De la réalité du monde sensible/Chapitre V

Félix Alcan (p. 191-290).

CHAPITRE V

la sensation et la forme


La quantité étant ainsi comme intérieure à la sensation n’empêche point celle-ci d’avoir sa forme propre, son idée ; nous avons vu que, dans le mouvement, la quantité ne mettait point obstacle à la forme, qu’au contraire elle y aidait. À plus forte raison, en est-il ainsi dans la sensation, car, si le mouvement est une forme, il est surtout comme intermédiaire entre la puissance et l’acte. Il exprime surtout ce qui se mêle de quantité continue, homogène et mesurable à tous les actes de toutes les forces de l’univers. Il est le côté de l’acte qui est tourné vers la puissance, l’aspect de la forme qui regarde la quantité. Au contraire, la sensation, tout en retenant et utilisant la quantité, est avant tout qualité, forme, détermination.

Toute sensation est beaucoup plus déterminée que les mouvements ou les rapports quantitatifs auxquels elle correspond. Deux notes sont entre elles dans le rapport de un à deux ; faites varier la seconde, de façon qu’elle soit représentée par deux et une fraction infinitésimale aussi petite que vous voudrez, la note n’est plus juste ; et ainsi une altération infinitésimale dans la quantité se traduit par un trouble dans la qualité qui peut, en grandissant, aller jusqu’à la souffrance. De même, le rapport du diamètre à la circonférence est incommensurable ; cela n’empêche point la forme idéale du cercle d’avoir une détermination si exacte et si harmonieuse qu’elle est voisine de la beauté. Lorsque les pythagoriciens attribuaient des vertus merveilleuses de proportion, de beauté, d’harmonie à certains nombres, ils versaient dans ces nombres, à leur insu, la beauté des sensations, des accords musicaux auxquels ils correspondaient. Et à vrai dire, nous ne considérons pas les nombres et leurs rapports comme d’insignifiantes abstractions, mais comme de vivantes harmonies ; mais nous disons que ces harmonies secrètes et profondes des nombres sont surtout manifestées dans la beauté des sensations, des sons, des couleurs, des lignes. C’est donc dans les sensations, bien plus encore que dans les mouvements, que la forme apparaît. Et puisqu’il est impossible, comme nous l’avons montré, de supprimer entre toutes les formes du mouvement les différences spécifiques, à plus forte raison sera-t-il impossible de les supprimer entre les différentes formes de sensations.

Herbert Spencer a tenté de ramener toutes les catégories de sensations, le son, la lumière, la chaleur, la résistance, à un élément fondamental commun dont elles ne seraient que des différenciations. Cet élément fondamental est ce qu’il appelle le choc, c’est-à-dire la rencontre de deux énergies, l’une interne, l’autre externe, qui se contrarient d’abord et qui se mettent ensuite à l’unisson par une communication prolongée. Cette hypothèse a l’air tout d’abord d’être conforme à l’hypothèse générale de l’évolution selon Spencer ; et en effet, elle en a l’allure ; c’est toujours le passage de l’homogène confus à l’hétérogène. Mais en fait, cette hypothèse est en contradiction brutale avec l’ensemble du système, car, dans Spencer, la nature inorganique s’est différenciée et débrouillée avant la nature organique et vivante. Bien mieux, c’est sous l’action du milieu physique déjà différencié que s’est déployée la diversité de la vie. Il y avait donc des agents physiques distincts du son, de la lumière, de la chaleur, de l’odorat, de la pesanteur, avant que les différents sens se fussent éveillés chez les êtres. Et chaque sens s’est éveillé sous l’excitation distincte d’un agent physique spécial. Dès lors, à aucun moment de la vie, il n’y a eu à la surface d’un être ce choc universel et confus qui est supposé contenir dans une virtualité obscure les différents ordres de sensation. Le choc ne peut donc pas être pour M. Spencer l’élément concret et l’antécédent historique des sensations diverses. Il reste qu’il soit l’élément idéal des différentes espèces de sensations, c’est-à-dire qu’en analysant chacune d’elles, on discerne, au fond de toutes, un même élément, le choc. Mais voilà que la question se transforme singulièrement. Car d’abord, de quel droit, même si l’on trouvait le choc en toute sensation, ramènerait-on toute sensation à n’être qu’une variété du choc ? Il se pourrait très bien qu’il en fût, non pas l’essence et le fond, mais la condition la plus générale et la plus superficielle. Il y a là le sophisme inconscient du matérialisme qui, constatant certaines conditions organiques à tout phénomène de conscience, ramène la conscience elle-même à des conditions organiques. Et puis, le choc n’ayant jamais existé en lui-même et isolément à l’état de choc, nous n’avons plus affaire à un fait physique, facile à saisir, sinon à interpréter ; il s’agit d’un choc idéal, présent à toute sensation, mais qu’il est impossible d’isoler en fait des formes diverses de la sensation. Dès lors, quel est le sens de ce mot choc ? Ce n’est plus un sens matériel, il exprime certaines relations intelligibles de l’énergie interne des organismes vivants et des énergies variées du milieu qui les enveloppe. Nous ne sommes plus dans la physique, mais, qu’on le veuille ou non, en pleine métaphysique. Que sont en effet ces énergies des êtres vivants ? Ce ne sont point des énergies brutes. Elles sont comme pénétrées de besoin, d’instinct, de désir, d’aspiration. En un mot, elles sont de l’âme. Or, l’âme des vivants désire, ou bien communiquer avec les autres êtres individuels et de façons diverses, ou bien communiquer avec l’infini et l’universel.

De là des ordres de sensations qui peuvent être radicalement distincts. Il est tout à fait arbitraire et faux de les ramener tous à l’idée du choc, car le choc n’est guère qu’un phénomène mécanique et il implique ou tout au moins il n’exclut pas la passivité de l’organisme en contact avec les énergies extérieures. Or, dans ses rapports avec le monde, l’être vivant est actif ; par exemple, presque tous les vivants, depuis la plante et l’hydre verte, jusqu’au papillon et à l’enfant, cherchent la lumière. Et il est probable que c’est en cherchant la lumière que les vivants l’ont trouvée, je veux dire qu’ils en ont développé en eux le sens et l’organe. Il y a donc au fond de la vie comme un appétit de la lumière, et si on la représente inerte, passive, attendant sans désir le choc de l’éther lumineux, on la dénature. De plus, le choc implique une sorte de distinction brutale entre l’organisme affecté et l’agent extérieur qui l’affecte. Or s’il y a un ordre de sensation, celui du toucher, où l’être vivant s’oppose à tout ce qui n’est pas lui, il en est d’autres, au contraire, comme l’ouïe, la vue, où l’âme aime à abolir toute barrière organique entre elle et les choses, se répandant dans la lumière ou se perdant en une mélodie. L’essai de réduction qu’a fait Spencer échoue donc complètement, et la différence spécifique des sensations diverses reste établie.

Ce qui est vrai, c’est que le toucher est à certains égards le sens fondamental et premier ; suivant la remarque d’Aristote, tous les êtres sont doués du sens du toucher et tous n’ont pas l’ouïe et la vue. De plus, il est bien certain que, pour que les autres sensations de son, de lumière, de chaleur se produisent, il faut qu’il y ait contact entre l’organisme et les agents extérieurs. Ainsi, le contact qui n’est pas précisément le choc peut être regardé non pas certes comme l’essence, mais comme la condition de toutes les sensations.

On ne s’en étonnera point, si l’on songe que toute conscience doit être déterminée, individuelle, et que c’est par le toucher que l’individualité d’un être se limite et se précise. Il n’y aurait pas de consciences individuelles, et des âmes innombrables ne s’éveilleraient pas dans tous les centres de force, si la conscience absolue, le moi absolu n’existait pas. Si l’infini, si l’être, en un sens qui nous dépasse, ne disait pas moi, comment ces innombrables parcelles de l’être, qui ont conscience d’elles-mêmes dans toutes les hauteurs, dans toutes les profondeurs de l’univers, pourraient-elles dire moi ? Il n’y a pas, à l’éveil d’une conscience nouvelle, création de conscience, mais, si j’ose dire, adaptation de la conscience absolue à un point de vue particulier. C’est parce que le parfait est entré dans la contradiction et dans la lutte, que la conscience absolue se disperse en consciences innombrables, pour retrouver, au terme idéal des choses, son unité première dans l’unité vivante et libre des âmes. Cette dispersion de la conscience absolue en consciences particulières n’est possible que s’il y a des bases organiques distinctes, des centres de vie distincts. Et voilà pourquoi la première condition de la conscience individuelle, c’est l’individualité organique ; et comme c’est par le toucher que cette individualité s’affirme et qu’elle s’oppose à tout ce qui n’est point elle, c’est le sens du toucher qui est en quelque sorte à la base de la conscience individuelle. C’est par lui que la conscience absolue prend tout d’abord la forme brute de l’individualité limitée ; c’est par lui qu’elle s’incorpore à des organismes distincts, où elle se façonne en conscience particulière. C’est de lui qu’elle, qui est l’unité, apprend la division, la limitation, l’opposition. Voilà comment le toucher peut être dit le sens fondamental ; et voilà pourquoi aussi il y a, dans tous les autres sens, un reste de toucher. Si la conscience individuelle pouvait, par exemple, percevoir la lumière sans qu’il y eût contact de son organisme et de la lumière ; si le sentiment de l’organisme ne se mêlait pas en quelque façon à la perception de la lumière, la conscience individuelle se perdrait absolument dans l’universalité de la lumière ; elle n’aurait plus son point de vue distinct sur l’univers, et elle ferait retour à la conscience absolue.

Lorsque les mystiques disent que c’est le poids du corps qui empêche l’âme de remonter à l’âme divine, ils expriment, sous une forme naïve, une vérité profonde. C’est bien, en effet, le toucher qui localise et qui individualise la conscience. Mais ce n’est pas l’âme qui est captive : c’est Dieu qui est retenu captif dans les existences individuelles, et les âmes individuelles n’existent que par cette sorte de captivité divine dont le toucher est l’instrument. C’est avec raison aussi, et avec un merveilleux instinct du vrai, que les hommes font de ce que l’on peut toucher, de ce qui est palpable, le symbole même du réel. Avant que la conscience absolue ait accepté la forme de l’existence individuelle, affirmée et attestée par le toucher, il y avait certes une haute et idéale réalité ; mais ce que nous, vivants, nous appelons la réalité, n’existait pas. C’est dans le toucher que se manifeste la crise profonde par laquelle le parfait est entré dans la lutte et l’un dans la dispersion. C’est donc une erreur grave de considérer le toucher comme un sens grossier : il n’y a pas de sens grossier, parce que tout sens atteint une vérité et qu’il n’y a pas de vérité grossière. Le toucher qui nous révèle la forme dramatique qu’a prise la vie divine, l’opposition éternelle et le combat éternel où elle est entrée est, à sa manière, un sens métaphysique et divin. Voilà pourquoi le toucher a le droit, non seulement de s’exercer dans sa sphère propre, mais d’être présent en quelque mesure aux autres sens. Même quand elle se laisse emporter à une chanson lointaine, même quand elle oublie tout, ses bornes, ses misères, ses luttes, dans la sérénité de la lumière illimitée, l’âme sent, par un contact léger, qu’elle est en effet une âme, c’est-à-dire une conscience individuelle, et qu’aucune rêverie, qu’aucune expansion vague ne la dispense de sa part d’effort et de lutte dans un monde où Dieu même s’est soumis aux conflits et aux contradictions. Il est impossible à l’âme d’oublier jamais la crise divine qui a créé l’individualité, et d’échapper à une loi que Dieu a faite pour tous en la faisant pour lui-même. Aussi, même dans ces transfigurations glorieuses de l’univers que rêvent les imaginations mystiques ; même si la lumière et le son jouent dans un monde nouveau, comme nous l’avons supposé un moment à la suite du Dante, un rôle plus vaste ; si toutes les forces et toutes les âmes se résolvent les unes pour les autres en lumière, en couleur, en harmonie, il sera impossible d’abolir entièrement le toucher, car ce serait abolir l’individualité elle-même. Il y aura donc toujours des corps au sens profond du mot, même dans les royaumes spirituels. Il se peut qu’à l’heure présente il n’y ait pas équilibre, dans le monde, entre le toucher et les autres sens, et que les rapports des êtres entre eux soient beaucoup plus des rapports d’exclusion jalouse et d’ignorance épaisse que des rapports d’intuition et d’harmonie. Mais tout réduire à l’intuition et à l’harmonie en supprimant ce qu’on appelle la grossièreté du toucher, ce serait supprimer la base même de l’existence individuelle, et, par suite, cette vie même de l’âme que l’on prétendrait exalter. Cette justification du toucher est donc la justification de l’univers actuel. Il n’est, pour les mystiques épris de pure lumière, qu’un monde provisoire. Au contraire, pour ceux qui savent voir que la lutte est une partie essentielle de la réalité, il est l’univers définitif.

Le monde étant une vérité, et la conscience, fragment de Dieu, étant faite pour la vérité, il est naturel que la conscience saisisse par les sens la vérité du monde, sous forme de résistance, de chaleur, de son, de lumière. Mais il y a là un problème que la conception purement mécanique de l’univers ne peut résoudre. Selon les mécanistes, il n’y a d’autre réalité dans le monde que des mouvements bruts, et ces mouvements éveillent dans les consciences des sensations qui n’ont avec eux aucun rapport intime. Il y a des mouvements de l’éther qui ne sont en rien de la lumière, et il y a en nous une sensation de lumière qui ne ressemble en rien aux mouvements de l’éther. Mais enfin, cette lumière qui est en nous, elle n’est pas seulement un fait, elle est une vérité ; elle nous révèle, sous forme de transparence, l’unité de l’être, et l’amitié de l’être universel pour les formes individuelles qui se dessinent en lui. Elle répond donc à un besoin de vérité et de vie qui est dans les âmes. Et alors, nous demandons au mécaniste : comment se fait-il donc qu’il y ait précisément, dans le monde, des mouvements qui éveillent en nous le sentiment de la lumière ? Comment l’ordre mécanique répond-il à cet appétit de lumière qui est dans les âmes ? D’habitude les finalistes posent bien mal les questions. Ce qui les émerveille, par exemple, c’est, étant donnée la lumière, que l’œil soit construit de façon à la recueillir. Mais, en vérité, cela est très simple. Ce qui est étonnant, ou plutôt ce qui est merveilleux, c’est qu’il y ait de la lumière. C’est que l’éther illimité qui n’a pas reçu son mot d’ordre des vivants soit ébranlé de telle sorte qu’il apporte à ces vivants la lumière. Quand on cherche des harmonies et des adaptations entre la lumière et l’œil, on ne sort pas de la mécanique. Ce qui est divin, c’est qu’il y ait harmonie entre l’être et la conscience, et que celui-là fournisse en mouvement ce que celle-ci réclame en clarté. Qu’est-ce à dire ? C’est que l’opposition, ou même la distinction radicale de l’être et de la conscience, est arbitraire et vaine. C’est que l’effort de l’être est déjà un effort de conscience. Si l’être fournit la lumière à la conscience, c’est qu’il a déjà créé la lumière pour lui-même comme s’il était une conscience. La lumière est l’effort de l’infini pour se saisir et s’affirmer dans son unité, pour faire amitié avec lui-même par le rayonnement et la transparence. En créant la lumière, l’infini a voulu prendre possession de lui-même ; il a voulu, non pas être vu du dehors, mais se voir. La lumière n’est pas l’aliment inerte du regard ; elle est elle-même un regard, elle est, à la lettre, le regard de Dieu. Et si nous voyons par la lumière, c’est que, par elle, nous devenons une partie du regard divin. La lumière n’a pas été faite et comme fabriquée pour les yeux mortels et les âmes éphémères ; mais, étant le regard éternel, il y a place en elle naturellement pour tous les regards qui s’allument et s’éteignent. Étant une immense manifestation d’âme, il y a place en elle naturellement pour toutes les âmes, qui ne la cherchent point par hasard, qui ne la trouvent point par une rencontre extérieure et fortuite, mais qui vont à elle comme à une sœur.

