De la réalité du monde sensible/Chapitre VII

Félix Alcan (p. 355-370).

CHAPITRE VII

de l’infini


De même que nous n’avons pu parler des sensations et du mouvement sans toucher à l’idée d’espace, de même nous n’avons pu toucher à l’idée d’espace sans toucher à l’idée d’infini. C’est cette idée d’infini qu’il nous faut maintenant étudier en elle-même : la méthode que nous suivons n’est pas arbitraire ; elle nous est imposée par notre conception même des choses. Nous ne concevons pas qu’on puisse déduire une idée d’une autre idée, conçue d’abord à part. Nous croyons qu’il y a entre nos idées d’être, d’espace, de temps, de sensation, d’infini, des relations d’harmonie qui n’excluent point une certaine subordination, mais qui s’opposent à toute déduction proprement dite : c’est proprement cette relation qui constitue la réalité et la vérité de chaque idée ; il suit de là que nous ne pouvons toucher à aucune d’elles sans ébranler toutes les autres, et que nous ne pouvons en justifier aucune sans les supposer toutes. Mais, en même temps, chacune de ces idées a son caractère propre, son rôle distinct qu’il faut définir à part ; de là, cette double méthode d’enveloppement et de développement, d’anticipation et d’analyse que nous suivons dans tout notre travail. L’espace est-il infini ? Il semble bien que cela suive de la nature même de la quantité : pourquoi, étant homogène et continu, l’espace s’arrêterait-il ici ou là ? De plus, qu’y aurait-il au delà de l’espace ? Est-ce que l’être cesserait là où cesse l’espace ? Pour nous, qui avons reconnu dans l’espace une manifestation sincère de l’être, nous ne pouvons pas plus borner l’espace que l’être lui-même ; l’infinité de l’un emporte l’infinité de l’autre. La seule difficulté, que Kant a mise en lumière dans une des branches de l’antinomie, c’est que, si l’espace est infini, il y a une totalité infinie, ce qui répugne. Il existe actuellement des parties d’étendue en nombre infini ; or, le nombre ne peut pas être infini. Si l’espace est infini, la synthèse de ses parties par le mouvement ne peut jamais être achevée. Or, affirmer l’infinité actuelle de l’espace, c’est proclamer que cette synthèse est faite.

J’observerai d’abord que cet ordre d’objections ne va pas seulement à nier l’infinité de l’espace ; mais qu’il aboutit à la négation du continu lui-même, lequel enveloppe l’infini. Dans une étendue d’un mètre, il y a une infinité de parties possibles, et par conséquent, si l’on voulait exprimer par un nombre l’essence même de cette étendue bornée, c’est à un nombre infini qu’il faudrait recourir. Qu’on ne dise pas que l’infinité de l’espace en son entier est actuelle, tandis que l’infinité d’une étendue bornée est simplement possible. Je reconnais qu’il y a, en effet, de l’espace entier à une partie d’espace, au point de vue de l’infinité numérique, cette différence : c’est que l’espace entier est actuellement infini, quelle que soit l’unité de mesure adoptée ; et, au contraire, quelle que soit l’unité de mesure adoptée pour une étendue finie, celle-ci sera exprimée par un nombre fini. Oui, mais nous n’avons pas le droit d’adopter une unité de mesure arbitraire ; la seule unité naturelle serait l’infiniment petit, et ainsi une partie limitée d’étendue enveloppe actuellement une infinité de parties ; elle est donc, au point de vue numérique, aussi contradictoire que l’espace en son entier. Mais de quel droit soumettre le continu de l’étendue aux exigences de la quantité discrète, discontinue, qui est le nombre ? Le continu est réel, essentiel ; le discontinu, c’est-à-dire le nombre, n’existe que par un artifice de l’esprit découpant dans le continu des unités arbitraires. Si ces unités restent des unités géométriques, je veux dire des fragments d’étendue, elles enveloppent, elles aussi, le continu, c’est-à-dire l’infini ; et comment pourraient elles servir à nier l’infinité qu’elles portent en elles ? Et quant aux unités purement arithmétiques, elles n’ont de sens, appliquées à l’espace, que si elles représentent des unités d’étendue. Au reste, même dans la série des grandeurs purement numériques, le continu subsiste, reliant une grandeur à une autre par des grandeurs intermédiaires en nombre infini. Donc, partout, le continu, et l’infini avec lui, est au fond, et ceux qui, réduisant l’espace à la contradiction d’une totalité infinie, prétendent par là le limiter, se servent de l’infini pour abolir l’infini.

