune forme arbitraire et étroite puisse s’imposer nulle part, pour toujours, à cette unité, nous concevons que des centres d’unité s’évanouissent et que des centres nouveaux se forment, selon les actions et réactions incessantes de l’être universel. Il n’y a pas plus d’atomes de force que d’atomes de matière ; l’unité infinie s’exprime et se réalise par la variété harmonieuse des points de vue mouvants. À aucune force, à aucune conscience, l’immortalité brute n’est accordée ; celles-là seules arriveront à l’immortalité qui sauront atteindre les points de vue sublimes d’où l’univers accepte qu’on le contemple à jamais ; il faut que l’âme devienne un de ces sommets divins qui, dominant l’infini, sont à jamais respectés par lui. L’espace mystérieux et profond qui s’ouvre devant nous, nous invite à la conquête de l’immortalité, parce qu’en attestant devant nos âmes l’unité pénétrable de l’être infini, il nous invite à chercher, dans l’infini même, le point inaltérable et sublime où nous pourrons fixer notre personne et perpétuer notre vie.

En quoi l’espace peut-il représenter l’ordre dans le commerce des substances ? Cela signifie certainement que chaque monade est en correspondance immédiate avec une autre monade, et que celle-ci apparaît comme contiguë à la première. La contiguïté exprimerait donc le rapport immédiat qui unit deux monades. L’univers entier retentit dans chaque monade, mais pas directement. Pour qu’une monade lointaine puisse s’harmoniser dans son développement à une autre monade, il faut que toute une chaîne continue d’harmonie, unissant de proche en proche les monades intermédiaires, accorde enfin les deux monades extrêmes ; c’est-à-dire que toutes les monades, avant de s’accorder à une monade donnée, doivent s’accorder à la monade qui lui est immédiatement contiguë, et c’est en s’accordant avec celle-ci, qui résume en soi l’harmonie universelle, que la monade s’accorde avec cette harmonie. L’étendue, par ses intervalles gradués, représente et mesure les relations ou immédiates ou inégalement médiates des diverses monades entre elles. Soit ; mais comment se fait-il que des rapports d’action, de détermination réciproque entre monades puissent être figurés par des rapports d’étendue ? En fait, la substance dont l’ébranlement initial détermine, même à distance, même à travers une longue série d’intermédiaires, une autre substance, est, dans l’ordre de l’action et de l’harmonie, immédiatement en rapport avec cette substance ; elle devrait donc lui être contiguë, et toutes les monades qui se bornent à transmettre le signal donné devraient s’effacer devant elle. L’action réciproque des monades n’étant que la libre harmonie de leurs états intérieurs, pourquoi deux monades ne peuvent-elles s’accorder directement sans mettre dans leur jeu toute une série d’intermédiaires ? Qu’est-ce à dire ? C’est que, quelque puissante que soit leur individualité, elles portent toutes en soi l’être ; qu’ainsi elles appartiennent à l’être, et qu’elles retrouvent en lui, dans son unité et sa continuité, la condition première de leur action. Elles sont donc obligées d’agir selon la continuité de l’être, à travers toutes les formes qu’il revêt, quelque banales, quelque indifférentes qu’elles puissent être. Je défie que l’on puisse passer des monades de Leibniz à l’étendue. Les diverses substances y sont comme des âmes reliées entre elles par des harmonies secrètes et de mystérieux pressentiments ; en quoi les relations d’étendue peuvent-elles figurer les relations de ces âmes ? Il faut les imprégner d’être ; c’est à travers l’être qu’elles s’appelleront ; elles trouveront en lui une commune mesure, et elles pourront traduire leurs rapports intimes dans l’ordre banal de l’étendue ; elles pourront, par exemple, exprimer leur puissance de sympathie réciproque, par la distance que cette sympathie parcourt sans se lasser.

La grande préoccupation de Leibniz était que tout fut déterminé, discernable, que tout élément du monde eût sa fonction propre et sa raison suffisante. L’espace, avec son uniformité, répugnait à cette conception. Si l’espace était indépendant du monde lui-même, pourquoi, toutes les parties de l’espace étant identiques, avoir établi telle partie du monde ici, telle autre partie là ? L’indifférence, c’est-à-dire le hasard, aurait tout décidé. Oserai-je le dire ? Nous rencontrons ici, une fois de plus, ce que j’appellerai l’état d’esprit matérialiste, qui ne reconnaît la réalité d’une chose que si elle a une existence isolée, séparable. Maine de Biran a admirablement distingué deux sortes d’analyses. Il y a l’analyse mécanique, qui démembre et divise l’objet ou une idée complexe comme on découpe une orange en quarterons. Il y a aussi ce qu’on peut appeler l’analyse en profondeur, qui démêle, dans certaines manifestations, les idées qui s’y développent, les forces qui s’y déploient, mais qui ne peut jamais isoler ces idées ou ces forces parce que, par leur nature même, elles n’existent qu’en se manifestant et qu’en se déterminant. L’erreur de Leibniz est, en somme, d’appliquer ici la première analyse à un sujet qui ne comporte que la seconde. Il veut nous obliger, pour admettre la réalité de l’espace, à le considérer à part, préexistant au monde, indépendant de l’être et de ses déterminations.