Cette harmonie profonde, entrevue par nous entre l’être et la conscience, nous permet, sinon de résoudre, au moins de mieux poser la question suivante : Y a-t-il d’autres sens possibles que ceux que nous avons ? Dans la conception mécaniste, le nombre des sens possibles semble illimité. Toute sensation n’étant que le signe arbitraire d’un mouvement spécial, il semble qu’il puisse y avoir autant d’espèces distinctes de sensations que de formes distinctes du mouvement, et ces formes du mouvement n’étant pas des fonctions définies et intelligibles, mais des faits bruts, il peut toujours se produire des combinaisons nouvelles de mouvements et, par suite, des possibilités nouvelles de sensations. Au contraire, lorsque chaque espèce de sensation est considérée comme exprimant une vérité, le nombre de ces espèces de sensations est nécessairement limité, car les aspects essentiels de la réalité ne peuvent pas être en nombre indéfini. Qui dit vérité, dit organisation, système défini et clos. Les principes de la raison ne sont pas en nombre illimité. L’unité de l’être peut apparaître, selon le point de vue où l’on est placé, sous la forme du principe de substance, du principe de causalité, ou du principe de finalité. Mais, comme tous ces points de vue s’enchaînent et s’ordonnent en un système saisissable, la raison ne peut être indéfiniment démembrée. Lorsque, comme nous, on fait de la sensation quelque chose de rationnel, et que l’on rapproche la sensibilité de l’entendement, il ne peut pas plus y avoir un nombre illimité de catégories de sensations qu’il n’y a un nombre illimité de catégories de l’entendement. Donc, quel que soit l’être vivant que l’on imagine, et si riche que l’on suppose sa sensibilité, il aura bientôt épuisé toutes les formes possibles de la sensation, et ce n’est point là pauvreté, car, ou bien les sensations contiennent une vérité, et la sensibilité, réduite à un certain nombre de sensations, n’est pas plus pauvre que ne l’est la raison réduite à un certain nombre de principes, ou bien les sensations ne sont qu’une fantaisie vaine de nos nerfs, et alors, collectionner des sensations inédites, serait aussi puéril et bientôt aussi fastidieux que collectionner des variétés inconnues de tulipes ou de dahlias. Il y a donc un système de sensations, et ce système doit être universellement vrai. Les êtres qui vivent dans les sphères les plus lointaines doivent avoir, au fond, les mêmes sensations que nous. J’en suis bien fâché pour ceux qui, dans ces conditions, trouveront l’univers monotone ; mais il faut plaindre les voyageurs qui ont besoin, pour trouver quelque variété dans le monde, de la bizarrerie des coutumes locales. Il restera toujours, pour ceux qui savent regarder avec l’âme, la diversité des nuances, des paysages, des physionomies. Il me plaît, au contraire, d’imaginer que les êtres inconnus qui vivent loin de nous, dans les profondeurs insondables du ciel, sentent, au fond, l’univers et la vie, comme nous les sentons nous-mêmes ; car, s’il n’en était pas ainsi, en quoi, je vous prie, ferions-nous partie du même univers ? N’ont-ils donc pas, comme nous, l’idée de l’universel et le sentiment de l’individuel, et si la lumière exprime l’universel et son rapport à l’individuel, comment, ayant la même idée que nous de l’être, ne verraient-ils pas, comme nous, la lumière en qui l’être se manifeste ? Les sphères qui nous sont inaccessibles se révèlent à nos yeux par des points lumineux. Il y a donc, dans toutes ces sphères, le mouvement de l’éther qui correspond à la lumière. Et comme ce mouvement n’est point arbitraire et ne peut point se traduire en une sensation arbitraire, l’universalité du mouvement de lumière nous atteste l’universalité du sentiment de lumière. Nous voyons dans le regard de Dieu ; ce regard est immense, et tous les êtres voient en lui ; et, voyant tous en lui, ils voient de même. Est-ce que les cinq sens de l’homme sont les seuls sens possibles ? Il est bien difficile de l’affirmer. En fait, les cinq sens de l’homme suffisent au plein exercice de la pensée. Il n’y a pas une seule des idées essentielles de l’esprit humain, l’être, la permanence, la substance, le changement, le mouvement, la force, l’universel, l’individuel, l’aspiration, le désir, la joie, la quantité, qui ne puisse être illustrée par une sensation. Cela est vrai que l’empirisme a pu tenter, sans une absurdité palpable, de déduire nos idées fondamentales de l’expérience sensible. Les cinq sens forment donc un système défini et rationnel qui pourrait bien être complet. Il est vrai qu’il y a du jeu dans la nature. Elle n’est pas comme ces poètes trop exacts qui emploient des métaphores sèches où l’image est strictement ajustée à l’idée. Elle est un peu comme le grand Homère, chez qui les images, tout en ayant rapport à l’idée, se développent largement pour elles-mêmes. Ainsi, bien que la couleur joue dans le monde un rôle déterminé, il n’est pas facile de dire, par exemple, pourquoi il y a du violet. Il se peut donc, à la rigueur, que les idées fondamentales exprimées par nos cinq sens puissent se figurer et se jouer en d’autres formes de sensation. Peut-être notre sensibilité, toute pénétrée de raison, est-elle assez pauvre de fantaisie, peut-être sommes-nous plus métaphysiciens qu’artistes. J’observe cependant qu’il y a, entre notre sensibilité et le milieu où nous vivons, des corrélations très nuancées et très fines. Avant que la lumière eût été étalée en un spectre continu, on pouvait très bien supposer que les sept couleurs connues de nous ne représentaient qu’une fraction infinitésimale des couleurs possibles. Or elles occupent tout le champ visible du spectre, et ce champ visible lui-même est une partie notable du spectre total. Si donc l’on supposait que les rayons calorifiques et les rayons chimiques du spectre peuvent fournir à d’autres sensibilités que la nôtre des sensations de couleur, les couleurs connues par nous représenteraient plus d’un tiers de la totalité des couleurs possibles. Mais il n’y a aucune raison d’admettre que la lumière et la chaleur ne sont point deux éléments essentiels du rayonnement solaire. Les vivants ne pourraient obtenir, dans le spectre, une zone colorée plus étendue qu’en diminuant d’autant la zone de chaleur. Il n’est point démontré que la ligne de partage entre la lumière et la chaleur soit fixée arbitrairement, dans le spectre, à une longueur d’onde déterminée. J’ai déjà rappelé que les rayons lumineux et les rayons calorifiques agissent différemment, non seulement sur nos sens, mais sur les végétaux. La longueur d’onde n’est donc point indifférente aux conditions secrètes de la vie. Quand on connaîtra mieux les mouvements de l’éther, on comprendra peut-être qu’une diminution presque insensible dans la vitesse des vibrations éthérées suffit à modifier les relations fondamentales de l’éther et de la matière, et à manifester dans le spectre, ici la couleur, là la chaleur. Je crois même que cette sorte de crise soudaine que subit le spectre en passant de la lumière à la chaleur, aidera la science à comprendre les mouvements internes de la matière et leurs relations avec l’éther. Nous insisterons sur ce point quand nous essayerons de définir la lumière et la chaleur. Je voulais démontrer seulement, à cette place, qu’il était plus que possible, qu’il était probable que nous connaissions toutes les variétés existantes de la couleur. Lorsque, selon le beau récit biblique, Dieu, après le déluge, a détendu son arc sur les nuées et fait briller l’arc-en-ciel en signe de paix, il a épuisé, dans ce lumineux sourire, toutes les couleurs de l’univers.

L’homme est en relation avec la terre par la résistance, avec les objets individuels par la résistance aussi et le sens de la forme, avec la vie par le goût et l’odorat, avec l’éther par la lumière et la chaleur ; et par la couleur, il perçoit, comme nous le verrons, les relations les plus délicates de la matière pesante et de l’éther impondérable. Il n’y a donc pas, semble-t-il, dans l’univers où il vit, un seul élément qui ne soit comme représenté dans la sensibilité de l’homme. On nous dira, sans doute, qu’il y a là un cercle vicieux, car, ne connaissant les choses que par les sensations qu’elles éveillent en nous, il est naturel que toute chose connue soit pour nous objet de sensation. L’objection ne porte pas, car nous pouvons très bien connaître, au moyen d’un sens, des combinaisons de mouvements qui pourraient donner lieu à une espèce nouvelle de sensations et qui sont comme neutres pour notre sensibilité. Je m’explique. Je n’ai pas besoin d’un sens spécial des combinaisons chimiques pour savoir qu’il y a des combinaisons chimiques. La vue suffit à m’en informer. Mais, pour la vue, le mouvement d’affinité qui précipite les molécules chimiques les unes vers les autres est un mouvement comme les autres. Le changement d’aspect et de couleur des éléments chimiques qui se combinent est un phénomène de vision comme les autres. Je puis donc me demander si une sensibilité plus riche que la mienne, au lieu de ne percevoir les combinaisons chimiques que sous les espèces banales de la vue, de l’ouïe, du toucher, ne pourrait point saisir directement ces combinaisons par des sensations spécifiques. De même pour l’électricité. Les phénomènes électriques sont pour moi ou des frémissements, ou des commotions, ou des étincelles lumineuses. Ils n’ont donc pour ma sensibilité rien de strictement spécifique ; ils prennent place ou dans les phénomènes musculaires ou dans les phénomènes de vision. Je sais pourtant, sans être averti par un sens spécial, que l’électricité est un agent spécial ; qu’elle a ses lois particulières et son rôle distinct ; et je puis me demander aussi pourquoi elle ne correspond pas, comme la lumière et la chaleur, à une sensation spécifique. Il nous est donc très facile de connaître indirectement des catégories de faits qui ne nous sont point révélées directement par un sens correspondant. Il n’y a donc pas coïncidence absolue et confusion de notre sensibilité et des choses, et nous pouvons, sans cercle vicieux, comparer notre sensibilité aux choses ; et si nous constatons que les éléments essentiels de l’univers sont représentés dans notre sensibilité, si nous expliquons, en outre, pourquoi certaines catégories particulières de faits ne sont point interprétées par un sens spécial, nous aurons, semble-t-il, justifié la sensibilité humaine. J’entends par là que nous en aurons exclu toute limitation arbitraire et qu’elle sera pour nous, non plus un fait brut, mais un rapport rationnel de la conscience à l’être.

Or, il est aisé de comprendre pourquoi les combinaisons chimiques n’affectent point un sens spécial de l’être vivant. C’est que, pour l’être vivant et conscient, les phénomènes chimiques ne sont point, si j’ose dire, des vérités constituées ; ils ne sont que des matériaux. La vie n’est pas un total de combinaisons chimiques, elle est une forme d’unité qui s’impose à ces combinaisons. Ceux qui font dériver la vie de la chimie organique oublient que la nature ne produit les composés organiques que dans l’intérieur des êtres vivants. Dès lors, comment la vie, et la vie consciente, pourrait-elle donner une sorte de valeur spéciale aux combinaisons chimiques en les percevant en elles-mêmes et pour elles-mêmes sous une catégorie distincte de sensations ? Elle les perçoit seulement dans leurs rapports avec elle-même, c’est-à-dire dans la chaleur qu’elles procurent à l’économie animale ; considérées en elles-mêmes et indépendamment de la vie, les combinaisons chimiques sont des groupements de forces, des attractions, des appétitions, et alors c’est au moyen du sentiment d’énergie que la conscience enveloppe que nous nous les représentons. Ainsi, ni dans leurs relations avec la vie, ni en elles-mêmes, les combinaisons chimiques ne doivent faire l’objet d’un sens spécial.

Le rôle de l’électricité dans l’économie générale du monde et de la vie est trop peu connu encore pour qu’il nous soit possible de tenter une déduction sérieuse. Par sa rapidité et sa subtilité elle semble analogue à ce qu’on appelle l’éther. Mais en même temps elle est étroitement unie à ce qu’on appelle la matière. Tandis que la chaleur et la lumière se manifestent dans le pur éther, l’électricité ne se manifeste que dans la matière. Tandis que la lumière et la chaleur se propagent suivant leurs lois propres avec une inflexible géométrie, l’électricité chemine dans les corps de façon variable et irrégulière et sa marche dépend évidemment de la nature même de ces corps. On dirait que l’électricité est comme un moyen de communication subtil et rapide entre les éléments matériels, résistants, épais, s’excluant les uns les autres ; il se serait produit une sorte de dispersion et de morcellement de l’être, si des courants continus rapides n’en avaient en quelque façon maintenu l’unité. Par la pesanteur qui oriente tous les éléments de notre planète vers le centre, la terre n’est guère qu’une unité géométrique. Peut-être, par les courants magnétiques qui l’enveloppent comme une invisible ceinture, est-elle, en un sens, une unité vivante. J’entends par là que les changements de température, d’équilibre, survenus en un de ses points, peuvent se répercuter dans la planète tout entière par un mouvement continu, rapide et interne. Ainsi, les courants magnétiques et électriques résumeraient la vie de la planète et lui donneraient une forme d’unité. La physiologie conjecture que les organes des êtres vivants sont comme baignés dans un milieu électrique qui assurerait l’équilibre des fonctions. Il est difficile de croire que les phénomènes de pensée et de vouloir ne sont pas accompagnés de phénomènes électriques. Ainsi, partout où il faut arracher la matière à l’isolement, à l’esprit de résistance et d’exclusion, partout où il faut obtenir avec des éléments agglomérés une action une et rapide, l’électricité semble intervenir. Il n’est pas téméraire de supposer que l’électricité, moyen d’unité et d’action, est la condition de la conscience, ou mieux, qu’elle en est en quelque sorte la figure et qu’elle en imprime la forme aux éléments matériels. Si les astres auxquels les anciens prêtaient une âme divine arrivent un jour à la conscience, il est probable que c’est dans l’unité préalable de leur vie électrique qu’ils en trouveront les premiers linéaments. Ce n’est pas sans raison que des esprits inquiets, qui veulent échapper au matérialisme sans sortir de la nature et de la réalité, considèrent que les phénomènes électriques sont à certains égards des phénomènes spirituels. Balzac a merveilleusement pressenti cet ordre de vérités ; mais je me propose seulement d’indiquer, autant qu’on le peut faire en un sujet aussi peu connu, que si les phénomènes électriques ne sont pas l’objet d’une espèce distincte de sensation, c’est peut-être parce qu’ils sont trop près de la conscience elle-même. Peut-être, à certains égards, sont-ils la forme extérieure de la conscience. En les percevant, elle se percevrait encore elle-même, mais elle se percevrait comme extérieure à soi, ce qui est contradictoire. Aussi ne perçoit-elle l’électricité que dans ses effets indirects sur les sens dont elle n’est point l’objet propre, sur le toucher, la vue, etc.

Donc, il semble que tout ce que la conscience de l’homme n’atteint pas par des sens spéciaux, elle ne doit pas l’atteindre. Elle n’est pas arrêtée par une limite arbitraire ou par une faiblesse constitutive, mais par la nature même des choses. Elle ne pourrait, semble-t-il, se créer des sens nouveaux sans fausser la réalité. L’électricité perçue à part comme la lumière ne serait plus l’électricité. La conscience de l’homme atteint donc par les cinq sens tout ce qu’elle peut et doit atteindre ainsi, et en abordant l’étude distincte de chacun de ces sens, nous n’allons point procéder à une sorte d’énumération arbitraire, mais à l’étude d’un système de perception qui est un système de vérité.

Le toucher, avons-nous dit, est l’affirmation de l’individualité. De là, deux conséquences : d’abord, il devra être le plus complexe de tous les sens. Il saisit en même temps, dans un objet, des qualités très diverses : la forme, la résistance, le poli, la pesanteur, la température. Tout objet individuel est le point de rencontre d’un certain nombre de qualités générales. Si vous ne considérez en lui, par un effort d’abstraction, qu’une de ses qualités, il vous est plus facile de le confondre avec d’autres objets. À mesure, au contraire, que vous considérez en lui un plus grand nombre de qualités ou de caractères, vous le distinguez mieux de tous les autres objets : son individualité s’affirme. Voilà pourquoi le sens du toucher, étant le sens de l’individualité, groupe le plus possible dans un acte unique de perception un très grand nombre de caractères. Non seulement il perçoit la forme, la résistance, la structure superficielle, la température, mais il perçoit encore le mouvement de translation et le mouvement de vibration des objets ; et avec le mouvement de vibration réglé ou déréglé, on peut presque dire qu’il perçoit le son sous sa forme matérielle. L’homme aveugle et sourd a, sans doute, une vie bien pauvre ; mais l’homme qui, doué de la vue et de l’ouïe, n’aurait à aucun degré et en aucune manière le sens du toucher interne et externe, vivrait dans un rêve insensé. Mais pourquoi le sens du toucher ne nous révèle-t-il pas toutes les qualités des êtres ? Pourquoi est-il aveugle ? Est-ce que la couleur de la fleur ne fait point partie de l’individualité de la plante ? Est-ce qu’elle n’en exprime pas et n’en achève pas la nature intime et particulière ? Mais entendons-nous bien. Quand nous disons que le toucher saisit et affirme l’individualité des êtres, nous n’entendons pas la haute et pleine individualité. Celle-ci, en effet, suppose que l’être sait se résumer et se traduire pour retentir dans les autres êtres. Elle suppose aussi qu’il sait entrer en relation avec l’universel. Tout être qui ne sait pas se communiquer à d’autres êtres et faire amitié avec l’infini est incomplet. Il n’est pas une individualité achevée. Ce que le toucher saisit, c’est l’individualité stricte, close, épaisse. Et voilà pourquoi la lumière et le son lui échappent. Voilà pourquoi aussi il ne perçoit point à distance. Percevoir à distance, c’est saisir l’être quand il est déjà sorti de soi, quand il a propagé dans l’espace une partie de lui-même. La forme que la vue perçoit à distance est un rayonnement de l’objet dans l’espace ami. Le toucher ne perçoit la forme que dans la masse elle-même, à l’état de résistance, de matière brute. Par la lumière, la forme de l’objet le plus lourd se dégage, s’échappe et s’envole. Pour le toucher, la forme est encore serve de la matière, captive de la pesanteur.

En second lieu, pour que le toucher manifeste l’individualité, il faut que l’être conscient se distingue nettement lui-même des objets qui le touchent ; il faut que le moi ait le sentiment de son énergie propre, en même temps que de la résistance opposée à cette énergie par un objet extérieur. C’est surtout dans le toucher qu’éclate la fameuse distinction du moi et du non-moi. Et c’est sur l’effort organique déployé par nous dans le toucher actif, que Maine de Biran a fondé sa philosophie. C’est aussi au moyen du sens du toucher qu’on a prétendu démontrer surtout l’objectivité du monde extérieur. En effet, en sentant les objets extérieurs qui nous résistent, nous nous sentons nous-mêmes comme énergie, c’est-à-dire comme réalité essentielle et non pas comme phénomène. Or, les objets qui nous résistent opposent leur force à notre force. Si nous ne rencontrions pas une résistance analogue à l’action exercée par nous, cette action se perdrait dans le vide ; et réciproquement, si les objets n’étaient point sollicités à manifester leur force de résistance par l’action que nous exerçons sur eux, leur force resterait à l’état de puissance pure et d’inertie. Si donc nous sommes une force, c’est grâce à la résistance des objets ; et si les objets sont une force, c’est grâce à notre action sur eux. À mesure que nous déployons un effort plus vigoureux contre un rocher qui barre notre chemin, une quantité plus grande de notre force sommeillante et cachée passe à l’état d’énergie active et sentie, et inversement, une quantité plus grande de la résistance brute et dormante du rocher passe à l’état de résistance active et presque d’hostilité. Ainsi, notre force et la force des objets forment un système dont les deux termes s’impliquent l’un l’autre et varient simultanément. Par là, l’objet extérieur entre en quelque sorte dans la sphère de notre conscience ; en nous percevant nous-mêmes comme force, dans notre conflit avec lui, nous le percevons, lui aussi, comme une force opposée, mais comme une force. Ainsi, quoique extérieur à nous il est saisi par nous comme s’il nous était intérieur. Il n’est plus, en un certain sens, objet de perception, mais objet de conscience. Et le monde extérieur n’est plus un phénomène aperçu du dehors et qui peut être illusoire. Il est une force sentie du dedans et d’une incontestable réalité. Dès lors, pour assurer l’objectivité du monde extérieur dans toutes ses manifestations, dans la lumière, le son, l’étendue, comme dans la résistance, il suffit de voir partout des forces et de supposer qu’à nos diverses espèces de sensations correspondent des groupements divers des énergies cosmiques.

Voilà le système qui se sert du toucher et du toucher tout seul pour établir la réalité du monde extérieur. Il me paraît étrange, je l’avoue, de chercher dans un seul sens la caution de tous les autres ; dans une seule manifestation de la réalité, la garantie de toutes les autres. Ainsi, la réalité du monde serait certaine dans le toucher seulement et par lui, incertaine partout ailleurs. Ainsi, la lumière n’aurait point sa vérité et sa justification en elle-même ; elle ne serait point défendue contre un subjectivisme maladif par sa fonction idéale et éclatante, qui est d’affirmer l’unité vivante et bonne de l’être, sa transparence amicale et douce. Elle, qui est la fonction de l’universel et qui sollicite les consciences étroites et closes à sortir de soi, à s’ouvrir dans l’illimité, elle ne serait certifiée et démontrée que par un procédé indirect et par l’intervention de ce sens du toucher qui resserre, au contraire, les individualités ! Au fond, quand nous avons réfuté la doctrine de Spencer, qui ramenait tous les sens à n’être que des variétés du tact, nous avons réfuté par là même la théorie qui fait dépendre la vérité de tous les sens de la vérité du toucher, et qui ne donne de la vérité aux sens que dans la mesure où ils ressemblent au toucher en exprimant, à leur manière, des forces analogues aux forces tangibles. Ceux qui démontrent par le toucher la réalité objective du monde paraissent poursuivre le même but que nous, mais, au fond, ils ont de l’univers une conception toute opposée. Pour nous, nous essayons de démontrer la réalité des manifestations essentielles du monde en y découvrant des vérités. Voilà pourquoi, les différents sens nous révélant des vérités distinctes, nous ne les ramenons point les uns aux autres et nous n’appuyons point la vérité de tous sur la vérité d’un seul. Eux, ils prennent le toucher et ce qu’il nous révèle comme un fait ; ils n’interprètent point ce fait, ils ne le déterminent pas en le ramenant à une idée et ils essayent de le retrouver peu ou prou dans toutes les autres manifestations de l’univers, la lumière, le son, comme s’ils avaient démontré qu’il est le fait fondamental. Dès qu’ils ont extrait, des révélations du toucher, ce qu’ils appellent la force et qu’ils ne définissent point, ils induisent qu’il y a de la force dissimulée sous tous les phénomènes de l’univers. Et comme ils ont fait de la force, telle qu’elle se manifeste dans le toucher, le type même de la réalité sans dire pourquoi, mettant partout la force, ils trouvent partout de la réalité. On dirait que la réalité du monde est comme une assise de roc qui se développe sous terre, à une certaine profondeur, et qui, recouverte ici par les eaux bleues de la mer, ailleurs par la terre végétale et la verdure des plantes, affleure, en quelques points, à la surface du sol. Vous voyez bien, nous dit-on alors, ces pointes de roc sèches et dures qui percent au-dessus de la terre. Vous pouvez les palper, c’est bien le roc, c’est bien la réalité persistante et profonde ; et si tout est réel, c’est que tout repose sur ce fondement. Hé quoi ! la verte prairie fourmillante n’est réelle que parce qu’elle repose sur une assise de rocher ? Quelle idée avez-vous donc de la réalité et de la vie ; et que faites-vous, théoriciens de pierre, des eaux bleues et douces où se mire le soleil ?