Le principe de leur erreur, c’est qu’ils voient dans l’espace une somme. Or, étant homogène, continu et indivisible, il est une unité. Son infinité ne consiste pas en ce que ses parties constitutives se prolongent indéfiniment par d’autres parties : elle consiste à n’avoir point de parties, à être partout et essentiellement le même ; c’est parce qu’il n’admet pas de différences, qu’il n’admet pas de limites ; c’est parce qu’il participe à l’unité et à l’homogénéité de l’être, qu’il participe à son infinité. S’il était tout simplement l’espace géométrique, il ne serait qu’indéfini, il aurait une inanité fuyante et vaine d’addition et de prolongement ; mais intimement uni à l’être, il trouve en l’être, c’est-à-dire presque en soi, la raison intérieure, nécessaire, éternelle de son infinité. D’où il suit que l’esprit humain peut bien se donner, dans l’ampleur croissante des horizons fuyants, l’image sensible de l’infinité de l’espace, mais il ne comprend vraiment, et n’embrasse dans sa plénitude cette infinité, qu’en se portant au centre même de l’être d’où elle jaillit. Par là, l’espace n’est pas une totalité inachevée, mais une unité achevée, et toute partie de l’être, par cela seul qu’elle est de l’être, porte en soi le secret et, par suite, la notion adéquate de l’espace infini ; elle n’a pas besoin de se dissiper sans terme au dehors, il faut, au contraire, qu’elle se recueille en soi. Par là aussi il apparaît qu’il n’est nullement contradictoire que Dieu, l’unité achevée, puisse contenir en soi et connaître l’espace, car celui-ci, par son unité et son infinité essentielle, qui est celle de l’être, répond à l’unité et l’infinité divines ; Dieu, en se saisissant en son fond, saisit du même coup, et immédiatement, le principe inépuisable de l’espace illimité.

Il faut donc distinguer, dans l’espace, l’infinité essentielle, qui tient à sa continuité et à son rapport à l’être, et l’infinité de manifestation, qui est une suite naturelle de la première, mais ne se confond point avec elle. Cette distinction n’est pas seulement fondée en métaphysique, elle a une valeur en quelque sorte physique. Car on peut, dans l’infini de manifestation de l’espace, marquer des divisions, des limites, sans altérer, en même temps, la continuité et l’infinité essentielle de l’espace compris entre ces limites ; toute fraction d’étendue enveloppe, si petite soit-elle, une possibilité infinie de formes, de mouvements, d’action ; c’est qu’elle contient de l’être, et, par suite, une vertu d’infinité dont la continuité mathématique, indéfiniment divisible, est l’effet et l’expression. Il y a donc des infinis limités, des infinis partiels, et ces infinis partiels peuvent, à ce titre, entrer les uns avec les autres dans des rapports finis. Spinoza a exprimé cette vérité avec une force admirable : « Il y a des choses qui sont infinies de leur nature, et ne peuvent être conçues comme finies en aucune façon, et d’autres choses qui ne sont infinies que par la force de la cause dont elles dépendent étroitement, et qui, par conséquent, dès qu’on les conçoit d’une manière abstraite, peuvent être divisées et considérées comme finies. » Et un peu plus haut : « Il ne répugne nullement que tel infini soit plus grand que tel autre infini. »

Cela est d’une conséquence extrême, car l’infini peut être présent partout sans emporter le fini et ses rapports ; le fini contient de l’infini, mais sa forme propre et sa détermination propre subsistent. Dieu, comme être, est omniprésent au monde, à toutes les fractions du monde, mais il ne l’absorbe pas. Dans sa manifestation infinie, qui est l’espace, l’être se prête à des figurations déterminées et mobiles, reliées par des rapports définis.