Nous n’acceptons pas ces conditions arbitraires. Lorsqu’il dit : Il y a de l’être dans chacune de nos pensées, l’obligeons-nous à produire l’être à l’état d’être, à l’extraire de nos pensées ? Il y a des philosophes qui nient l’être, parce qu’on ne peut pas le distiller et le mettre dans un flacon, comme un élixir. De même, Leibniz, en spéculant sur l’abstraction de l’espace, en le séparant d’abord du monde et en demandant ensuite comment on pourra adapter l’un à l’autre, est tout à fait hors de la question. Il tombe dans le vice qu’il a si souvent reproché à Descartes ; il confond la mathématique, science de l’abstrait, avec la métaphysique, qui est la compréhension du concret. L’espace étant la manifestation de l’être, on ne peut pas plus l’isoler du monde, qu’on ne peut isoler l’être de ses déterminations. Mais aussi cette impossibilité ne nous oblige pas plus à nier la réalité de l’espace que la réalité de l’être. Ainsi, non seulement notre doctrine sur la réalité de l’espace résiste à l’épreuve de la philosophie leibnizienne, mais elle y trouve une nouvelle confirmation, puisqu’elle supprime un problème factice que Leibniz créait dans l’intérêt de sa cause.

L’espace étant réel comme l’être, la lumière et l’ombre peuvent se jouer dans l’espace ; leur réalité subtile et fuyante se joue sur un fond d’immuable et intelligible réalité.

Tout ce que nous avons dit des sensations et de l’espace nous permet de traiter brièvement la question des qualités secondes et des qualités premières de la matière, ou plutôt cette question a déjà été traitée et résolue implicitement ; il nous suffit de faire ressortir la solution. Descartes, et beaucoup de philosophes après lui, considèrent l’étendue comme une qualité propre et essentielle des corps, ou, plutôt, comme l’essence même des corps, et, au contraire, ils ne voient dans le son, la lumière, la chaleur, la saveur, que des modifications de l’âme consécutives des mouvements de la matière. Cette doctrine est combattue, de deux côtés opposés, par ceux qui, comme Kant, réduisent l’espace à être subjectif, non point de la même manière que les sensations, mais enfin subjectif ; et par ceux qui, comme nous, accordent aux sensations, comme à l’espace, réalité et vérité.