Voilà un beau musicien qui paraît avec une toque à plumes, un manteau de soie, pourpre et or, une mandoline sonore et joyeuse ; pour la marche, de solides souliers ; et vous, pour me démontrer que ce n’est pas là une vision et un rêve, vous palpez ces souliers, vous y trouvez quelque résistance : c’est de la force. Comme on peut supposer également de la force sous les jeux de lumière du manteau splendide et jusque dans les sons légers qui s’envolent, voilà la réalité du musicien démontrée. Vraiment oui, ceux qui démontrent la réalité de l’univers par le toucher, démontrent le musicien par sa chaussure.

Le toucher est une vérité. Il n’est pas la vérité. Lorsqu’on dit que dans l’effort, dans la pression, nous saisissons l’énergie, c’est-à-dire la réalité active des choses, on semble croire que la réalité absolue existe quelque part à l’état brut et qu’il nous suffit pour la saisir de discerner le point où elle est. Mais Hume a démontré depuis longtemps que nous ne saisissons pas le mécanisme intermédiaire par lequel notre vouloir aboutit au mouvement de la main, ou du pied. Nous ne saisissons donc pas les énergies qui entrent en jeu à l’état brut, nous ne les percevons que sous la forme même du mouvement que nous voulons accomplir et en les soumettant à une idée intérieure. L’acte que nous voulons accomplir et que nous accomplissons est, pour la conscience, la réalité même, et la seule réalité ; mais c’est la réalité déterminée sous une forme particulière. L’énergie sentie par le moi dans l’effort n’est pas l’énergie pure, indéterminée, l’énergie absolue ; c’est l’énergie sous la forme de l’individualité telle qu’elle doit apparaître à la conscience individuelle entrant en conflit avec les objets extérieurs ou avec son propre organisme qui, en tant qu’il résiste, est un objet extérieur. Hume, et ceux qui prétendent ramener toute réalité à ce qu’ils appellent la force, commettent en sens inverse la même erreur fondamentale. Lorsque Hume prétend que nous ne saisissons pas en nous-mêmes l’énergie causale, parce que nous ne saisissons pas le détail des énergies intermédiaires par où s’exerce notre causalité, il a l’air de supposer qu’il y a un fonds ultime d’énergie où l’on peut descendre et où nous ne descendons pas, un absolu d’énergie que l’on peut saisir et que nous ne saisissons pas. Les autres, au contraire, s’imaginent que cette énergie absolue et ultime, la conscience la saisit. Mais l’énergie n’existe pas tout entière sous une forme déterminée, pas plus que l’être ne s’épuise en une manifestation particulière. Il y a, sous la conception que l’on appelle dynamique, un matérialisme inaperçu. Elle considère l’être, la force comme une chose que l’on peut étreindre dans un acte unique et serrer en quelque sorte dans la main. On dirait que la vérité est dans le monde comme un caillou dans l’eau, et qu’il ne faut point se laisser tromper au reflet, mais aller droit jusqu’à la pierre. Il n’en est rien. L’infini ne se laisse pas réduire à l’un de ses aspects et l’être ne se laisse pas ramener à ce type spécial de la force que nous fournissent le sens musculaire et le sens du toucher. Je sais bien que la science pourra retrouver dans toutes les manifestations des vestiges et comme des analogies de la force. Je sais bien que la lumière solaire fait un travail, qu’elle provoque des actions et des réactions et que, sous une cloche de verre où l’on a fait le vide, elle fait tourner de petites palettes de métal comme les ailes d’un moulin. Mais cela n’est pas toute la lumière, ou plutôt cela n’est pas la lumière. Il faut bien, puisqu’elle fait corps avec le soleil, qu’elle accomplisse, elle aussi, sa part de besogne mécanique ; mais ce n’est point là son office. Je ne puis reconnaître la force, c’est-à-dire l’individualité stricte et un peu âpre, dans les larges effusions d’azur qui emplissent l’espace et le cœur de sérénité, et le soleil n’est pas une bête de somme harnachée d’un harnais splendide.

Ce n’est pas que le toucher n’ait, lui aussi, sa poésie. D’abord, l’individualité a quelque chose de profond. Quelle erreur que celle de Socrate demandant une maison de verre ! L’homme a droit à la maison de pierre, à la maison résistante et close, où il enferme le secret de ses affections et de sa vie, et où la mort lui est plus douce, parce qu’elle y est enveloppée d’un recueillement ami. S’enfermer, ce n’est pas se resserrer, car, en se répandant au dehors, on y rencontre parfois tant de froissements et de blessures qu’on traîne, sous le ciel grand ouvert, une âme contractée. Au contraire, dans la paix de la maison, le cœur se rouvre, et, dans l’individualité close, se creusent, à l’insu du monde agité, des abîmes de tendresse et de douceur. Voilà pourquoi je dis que le sens du toucher, par qui l’individualité se précise, a quelque chose de profond.

Et de plus, par une sorte de retour étrange, c’est peut-être lui qui nous arrache le plus à nous-mêmes ; car si après nous avoir concentrés en nous-mêmes, il nous unit à autre chose que nous, ce n’est pas d’une amitié extérieure et vaine, mais bien d’une amitié solide et en quelque sorte totale. Observez qu’il n’y a pas d’action sans réaction, et que, dans la mesure même où nous agissons sur le monde extérieur, il agit sur nous ; et si nous pénétrons en lui par notre effort, il pénètre aussi en nous. Il y a des heures où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille, et profonde comme la terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement du regard, elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elle réagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son sein et nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quelles palpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais à elle et qu’elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élan prodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, et qu’elle m’y portait avec elle ; et je sentais dans ma chair aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre, que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre ; s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre la liberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre, dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ou amitié !

De plus, il y a, dans le toucher lui-même, un commencement d’émancipation à l’égard de la matière brute. Sans doute, il n’isole jamais entièrement la forme de la résistance ; mais il peut être si léger qu’il ne retienne presque que la forme. On peut, si je puis dire, emporter au bout des doigts la forme d’un objet. C’est là ce qui permet aux aveugles d’avoir du monde une intuition qui ne diffère pas autant qu’on le pense de celle qu’en ont les voyants. Ils ont comme nous le sentiment de l’espace ; j’entends, par là, qu’ils n’ont pas besoin, pour se représenter la distance qui les sépare d’un objet, de se figurer les mouvements par lesquels ils arriveraient à cet objet. Ils n’ont pas besoin de se rattacher, en imagination, aux objets distants par une chaîne continue de mouvements et de sensations musculaires. Ils ont, au moins à l’état adulte, le sentiment immédiat de la profondeur, et, dès lors, ils peuvent situer en imagination, à des distances vagues dans l’espace, les formes d’objets que leur mémoire tactile a conservées. En ce sens, on peut dire que, comme nous, ils perçoivent les objets à distance, et que leur perception du monde est comme l’ébauche obscure de la vision.

Seulement, il est impossible de dire si c’est au moyen d’une sensation immédiate ou par l’imagination qu’ils ont le sens de la profondeur. Et, en tout cas, les formes qu’ils situent dans la profondeur, ils ne les perçoivent pas à distance, ils les imaginent. Que fait la vue ? Elle transforme en sensation immédiate ce qui est, pour l’aveugle, objet d’imagination. Elle fait de la forme, même éloignée, une sensation immédiate ; elle permet à l’être sentant d’exercer à la fois, dans un acte unique, le sens de la profondeur et le sens de la forme. On dit communément qu’un aveugle ne peut avoir aucune idée de la lumière et des couleurs. Physiquement, c’est vrai ; mais il n’est pas impossible à un aveugle, même de naissance, d’avoir le désir et comme le pressentiment de la lumière. Il peut se dire à lui-même : « J’ai le sentiment immédiat de la profondeur ; je me représente ou plutôt je perçois de l’espace après l’espace ; je perçois donc de l’espace à distance. Comment se fait-il que je ne puisse pas percevoir aussi de la. forme, c’est-à-dire des relations d’espace, à distance ? Il y a là quelque chose d’in1 complet, une sorte d’à-peu près contradictoire. J’imagine les formes dans la profondeur, et je ne puis les y percevoir. N’y a-t-il pas une forme de la réalité qui réalise avec précision mon vague désir ? » Cette forme de la réalité, c’est la lumière. Et même, si j’ose pousser ma pensée jusqu’au bout, le physique n’étant, au fond, que du métaphysique, l’être qui aurait dans son intérieur, avec une énergie interne suffisante, l’idée métaphysique de la lumière, ne pourrait-il en avoir, sans secours extérieur, la sensation physique ? Mais je me trompe, car il créerait ainsi la lumière une seconde fois, la lumière ayant été créée, en effet, dans le monde par le besoin de lumière qu’avait l’être infini. Il n’y a qu’un désir infini qui puisse créer dans l’infini, et l’être fini qui désirerait la lumière d’un cœur borné serait condamné à l’impuissance d’un désir éternel. Voilà pourquoi la lumière ne sera jamais notre œuvre exclusive ; elle sera un secours du dehors, un don divin, une grâce.

La sensation de température est comprise dans les sensations du toucher, parce qu’elle est localisée par nous comme les sensations de contact, de choc, ou à la surface de nos organes, ou à une profondeur plus ou moins superficielle. Mais c’est une sensation tout à fait spécifique ; la physiologie même établit qu’il y a des nerfs spéciaux de la température. De plus, la chaleur joue un tout autre rôle et répond à une tout autre idée que le toucher. Ici, il n’y a pas, comme dans le toucher, rapport d’une individualité déterminée, d’une force déterminée à une autre force déterminée ; mais, au contraire, rapport d’un organisme déterminé à l’énergie indéterminée. La chaleur se dégage des combinaisons chimiques ; elle est l’excédent d’énergie que le composé nouveau n’utilise pas pour son activité interne. Elle est donc de l’énergie libre et, si l’on peut dire, de l’énergie informe, elle ne retient rien des combinaisons chimiques spéciales qui la dégagent ; de toutes, sans exception, elle sort la même spécifiquement. Elle peut, dès lors, être utilisée et appropriée par toutes les forces, par toutes les organisations qui ont besoin d’un supplément d’énergie. Elle est, en un sens, la nourriture fondamentale des êtres, et elle est la seule qui n’étant pas empruntée par destruction à des organismes constitués, soit véritablement innocente. Se chauffer au soleil est, pour la terre et les êtres qui y pullulent, la seule façon de se nourrir qui ne sente pas la sauvagerie. La chaleur c’est l’activité de l’éther pacifique et indéfini au service des organisations spéciales. La chaleur n’ayant de sens que par son rapport aux organisations définies, n’est pas perçue à distance par les êtres ; elle n’est point localisée par eux dans l’espace ; ils ne la sentent qu’à leur surface ; ils peuvent savoir que le foyer de chaleur est éloigné, mais ils ne sentent pas la chaleur dans ce foyer comme ils y voient la lumière. Un foyer ardent envoie de la chaleur, un foyer lumineux est lumière. L’espace est plein de lumière, il n’est pas plein de chaleur ; et lorsque nous disons que le ciel est ardent, c’est simplement pour signifier qu’il brûle notre visage et nos mains, c’est aussi parce que nous appliquons à la chaleur, associée de la lumière, ce qui n’est vrai strictement que de la lumière. La chaleur, devant être utilisée comme un adjuvant par les activités internes des êtres, doit être accommodée au rythme de ces activités ; et, comme les mouvements de la matière pesante sont moins rapides que ceux de l’éther, ce sont, dans le rayon solaire décomposé par le prisme, les vibrations les plus lentes qui représentent la chaleur. Dans la chaleur, c’est donc l’éther qui s’accommode aux conditions de la matière. Dans la lumière, au contraire, quoiqu’il y ait union aussi de l’éther et de la matière, comme en témoignent les couleurs, c’est l’éther qui prédomine et qui impose sa loi. Voilà pourquoi une différence imperceptible de longueur d’onde dans le spectre suffit à marquer la distinction essentielle de la lumière et de la chaleur. À mesure qu’on descend vers les ondes les plus longues et les plus lentes, il vient un point où le rapport de subordination de la matière à l’éther se renverse. Dans tous les milieux, la lumière se propage avec la même rapidité ; la chaleur, au contraire, selon que les corps sont plus ou moins conducteurs, se propage en eux plus ou moins vite. Il semble que l’éther traverse trois degrés. Avec la lumière il est presque indépendant, et dans sa fonction et dans sa marche, de tous les êtres particuliers, de toutes les organisations matérielles ; à peine est-il dévié. La chaleur est indépendante comme la lumière, tant qu’elle est unie à elle dans l’éther immense ; et dans la sphère matérielle elle subit la loi des corps. Et enfin l’électricité, inconnue dans l’éther sans orage représente, si l’on peut dire, le dernier degré de la chute. Il n’y a plus ici rayonnement inflexible et calme expansion, mais la liaison étrange et encore inexpliquée d’une force plus subtile et plus libre que la matière avec la matière. Et peut-être les grondements de l’orage ne sont-ils que les impatiences et les révoltes de la captivité. Qu’on me pardonne ces images plus mythologiques que scientifiques. Je suis convaincu avec Carlyle que lorsque les premiers hommes pensants voyaient dans les grands phénomènes de la nature des personnages distincts, ils étaient plus près de la vérité que le mécanisme qui ne verrait partout que des variations à peine différentes d’un thème uniforme. Il y a dans l’univers un élément dramatique ; il y a des rôles dans le monde ; et quand nous cherchons à définir la fonction métaphysique distincte qu’accomplissent dans l’être les forces diverses que la science ramène à une banale unité, nous n’entendons pas rompre avec la science qui d’ailleurs n’a rien à craindre ou à attendre de nous ; nous entendons seulement réconcilier, dans la conception de l’univers, le sens de l’unité et le sens de la vie.

Les êtres ne se nourrissent pas seulement de chaleur, ils se nourrissent encore d’éléments empruntés à d’autres vivants comme eux. Tous les aliments, par lesquels nous entretenons notre vie, sont des éléments de la vie végétale ou animale. Il n’y a que la vie qui nourrisse notre vie. Et quand nous avons dit, tout à l’heure, que la chaleur nourrissait les êtres, peut-être avons-nous forcé un peu le sens du mot. Nourrir, c’est fournir à un organisme, non seulement de l’activité, du mouvement, mais de la substance. Il est bien vrai que les aliments introduits dans le corps n’y sont pas comme une pierre dans une muraille ; ils doivent développer une activité qui puisse être utilisée par les fonctions diverses de mouvement, de reproduction, de sensation, de pensée. Mais ces fonctions elles-mêmes supposent un substrat matériel ; l’aliment est dans l’organisme comme l’organisme lui-même, à la fois matière et force. La chaleur empêche l’organisme, en lui fournissant de l’énergie extérieure, de dépenser trop rapidement son énergie propre. Elle dispense, par conséquent, l’organisme de renouveler trop rapidement les matériaux où il puise son énergie. La chaleur n’est donc pas, dans l’état actuel de la vie, une nourriture ; mais on peut se demander : pourquoi donc l’état de la vie n’est-il point tel, que la chaleur suffise à nourrir les vivants ? Il y a en chimie dés combinaisons circulaires, c’est-à-dire qu’un composé chimique, après avoir donné naissance à une série de produits, se reconstitue et recommence indéfiniment cette sorte d’évolution en cercle. Pourquoi n’en est-il pas de même dans les phénomènes de la vie ? Pourquoi une certaine quantité d’énergie donnée avec une certaine quantité de matière ne suffit-elle point, renouvelée sans cesse et réparée du dehors par la lumière et la chaleur, à assurer les fonctions vitales ? Mais c’est tout le problème de la vie et de la mort qui est posé ainsi : problème immense, qui n’entre pas directement dans notre sujet. Quand bien même les êtres ne seraient pas obligés pour vivre de se dévorer les uns les autres, ils mourraient cependant de mort naturelle. La mort violente n’est qu’une des formes, un des cas particuliers de cette loi de la mort qui semble gouverner le monde. Si les êtres vivants étaient capables d’obtenir indéfiniment des ressources de vie d’une certaine quantité de substance une fois donnée, ils seraient immortels. Si les êtres échappaient à la loi de la faim, ils échapperaient par là même à la loi de la mort. Il y a donc une liaison absolue entre la nécessité de se nourrir et le système du monde, tel qu’il est. Or, il n’est point permis de dire a priori que ce système est mauvais, uniquement parce que la mort y joue un rôle. L’immortalité universelle serait la routine universelle. Il n’y a pas, au point de la vie où nous sommes parvenus, de formes qui méritent l’éternité ; et ceux mêmes qui, comme nous, croient qu’il y a dans les âmes humaines des germes d’immortalité, ne conçoivent point la vie ultérieure comme le prolongement pur et simple de la vie actuelle. La mort sera toujours, même pour ceux qui y survivent, une crise extraordinaire, un prodigieux déplacement d’existence. On ne se figure pas très bien un monde d’où la mort aurait disparu : le poirier produirait ses fleurs et n’en laisserait pas tomber une feuille, puis il produirait ses fruits et les résorberait sans doute, car pourquoi des êtres immortels auraient-ils besoin de se reproduire ? Ainsi, sans la mort, les évolutions mêmes de la vie ne seraient qu’une facétie assez médiocre. La mort est donc mêlée à la vie ; elle est au fond même des choses, au cœur même des êtres. Elle résulte de ce qu’ils sont à la fois incomplets et isolés, et que les perpétuer sous leur forme étroite et jalouse, ce serait perpétuer la limitation et la dispersion dans cet univers ambitieux et religieux, qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie. On ne peut donc comprendre et accepter la vie sans accepter la loi de la mort, dont la loi de la nourriture est un corollaire. Aussi, la nature a-t-elle attaché à la fonction de nutrition des joies tranquilles et saines qui en attestent l’innocence, ou tout au moins la légitimité.

Les deux besoins fondamentaux sont la faim et la soif. Il est à observer que l’homme ne se nourrit qu’avec des produits organiques, et que c’est au contraire avec un produit inorganique, l’eau, qu’il se désaltère. On dirait que, par la faim, l’animal fait partie d’un monde de vivants qui doit se suffire à lui-même et qu’au contraire, par la soif, il plonge jusque dans le monde minéral. Quand la vie s’est formée sur notre planète, elle a eu besoin d’humidité et d’eau. La soif prolonge dans l’animal cette première union de la vie et de la nature primitive. Boire de l’eau est peut-être l’action la plus innocente et la plus vénérable qui soit au monde. Si l’animal souffre moins cruellement de la faim que de la soif, c’est sans doute que se nourrissant avec des éléments organiques il peut se nourrir de sa propre substance, tandis qu’il ne porte point dans son organisme une source intérieure d’eau vive, qui puisse le désaltérer au défaut d’une source extérieure.