L’infinité de l’espace n’étant pas un total, le total des effets qui se déploient dans l’espace ne peut être infini. L’espace n’est pas un infini d’addition. Ce n’est donc pas par voie d’addition illimitée que l’ordre du mouvement, intimement lié à l’ordre de l’espace, peut atteindre à l’infini. Vous aurez beau requérir tous les mouvements qui, à un moment donné, se déploient dans l’univers et les diriger tous vers un même point ; vous aurez beau faire converger ainsi vers un atome de matière tous les mouvements, toutes les forces en acte du monde, vous ne produirez pas en cet atome un effet infini ; si grand qu’il soit, il sera toujours un certain effet. Vous pourrez donc le supposer plus grand qu’il n’est ; il sera donc fini. De plus, dans cette somme infinie de mouvements ainsi concentrés, chaque mouvement distinct est fini. En développant l’intensité, la vitesse d’un seul de ces mouvements, on accroîtrait l’effet total, et comme chacun de ces mouvements peut être développé, et développé à l’infini, il s’en faut de l’infini que l’effet total soit infini. Voilà comment toute partie du monde peut être en relation avec le monde et la totalité de ses effets sans en être accablée. L’infini d’être qu’elle porte en soi dépasse infiniment l’action enveloppante du monde. Quelle que soit cette action, il y aura toujours une disponibilité de réaction égale. L’atome porte sans fatigue le fardeau de l’univers, le brin d’herbe pousse sans émoi, et la comète subtile évolue aisée et légère dans l’immensité.

Comment donc toute partie finie du monde participe-t-elle à l’infinité ? De deux façons : d’abord, comme nous l’avons vu, en enveloppant de l’être, c’est-à-dire une possibilité infinie d’action, et ensuite en correspondant au système universel du monde. Nous avons vu que jamais un mouvement particulier, un acte déterminé ne peut être infini. Ce qui est infini, c’est l’être, et aussi le système d’actes, de mouvements par lequel l’être se manifeste. L’espace est infini, parce qu’il est une unité. De même, l’univers est infini, non point par addition illimitée de ses actes finis, mais parce que ces actes coordonnés forment une unité infinie. C’est parce que le monde, par la liaison et la correspondance de ses éléments innombrables, par leur mouvement éternel vers une croissante harmonie, exprime et réalise l’unité infinie de l’être, qu’il est lui-même infini. Et par suite, chaque élément de l’univers est infini, en ce sens que sa faculté d’adaptation au tout n’est pas limitée, et qu’il fait partie intégrante, essentielle d’un système infini et un. Ce n’est donc pas dans l’ordre de la quantité que les forces déterminées du monde peuvent prétendre à l’infinité ; c’est dans l’ordre de l’harmonie. Il y aurait donc contradiction entre l’espace et l’univers, si l’espace recevait son infinité d’une addition indéfinie. Mais l’espace étant un infini d’unité, il exprime à sa manière et jusque dans l’ordre de la quantité indéfinie, l’infinité vivante de l’univers et de l’être, et cette correspondance nouvelle de l’espace et de l’être dans l’idée d’infinité ajoute à la réalité de l’espace et à la signification du monde visible.

Du point de vue où nous nous sommes élevés, nous pouvons comprendre et, je le crois, réfuter enfin toutes les difficultés que l’éléatisme a tirées de l’idée d’infini. Tout l’artifice de Zénon consiste à opposer l’infini de quantité, conçu comme indéfiniment divisible, à l’action. Pour aller d’un point à un autre, un mobile doit traverser la moitié de l’intervalle, puis la moitié de la moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite à l’infini : il n’arrivera donc jamais, et le mouvement est impossible. Je me demande comment ceux qui font de l’espace une pure extension quantitative, sans rapport intime et intelligible à l’être, peuvent résoudre cette difficulté : il y a, d’un côté, l’action, le mouvement, et, de l’autre, comme carrière de ce mouvement, la quantité pure, qui, par sa divisibilité infinie, fait obstacle au mouvement. D’un côté, il y a un mouvement déterminé, une action déterminée ; de l’autre côté, il y a un milieu d’action, de mouvement, absolument indéterminé. Comment adapter l’un à l’autre, et la détermination du mouvement, de l’acte, ne va-t-elle pas se perdre, comme une goutte d’eau dans la poussière infiniment divisée du sable, dans l’indétermination de la quantité ?