Descartes est dans une situation malaisée, car, comment expliquer que de pures modifications de l’âme se prêtent à l’étendue, essence réelle des corps ? Il y a pourtant, dans sa conception, une part de vérité que nous pouvons recueillir ; il est certain que l’espace, si l’esprit y introduit des limites, des déterminations, est l’objet d’une science, la géométrie ; au contraire, les sensations de son, de lumière, de couleur, de saveur, ne sont point objet de science, ce n’est qu’en les ramenant à des mouvements, c’est-à-dire à des rapports d’étendue, que la science peut les saisir ; il y a donc science de l’étendue, il n’y a point science des sensations. Mais il n’est point nécessaire, pour expliquer cette différence, de dire que l’étendue est réalité, et que les sensations sont vanité. L’espace, lorsque, par l’abstraction, on l’isole du mouvement, lorsque le mouvement qui le parcourt est comme fixé et ramené à l’état de repos sous forme de lignes et de contours, exprime l’être sous le seul aspect de la quantité. L’esprit peut saisir cette idée unique, et, par suite, élever toute une science sur des rapports de quantité. Au contraire, les sensations, la lumière, la transparence, le son, représentent des fonctions plus déterminées de l’être, les rapports délicats et multiples de l’être universel et des centres particuliers de conscience qui vivent en lui. La sensation, c’est la vie, et dans la vie il y a toujours union, combinaison de l’être particulier et de l’être universel. Tel son de cloche me remue aujourd’hui jusqu’au fond de l’âme, qui demain me laissera indifférent. Bien que toute sensation corresponde à une fonction définie de l’être, il y entre toujours une part de spontanéité, de mystère et de flottante liberté, mais, bien loin que cela démontre la vanité et la subjectivité des sensations, n’est-il pas évident, au contraire, qu’elles ont un rapport intime et profond à l’être ? La science se flatte de retrouver la quantité, le mouvement et la mesure, jusque dans les nuances les plus délicates et les plus personnelles de la pensée et du sentiment ; soit. Lorsque mon cœur se réjouit tout bas d’une mélodie d’enfance entendue de nouveau, la science prétend ramener à l’indifférence du mouvement et la mélodie et mon émotion même, et elle met une sorte d’orgueil brutal à faire pénétrer, jusque dans les replis de mon âme, la banalité du calcul et la toute-puissance du mouvement ; et moi je dis, au contraire : ce n’est pas moi qui suis soumis au calcul, c’est le calcul qui m’est soumis ; ce n’est pas le mouvement qui se sert de mon âme, c’est mon âme qui se sert du mouvement, puisque, dans l’intimité mystérieuse de ses joies, elle reste, par lui, en communication avec l’être universel ; elle a les délices de la solitude sans en avoir les périls ; et le monde discret, qui ne trouble point sa rêverie, reste cependant lié à elle. Dire qu’il n’y a point science de la sensation en elle-même, c’est dire simplement que la sensation n’est point la quantité indifférente, et c’est bien là ce qui fait sa valeur ; mais, jusque dans son originalité, elle garde, par son rapport à l’être, la quantité pour base, et c’est ce qui permet la science des conditions mathématiques de la sensation. Il y aurait science de la sensation elle-même, si l’esprit pouvait, en partant de la seule idée de l’étendue et du mouvement, retrouver la sensation même, je veux dire la sensation vivante de son, de lumière, de couleur. Le mathématicien privé de tout sens, et réduit à la pensée pure, verrait peu à peu poindre de ses formules la clarté du soleil ; il entendrait, au bout d’une déduction, le premier bruit du vent qui se lève. Mais c’est qu’alors, la sensation ne serait qu’un mode de la quantité ; elle se bornerait à illustrer la superficie de l’être ; elle n’en traduirait pas les aspirations et les profondeurs ; c’est-à-dire que, si la sensation, comme telle, tombait sous les prises de la science, ce serait par une diminution de réalité. Maintenant elle tient à l’être tout entier, puisqu’elle est une fonction déterminée, un besoin intime de l’être, et qu’en même temps elle a rapport à la quantité sans se confondre avec elle. Si elle était annexée par la science, elle serait réduite à la quantité, et elle échangerait, contre une réalité étriquée, partielle et morte, sa pleine et vivante réalité. Nous dirons donc à Descartes : puisque la sensation, sans être objet de science, a rapport à la science ; puisqu’on peut la traduire par des symboles mathématiques sans la confondre avec ces symboles, elle comprend l’étendue et ne se laisse point comprendre par l’étendue, et, bien loin d’être moins réelle que l’espace, elle est, en un sens, plus réelle que lui.