Il est très difficile de classer les sensations du goût. On distingue bien des espèces : le doux, l’amer, l’acide, le salé, etc., mais il est difficile de distribuer avec quelque exactitude, entre ces différents types, toute la variété des saveurs. Il n’y a pas une échelle ou un arc-en-ciel des saveurs comme il y a une échelle des sons et un arc-en-ciel des couleurs. C’est que les différentes espèces d’aliments, sans produire dans l’organisme des effets identiques, peuvent pourtant servir d’équivalent les unes aux autres. Le paysan, qui n’a mangé dans sa journée que de la soupe aux choux, et la belle dame, qui a usé son appétit de la journée dans deux ou trois pâtisseries, arrivent finalement au même résultat, qui est de vivre, de sentir, d’agir. Aussi, y a-t-il une sorte de sensation fondamentale, la satisfaction de la faim, qui se mêle à toutes les saveurs particulières. L’homme qui a une soif ardente recevra de deux liquides très différents à peu près la même sensation dominante. Il est donc impossible de donner un sens à toutes les variétés de saveur. On ne peut guère douter cependant qu’il y ait un rapport intime entre la saveur d’un aliment et le rôle spécial qu’il jouera dans l’économie. Mais il faudrait, pour que les saveurs eussent un sens précis, que la sensation suivît, en quelque sorte, l’aliment dans ses transformations intérieures. Or, elle s’arrête au palais ; l’estomac n’a guère que la sensation de la faim, excitée ou apaisée, et des sensations de température. Il ramène vite tous les aliments à leur destination banale, qui est d’être des matériaux de la vie. Il y a toutefois, pour la conscience, une certaine conformité de la saveur et de la fonction ; la bonne et franche saveur du pain, par exemple, qui n’est ni stimulante ni fade, semble bien exprimer les qualités nutritives essentielles du pain lui-même ; ni il ne crée un appétit factice, ni il ne trompe un appétit vrai. Pourquoi ce sentiment immédiat de bien-être et comme de gaieté que met dans l’organisme, après le repas, une tasse de café ? Est-ce que nous sentons, d’un côté, la saveur du café, de l’autre, le bien-être qui en résulte ? Il me semble que nous sentons l’un avec l’autre, je dirai presque l’un dans l’autre, et qu’il y a, en tout cas, conformité pour notre conscience entre la saveur particulière du café et l’excitation particulière qu’il donne à la vie.

Avec l’odorat commencent presque les perceptions à distance. L’odorat est très voisin du goût ; d’abord, la muqueuse du nez fait suite à celle de la bouche comme celle-ci à la muqueuse de l’estomac. Ensuite, il n’y a odorat que des choses dont il y a goût. « Ainsi, dit Aristote, les pierres ne sentent pas, et si la mer a une senteur, c’est qu’elle est salée. » De même que c’est le contact même des particules sapides qui affecte le goût, c’est le contact même des particules odorantes qui affecte l’odorat. La sensation ici n’est pas encore tout à fait distincte de la nutrition. Dans la nutrition, l’organisme absorbe les éléments extérieurs tout entiers, matière et forme, et même il en modifie la forme pour en retenir surtout la matière. Dans les sensations pures, au contraire, comme celles de la vue et de l’ouïe, l’être vivant ne prend des choses extérieures que la forme et exclut leur matière. Dans le goût et l’odorat, c’est bien la forme des éléments chimiques, leur espèce qui détermine l’espèce de la sensation, et, par là, ils sont bien des sens. Mais cette forme n’arrive à eux que portée, en quelque façon, par la matière même qu’elle revêt et, par là, ces sens ont rapport à la nutrition. L’odorat s’en éloigne plus que le goût, car il saisit des formes plus dégagées. L’aliment, en effet, est un composé très complexe qui contient, outre la saveur dominante, certaines saveurs secondaires qui s’y mêlent, et, de plus, une masse de matière insipide qui enveloppe les sucs savoureux et alourdit, par sa grossièreté, les sensations sapides. L’odorat, au contraire, recueille certaines essences comme le parfum de la rose, distinctes de toute autre essence, et démêlées, au moins partiellement, de toute grossièreté matérielle. Pureté et subtilité rapprochent les senteurs des sensations plus hautes du son et de la lumière. L’odorat est un sens esthétique, tandis que le goût ne l’est pas ou l’est peu. Il n’y a pas dans l’odorat, comme dans le goût, satisfaction d’un besoin. Il y a, dans certains parfums, comme une délicatesse qui éveille une impression de beauté. Aristote dit que, pour l’homme seul, l’odorat est non seulement un secours, mais un plaisir. « On n’a jamais vu un chien s’arrêter pour respirer une rose. » Mais on voit rarement aussi les paysans s’arrêter devant une fleur ou parfumée ou admirablement colorée. Est-ce à dire qu’elle ne les réjouit pas du tout au passage ? Il résulterait de ce que dit Aristote que les parfums ne sont pas précisément agréables en eux-mêmes, mais seulement par des associations d’idées ou grossières, comme quand ils annoncent la nourriture prochaine à l’animal, ou délicates, comme parfois chez l’homme. Mais il est vrai qu’ils ont en eux-mêmes, et sans association d’idées, un certain charme subtil et un agrément esthétique. Ils ont tous un certain effet sur l’état intérieur de l’être vivant, sur la tonalité générale de la vie, et, peut-être, ces transformations fugitives et inaperçues que subit sans cesse la vie physiologique arrivent-elles dans les parfums à une certaine expression consciente. Il en est, par exemple, de fins et de doux qui n’alourdissent, ni n’excitent, et qui semblent seulement alléger en nous et spiritualise à peine les éléments internes de la vie. Voilà pourquoi, sans doute, les odeurs comme les saveurs sont malaisées à classer. Ayant rapport à la vie physiologique infiniment complexe et instable, elles ne peuvent être déterminées aussi rigoureusement que les couleurs qui n’ont point affaire, si je puis dire, à la vie organique, mais seulement à un organe. Un peu équivoques de nature, les sensations de l’odorat le sont aussi par la localisation. Il est bien évident que c’est dans la bouche que nous sentons les saveurs ; on peut se demander si c’est dans le nez seulement ou aussi dans l’espace que nous sentons les odeurs. Leur origine est hors de nous dans l’espace, mais elles ne communiquent avec nous que par un contact tout matériel. De là, une indécision possible du sens. La bouche forme un système clos qui emprisonne la nourriture ; les narines donnent sur l’espace. De plus, il faut, pour dégager les sucs, un travail de mastication, de succion ; bref, un exercice de la bouche, qui lie nécessairement le sentiment de l’organe à la sensation de saveur et, par suite, localise strictement celle-ci. L’odorat, au contraire, est souvent affecté sans aucun travail des narines ou seulement avec une légère aspiration. Aussi la sensation du nez n’accompagne-t-elle pas aussi fortement les sensations de l’odorat. J’ai demandé à mes jeunes auditeurs où ils localisent les senteurs, si c’était dans le nez ou dans l’espace. Aucun d’eux n’a pu me répondre avec assurance ; ils ont tous été surpris du doute soudain où ils se trouvaient. À la réflexion et quand on s’observe, on s’aperçoit bien que c’est dans le nez ; mais cette attention même resserre le lien de la sensation et de l’organe, qui est un peu lâche d’habitude et qui laisse les senteurs un peu flottantes. Il y a un commencement de séparation. On ne les perçoit pas tout à fait en elles-mêmes comme les couleurs, mais on ne les perçoit pas nettement dans l’organe comme les saveurs.

La fonction esthétique des parfums consiste à établir une relation désintéressée entre nous et la vie même de cette terre dont nous sortons. Par la nutrition, nous sommes en relation avec la vie ; mais c’est une relation égoïste, brutale, et qui, sans la loi universelle de la mort qui l’enveloppe, serait odieuse. Par la lumière et la couleur, nous sommes bien en rapport avec tous les êtres que la terre produit ; nous en saisissons la forme, la nuance caractéristique ; mais la lumière n’est pas d’origine terrestre et les couleurs mêmes ne traduisent la vie profonde et obscure des choses qu’en un langage éthéré. Le son émane bien des êtres eux-mêmes, il sort bien des entrailles de la vie ; mais il exprime surtout les aspirations, les mouvements, les tendances de la vie ; il n’exprime pas la vie elle-même et son travail subtil : je veux dire l’élaboration secrète et continue que la vie fait subir aux éléments que lui fournit la terre. C’est là ce qu’expriment les parfums ; ils nous mettent en relation avec la vie profonde des éléments, épurée, raffinée. Ils versent en nous, à certaines heures, une ivresse de vie, et ils suppriment, si je puis dire, la grossièreté de la terre. Et quoi ! c’est de la terre grossière que sort le parfum de la rose ? Oui, certes ; et aux premières journées printanières, quand tout est senteur, il semble bien que la terre profonde exhale son âme, et, comme les parfums agissent sur notre vie intérieure, sur nos sentiments et nos pensées mêmes, le divorce hautain de l’esprit et de la terre est un moment aboli.

Avec la lumière et le son, les perceptions à distance apparaissent décidément, et cela suffit à marquer la signification générale de la lumière et du son ; l’espace intervient. Il n’y a donc plus ici, comme dans le toucher, comme dans la nutrition, la rencontre d’individualités résistantes ou l’assimilation brutale d’éléments matériels. La force qui résonne ou qui rayonne, avant d’arriver à notre conscience, se répand dans un milieu indéfini où elle peut émouvoir bien d’autres forces et bien d’autres consciences que la nôtre. Il y a donc là une puissance, toute nouvelle et très vaste, d’expansion et de sympathie. De plus, ce n’est pas par l’émission de molécules matérielles, comme pour les parfums, qu’agissent la lumière et le son, mais par l’ébranlement d’un milieu élastique comme l’air ou présumé tel, comme l’éther. Ce que le son et la lumière propagent, ce n’est pas de la matière, c’est une forme. Les fleurs grimpantes qui tapissent la vieille église envoient dans l’espace des particules contenues dans leurs tissus ; mais la cloche qui résonne au haut du clocher n’envoie pas au loin des particules de bronze ; elle envoie seulement, vers les hameaux et les fermes, la forme même de ses vibrations de métal. De là, dans le son et dans la lumière, quelque chose de pur que les autres sensations n’ont pas. Partout où il y a matière, il y a complexité et mélange trouble. Dans une parcelle de matière, quelle qu’elle soit, des activités infiniment diverses s’exercent confusément. Par exemple, les attractions réciproques des molécules, la loi commune de la pesanteur qu’elles subissent, les affinités chimiques qui les groupent : tout cela est enchevêtré, et lorsque l’être entre en relation, par le toucher, avec cet ensemble confus, il n’en peut discerner les activités composantes. De même, dans la nutrition, les aliments contiennent de quoi subvenir aux fonctions les plus diverses de l’organisme ; ils contiennent de la glucose pour le foie et de l’émail pour les dents, de la substance grise pour le cerveau. Ils contiennent, en outre, des éléments qui ne sont pas assimilables, et tout cela dans le pêle-mêle de la matière qui, à proprement parler, est confusion, suivant la définition platonicienne. Si les êtres se nourrissaient à distance, les aliments ne pourraient agir sur eux qu’en débrouillant, pour les leur transmettre, les diverses formes d’activité qui répondraient aux diverses fonctions vitales. Il y aurait alors une science des saveurs et une mathématique de la vie comme il y a une mathématique des couleurs et des sons ; mais c’est l’organisme lui-même qui fait l’élaboration et le triage. Les parfums, quoique plus dégagés et plus purs, sont matériels, c’est-à-dire nécessairement mélangés, et la preuve, c’est qu’on obtient, par distillation, des essences plus concentrées. Les particules odorantes ne doivent pas être odorantes en tous leurs éléments. Il y a certainement, dans les parfums comme dans des aliments, des parties qui ne s’assimilent pas ; il y a des résidus et, si j’ose dire, des excréments de parfum.

Au contraire, le son et la lumière étant des formes distinctes et définies, il suffit que l’activité d’un organe soit susceptible d’être émue en conformité avec elles, pour que le son et la lumière soient assimilés tout entiers. Il y a certainement des limites au-dessus et au-dessous desquelles notre sensibilité bornée ne perçoit plus la lumière et le son. La lumière trop vive nous éblouit, et, trop faible, nous échappe. Trop aigu, le son n’est plus qu’une souffrance ; trop faible, il n’existe plus pour nous ; trop violent, il étourdit la conscience et la supprime. Mais il ne s’agit pas ici d’une question d’intensité. Nous disons seulement que, dans les limites où les organes de la vue et de l’ouïe sont adaptés aux mouvements de la lumière et du son, ils les perçoivent tout entiers. Nos sens ne font pas un triage dans la lumière et le son ; il n’y a pas là de résidu.

Le son et la lumière étant des formes, et ayant avec nous des relations que l’on peut dire immatérielles, sont indépendants par là même de notre organisme comme tel, de notre individualité comme telle. S’ils étaient matière, ils ne pourraient entrer en relation avec notre organisme que par un contact, et ce contact si léger soit-il nous avertirait de notre organisme propre. Mais pour le son et la lumière, la matière n’est que le véhicule indifférent de formes qui se reproduisent et s’enchaînent depuis le foyer d’origine jusqu’au foyer de conscience. De plus, l’organisme n’ayant à opérer sur eux aucun triage, par là encore, ils ne relèvent point de lui. Enfin la lumière et le son ne sont point nécessaires au fonctionnement de la vie. L’animal aveugle et sourd vit. La chaleur, bien qu’elle ait une origine extérieure et une forme déterminée est nécessaire à la vie ; elle est liée à toutes les activités de l’organisme ; elle en est tour à tour la condition et le produit. Elle ne peut donc être sentie que dans l’organisme lui-même et avec lui, même quand elle vient du dehors. De plus, quoiqu’elle se propage sous la forme d’un mouvement déterminé, analogue et presque identique au mouvement lumineux, son rôle est de fournir de l’énergie indéterminée aux êtres qui l’approprieront chacun à son usage. Elle n’a donc un sens pour l’organisme qu’au moment où elle pénètre en lui, et voilà pourquoi elle n’est point perçue à distance. Cela nous montre bien comment dans le monde le mouvement n’est que la forme extérieure et superficielle dont se sert une fonction idéale. Si notre organisme ne consultait en quelque sorte que le mouvement, il devrait percevoir à distance, comme la lumière, la chaleur qui, par le mouvement, est presque identique à la lumière. Mais la sensibilité tient compte de la différence essentielle de fonctions beaucoup plus que de la ressemblance superficielle de mouvement. Il y a dans tout le système des perceptions une logique, ou mieux une métaphysique profonde. La lumière et le son, inutiles à la vie, et ayant une signification déterminée, indépendante de la vie, sont perçus dès lors en dehors de cet instrument de la vie qu’on appelle l’organisme. Les philosophes qui cherchent à expliquer par un mécanisme d’association pourquoi nous percevons à distance le son et la lumière, sont étrangement superficiels. Ils n’ont jamais répondu, ou plutôt ils n’ont jamais songé à la petite difficulté suivante. Pourquoi, s’il suffit de constater par expérience que la cause de la lumière et du son est extérieure, pour percevoir à distance et localiser dans l’espace la lumière et le son, pourquoi aussi ne pas localiser à distance les parfums et la chaleur ? À mesure que nous avançons vers l’objet sonore et lumineux, la sensation de son ou de lumière augmente ; mais aussi, à mesure que nous avançons vers un buisson d’aubépine en fleur ou un massif de rosés, le parfum s’accroît. Il y a donc des raisons propres à l’ouïe et à la vue, qui nous font projeter dans l’espace la lumière et le son, comme il y a des raisons propres aux parfums et à la chaleur qui nous les font situer ou dans l’organisme ou à la limite de l’organisme ; et ces raisons, encore une fois, c’est que le parfum et la chaleur sont à des titres divers liés à la vie, c’est que la chaleur est l’aliment de la vie et que le parfum en est la tonalité ; c’est qu’au contraire, la lumière, qui manifeste l’universel, et le son, qui est une puissance d’expansion et de sympathie, ne peuvent pas être perçus dans les bornes d’un organisme particulier. Bien mieux, la lumière et le son, en se créant des organes spéciaux dans l’organisme, semblent se les être appropriés. Ces organes spéciaux, au moment même où ils fonctionnent, sont à peine sentis par nous dans l’ensemble de l’organisme. Lorsque nous entendons un son, nous n’avons presque aucun sentiment de tout le mécanisme organique de l’ouïe. Je crois bien qu’un enfant pourrait entendre longtemps sans se douter qu’il a des oreilles. Et en fait, sauf lorsque le bruit, étant excessif, devient une douleur pour le tympan, l’homme ne connaît du système auditif que l’oreille extérieure qui en est une partie tout à fait accessoire.

Si nous ne consultons que notre conscience en oubliant la physiologie, nous n’entendons pas avec l’oreille, mais bien avec la tête. C’est dans notre cerveau que retentissent les sons ; c’est le cerveau, c’est-à-dire la partie de notre organisme que nous sentons le moins comme organe, qui est l’organe immédiat du son. Nous entendons comme nous pensons, avec le cerveau et cela n’a rien d’étrange, le son étant une forme, c’est-à-dire une pensée. Il n’y a donc aucune raison pour qu’il ne soit pas rapporté d’emblée par la conscience à son point d’origine, dans l’espace immatériel, qui est la forme commune de nos perceptions et de nos pensées. Il en est de même pour la lumière. En fait, lorsque nous voyons et que la lumière n’est pas blessante, nous sentons à peine nos yeux, ou même, si le spectacle est beau et ravit notre âme, nous ne les sentons plus du tout. Je sais bien que les physiologistes prétendent lier à certaines sensations musculaires de l’œil certains phénomènes de vision. Ainsi, lorsque le muscle abducteur de l’œil est paralysé à notre insu, et que, voulant mouvoir l’œil, nous le laissons en effet immobile, tout en croyant l’avoir mû, les objets paraissent se déplacer comme si nous l’avions mû. Mais cela prouve justement que nous n’avons qu’une perception infiniment obscure de l’organe lui-même, puisque nous confondons notre vouloir avec l’exécution de notre vouloir. Et puisqu’il nous suffit d’avoir l’idée que l’œil s’est mû pour voir en effet les objets se déplacer, c’est qu’il y a association, non pas d’une sensation musculaire organique et d’un phénomène de vision, mais d’une idée et d’un phénomène de vision. C’est une association psychique et nullement organique qui se produit là. C’est exactement l’inverse de l’illusion toute psychologique par laquelle, étant installés dans un train immobile à côté d’un train qui s’ébranle, nous nous imaginons, ou mieux, nous nous voyons en mouvement. Quand nous déplaçons l’œil, c’est, au point de vue de la vision, comme si nous nous déplacions tout entiers : croyant déplacer l’œil, c’est comme si nous croyions nous déplacer nous-mêmes ; et nous imaginant être en mouvement, il faut bien que nous voyions les images se déplacer, comme si nous étions en effet en mouvement. Et c’est là, encore une fois, de la psychologie, beaucoup plus que de la physiologie. Les opérations essentielles de la vision, c’est-à-dire la concentration des rayons lumineux par une lentille, leur disposition en image sur un écran, et la transmission de cette image par les filets optiques, tout cela échappe absolument à notre sens intime. On s’étonne quelquefois que les vivants vivent ainsi, ignorant ce qu’ils sont et le mécanisme même de leur vie. Mais, en un sens élevé, cette ignorance même est science : il est bon que l’homme apprenne du dehors, par ce que nous appelons la science, le mécanisme physiologique de la vision ; car ce mécanisme est, au fond, extérieur à la vision elle-même. Si la conscience le percevait du dedans et immédiatement, elle en ferait une partie intégrante de la vision elle-même, et cela fausserait la réalité ; car l’acte de la vision ne consiste pas dans tel ou tel procédé pour amener la lumière jusqu’à l’organe même de la conscience : il consiste dans le contact immédiat de la conscience et de la lumière.