Mais nous, nous avons montré dans l’espace le symbole de l’être. L’espace ne permet pas seulement le mouvement, moyen de communication de l’être à l’être : il l’appelle, il l’exige ; il n’acquiert vraiment quelque consistance que par le mouvement qui le parcourt. Dès lors, comment l’espace pourrait-il faire obstacle au mouvement, puisqu’il ne se réalise pleinement que par lui ? L’axiome que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre est bien significatif : il est évident et indémontrable. Or, une propriété purement géométrique et quantitative y apparaît liée à l’effort du mouvement pour être le plus bref et le plus direct possible. C’est parce qu’un point aspire vers un autre point d’un effort plein, absolu, sans aucune autre pensée, si l’on peut dire, qu’il marque dans l’espace une ligne droite ; et cette droite est la plus courte, parce qu’elle répond exclusivement à l’objet même de l’effort, c’est-à-dire au sens intime du mouvement. Puis donc qu’une relation quantitative déterminée est ainsi fondée et justifiée, avec une évidence absolue, par le seul mouvement, comment, encore une fois, l’espace pourrait-il s’abstraire du mouvement pour l’absorber après dans l’indétermination de la quantité pure ? Certes, nous ne contestons pas que l’espace soit, en un sens, l’image de la quantité, et qu’on puisse le contempler et le concevoir à l’état d’immobilité et de repos ; mais nous ne faisons pas de la quantité extensive, comme les géomètres, une idée irréductible : la quantité nous apparaît comme l’expression à la fois réelle et abstraite de l’unité, de l’homogénéité de l’être, de la communicabilité de ses parties ; elle est dès lors, et l’espace avec elle, subordonnée à l’être et à ses lois essentielles. Or, cette loi essentielle de l’être, c’est l’unité vivante par la coordination des efforts dont le mouvement est l’instrument et le symbole : dès lors l’espace n’existe et ne se déploie qu’en vue du mouvement, bien loin qu’il puisse, s’isolant de lui, le contrarier.

Nous avons vu aussi qu’il y avait des infinis partiels, des infinis limités : ce sont les parties de l’étendue. Mais elles ne sont infinies, jusque dans leurs limites, que parce qu’elles participent à l’être. Or, la loi de l’être, c’est la communication et l’unité ; donc, en tant qu’elles sont infinies, les parties de l’étendue doivent se prêter aux fins de l’être et non pas les desservir : c’est donc abuser de leur infinité et la sophistiquer que de s’en servir avec l’éléatisme contre le mouvement. Le mouvement, de plus, ou plutôt tel mouvement, par sa liaison avec le système universel des mouvements et de l’être, a une sorte d’infinité actuelle : il représente, pour sa part et par sa correspondance au tout, l’infini en acte. Or, comment la divisibilité infinie de l’étendue, qui est une infinité de puissance, pourrait-elle faire obstacle à l’infinité actuelle de l’univers ? L’unité agissante et infinie du monde emporte tout, et elle se sert de la quantité pure comme d’un moyen : l’enchaînement des mouvements stellaires s’est subordonné et approprié l’espace illimité.

Au reste, pour opposer la quantité pure à l’acte, il faut, par une singulière contradiction, faire passer à l’acte la quantité elle-même. Pour dire que le mobile doit parcourir d’abord la moitié de la distance, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, il faut déterminer ces moitiés successives ; il faut donc, dans la continuité absolue de l’étendue, marquer des divisions et des subdivisions, instituer des comparaisons, des relations ; or cela même est un acte : bien mieux, toute comparaison de grandeurs se ramène, en dernière analyse, à une superposition, et celle-ci est un mouvement ; c’est donc par un mouvement qu’on prétend interdire métaphysiquement le mouvement. Donc, la quantité pure, si l’on veut en dégager la divisibilité infinie, implique le mouvement, l’acte, la vie de l’être ; et si on la considère seulement à l’état de quantité pure, sans en déduire certaines déterminations mathématiques, elle n’a plus de sens pour l’esprit que comme symbole de l’homogénéité et de la continuité absolues de l’être dans la diversité des formes et des mouvements.

C’est donc dans le mouvement et par lui, dans les lois du monde, fonctions de l’être, et par elles, que la continuité quantitative a son sens et sa valeur. Si le mouvement n’était pas continu, si pour être le mouvement il devait parcourir une certaine quantité d’espace, il ne serait pas toujours et essentiellement le mouvement : il ne le serait que par intervalles, par à-coups ; le mouvement, c’est-à-dire le devenir, aurait besoin lui-même de devenir : c’est-à-dire que l’évolution universelle n’aurait plus ni fond ni base. De plus, comment et par quoi serait déterminée la quantité d’espace nécessaire au mouvement pour être le mouvement ? Évidemment, elle serait arbitraire ; c’est donc sur l’arbitraire, sur l’irrationnel, sur l’inintelligible que reposerait le mouvement du monde, c’est-à-dire la vie de l’être et l’être lui-même. Une quantité donnée d’espace étant nécessaire au mouvement, c’est le fini qui servirait de base aux relations de l’infini avec lui-même : c’est la fragilité arbitraire du fini qui porterait l’infini. Au contraire, par la continuité, le mouvement est essentiellement le mouvement : il l’est infiniment, sans condition, sans limitation ; c’est l’infini, partout présent à lui-même, qui se soutient et se légitime lui-même. On ne peut jamais saisir la limite d’espace et de temps où le mouvement cesse d’être le mouvement ; par la continuité, il plonge vraiment dans l’infinité de l’être ; n’étant pas subordonné, dans son essence, à des conditions d’ordre physique ou géométrique, n’étant, dans son essence, fonction d’aucune quantité finie, il ne s’explique que par l’être et par l’infini, dont il est la manifestation et l’agent.