Comme l’on voit, nous ne concluons pas de ce que l’espace a une réalité, une vérité, qu’il est la réalité essentielle, la vérité absolue. C’est parce qu’il est le symbole de l’être dans l’ordre de la quantité et des relations quantitatives que nous le disons réel et vrai ; mais l’être est à la fois supérieur à l’espace et plus vaste que lui. Il lui est supérieur parce que c’est l’être qui engendre l’espace ; l’infini de l’extension sort de l’infinité de l’être. Si la vertu génératrice et illimitée de l’être n’était point partout présente à l’espace, celui-ci s’arrêterait, ou du moins il ne serait jamais qu’une totalité inachevée et contradictoire ; il ne serait point l’unité immense et intelligible qu’il est. L’être est en outre plus vaste que l’espace, car il possède la pleine infinité, et l’espace n’a que l’infinité de l’extension. Sans doute, par le mouvement dont il est inséparable, l’espace touche à l’action, et par suite à l’intimité même de l’être ; mais le mouvement, c’est l’action dans ses moyens extérieurs, et non pas dans sa source profonde qui est l’appréhension et le désir de l’infini par toutes les parties de l’être. Dès lors, tout ce qui tient à l’intérieur même de l’action, la force, la tendance, l’idée, la conscience, l’unité vivante, la personnalité se dérobe à l’espace et ne lui appartient pas. Ceux qui, frappés des caractères de réalité, de vérité qu’offre l’espace, absorbent tout en lui, aboutissent à une sorte de panthéisme imaginatif et vulgaire. Pour nous, c’est en subordonnant l’espace à l’être comme une manifestation dérivée et partielle que nous en établissons la réalité, et s’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir quelques vérités sous la forme de l’espace, c’est seulement avec la raison et l’âme que nous arrivons aux vérités les plus hautes et les plus grandes. Notre foi, même en l’infinité de l’espace, est un acte de raison ; nos sens ne peuvent pas constater l’infinité de l’étendue. Quand donc nous affirmons la réalité du monde sensible, ce n’est point pour absorber en lui toute vérité, c’est pour ne pas scinder la vérité. Nous rattachons le sensible à un principe supérieur d’intelligence et de vie ; les hommes primitifs, avant l’apparition des premières philosophies, adoraient les forces de la nature épanouies dans l’espace ; ils n’adoraient point, à vrai dire, l’espace lui-même, l’abstraction de l’espace. L’éther sublime et illimité vers lequel s’élevaient leurs yeux et leur cœur, c’était l’éther lumineux, c’était la lumière unie à l’espace ; mais enfin, au fond, c’était l’espace aussi qu’ils adoraient, c’est lui qui enveloppait toutes les forces divines de son unité et qui soutenait les caprices des dieux de son immutabilité éternelle. Puis, quand l’âme éprise de vie intérieure, toute entière aux mystérieux entretiens de la conscience invisible et du Dieu invisible, dédaigna le sensible et voulut s’en affranchir, elle s’affranchit en même temps de l’espace, tout en lui donnant une poignante réalité. Ainsi, entre la contemplation des premiers hommes et la méditation intérieure des âmes chrétiennes, il n’y a pas continuité ; l’espace, qui est presque tout pour les uns, n’est presque plus rien pour les autres. Non pas, comme je l’ai montré, que l’âme chrétienne ne soit obligée parfois, comme un ressort qui se détend, de se répandre dans l’infini de l’espace ; mais c’est en quelque sorte par accident, c’est par le trop plein de la vie intérieure. Nous, au contraire, nous disons que c’est une nécessité rationnelle pour l’âme humaine, tantôt de se concentrer en soi, tantôt de s’ouvrir au dehors ; c’est une même vérité qu’elle retrouvera sous des aspects divers, et dans les profondeurs de son être intime et dans les hauteurs de l’infini visible. Qu’elle se recueille en soi ou qu’elle se déploie dans l’espace, elle trouvera toujours la même révélation sous des formes qui se complètent l’une l’autre. Ainsi, nous aurons réconcilié la contemplation primitive de l’homme adorant les forces divines dans l’espace, et la méditation toute spirituelle du chrétien. Pour moi, je n’ai jamais regardé, sans une espèce de vénération, l’espace profond et sacré, et lorsque, cheminant le soir, je le contemple, je me dis parfois que tous les hommes, depuis qu’il y a des hommes, ont élargi leur âme en lui, et que si les rêves humains qui s’y sont élevés laissaient derrière eux, comme l’étoile qui fuit, une trace de lumière, une immense et douce lueur d’humanité emplirait soudain le ciel. Mais, en même temps, je me dis que si l’espace a ainsi toujours sollicité les pensées humaines, c’est qu’il les élève à l’infini ; il est comme un miroir d’infinité où nos pensées ne peuvent se réfléchir sans s’étonner soudain de se voir infinies. Or cette infinité, il ne la tient pas de lui-même ; il l’emprunte de l’être que la raison seule peut saisir, que l’âme seule peut pénétrer, et c’est ainsi que l’âme, en s’abandonnant à l’espace, ne se livre pas sans retour. Par l’infini de l’étendue, elle revient au véritable infini, c’est-à-dire, au fond, à elle-même. Oh ! j’aimerais que l’esprit humain gravît de nouveau ces hauts sommets de l’Inde et ces sommets divins de la Grèce d’où la sérénité infinie de l’éther apparaissait aux yeux comme une révélation, et je voudrais que de ces sommets il répandît dans l’infini visible, que les premiers hommes adoraient, sa foi dans l’infini invisible. Il y a au Louvre un tout petit et délicieux tableau de l’école italienne qui nous montre une avenue étroite et mystérieuse du paradis ; il y a dans ce tableau un mélange étonnant de naturel et de divin ; les arbres, les herbes, les nuages, le ciel, ont leur couleur réelle et vraie : c’est la vie. Et pourtant on dirait qu’une lumière épurée, subtile, idéale pénètre tout et que sous le demi-jour des feuillages un rayon de Dieu s’est mêlé aux rayons adoucis du soleil. Pourquoi de même, dans l’univers immense, ne verrions-nous pas peu à peu, toutes les puissances de l’homme étant réconciliées avec elles-mêmes, la lumière vraie mais brutale du soleil accueillir dans ses rayons la lumière de l’esprit amie et fraternelle ? Il ne faut pas que le monde des sens fasse obstacle aux clartés de l’esprit ; il ne faut pas que les clartés de l’esprit offusquent le monde des sens ; il faut que la clarté du dedans et la clarté du dehors se confondent et se pénètrent, et que l’homme hésitant ne discerne plus dans la réalité nouvelle ce que jadis il appelait de noms en apparence contraires, l’idéal et le réel. Que le monde sera beau lorsque, en regardant à l’extrémité de la prairie le soleil mourir, l’homme sentira soudain, à un attendrissement étrange de son cœur et de ses yeux, qu’un reflet de la douce lampe de Jésus est mêlé à la lumière apaisée du soir !