De même que pour le son, nous percevons la lumière à son point d’origine et nous la sentons non dans l’œil, mais dans le cerveau. Le sentiment que l’âme a du cerveau est presque indéfinissable ; elle ne le perçoit pas comme un organe figuré et résistant ; elle ne sent pas qu’elle le met en mouvement, et elle ne perçoit pas les mouvements de la matière cérébrale qui accompagnent la pensée. Cependant, dans l’acte de pensée le plus immatériel, nous localisons notre pensée dans le cerveau, nous sentons que c’est avec le cerveau que nous pensons, et lorsque notre pensée est abondante et facile, nous éprouvons non seulement une plénitude intellectuelle, mais aussi une sorte de plénitude cérébrale. Merveilleux phénomène qui permet à la pensée, sans s’embarrasser de tous les mouvements matériels auxquels elle est liée, de se sentir cependant unie à l’organe de son activité et en communauté physique avec l’organisme qui est la base de son individualité et l’instrument de son action. La lumière, en pénétrant en nous, mêle une sorte de joie indéfinissable aussi à cette plénitude organique du cerveau. Quand on dit que la lumière est la joie des yeux, on veut dire qu’elle est la joie du cerveau. La lumière se mêle à cette activité organique vaguement aperçue qui accompagne la pensée, et par suite elle se mêle, d’une manière intime et en quelque sorte organique, avec la pensée elle-même à l’état naissant. Ce n’est pas quand la pensée s’est développée en forme distincte d’idée, que la lumière vient s’unir à elle ; elle la surprend et la pénètre à l’état organique et elle constitue par là-même, dans notre cerveau, un milieu subtil et joyeux où toutes les idées quelles qu’elles soient, où toutes les formes quelles qu’elles soient, se meuvent plus heureuses et plus belles. À la lettre, nos pensées, dans leur milieu cérébral, baignent dans la lumière, et il peut arriver que l’action prolongée de la lumière radieuse et immense, abolissant le sentiment organique spécial à notre cerveau, élargisse un moment notre conscience jusqu’à la confondre avec l’horizon plein de clarté. Il m’est arrivé, après avoir marché longtemps dans la lumière enivrante de l’été, de ne plus me sentir moi-même que comme un lieu de passage de la lumière ; mes yeux me faisaient l’effet de deux arches étranges par où un fleuve de lumière, se développant en moi, submergeait et effaçait peu à peu les limites organiques de ma conscience. Ceux qui prétendent que c’est en mesurant, avec notre corps pesant, l’espace qui nous sépare d’un foyer lumineux que nous apprenons à situer les images dans la profondeur et à les détacher de notre propre organisme, sont aussi loin que possible de la vérité. Ce n’est pas notre corps matériel qui nous révèle l’espace immatériel ; ce n’est pas en ajoutant indéfiniment le ventre de Falstaff au ventre de Falstaff, que Falstaff a acquis le sentiment de l’espace sans forme et de l’immatérielle profondeur. Nous ne pouvons avoir le sentiment vrai de notre corps qu’en le sentant dans un milieu qui l’enveloppe et le détermine, et ce milieu doit avoir une réalité indépendante des objets particuliers qui l’occupent, car, sans cela, nous ne nous sentirions limités que par rapport à tel ou tel objet. Or, si notre corps était tout entier sensation musculaire, tension brutale, mouvement précis, il ne nous apparaîtrait pas comme pouvant faire partie de ce milieu immatériel qui est l’espace. C’est parce que la pensée, unie au cerveau par ce sentiment de plénitude organique que j’indiquais tout à l’heure, fait pénétrer jusque dans l’organisme le sentiment de l’immatériel ; c’est parce que la volonté, remuant nos organes selon des idées, pénètre la matérialité organique d’une sorte d’immatérialité, que notre corps peut nous apparaître comme une partie de l’espace. Nous pouvons poser à ceux qui construisent l’espace avec des sensations musculaires le dilemme suivant : ou bien notre corps n’est perçu par nous originairement que dans sa brutalité musculaire et sa lourdeur organique, et alors, comme en nous déplaçant nous ne faisons qu’ajouter pour notre conscience notre corps à notre corps, comment se fait-il que nous obtenions le sentiment de l’espace ? Ne dites point que c’est parce que nous ne sentons pas de résistance, car cette idée que nous ne sentons pas de résistance suppose déjà la conception de quelque chose qui nous soit extérieur. Ou bien nous percevons déjà notre propre corps allégé par la pensée et pénétré d’immatérialité par le vouloir, comme étant une portion d’espace ; et alors, développer l’espace au moyen du corps n’est plus qu’un jeu d’esprit. Si la théorie qui dérive la notion d’espace et de profondeur des sensations musculaires était vraie, plus les êtres seraient bruts et réduits à des sensations organiques, mieux et plus solidement ils auraient la notion de l’espace. Or, c’est le contraire de la vérité ; elle se développe dans la série animale, à mesure que grandissent l’intelligence, la conscience, l’idée de l’universel et le souci de l’impersonnel. Vous vous appliquez à détacher de l’organisme, auquel elles seraient d’abord comme appliquées, selon vous, les images visuelles. Peine inutile, car cette application prétendue n’a pas de sens. Pour que des images visuelles puissent être supposées toucher l’organisme, il faut que ce contact se manifeste à la conscience par une sensation spéciale ; or, ce ne peut pas être une sensation de pression, ce n’est pas une sensation de température, et il n’y a, à la surface de l’organisme ni en sa profondeur, aucune modification sentie qui puisse donner quelque consistance et quelque signification à ce premier lien présumé de l’organisme et des images visuelles. Et puis, pourquoi ne parler que d’images visuelles ? La lumière n’est pas tout entière dans les formes colorées qui se manifestent en elles, elle est aussi la lumière, la pure lumière, l’atmosphère idéale en qui se développent toutes les formes, qui, elle-même, n’a point de forme, et qui pénètre en nous comme l’immatérialité absolue. Ainsi, bien loin que nous nous servions de notre corps et des sensations organiques pour situer dans l’espace la lumière, c’est la lumière, au contraire, qui, en pénétrant en nous sans éveiller aucune sensation organique et en ajoutant à notre vie organique cérébrale un surcroît d’immatérialité, idéalise et allège notre corps et l’aide à contracter amitié avec l’espace. La lumière contribue, avec l’activité organique de la pensée, à situer notre corps dans l’espace, bien loin que nous nous servions de notre corps pour situer et projeter extérieurement la lumière.

M. Lachelier, pour démontrer que l’espace ne peut pas être l’objet immédiat d’une perception, observe après Berkeley que nous ne pouvons percevoir que des surfaces de vision, perpendiculaires à la direction même de notre vue ; et que, pour voir la profondeur, il nous faudrait voir transversalement, ce qui est impossible. Mais, raisonner ainsi, c’est, nous semble-t-il, substituer le mécanisme physiologique de la vision à la vision elle-même. On dirait que la vision consiste dans l’image recueillie sur la surface de la rétine, et qui est, en effet, superficielle. Mais la vision ne s’achève pas là, ou plutôt elle ne se fait pas là, même physiologiquement ; elle se fait dans le cerveau, et le cerveau a une profondeur. L’image formée sur la rétine ne persiste qu’en se renouvelant, et, dès lors, pourquoi, dans cette profondeur cérébrale, la profondeur de l’espace ne se manifesterait-elle pas immédiatement ? Il restera toujours à expliquer pourquoi tel objet est perçu plus loin que tel autre ; mais la profondeur en tant que telle s’explique d’emblée, et c’est seulement si nous ne voyions pas les objets en profondeur, qu’il faudrait s’étonner. Je suis porté à croire tout simplement que si nous voyons un objet plus loin qu’un autre, c’est parce qu’il y a, entre cet objet et nous, une plus grande masse de lumière interposée et sentie par nous. On raisonne toujours comme s’il n’y avait pour nous, dans l’atmosphère, d’autre lumière que celle qui nous est envoyée par les objets sous forme d’images, et alors cette lumière étant supposée traverser le vide absolu, le néant absolu, tout l’espace compris entre l’objet et nous est comme nul pour notre conscience. Le rayon lumineux n’existe pour nous qu’au moment où il rencontre notre organisme ; l’espace intermédiaire qu’il vient de parcourir est supprimé et le sentiment immédiat de la profondeur devient impossible. Mais la lumière que nous envoient les objets sous forme d’image n’est qu’une lumière réfléchie. Il y a, dans l’atmosphère, la lumière directe du soleil et la lumière diffuse. Il n’y a pas un point de l’atmosphère qui n’envoie vers nous de la lumière diffusée ; et de ce que cette lumière ne nous parvient pas à l’état d’image, mais simplement à l’état de lumière, elle n’en est pas moins perçue par nous. Entre une journée morne et une journée splendide, ce n’est pas seulement l’éclat des objets particuliers et la netteté des formes qui font pour nous la différence, mais c’est l’espace même qui est ou pauvre ou saturé de lumière. Or, au moment même où un objet distant de nous envoie vers nous des rayons lumineux, tous les points intermédiaires de l’atmosphère en envoient aussi ; et il y a toute une série de points atmosphériques qui sont en ligne droite avec un point donné de l’objet. Le rayon lumineux émis par ce point de l’objet suit donc en quelque sorte, à la trace, les rayons émis par les points atmosphériques intermédiaires ; et sans perdre sa forme propre, il se mêle à ces rayons, les pénètre et s’en pénètre. Il fait donc partie d’un système de lumière et ce système de lumière est représenté dans le cerveau par des profondeurs de mouvements différentes, selon les profondeurs d’atmosphère, c’est-à-dire de lumière, comprises entre l’objet et nous. L’espace n’est pas vide pour notre conscience, il est plein ; et les objets particuliers ne sont pas des étrangers dans l’espace lumineux ; ils s’harmonisent à lui ; ils sont comme noyés quand la lumière est trop vive, alourdis quand elle est pauvre ; et dans les beaux moments de lumière calme, il est évident que les formes visibles, avant d’arriver à nous, tranquilles et heureuses, ont traversé un milieu de sérénité idéale. C’est cette pénétration, cette amitié des formes visibles et de la pure lumière identique pour nous à l’espace transparent, qui explique que nous percevions immédiatement les objets à des profondeurs d’espace inégales. Nous les percevons à des profondeurs de lumière inégales. Pourquoi, la nuit, nous est-il impossible de discerner la distance d’une clarté ? Pourquoi la lanterne allumée qui s’avance vers nous sur la grande route nous paraît-elle immobile ? On dit d’habitude : c’est parce que nous ne voyons pas les objets intermédiaires. Soit ; mais c’est aussi parce que nous ne pouvons pas mesurer la lumière intermédiaire ; et encore l’obscurité est-elle en un certain sens, comme nous le verrons un phénomène de vision, elle a rapport à la lumière ; il y a des profondeurs visibles d’ombre, comme il y a des profondeurs visibles de clarté ; et c’est ce qui nous permet encore d’évaluer très grossièrement la distance d’une clarté dans la nuit, Oh ! les barbares ! qui nient sans s’en douter la pure lumière, qui ne la reconnaissent que là où elle prend forme dans les objets visibles, et la réduisent à une sécheresse géométrique. Nier la profondeur c’est nier la pure lumière, et affirmer la pure lumière c’est affirmer la profondeur. Ce n’est donc pas accessoirement et par une sorte d’artifice psychologique qu’avec la lumière nous entrons dans les perceptions à distance, dans les perceptions d’espace. Il y a là quelque chose d’essentiel qui a été méconnu trop longtemps par une physiologie superficielle qui considérait le mécanisme extérieur de la vision et non point son mécanisme cérébral et interne, et par une psychologie frivole, qui en faisant appel à l’association des idées pour expliquer le sens de la profondeur recourait, elle aussi, au mécanisme extérieur de l’esprit et en ignorait l’activité interne et la vocation métaphysique.

Il me semble que le son, perçu dans l’espace comme la lumière, ne nous donnerait pas cependant aussi bien qu’elle le sentiment de la pure extériorité. Il me paraît, si je me réfère à mon expérience personnelle, que le son perçu par moi éveille beaucoup plus en moi le sentiment de mon activité cérébrale propre que ne le fait la lumière. Cela tient, sans doute, à ce que le son, étant la palpitation d’êtres plus ou moins analogues à moi, ébranle les fibres de la vie personnelle plus que ne le fait la sublime indifférence de la lumière pure. Cela tient, en outre, à ce que nous parlons intérieurement notre pensée, tandis que nous ne la traduisons pas toujours intérieurement en formes, en images, en couleurs. Il y a donc une sorte de résonnance sourde toujours mêlée à ma vie intime, et par là même, le son, même extérieur, a une tendance plus marquée à prendre place dans le système de ma vie intérieure. Il est, en ce sens, plus cérébral que la lumière.

Qu’est-ce que le son ? Il ne semble pas, au premier abord, que nous puissions lui accorder la même valeur métaphysique qu’à la lumière. La lumière ne peut point faire l’effet d’un accident dans la vie universelle ; elle est partout, elle resplendit dans l’éther impondérable, et elle pénètre, sans s’y arrêter, dans les milieux pesants. Elle se confond presque, comme nous l’avons vu tout à l’heure, avec l’espace lui-même, dont elle réalise, pour ainsi dire, la profondeur. Elle apparaît donc, en fait, universelle, et, en droit, nécessaire comme l’espace. Se développant dans les étendues infinies de l’éther, où aucune vie individuelle n’a pris forme, on dirait qu’elle existe pour elle-même et qu’elle n’est point rabaissée à un rôle d’utilité et de convention. Au contraire, le son paraît limité à notre sphère. Il ne se répand pas dans l’espace en dehors de l’étroite couche d’air qui enveloppe la terre ; et on peut se demander si ce n’est pas le hasard d’un élément particulièrement propre à propager les vibrations sonores qui a créé le son. Puis les êtres vivants et sentants auraient songé, par une adaptation toute instinctive, à utiliser le son par le cri, l’appel, la parole, comme moyen d’expression. Mais observons, d’abord, que l’air n’est pas le seul milieu où puisse se propager le son ; il se propage aussi dans l’eau, dans le bois, en un mot, dans tous les milieux élastiques et vibrants. On peut très bien concevoir un monde où l’air, c’est-à-dire un mélange spécial d’oxygène et d’azote, ferait défaut, et où, pourtant, le son existerait. Sa condition unique est l’existence d’un milieu matériel et élastique. Or il est infiniment probable qu’il n’y a point de sphère où un pareil milieu ne soit donné. L’élasticité suppose deux choses : elle suppose d’abord que les objets matériels ont une constitution, une forme, un équilibre assez stable pour que, écartés un moment de leur forme habituelle et de leur point d’équilibre, ils puissent y revenir. La branche courbée qui reprend sa forme est élastique ; la corde de violon qui revient, par une série d’oscillations, à son état premier, est élastique ; la molécule d’air qui, déplacée par un ébranlement, revient à son point d’équilibre après avoir exécuté un certain nombre de vibrations, appartient à un milieu élastique. La deuxième condition de l’élasticité, c’est justement que l’élément matériel ébranlé puisse se mouvoir, qu’il ne se heurte pas d’emblée à une résistance brute et impénétrable. L’élasticité implique donc une certaine individualité persistante dans les objets matériels, et, en même temps, une certaine souplesse, une certaine facilité de jeu et dans ces objets matériels qui peuvent s’écarter un peu de leur forme stable et de leur point d’équilibre sans perdre décidément leur forme, et aussi dans le milieu général où ces objets sont situés, et qui doit permettre des déplacements. On peut donc dire que l’élasticité est la forme de l’individualité suffisamment définie et résistante, mais point rigide. Elle atteste une double puissance de permanence et de variation, de concentration et d’expansion. Or cette double puissance, c’est la matière proprement dite. Lorsque l’être s’organise sous forme de matière, c’est pour créer des centres de force et d’action individuels, définis et stables. Mais ce n’est pas pour figer et isoler tous ces centres d’actions dans une sorte de raideur immobile ; ils doivent agir et réagir les uns sur les autres et concourir à l’individualité totale, vivante et souple, de la sphère dont ils font partie. Ainsi, l’élasticité est liée métaphysiquement à ce que nous appelons la matière, et le son devient, comme l’élasticité, une forme naturelle et nécessaire de la matière. Dès que l’être devient matière, dès qu’il s’ordonne en individualités définies et flottantes, stables et mouvantes, indépendantes et liées, le son existe. Et il existe avec ce double caractère de porter en soi le frémissement intérieur des forces définies, des individualités closes, et de communiquer à un milieu plus vaste de forces et d’âmes ce frémissement. Il est lui aussi individualité et expansion, intimité et sympathie. Il n’est donc pas un accident, un hasard heureux, il est au cœur même de la matière, il ne fait qu’un avec les sphères matérielles et définies ; et il n’est point de sphère matérielle ordonnée autour d’un centre qui ne possède une sonorité essentielle. Mais aussi, dans les espaces illimités de l’éther il n’y a ni individualité, ni forme, ni centre. Le son ne peut y naître et s’y propager ; il y serait à vrai dire un contresens. L’éther indifférent et informe ne pourrait comprendre le langage des êtres et des éléments. Ceux-ci n’ont rien à lui dire ; la terre est comme nous, elle n’a de confidence que pour ceux qui peuvent sympathiser avec elle. Répandre le son dans l’éther, ce serait y répandre toutes les agitations particulières, tous les troubles des êtres éphémères, ce serait altérer sa fonction de calme et sereine universalité. Les pythagoriciens croyaient que les astres dans leur mouvement produisaient un son ; c’était se tromper sur ce mouvement même. Il n’est pas fait, ou du moins rien ne le démontre, d’une résistance incessamment vaincue. Les rapports de la matière mouvante et de l’éther n’apparaissent pas comme des rapports de lutte, et il serait étrange que nous dussions entendre les astres geindre dans un effort éternel. De plus, dans le monde de la matière, du conflit, du désir, de l’aspiration, il n’y a pas de certitude géométrique ; tous les êtres cherchent leur voie en chantant ou en gémissant. Et les grands souffles qui le soir semblent hésiter sous le ciel et demander leur chemin à la forêt sombre, sont bien le symbole de toute vie. Au contraire, les astres ont beau être suspendus de proche en proche à un centre idéal et mystérieux ; ils ont beau, subissant des actions et des réactions illimitées, décrire des courbes riches d’infini qu’aucune formule mathématique n’épuisera complètement, ils ne cherchent pas, ils ne tâtonnent pas. Il y a dans leur mouvement une certitude impeccable. Leur aspiration éternelle est éternellement réalisée par la précision des évolutions géométriques. Qu’ont-ils dès lors à raconter ? et qu’ont-ils à nous dire, à nous qui cherchons sans cesse notre voie ? Non, les astres sacrés n’ont pas un frémissement de feuilles inquiètes, et ce n’est pas d’un frisson de forêt que doit s’emplir la nuit étoilée, mais bien de la sérénité de la lumière éternelle.