Ce qui est vrai du mouvement est vrai de toutes les lois de l’univers qui sont des cas, des formes du mouvement. La loi de l’accélération continue des corps pesants serait impossible comme loi, si cette accélération avait besoin, pour se produire, d’une quantité donnée d’espace ; l’essence même de la loi serait subordonnée à une condition extérieure et arbitraire : la loi n’agirait donc plus comme loi. De même, la loi suivant laquelle les courbes se développent (cercles, ellipses, hyperboles, etc.) ne garde sa vertu de loi, son essence propre, que si elle agit continûment, car si elle a besoin, pour réaliser ses effets, d’une quantité donnée d’espace, elle n’a plus, comme loi, sa force de loi ; au contraire, la loi, ayant absorbé à son profit l’absolue continuité de la quantité où elle se déploie, agit continûment et essentiellement comme loi. Ainsi, la continuité absolue de la quantité, bien loin de contrarier le mouvement, l’acte, la loi, affranchit le mouvement, l’acte, la loi du servage de la quantité : l’essence des lois se dégage de toute condition d’espace, et se manifeste comme essence, c’est-à-dire comme fonction définie de l’être infini ; elle fait dès lors partie, comme loi, d’un système d’activité infinie ; c’est donc l’infini de la continuité quantitative qui permet au mouvement, à la loi, déliée de toute dépendance d’espace, d’entrer dans l’infinité de l’action. L’espace, avec sa continuité quantitative, est donc le serviteur de l’infini vivant, et sa fonction ultime est de s’abolir lui-même pour laisser éclater dans son indépendance l’infinité de la vie et de l’action ; il est, pour Dieu, un symbole et point une entrave, il en exprime l’homogénéité infinie ; mais, en même temps, par sa continuité même, il libère de toute dépendance quantitative l’action divine, s’exerçant par les lois de l’univers.