Et qu’importe aussi que les êtres particuliers d’une sphère ne puissent communiquer directement, par le son, avec les êtres particuliers d’une autre sphère ? Le son est le passage d’une vie dans une autre, la transmission de ce qu’il y a dans les êtres de plus intime et de plus secret ; et cette communication exige, si je puis dire, une parenté étroite et une sorte de mutuelle confiance. Dans l’état de dispersion et de conflit où s’agite la vie, chaque sphère a peine à se comprendre et à se déchiffrer elle-même : ce qui lui viendrait des autres ne serait qu’un vain bruit, et le son y perdrait, sans profit pour les relations des êtres, ce qui fait sa valeur et son charme, je veux dire son intimité. Peut-être, malgré la communauté essentielle de toute vie, les joies et les peines, les mélancolies et les désirs de notre monde paraîtraient-ils bien ridicules et bien chétifs à un autre. Qui sait si les plaintes des arbres, sous le vent, auraient un écho dans les cœurs que cette plainte n’aurait pas bercés ? Aussi chaque sphère enferme-t-elle en soi les secrets les plus profonds de sa vie ; elle se borne aux rapports que met entre elle et les autres la lumière qu’elle leur envoie et qu’elle en reçoit ; et, quant au reste, elle s’enveloppe de silence. Parfois, la nuit, il m’a semblé que je sentais la terre, pleine de bruit, cheminer sous le ciel plein d’étoiles. Les étoiles envoyaient leur clarté jusqu’à nous, à travers toutes les sphères, et les pauvres lumières humaines, qui s’échappaient encore des maisons qui ne dormaient pas, quittaient aussi notre sphère et allaient bien loin de nous dans des espaces indifférents. Mais il n’était pas un murmure, pas un souffle, pas une plainte, pas même un cri d’appel vers les étoiles lointaines qui se répandît hors de notre monde dans les espaces étrangers. La terre gardait pour elle toute son âme, et je me réjouissais, dans cette intimité, d’une vie plus concentrée et plus ardente, condamnée par ce perpétuel refoulement à une plénitude souffrante et douce, à un besoin d’infini tout intérieur et tout replié.

Telle étant la valeur et la signification du son, on voit, une fois de plus, combien il est puéril de dire que nos sensations n’ont, en tant que telles, qu’une réalité subjective. Sans doute, entre un mouvement comme mouvement et un son comme son, il n’y a aucun rapport. Mais pour opposer ainsi le mouvement auquel correspond le son et la sensation de son, il faut avoir réduit au préalable le mouvement à un fait brut et inintelligible ; il faut avoir chassé toute idée de l’un et de l’autre. Mais le mouvement auquel correspond le son n’est pas un mouvement indéterminé ; il n’est pas une quantité abstraite de mouvement : il est un mouvement de vibration dans un milieu matériel et élastique, c’est-à-dire qu’il implique l’individualité, l’expansion, la matière elle-même, et la matière, comme telle, ne nous est pas donnée par tel ou tel sens particulier ; elle est une forme définie de l’être que la raison seule conçoit ; elle n’est vue que par les yeux de l’esprit. Le mouvement auquel correspond le son ne se réduit donc pas à une sorte de graphique saisissable par les yeux et qui pourrait être recueilli sur une feuille de papier blanc. Ce graphique, ce tracé n’est que la figure du mouvement : il en est l’abstraction ; la réalité essentielle, à la fois physique et métaphysique du son, est ailleurs : elle est dans la double puissance d’individualité et d’expansion qui semble tenir à cet état particulier de l’être que, dans les sphères de la pesanteur, nous appelons la matière. Dire que le son n’est qu’un mouvement, c’est même, au point de vue physique, dire une chose incomplète ; car d’abord il n’est pas un mouvement, il est certain mouvement. Et puis, il n’est pas un mouvement tout court ; il est un mouvement de la matière. Or, la matière, ce n’est pas l’éther, ou, tout au moins, ce n’est pas l’être un et immatériel que nous avons reconnu au fond de tout : c’est une forme définie et particulière de l’être. Et pourquoi l’être a-t-il pris cette forme ? De quel besoin profond était-il travaillé quand il s’est constitué à l’état de matière ? De quelque façon que l’on réponde, la matière soutient évidemment un certain rapport à l’être ; et, dès lors, ce mouvement particulier de la matière que vous appelez le son n’est pas un tracé géométrique abstrait. Il a, comme la matière même et par elle, rapport à l’être, et par la physique il tient à la métaphysique. Hé quoi ! nous dira-t-on, ces idées abstraites, l’individualité, la concentration, l’expansion, la sympathie, l’être, pourront se résumer, à certains égards, dans cette sensation si particulière, si vibrante, si frémissante qu’on appelle le son ? Soit ; il ne s’agit point d’une ligne géométrique ; dans le son, il y a une communication intime d’une force à une force, d’une âme à une âme. Mais pourquoi cette communication prend-elle la forme précise du son ? Mais, dirons-nous à notre tour, quelle idée étrange vous faites-vous de l’être, de l’individualité, de la sympathie, si vous voyez là des choses abstraites ? Mais c’est la réalité même, c’est la vie même. L’être ne peut entrer en contact avec la conscience, c’est-à-dire avec lui-même, sans devenir sensation et vie. Vous commencez par isoler arbitrairement l’être de la sensation, et puis vous nous demandez de passer, par voie de déduction, de l’être ainsi abstrait à la sensation ainsi abstraite. Mais si cette déduction était possible, c’est que l’être et la sensation seraient, au fond des choses, réellement séparés ; c’est que l’être serait chose morte, éteinte et muette, et la sensation chose superficielle et illusoire. Ce que nous devons faire, c’est démontrer, constater, sentir l’être dans la sensation ; c’est entrevoir que toute forme de la sensation est en même temps une forme de l’être. Il ne faut pas nous demander de déduire telle forme de la sensation de telle forme de l’être, car nous n’aurions pas une pleine et vivante connaissance de cette forme de l’être sans la sensation ; nous ne saurions point, par exemple, efficacement ce qu’est l’amitié universelle de l’être pour l’être en dehors de toute forme particulière, sans la transparence, et nous ne saurions pas ce qu’est le besoin de sympathie qui travaille tous les êtres et l’aptitude des forces distinctes à se pénétrer par leur intérieur, si nous n’avions senti, dans le son, vibrer, d’autres forces et d’autres âmes à la fois extérieures et intérieures à notre âme. Il faut se tenir au point de vue où l’être, la sensation, la vie, la conscience ne font qu’un. Direz-vous qu’il y faut une certaine complaisance ? Je l’avoue ; mais cette complaisance s’appelle religion, car elle nous met en harmonie continue avec le principe suprême des choses. Il y a, au début de tout, une complaisance secrète de l’être pour l’être. Si l’infini s’était chicané lui-même, s’il s’était divisé contre lui-même, il se fût stérilisé. Il y a dans nos recherches un point où tout se soutient et se complète, où nos idées et nos sensations se rejoignent et s’accordent. C’est là, si je puis dire, le point religieux de la connaissance et de la vie ; c’est à nous de le reconnaître et de nous y fixer.

Au demeurant, même pour la conscience superficielle, le son contient évidemment quelque chose des existences qu’il traduit. Le son pesant et large de la cloche met en nous un moment l’âme lente et lourde du métal ébranlé. Et, au contraire, j’imagine qu’à entendre, sans en avoir jamais vu, un verre de cristal, nous nous figurerions je ne sais quoi de délicat et de pur. Le bruit mélancolique, monotone et puissant d’une chute d’eau traduit bien à l’oreille cette sorte d’existence confuse du fleuve où aucune goutte ne peut vivre d’une vie particulière distincte, où tout est entraîné dans le même mouvement et dans la même plainte.

La conscience a démêlé, bien avant que la science même en ait cherché les raisons, la différence du son et du bruit. Le bruit, celui que nous faisons, par exemple, en marchant sur un plancher ou sur la pierre, a quelque chose de court, de sec, d’insignifiant. Il est plus ou moins sourd ou aigu, mais il est impossible d’en évaluer rigoureusement la hauteur. On ne peut pas le noter ; on dirait qu’il y a bien eu choc d’une force quelconque, d’une substance quelconque par une autre force, mais que ce choc n’a pas éveillé, si l’on peut dire, de suffisantes ondulations. Pour qu’il y ait son, pour que l’âme même de la force qui vibre entre en jeu, il faut qu’il y ait des vibrations assez fortes pour intéresser la chose vibrante jusque dans sa structure intime, et assez prolongées, pour qu’elle puisse, secouant sa torpeur et s’échappant à elle-même, livrer son secret dans un rythme défini. Le bruit, c’est l’oiseau débile qui se traîne à terre ; le son, c’est l’oiseau qui s’envole de la branche pliante, au moment même où il s’envole ; c’est l’âme des choses qui prend une aile ou, plutôt, qui voudrait prendre une aile et qui ne connaît du libre essor de l’oiseau que le frémissement intérieur qui précède immédiatement le vol.

Chaque substance vibrante a son timbre spécial qui est la marque de son individualité. Helmholz a démontré que le timbre résultait d’une note harmonique superposée à la note fondamentale. Il est même arrivé à obtenir artificiellement différents timbres en superposant des harmoniques différentes à une même note fondamentale. Pendant un certain temps, les deux notes, la fondamentale et l’harmonique, restent distinctes pour l’oreille ; mais bientôt et dans des conditions déterminées elles se fondent en une sensation unique. C’est ici, à mon humble avis, que, malgré l’admirable précision des expériences de Helmholz, il reste quelques points délicats et décisifs à éclaircir. Cette fusion qui se fait des deux notes en une sensation unique, est-elle purement psychologique ? C’est peu probable ou, plutôt, c’est inadmissible, car on ne peut pas supposer qu’un phénomène de conscience ne corresponde à aucun phénomène organique. Il doit donc y avoir, en même temps que la fusion de conscience, une fusion physiologique et cérébrale. Les deux vibrations, d’abord distinctes, doivent bientôt former comme un système. Comment ? il ne nous appartient pas de risquer même une conjecture, et on n’est pas en droit de nous en demander. Nous avons le droit d’être des curieux sans être obligés d’être des savants, et nous abuserons de notre droit pour demander encore : Est-ce qu’il n’y a pas hors de nous une sorte de fusion physique de la note fondamentale et de l’harmonique ? Y a-t-il là simplement deux vibrations simultanées ou n’y a-t-il pas une unité réelle et physique, un système de ces deux vibrations ? Helmholz a montré que les vibrations de l’air, comme les ondulations de l’eau, peuvent s’ajouter les unes aux autres ou se retrancher les unes des autres. Il y a des sons qui s’additionnent les uns aux autres ou qui se neutralisent les uns les autres, comme la vague s’ajoute en hauteur à la vague, ou, au contraire, comble les creux de l’eau. Mais ce sont là, entre les sons, des relations de quantité. N’y a-t-il pas aussi entre eux des relations physiques de qualité ? Je m’explique. Voilà un métal qui vibre. Il émet une note déterminée, d’un timbre spécial, c’est-à-dire qu’il exécute deux vibrations simultanées différentes. Comment cela est-il possible ? Comment la même parcelle de métal vibrant peut-elle exécuter, au même moment, la vibration qui correspond à la note fondamentale et la vibration qui correspond à la note harmonique ? Il y a des questions qui trahissent beaucoup plus d’ignorance que de curiosité. J’ai peur que la mienne soit de celles-là. J’avoue cependant que je ne comprends pas, et je crois pouvoir observer que, de même qu’il y a une chimie des laboratoires qui n’est pas précisément la chimie de la vie, il y a aussi une acoustique de laboratoire qui n’est peut-être pas tout à fait l’acoustique de la réalité. Les expériences de M. Helmholz sont merveilleuses ; mais c’est à la reconstitution artificielle du son qu’elles nous font assister. Que deux vibrations distinctes, l’une fondamentale, l’autre harmonique, puissent être rapprochées par notre oreille et fondues par notre conscience en une sensation unique, cela ne prouve point que ces vibrations restent réellement et physiquement distinctes jusqu’au bout, et surtout cela n’explique point comment, dans la réalité, une parcelle de cristal peut exécuter simultanément deux vibrations différentes. Il se peut que notre conscience, habituée à faire la synthèse de la note fondamentale et de l’harmonique, opère en effet cette synthèse, même quand les deux vibrations sont physiquement distinctes. Mais il est fort possible aussi que, dans la réalité naturelle, la synthèse psychologique et physiologique soit précédée d’une synthèse physique. Dira-t-on que c’est la note fondamentale, à peine produite, qui éveille dans l’air, par une sorte de contrecoup, la note harmonique ? Mais cette note fondamentale est la même pour le verre, pour le bronze, etc. Et alors, pourquoi éveille-t-elle une harmonique différente pour le verre et pour le bronze ? Il faut donc qu’il y ait, jusque dans la note fondamentale émise par le verre, une particularité secrète qui ne se retrouve point dans la même note fondamentale émise par le bronze. Il est donc impossible de séparer complètement, dans les vibrations d’une substance quelconque, la note fondamentale et la note harmonique. Le timbre doit être une unité physiquement, comme il l’est psychologiquement. L’individualité de la substance vibrante s’y exprime en un acte unique. Elle n’est point d’abord, par sa note fondamentale, identique à toute autre substance possible, sauf à subir presque aussitôt, par l’addition d’une harmonique, une retouche toute extérieure d’individualité.

L’harmonique n’est pas posée sur la note fondamentale comme le moineau sur un toit : elle ne fait qu’un avec elle. Comment ? je l’ignore, et la science ne nous l’a pas encore dit ; mais certainement, lorsque la cloche de bronze et d’argent fondus se met à vibrer, cette fusion métallique s’exprime toute entière dans une vibration totale que l’analyse peut décomposer, mais qui, exprimant un système défini de force, de structure moléculaire interne, est une comme ce système même. Le timbre est l’accent des forces comme il est l’accent des âmes. Il est donc un comme les forces, et ici encore, l’analogie du dedans et du dehors, de notre âme et du monde, de la conscience et de l’être, s’impose à nous. Peut-être trouvera-t-on excessif de dire qu’un métal particulier, comme l’or, le cuivre, le fer, ou une substance particulière homogène comme le verre, a une individualité particulière qui s’exprime par une sonorité spéciale et un timbre spécial. Ce n’est pourtant pas le hasard absolu qui a fixé les combinaisons diverses de la matière en un certain nombre de types consistants et définis. Pourquoi y a-t-il du cuivre, de l’or, du fer ? Nous ne le savons pas et nous touchons constamment, en ces questions, aux limites actuelles de la science. Ceci soit dit en passant pour rendre modeste, non pas la science qui doit avoir des ambitions infinies, mais la science actuelle, si incomplète encore et si vague, qui en rien ne touche au cœur des problèmes. Mais enfin, si tels corps simples existent, plutôt que tels autres, il y a une raison. Ces corps ne sont donc pas des modes fortuits et capricieux de la matière, ils ont un sens et, par là même, une individualité. Et comme leur nature intime s’exprime dans le son et dans le timbre du son, le son exprime bien des individualités. D’où il suit que lorsque nous percevons le son spécial émis par une substance particulière, nous percevons de certaine façon la nature intime de cette substance. Aristote disait : L’âme est en quelque manière tout ce qu’elle sent. Et en vérité, notre âme, quand elle recueille des sonorités métalliques ou cristallines, est en quelque mesure métal et cristal ; une riche orchestration qui fait vibrer les substances les plus diverses, éveille en nous toutes les puissances vibrantes de la nature ; elle crée en nous des cordes d’airain ou des voix gémissantes et douces. Le génie du musicien consiste à entendre et à susciter dans son âme toutes ces voix. Entre ceux qui soutiennent que la musique doit exprimer des idées ou tout au moins des sentiments, et ceux qui ne veulent voir en elle qu’un riche tissu de sonorités, la question, il me semble, est mal posée. Les premiers veulent-ils dire que la musique doit traduire avant tout les sentiments définis de l’âme humaine et que ces sentiments doivent préexister, dans l’âme ou l’imagination du musicien créateur, aux combinaisons de rythmes qui doivent les formuler ? C’est faire de la musique le simple prolongement, la simple modulation du cri de la passion. C’est la réduire à une sorte de mélopée dramatique et de déclamation notée. Pauvre et fausse conception, car si l’on y regarde de près, elle prend, pour type exclusif de la vie, l’âme humaine dans les manifestations précises de passion et de sentiment que comporte la vie en société. Elle prend l’homme social et elle en fait la mesure de toute chose. Il n’est pas jusqu’à la rêverie, jusqu’aux sentiments les plus vagues qui ne prennent, quand la musique a mandat officiel de les traduire, un tour de convention sociale. C’est la rêverie des romances, rêverie obligatoire et de bon ton pour les jeunes filles, dans les intervalles de la broderie. Est-ce qu’on sait bien ce qu’est l’âme humaine ? Est-ce que, pour calquer la musique sur elle, on en a fait d’abord le dessin ? Mais l’âme humaine s’ignore elle-même plus qu’à moitié ; elle est susceptible d’états inconnus. Le monde réel, ou plutôt le monde social où elle se développe en forme précise, n’est pas le seul milieu où elle puisse vivre et respirer. Il nous arrive de trouver parfois à un paysage familier une physionomie toute nouvelle ; et il est des heures où la vie que nous vivons a pour nous quelque chose d’étrange et d’indéfinissable. Il nous semble que nous y venons, d’ailleurs, de bien loin ; et parfois, dans la banalité du jour qui passe, nous avons la sensation d’entrer dans une vie inconnue. L’âme humaine n’est donc pas quelque chose de rigide et de fixé ; elle n’est pas un modèle en carton sur lequel le musicien viendrait broder des points d’or ; elle n’est même pas explorée tout entière. Et dans tous les cas, il se produit souvent en elle, pour nous servir du langage musical, des changements de clef qui transforment les sentiments et les états les plus connus. Or, cette vie flottante de l’âme n’est pas d’un côté et la musique de l’autre. La musique ne la traduit pas seulement, elle la crée. Dites qu’elle est pleine d’âme, je le veux bien, mais ne dites pas qu’elle est pleine de votre âme ; car votre âme, sous sa forme sociale, est bien plus pauvre et bien plus vide que la musique elle-même. L’homme social devenant, dans cette conception étroite et bourgeoise, le type de la réalité et de la vie, c’est la voix humaine qui devient le type et la mesure de toute voix. Et toutes les autres voix de la nature et de l’orchestre n’ont quelque puissance d’expression, c’est-à-dire quelque valeur, que par leur rapport à la voix humaine. Le trombone sera la voix humaine puissante et lourde ; la flûte sera la voix humaine, fine, rapide, gémissante et douce. Ainsi la terre tout entière avec ses roches, ses eaux, ses mines de métaux, ses grands souffles, ses arbres frissonnants, avec sa vie multiple, secrète et profonde, avec ses forces innombrables analogues à la nôtre, mais si différentes de la nôtre ; avec ses crises inconnues, que raconte peut-être en vibrations étranges la pièce d’or que nous laissons tomber ; tout cela ne serait qu’un écho à peine diversifié de la voix humaine. Comprendre ainsi la musique, c’est appauvrir la nature ; c’est appauvrir aussi l’âme humaine, qui ne trouve plus hors de soi aucune source de vie où se renouveler. Certes, ce n’est pas ainsi que les hommes primitifs, naïfs et ouverts aux choses extérieures, ont créé la musique. Sans doute, ils ont célébré, dans des chants de victoire ou de funérailles, les événements joyeux ou tristes de leur vie, et le cri de l’orgueil ou de la douleur, prolongé et modulé, a été évidemment la base première de ces sortes de compositions musicales. Mais on peut dire aussi qu’en modulant ainsi leur vie, ils voulaient moins encore, au fond de leur âme, la traduire qu’y échapper. Chanter leur victoire, même en chant sauvage, c’était lui ôter un moment sa brutalité meurtrière. L’atrocité physique de la lutte et de l’égorgement disparaissait à demi dans une pure ivresse d’orgueil et de force ; et à leur insu même, ils lavaient leur victoire du sang répandu. C’était pour eux une sensation nouvelle ; et dans la nature barbare qui s’agitait en eux, une étrange révélation. De même, en chantant en chœur les douleurs de la mort, ils étaient à celle-ci sa vulgarité ; ils lui donnaient quelque chose de solennel, et au souvenir de ceux qui s’en allaient, quelque chose d’étrange et de vaste. Oui vraiment, si vous devinez ces âmes primitives, elles s’arrachaient de la vie par leurs premières créations musicales, beaucoup plus qu’elles n’exprimaient la vie. Les sauvages recommencent sans fin les mêmes modulations et ils poussent leur voix jusqu’aux notes les plus aiguës. On dirait que par cette insistance monotone et cette violence aiguë, ils veulent sortir des régions moyennes de la vie et se créer un monde nouveau pour une âme nouvelle. Les premiers hommes ont dû éprouver aussi une joie d’enfant à entendre des sonorités qu’ils n’avaient pas encore entendues ; celles, par exemple, d’un nouveau métal fraîchement découvert. Plus cette sonorité était nouvelle et différente des autres, plus elle leur plaisait, et ils avaient bien raison. C’était la révélation d’une force nouvelle, d’une parcelle d’âme inconnue. Ceux qui n’auraient vu là qu’un moyen nouveau d’expression pour leurs sentiments accoutumés, les auraient singulièrement surpris. C’était autre chose qu’eux, et voilà pourquoi c’était mystérieux et amusant. Aujourd’hui encore, si nous aimons à entendre au loin le bruit des clochettes qui enveloppent le cheval du meunier, c’est que ces petites voix claires et métalliques ne nous disent rien de précis, rien d’humain, rien de social surtout. Elles disent ce qu’elles disent, et si elles ne sont pas monotones, c’est précisément parce que nous ne pouvons nous les traduire en langage humain. Cela leur donne quelque chose de futé et de gaiement moqueur ; mais cela même est insaisissable.

Est-ce à dire que la musique n’est qu’un enchaînement insignifiant de rythmes agréables ? Non, certes, car il n’est pas une seule sonorité qui ne soit expressive à sa manière. Il y a de l’âme dans les mines de cuivre et d’or qui dorment inconnues dans les profondeurs du sol.

Mais l’âme du métal, si je puis dire, est, relativement à la nôtre, très simple et comme extérieure à soi. Notre conscience est compliquée et repliée sur elle-même. Les choses simples ne font pas retour sur soi. Quand le métal vibre, évidemment il se traduit et s’exprime dans sa vibration ; mais pour qui se traduit-il ? Est-ce pour lui-même ? Mystère. Il y a, dans la voix humaine, une sorte d’intériorité ; on sent qu’elle est pénétrée de conscience. Il y a, au contraire, dans le timbre du métal, une extériorité étrange. On n’y sent pas un arrière-fond de conscience et de réflexion. Il n’y a guère que la première aliénation de la folie commençante, mais contenue encore, qui puisse nous donner une idée de cette vie étrange des choses. Je me rappellerai toujours Mounet-Sully dans le rôle d’Hamlet. Au moment où Hamlet se rend sur les murailles du château d’Elseneur, au rendez-vous donné par le spectre de son père, il se traîne dans une sorte d’épouvante, et tout à coup, un faucon criant bien haut au-dessus de lui, il l’imite, dans un cri indéfinissable où l’on sent comme un double vertige d’espace et de folie. C’est l’instant précis où la conscience et la raison de l’homme, sans lui échapper tout à fait, lui deviennent extérieures. Le centre de la conscience ne coïncide plus avec le centre de la vie. Cette sorte d’extériorité de soi-même est, si l’on peut dire, la seule conscience des choses. Mais ici, il n’y a ni trouble, ni désordre ; c’est l’état naturel et tranquille des existences simples et irréfléchies. Or, il est donné à la conscience humaine, lorsqu’elle entend la vibration de la cloche joyeuse ou ces gémissements du vent qui sont comme la plainte d’une âme se cherchant elle-même, d’accueillir en soi les choses avec leur simplicité et leur extériorité. Si elle voulait les interpréter avec ses propres habitudes ; si elle ne cherchait dans la voix des choses que l’écho de la voix humaine, elle ne comprendrait pas la vie. Mais la conscience n’est pas quelque chose de strict et de clos ; elle n’est pas une forme sèche, elle n’impose pas la réflexion à tous les phénomènes qui se produisent en elle ; elle respecte la naïveté des forces simples qui, par leurs vibrations, pénètrent en nous. Lorsque nous disons : l’oiseau chante, la cloche tinte, le psychologue analyste intervient pour nous dire : c’est vous qui entendez chanter l’oiseau, tinter la cloche ; ce sont là des sensations, des modifications de votre conscience. Eh bien ! ce psychologue a raison ; mais il a tort, car le métal vibre en moi comme si je n’étais pas moi, et dans mon âme compliquée et éphémère, il garde son âme enfantine et éternelle. Donc, si l’on veut dire que la musique doit être expressive de nous-mêmes, on se trompe grossièrement. Et, à vrai dire, une des raisons les plus fortes qui condamnent le subjectivisme dans l’ordre métaphysique, c’est qu’il aboutit, appliqué à l’art, à une conception à la fois bourgeoise et scolastique qui, ne connaissant d’autre réalité que l’homme, transforme la nature en une vaine et froide allégorie. Oui, la musique doit être expressive, mais de toute force et de toute vie. De même que les forces qui entrent en nous et qui y résonnent gardent dans notre conscience leur sincérité, de même la musique, qui emploie et enchaîne ces résonnances, doit respecter la sincérité et la variété infinie des choses. Ainsi, elle échappe au joug de la déclamation notée, et elle retrouve cette liberté de la fantaisie qui exprime à sa manière la liberté même des choses. Ce n’est pas, ai-je besoin de le dire, pour construire à la hâte une théorie de l’art que j’ai ouvert cette discussion. Je ne traite point de la musique ; je traite du son, et je voulais seulement montrer que le son, exprimant l’individualité même des choses, permettait à l’art d’échapper à la tyrannie du moi humain. Ce sont les choses mêmes qui vibrent en nous, qui sont en nous, et voilà pourquoi nous pouvons, dans la musique, oublier en quelque sorte notre âme et sentir le monde, la réalité, la vie, avec des âmes inconnues qui s’éveillent en nous. Ainsi, la valeur expressive du son est démontrée et caractérisée à nouveau par l’usage même qu’en fait l’art. Le son, c’est l’âme secrète des choses, se communiquant sans se livrer et pénétrant dans notre conscience sans en subir la loi.

La lumière, qui exprime l’universalité même de l’être et son unité, est, en un sens, le contraire même du son. J’ai déjà eu l’occasion de marquer son rôle, et je n’y reviendrais pas s’il ne me restait à définir ce que c’est que la couleur, où semble se briser l’unité de la lumière. Cette unité, en effet, n’est-elle point compromise par la physique qui, depuis Newton, brise le rayon lumineux en rayons colorés ? La lumière blanche serait un mélange des sept couleurs, et ces sept couleurs, inégalement réfrangibles, seraient comme triées par le prisme, mais non point créées par lui ; le spectre étalé les manifeste, mais elles existaient avant d’avoir pénétré dans notre sphère. Le vert, le rouge, le violet ont traversé l’espace, mais rapprochés et confondus dans la fausse apparence d’un rayon unique. Il semble qu’il était bien audacieux à Gœthe, un poète, à Hegel, un philosophe, de contester les vues d’un des plus grands génies qui aient pénétré la nature à la fois par l’observation et le calcul ; et il semble bien puéril de reprendre leur thèse, de participer au ridicule de leur entreprise et à l’humiliation de leur défaite, sans avoir comme eux l’excuse d’un grand nom et le mérite de l’invention dans l’erreur. Si, pourtant, les vues de Gœthe et de Newton n’étaient pas inconciliables ; si tous deux avaient raison, l’un au sens physique, l’autre au sens métaphysique et poétique ? La chose vaudrait la peine d’être établie. Déjà Helmholz laisse entendre (peut-être, il est vrai, par patriotisme germanique) que la théorie de Gœthe était surtout esthétique, et qu’il pouvait, sans se tromper, penser autrement que Newton, qui avait dit vrai.

Tout d’abord, l’expression de lumière blanche appliquée à la lumière totale n’est pas exacte : la blancheur est déjà une détermination particulière de la lumière ; et la preuve, c’est que la blancheur, en devenant plus précise et plus intense, nous affecte d’une toute autre façon que la pure clarté ; qui comparerait l’éclat de la neige à la lumière du jour ? La blancheur bien caractérisée est plutôt couleur que lumière : elle est la lumière modifiée dans son rapport avec les objets concrets. Il est vrai qu’autour du soleil ardent, dans les jours d’été, il y a comme une zone de lumière pâle, et que le soleil lui-même, quand le ciel est bien pur, est plutôt d’argent que d’or ; mais il y a loin de cet aspect de la lumière à la blancheur proprement dite ; et, d’ailleurs, ce n’est pas la pure lumière du soleil que nous voyons : elle nous arrive à travers une couche d’air et les vapeurs de l’atmosphère. Les voyageurs et les peintres ont remarqué qu’en Orient, à mesure que le soleil montant au ciel raccourcissait les ombres, le paysage devenait moins éclatant : l’excès même de la lumière qu’aucune ombre ne faisait valoir par contraste l’assombrissait ; c’est dire que ni les sensations de blancheur, ni même celles d’éclat ne sont l’équivalent de la pure sensation de lumière ; elle ne serait point, pour notre œil, hors de notre sphère, ce qu’elle est ici, et il ne faut point se la figurer dans l’éther monotone et facile comme dans notre monde accidenté et résistant où elle est réfléchie par des corps solides, coupée et mélangée d’ombres et où elle fait un effort incessant à travers des milieux épais. Si quelque chose ici lui ressemble, c’est bien plutôt le jour répandu dans l’espace et dont on ne saurait dire s’il est une sensation proprement dite ou la transparence manifestée. Dire que la lumière est blanche, c’est donc une première confusion qui attribue à la lumière, hors de notre sphère, une apparence qu’elle n’a qu’ici : la lumière est par là rendue plus grossière et moins idéale ; elle est davantage un fait et moins une fonction ; or, tandis qu’étant une fonction elle serait simple, étant un fait, elle devient décomposable. Et le prisme, en effet, la décompose ; l’expérience est certaine, mais que prouve-t-elle ? La lumière une et non colorée, réfractée par un prisme, se divise en sept couleurs et en nuances innombrables ; mais cela prouve-t-il que ces sept couleurs existaient auparavant dans la lumière une ? Il est, sans doute, très commode d’admettre que sept rayons de longueur d’onde différente coexistaient dans la lumière, et que leur réfrangibilité inégale, au contact du prisme les a dispersés ; oui, c’est une façon aisée de se représenter les phénomènes, mais ce n’est qu’un symbole ; ce n’est qu’une interprétation du fait, qui ne saurait valoir comme un fait même. La lumière en elle-même est inconnue ; dès lors, comment savoir avec certitude si le prisme se borne à écarter des rayons déjà distincts ou s’il ne brise pas une unité véritable ? On dit que la lumière blanche est un mélange des sept couleurs ; mais le mot mélange est bien vague. Signifie-t-il une simple juxtaposition ou une union plus intime ? Dans la théorie newtonienne, c’est d’une simple juxtaposition qu’il s’agit ; mais ce n’est là encore une fois qu’une hypothèse mathématique ; il est vrai que si l’on fait tourner rapidement un carton sur lequel sont distribuées les sept couleurs avec les proportions qu’elles ont dans le spectre on obtient une vague sensation de blancheur sale, mais cette sensation n’a rien de commun avec la pure clarté ; et, d’ailleurs, comme nous ignorons le travail physiologique que produit en nous le disque tournant, comme nous ne savons pas si les sept couleurs se juxtaposent simplement en nous ou si elles reconstituent une unité interne, l’unité de la lumière, l’expérience, à vrai dire, ne prouve rien. Il y a même, à constituer ainsi le rayon lumineux de rayons colorés juxtaposés, une difficulté qui me frappe : le faisceau total a une dimension donnée ; lorsque donc je laisse pénétrer dans la chambre obscure un rayon de soleil, je laisse pénétrer plusieurs faisceaux qui tombent sur le prisme en des points très voisins mais différents, se décomposent suivant la même loi, et doivent, par conséquent, donner chacun un spectre ; or, quelle que soit la quantité de lumière introduite par le trou du volet, le spectre est unique. N’est-ce point la marque que le morcellement est l’œuvre du prisme ?

La théorie physique de la lumière, si l’on y voit autre chose qu’un symbole commode pour se représenter les phénomènes selon les lois du mouvement, a le tort grave et même décisif de vouloir que toutes les sphères du monde et de l’être soient identiques et qu’une sphère nouvelle ne puisse ajouter à un phénomène rien de nouveau. Pourquoi la couleur ne serait-elle pas un produit de notre sphère ? Pourquoi ne supposerait-elle pas des conditions qui ne soient pas réalisées dans l’indifférence de l’espace infini ? Elle ne se manifeste aux sens qu’à la rencontre de la lumière et de ce qui est essentiellement contraire à la lumière, les corps résistants. Pourquoi donc supposer qu’elle est déjà contenue dans la lumière ? On a la ressource de dire qu’elle s’y cache et qu’elle attend, pour se montrer, que la libre expansion de la clarté rencontre un obstacle. Mais il est permis de penser aussi que ce qui se cache si bien n’existe pas encore ; la couleur est fille de la lumière et de notre monde corporel et lourd. Pourquoi en appesantir la lumière elle-même dans son expansion une et simple à travers l’infini ? Quel sens auraient le vert et le rouge dans les espaces indifférents ? ici ils résultent de la vie et ils l’expriment dans son rapport avec la lumière ; hors de la sphère vivante, ils n’ont pas de sens.

Les corps résistants, par leur individualité exclusive, les milieux épais, sont tout l’opposé de la lumière universelle et transparente. Aussi, en pénétrant dans notre sphère, la lumière y trouve-t-elle comme réalisé un principe antagoniste, l’obscurité. L’obscurité n’est pas plus le noir, que la lumière n’est le blanc ; le noir n’est visible que par la lumière : il est donc l’obscur modifié dans son rapport avec le clair, comme le blanc est le clair modifié dans son rapport avec l’obscur. Aussi, constituer toutes les couleurs par des rapports variés du clair et de l’obscur, n’est-ce pas les former par un simple mélange du noir et du blanc. D’une part, en effet, nous n’avons plus ici les deux principes dans leur pureté idéale, et, d’autre part, ils ne sont plus susceptibles de relations idéales aussi, mais seulement d’un mélange indéterminé. Mais si la théorie de la réfraction n’a pas suffi à nous démontrer la préexistence des couleurs dans la lumière, la théorie de la réflexion ne la démontrera-t-elle point ? Pourquoi, en effet, telle feuille est-elle verte et telle autre rouge ? C’est que la première absorbe tous les rayons colorés, et ne réfléchit vers notre œil que le vert ; c’est que la seconde absorbe tous les rayons colorés et ne réfléchit vers nous que le rouge. La coloration diverse des objets ne s’explique que par un tri opéré par eux entre les divers rayons colorés : ils engloutissent, si l’on peut dire, et annulent les uns, rejettent et manifestent les autres. Ce mécanisme est-il intelligible, sans la distinction préalable des rayons colorés dans le rayon lumineux prétendu simple ? Ici encore, comme tout à l’heure dans la théorie de la réfraction, on confond dans une même certitude un fait incontestable et l’interprétation hypothétique ou symbolique de ce fait. Une seule chose est certaine : c’est que l’objet, si aucun rayon lumineux n’est dirigé vers lui, n’est point coloré, puisqu’il n’est même pas visible, et que, quand un rayon de lumière est dirigé vers lui, au lieu de revenir vers nous sous sa forme propre, comme quand un miroir le réfléchit, il fait retour vers notre œil, modifié : il correspond à une longueur d’onde déterminée, et il éveille en nous une sensation déterminée de couleur ; mais la transformation qu’a subie le rayon lumineux au contact de l’objet, qui en connaît le secret ? Tout se passe comme si un rayon lumineux multiple et formé des sept couleurs avait été en partie détruit, en partie conservé ; mais nous n’en savons pas davantage, et nous ne pouvons nous fonder sur une représentation purement arbitraire du fait pour nier la simplicité de la lumière ; car il se peut qu’une lumière simple, suivant les objets où elle se brise, suivant les résistances qu’elle rencontre et l’action qu’elle subit dans son conflit avec les corps durs, soit diversement transformée, dans sa vitesse et son mouvement vibratoire, dans sa longueur d’onde et dans son aspect. La longueur d’onde et la vitesse particulière de telle couleur peuvent exprimer telle rencontre particulière, telle action et réaction définie de la lumière impondérable et des corps pesants, du clair et de l’obscur ; la mécanique peut traduire dans son propre langage, qui est le mouvement, les effets métaphysiques de l’univers ; mais la pensée se détruirait elle-même si elle prenait la formule mathématique des choses pour les choses, et si elle ne cherchait le sens intérieur et profond des phénomènes. Or, n’est-il point manifeste, même pour les sens, que la couleur correspond à des relations définies de la lumière et de la matière compacte, du clair et de l’obscur ? D’abord, la pureté plus ou moins grande du milieu interposé amène des variations constantes dans les manifestations lumineuses : dans un ciel pur, le soleil est d’argent ; dans un ciel un peu moins pur, il est d’or ; dans un ciel chargé de vapeurs, il est rouge. C’est, dit-on, que la vapeur d’eau ne laisse passer que les rayons rouges ; mais ce n’est là qu’une autre expression du fait, et, d’ailleurs, l’atmosphère est-elle jamais nette de vapeur d’eau, même quand le soleil est d’or ? Mais cela dépend de la quantité : en d’autres termes, cela dépend de la résistance plus ou moins grande que la clarté a à vaincre pour venir jusqu’à nous ; ou bien faut-il admettre qu’entre les particules de la vapeur d’eau, les rayons rouges, parce qu’ils sont rouges et qu’ils ont telle longueur d’onde et telle vitesse, glissent sans effort ? S’il en est ainsi, c’est que, de façon ou d’autre, la lumière s’est adaptée, pour poursuivre son chemin, au milieu épais qu’elle doit traverser ; c’est qu’elle en a tout d’abord subi la loi propre ; et il est bien probable que cette adaptation première lui permet, non d’éviter tous les chocs, mais d’y résister ; non d’échapper à tous les mouvements des particules à travers lesquelles elle voyage, mais de s’harmoniser à ces mouvements, de les respecter et d’en être respectée ; le rayon qui traverse le nuage n’est pas ainsi un étranger qui passe au plus vite, fuyant le danger : il a pris corps au passage dans la nuée ardente qui voile et révèle le soleil ; il en a été un moment l’âme splendide ; et quand un reflet de pourpre s’allonge dans la plaine et gravit le coteau, ce n’est pas seulement un dernier regard du soleil qui s’en va, c’est aussi une pénétrante et mélancolique caresse de la nuée occidentale à l’horizon ami d’où le souffle naissant du soir veut la séparer.