Toute la philosophie du calcul infinitésimal sort de là ; c’est parce que la quantité, par sa continuité même, affranchit les lois de toute condition de quantité que le calcul peut saisir la formule, l’essence de la loi dans l’infiniment petit. L’infiniment petit n’est point zéro ; car, s’il était zéro, les lois du mouvement seraient rejetées hors de la quantité, c’est-à-dire hors de la continuité, c’est-à-dire hors de l’être. Le calcul ne le traite point comme zéro, puisqu’il considère des infiniment petits de différents ordres, et que les infiniment petits des ordres supérieurs sont considérés comme nuls relativement à l’infiniment petit fondamental, à la différence du premier ordre. L’infiniment petit est donc une réalité, et, comme le disent certains mathématiciens, l’infiniment petit existe dans la nature. Mais en quel sens et comment existe-t-il ? Évidemment, ce n’est pas comme quantité déterminée, car sa définition même est d’être plus petit que toute quantité donnée. Il existe comme manifestation, dans l’ordre de la quantité continue, des lois, des essences indépendantes de toute quantité donnée. Il est le point idéal et réel où l’essence d’une loi, où son idée se mêle à la quantité sans se soumettre à aucune détermination arbitraire de quantité. L’infiniment petit représente l’indépendance essentielle et la pureté de la loi dans son union avec la quantité, et c’est parce qu’il est, non une fiction mathématique, mais une vérité métaphysique, qu’il permet au calcul de saisir jusqu’au fond les lois de la réalité. C’est parce que ces lois ont leur substance dans l’infini de l’être, dans le système de relations et de communications qu’enveloppe son unité, qu’elles peuvent se déployer dans la quantité sans s’y perdre ; l’infini vivant qu’elles expriment leur subordonne l’infini inerte de la quantité ; l’infiniment petit est le point de contact de l’infini vivant, qui est acte, et de la quantité continue, qui est la matière de cet acte : c’est le nœud intime, fuyant et réel, de Dieu et du monde. Dans la continuité à la fois visible et métaphysique du mouvement, nos sens saisissent Dieu comme notre esprit ; notre raison le touche et nos yeux le voient. L’infiniment grand existe et agit dans la nature comme infiniment petit. Il n’existe pas, ainsi que nous l’avons vu, comme totalité : il existe comme unité vivante et infinie de l’être ; il traduit, par un système dont les parties innombrables sont coordonnées entre elles, l’infinité inépuisable et une de l’être. Or, de même que l’infiniment petit permet à chaque loi, fonction déterminée de l’infini vivant, de manifester sa pure essence, l’infiniment grand permet à cet infini vivant lui-même, dans son unité totale, de se manifester et d’agir. Si l’espace, et avec lui le monde, était limité, le système des mouvements serait limité ; or, où serait la raison de cette limite ? L’infini de l’être serait arrêté par l’arbitraire dans son expansion : il ne serait plus par là même le libre infini. De plus, ce système limité et clos de mouvements aurait nécessairement un centre déterminé ; s’il n’en avait point, s’il y avait plusieurs centres, il y aurait plusieurs systèmes de mouvements, plusieurs univers ; mais ce centre déterminé, pourquoi serait-il ici plutôt que là ? Encore l’arbitraire ; et comme ce centre, autour duquel serait ordonné le mouvement universel, serait le point décisif de l’être, c’est au cœur même de l’être que serait l’arbitraire. Au contraire, le système des mouvements, grâce à l’infinité de l’espace, est à la fois un et illimité ; il est un, car tous ces mouvements sont liés les uns aux autres et coordonnés en vue d’une fin idéale, l’universelle joie par l’universelle harmonie ; il est illimité, car il n’est pas condamné à tourner en cercle autour d’un centre immobile ; la terre tourne autour du soleil, le système solaire autour d’un autre système, et ainsi de suite, sans fin ; c’est là une hypothèse de la science, mais il est impossible que cette hypothèse ne soit pas une vérité, car il est impossible, sans figer l’univers tout entier et sans le limiter, de lui assigner un centre immobile ; ou bien il faudrait imaginer des mouvements concentriques s’enveloppant à l’infini. Mais quelle monotonie et aussi quelle absence de vraie pénétration entre toutes ces sphères extérieures les unes aux autres ! Non, tout système de mouvements a son centre prochain dans un autre système de mouvements. Qu’est-ce à dire ? C’est que le centre définitif, autour duquel la terre se meut, recule et fuit toujours ; elle a beau le poursuivre dans les profondeurs de l’espace sans bornes par un mouvement éternel, elle ne pourra jamais l’atteindre ; il se déplace et se dérobe de système en système. On a dit que la terre cherchait peut-être dans son mouvement continu le lieu de son éternel repos ; non, il n’y a pas de lieu de repos pour elle dans l’espace illimité, car il n’y a point de centre fixe auquel elle puisse se suspendre et adhérer ; mais qu’est-ce à dire ? C’est que le centre du mouvement qui l’emporte et qui emporte toute chose n’est point réel au sens où on entend d’habitude le mot réel ; il n’est pas un point mathématique, il n’est pas ici ou là dans l’espace ; c’est un centre insaisissable et idéal qui est à l’infini ou plutôt qui est l’infini même. Car si les astres peuvent ainsi tourner les uns autour des autres sans fin ni trêve, c’est parce que l’infini vivant veut que des combinaisons inépuisables de mouvements mettent en relation toutes les parties de l’être ; la terre est donc réellement en route vers l’infini ; c’est l’infini qui est son but, c’est l’infini qui l’attire. Dieu est, au vrai sens du mot, le centre de gravité de l’univers mouvant, et voilà comment l’unité totale de l’infini vivant se manifeste par l’infiniment grand, comme chaque loi, chaque fonction de cet infini se manifeste par l’infiniment petit. Ainsi, contrairement à la discussion éléatique, la quantité dans le monde ne fait pas obstacle à l’acte ; dans l’être absolu, l’infinité de l’acte et l’infinité de la puissance se pénètrent, et le monde est, dès lors, sans contradiction, indétermination et détermination, puissance et acte, étendue et mouvement, quantité et forme. En rapprochant le mouvement et la sensation par la quantité et par la forme, en accordant réalité et vérité et aux sensations et à l’espace, nous sommes donc fidèle à la notion même de l’être infini, et il ne nous reste plus qu’à démontrer qu’il n’y a pas contradiction entre l’être comme être et la conscience comme conscience.