Voici, à mi-hauteur du ciel, un beau nuage dans un ciel pur. Le soleil va se coucher. Le nuage est blanc. À mesure que le soleil baisse, le nuage se revêt d’or ; puis il passe lentement au rouge, puis à une sorte de marron, puis à une sorte de violet, jusqu’à ce qu’il apparaisse noir et comme déchiqueté, dépouillé à la fois de tout éclat et de la forme admirable et douce dont cet éclat l’enveloppait. Pourquoi toujours, à mesure qu’il est moins directement frappé par la lumière, cette échelle descendante du blanc au jaune, du jaune au rouge, du rouge au marron, du marron au violacé ? Pourquoi cette fixité dans la succession des teintes, si la couleur n’a point un rapport défini aux combinaisons de la lumière et de l’ombre ? Mais, au-dessus du nuage que vous regardiez tout à l’heure, voyez cet autre. Quand le soleil allait se coucher et de ses rayons rasait la plaine, le nuage trop haut restait sombre ; mais, à mesure que le soleil descend et que ses rayons, au lieu d’aller vers l’Orient dans leur course horizontale, se retirent lentement et frappent les hauteurs du ciel, le nuage à peine atteint d’abord par la clarté se nuance d’un gris roux, puis passe au marron, puis au rouge, puis se dore et s’illumine, jusqu’à ce qu’enfin sa blancheur légère semble l’élever plus haut encore dans les espaces supérieurs.

Ainsi, en regard de l’échelle descendante que nous contemplions tout à l’heure, voilà, dans le même ordre, une échelle ascendante. Il a suffi que le rayon lumineux, réfléchi vers nous par le nuage, le frappe de plus en plus obliquement ou de plus en plus directement, pour que sa couleur ait varié suivant une loi certaine.

Ce n’est pas tout. Les couleurs d’une surface varient suivant la quantité de lumière qui les frappe, et elles varient toujours dans le même ordre : le violet tend vers le bleu, puis vers le gris blanchâtre ; le bleu d’outremer passe au bleu du ciel, puis au bleu blanchâtre, et enfin au blanc. Le vert passe au vert jaunâtre, puis au jaune blanchâtre. Le rouge rendu tout à fait brillant passe à l’orangé, puis au jaune brillant. Les pures couleurs du spectre soumis à l’action croissante de la lumière subissent, tout comme les surfaces colorées, ces transformations. Quand la luminosité s’affaiblit, le spectre suit la marche inverse. Tout d’abord, l’espace jaune diminue et devient très étroit ; le bleu d’outremer s’évanouit et est remplacé par le violet. Le spectre étant encore moins lumineux, l’espace jaune orangé prend la couleur du minium, et le jaune disparaît pour être remplacé par une teinte verdâtre. Le bleu est remplacé par du violet. Le spectre, à cette phase, ne présente plus que les trois couleurs : rouge, vert et violet. Si l’on diminue encore la lumière, le violet disparaît, le rouge devient brun rouge. Avec moins de lumière encore, toute idée même de couleur disparaît, et la lumière semble grise. J’ai souvent vu, à la campagne, la verte étendue des blés, à peine voilée au matin par une brume insensible, apparaître bleuâtre, et les champs jaunes s’assombrir en rouge sous l’ombre fuyante du nuage. De quelque façon que la physique et la physiologie expliquent ces faits (et nous nous arrêterons bientôt à leurs hypothèses), il est acquis que la quantité de lumière et d’ombre n’est pas indifférente au phénomène coloré. La couleur n’apparaît donc plus comme une détermination exclusive de la lumière pure, car s’il n’entrait que de la lumière dans la constitution de la couleur, la lumière, quelles que fussent sa quantité et son énergie, donnerait, dans les mêmes circonstances, les mêmes teintes plus ou moins fortes, mais ne différant qu’en degré. Au contraire, les causes les plus diverses, interposition d’un milieu plus épais et plus chargé, obliquité plus grande des rayons, assombrissement du spectre, pourvu qu’elles aboutissent à une diminution de la clarté, amènent dans le même ordre les mêmes modifications de la couleur. Puisqu’un même rayon, suivant qu’il est plus ou moins intense, donne un spectre différent, n’est-ce pas que la couleur résulte d’un conflit et d’un compromis de l’obscurité et de la lumière, et que l’énergie relative des deux éléments en détermine l’espèce ? Mais ce ne sont pas seulement les rapports de quantité de la lumière et de l’ombre qui déterminent la couleur ; ce sont aussi, si je puis dire, leurs rapports de position. L’ombre vue à travers la lumière donne le bleu et les teintes voisines ; la lumière vue à travers l’ombre donne le jaune et le rouge. Il y a ainsi comme deux grandes classes de couleurs reliées entre elles par le vert, qui participe du jaune et du bleu. Il ne suffit pas au physicien, pour donner la raison dernière de ces faits, de dire que l’eau, la vapeur d’eau, l’atmosphère transmettent certains rayons : les jaunes, et en réfléchissent d’autres : les bleus ; car la question se posera si l’espèce même de ces rayons et des couleurs qu’ils éveillent n’est point déterminée par les relations de lumière et d’ombre auxquelles ils correspondent. Il est vrai que, si les rayons jaunes et bleus préexistent tels quels dans la lumière dite blanche, c’est par une adaptation toute fortuite que les uns sont transmis et les autres réfléchis ; mais il s’agit de savoir sous quelle forme ils y existent ; et d’ailleurs, qui sait si la pure lumière existe, même dans ce qu’on appelle l’éther ; si elle n’est pas en conflit permanent avec un principe contraire, et si, dès lors, les couleurs obscurément préexistantes dans la lumière ne préfigurent pas les relations plus nettes de la lumière et de l’ombre dans notre sphère ? Dès lors, l’adaptation des rayons jaunes ou bleus à telle condition donnée ne serait plus fortuite, mais elle ne ferait que manifester plus distinctement, dans la sphère terrestre, l’espèce de relation de la lumière et de l’ombre que ces rayons représentaient déjà implicitement dans l’espace infini. C’est, dès lors, dans notre sphère qu’il faudrait chercher le secret de la vie éthérée qui l’enveloppe ; et bien loin que nous devions, avec la physique, demander l’explication des couleurs au rayon de la lumière blanche, c’est le secret même de ce rayon, du sens qu’il enveloppe et de l’idée qu’il exprime, que nous devrions demander à notre sphère où il se trahit plus nettement. C’est ici, en effet, que l’effort de la lumière pour percer l’obstacle s’exprime par le rayon jaune et lui donne un sens ; c’est ici que l’effort de l’ombre pour venir à nous à travers la lumière, en l’adoucissant et en s’y égayant, s’exprime par le rayon bleu.

Il serait singulier, en effet, que la lumière bleue se manifestât toujours quand un fond obscur est vu à travers la clarté, et que ce fait-là n’eût point de signification. Quand un vase d’eau claire est posé sur un fond noir, l’eau paraît bleuâtre. Dans les rayonnantes journées d’été, l’ombre portée sur un mur blanc, vue à distance, semble bleue ; les montagnes noires, à mesure qu’on s’en éloigne avec un beau temps, bleuissent ; et, lorsque au couchant un nuage sombre, voisin du soleil, au lieu de s’interposer entre lui et nous, reçoit à sa surface les rayons glissants, il apparaît d’un bleu admirable et il se confond avec le bleu même du ciel ; si bien que quand le soleil se cache et que le prestige s’évanouit, l’œil est étonné de trouver un pesant nuage là où il n’avait cru rencontrer que la pureté profonde de l’air. Le ciel qui, la nuit, quand il n’est éclairé que par les étoiles, est noir, vu à travers la lumière du soleil, apparaît bleu. Ainsi, toutes les grandes manifestations de la couleur bleue sont liées aux mêmes conditions ; est-ce là un fait fortuit ? Le bleu, comme pour bien marquer son rapport à l’obscur, confine au noir et au gris par une multitude de degrés. Le soir, une partie du ciel est déjà noire qu’une autre partie est encore bleue ; et il semble, au regard qui en fait le tour, qu’il passe seulement d’un bleu plus clair à un bleu plus sombre. À mesure qu’on s’élève en ballon vers les hauteurs du ciel, le bleu est plus sombre et plus voisin du noir, la couche de lumière interposée entre l’œil et l’obscurité infinie devenant plus mince. Il est certain, tout phénomène ayant pour symbole un mouvement et tout mouvement ayant sa mesure, que la physique mathématique peut donner de tous ces faits une raison qui n’ait rien à voir avec le clair, l’obscur et leurs rapports ; mais cela prouve seulement qu’elle ne voit qu’un aspect des choses, le plus abstrait, et nous avons le droit de ne pas abandonner l’intuition directe et l’interprétation métaphysique du réel.

On a reproché à Gœthe de confondre le point de vue physique et le point de vue physiologique. Ce reproche, en fait, ne s’applique pas à beaucoup des déductions tirées par nous ; car, lorsque dans le spectre, la teinte varie avec sa luminosité, c’est là un phénomène d’ordre physique où nous ne sommes pour rien. L’objection ne peut guère s’adresser qu’à sa théorie de l’obscur. Au point de vue physiologique, ou mieux encore au point de vue psychologique, l’obscur est positif : la sensation d’obscurité, comme le remarque M. Beaunis, n’est pas purement négative ; elle n’est pas simplement l’absence de toute clarté, de toute sensation de clarté ; et la preuve, c’est que nous ne voyons pas l’obscurité derrière nous. Il est vrai que l’obscurité n’est rendue visible que par la faible lumière qui en vient vers nous ; et les physiciens, pour supprimer l’obscur de la nature, peuvent dire qu’il n’est que cette faible lumière : l’obscurité, comme le froid est un terme tout relatif ; mais, d’abord, le froid même n’est pas complètement relatif ; il correspond, dans l’organisme, à un mouvement précisément inverse à celui du chaud ; dans celui-ci, il y a acquisition d’énergie ; dans celui-là, perte d’énergie ; et l’on pourra dire que le froid sera absolu dans l’ordre de la vie quand la quantité de chaleur sera insuffisante à entretenir un seul vivant. Et qui nous assure, dès lors, que ce fait si grave ne se marque point dans l’état cosmique ? Est-ce que nous connaissons le milieu où se propagent la chaleur et la lumière ? Il ne s’est manifesté à nous que par les mouvements calorifiques lumineux ou chimiques, et il n’existe pour nous que par ces mouvements ; mais n’existe-t-il point aussi à l’état de repos ? ou, du moins, à l’état de repos relatif ? Les mouvements qui s’y propagent n’utilisent jamais qu’une portion de son énergie, puisqu’ils peuvent, dans une même région de l’éther, devenir beaucoup plus abondants et beaucoup plus intenses. Mais la partie d’énergie que ces mouvements n’utilisent pas n’est-elle cependant modifiée en rien par eux et n’a-t-elle aucune action sur eux ? De ce que la sensation d’obscurité est excitée en nous par une très faible clarté, il ne suit pas du tout qu’elle soit la sensation d’une très faible clarté ; mais elle peut correspondre à un état spécial du nerf optique, dont les énergies au repos sont justement assez stimulées pour que le repos même devienne sensible à la conscience. Qui dira qu’il n’y a pas dans le milieu cosmique un état analogue à celui du nerf optique qui voit l’obscurité ? Ce n’est pas le repos d’un organe quelconque qui fait l’obscurité, c’est le repos de l’organe de la vue, et ce repos même a rapport à la vue et à la lumière ; puisque ce rapport existe dans l’organe visuel, qui n’est, comme nous l’avons vu, que la lumière prolongée, pourquoi un repos analogue et ayant rapport à la lumière ne se concevrait-il pas dans le monde ? Une vieille chanson mystique disait : L’œil est parent de la lumière, car, sans cela, comment la verrait-il ? Nous pouvons ajouter : il est parent aussi de l’obscurité. Hypothèses, dira-t-on, et hypothèses bien vagues. Je n’en disconviens pas, mais je ferai remarquer que l’hypothèse contraire de la science est plus téméraire encore, car elle prétend, en supprimant la réalité positive de l’obscur, avoir le dernier mot des fonctions de l’organe visuel et des fonctions de l’éther. Et notre hypothèse, d’ailleurs, est soutenue par cette grande idée que nous avons essayé d’établir, de la conformité, de l’harmonie de l’organisme et du monde ; nous trouvons, dans notre conscience, un fait considérable, nous le rapportons à un état de l’organisme, et nous rapportons cet état de l’organisme à un état du monde.

Il ne s’agit pas d’un fait accidentel qu’expliqueraient seuls les hasards subjectifs de la vie organique : l’ombre, le noir, l’obscur sont des éléments essentiels de la vision ; or, si l’existence positive et réelle de l’obscur est maintenue et transportée même de notre sphère à l’éther, la théorie des couleurs de Gœthe, reprise par Hegel, reste debout tout entière.

Gœthe et Hegel ont eu le tort d’exagérer la simplicité et l’universalité de la lumière ; ils y ont vu la manifestation de l’universelle identité et ils lui ont prêté une vie indépendante et toute divine ; ils ont oublié qu’elle émanait de foyers distincts, et que ces foyers ayant leurs particularités, la marqueraient dans la lumière : ainsi le spectre du soleil ne serait point sans doute identique au spectre d’une autre étoile ; ils ont ignoré aussi que la lumière était le rayonnement des particules incandescentes des gaz qui constituent l’atmosphère du soleil ; et que, par suite, elle impliquait des individualités astronomiques et chimiques. La lumière est impondérable, et elle n’a aucune détermination chimique : mais elle suppose l’action de la matière pesante organisée et spécifiée sur l’éther ; celui-ci, laissé à lui-même, serait le transparent à l’état de puissance : il ne serait jamais la clarté ; il est vrai que les gaz n’arrivent à l’incandescence qu’après avoir absorbé beaucoup de chaleur et que cette chaleur est déjà un mouvement de l’éther, si bien que la matière pesante et individualisée servirait seulement d’intermédiaire entre un mouvement de l’éther et un autre mouvement de l’éther ; elle lui prendrait son énergie sous forme de chaleur et la lui rendrait sous forme de lumière ; mais ces mouvements calorifiques de l’éther, à leur tour, quelle en est la source ? N’est-ce pas dans des combinaisons ou décompositions chimiques ? Et ainsi nous serons incessamment ramenés dans un cercle sans pouvoir trouver, ni dans l’éther ni dans les corps, la source première et exclusive de la lumière et de la chaleur. Il faudra donc convenir que ni l’identité universelle de l’éther, ni la particularité des corps pesants ne se suffisent ; que l’universel et le particulier n’entrent en acte que par leur action réciproque. Ainsi, nous retrouverons, à l’origine du rayon, ce que nous constatons à son introduction sur notre planète : la rencontre et le conflit fécond de l’impondérable et du pesant, de l’éther et de la matière, du clair et de l’obscur ; et Hegel s’est trompé en réservant ce conflit à notre sphère ; il s’est trompé en considérant le soleil comme tout lumière, la terre comme toute obscurité, et en faisant naître, par conséquent, pour la première fois, la couleur fille du clair et de l’obscur au contact du soleil et de la terre. Mais la vérité, méconnue par lui, loin de détruire la théorie de Gœthe, la confirme ; car les couleurs pourront préexister en quelque sorte sous leur forme mécanique dans le rayon de lumière blanche, et être pourtant une combinaison du clair et de l’obscur, puisque le clair et l’obscur se retrouvent à l’origine même du rayon de lumière blanche.

Ainsi on peut, dans la théorie de Gœthe, faire la part de l’erreur sans la détruire ; on peut la concilier avec les théories mathématiques de l’optique, et, par là, supprimer l’obstacle essentiel à son triomphe. Gœthe ignorait les mathématiques de l’optique, et les dédaignait ; plein du sentiment de la vie, confiant dans ce profond et clairvoyant regard du poète qui, sous les apparences des choses, démêle ces choses mêmes, sous les phénomènes des forces, il suivait, dans les innombrables manifestations de la couleur, le jeu changeant et les relations variables de deux éléments contraires et coéternels, le jour et la nuit, la lumière et l’ombre, le clair et l’obscur ; et il n’acceptait pas que des formules abstraites prétendissent se substituer à la réalité des couleurs à la fois vivante et intelligible : vivante, puisqu’elle sortait de deux principes réels, et que les sens même saisissent isolés ; intelligible, puisqu’avec ces deux principes liés par leur opposition même, l’esprit pouvait créer et développer l’infinie diversité des couleurs et des nuances. Mais il oubliait que toute réalité sensible et intelligible a un envers mécanique que la science est en droit de rechercher, et que le monde de la science est l’organe nécessaire du monde des sens et de la pensée. Voilà pourquoi, l’amour-propre aidant et l’ambition de l’universalité, il se laissa aller à une polémique contre Newton, où sa pensée même, dans ce qu’elle a de juste, s’est compromise. Il aurait rendu un bien plus grand service à la poésie, à la métaphysique et à la science elle-même si, au lieu d’attaquer celle-ci dans ses prétentions légitimes et ses méthodes propres, il l’avait conviée à la modestie et à la réserve. Il n’aurait pas dû en nier sans compétence les résultats, mais montrer seulement ce qu’ils avaient de superficiel et quelle en était l’insuffisance, non pas provisoire, mais définitive ; non pas fortuite, mais nécessaire. Il aurait aisément établi que les mouvements, pris en eux-mêmes, n’avaient pas grande signification ; qu’il ne s’agissait pas seulement d’en démontrer l’existence et d’en constater la loi, mais qu’il fallait encore les interpréter. Or, n’est-ce pas une bonne fortune pour l’esprit, en même temps qu’il tient la clef mathématique des phénomènes, d’assister à leur production vivante et à leur développement concret ? Les sens saisissent la clarté et l’obscurité, et surprennent de frappantes correspondances entre ces deux éléments et les couleurs ; ne peuvent-ils pas jeter certain jour sur les formules mathématiques ? En un mot, on pouvait contempler les deux aspects corrélatifs du phénomène, son aspect physique et son aspect métaphysique. Pourquoi nier l’un ou l’autre et pourquoi ne pas étudier avec soin cette corrélation ?

Cette intimité de la lumière et des choses dans la couleur, ce n’est pas seulement le cœur qui la pressent et qui la désire ; ce sont les faits qui la démontrent. La science croit que les corps solides ne renvoient un rayon coloré que lorsque, si je puis dire, ils sympathisent avec lui. De même qu’un diapason ne vibre, sous un son voisin, que lorsqu’il est en harmonie avec ce son, la matière pesante absorberait et annulerait le rayon coloré, s’il n’avait pas quelque correspondance au mouvement propre de ses molécules. Or, la couleur diffusée est en même temps la couleur transmise : jamais le nuage ne réfléchit vers nous de la lumière bleue ou verte ; il ne la transmet pas non plus : les vitraux rouges ou bleus transmettent des rayons rouges ou bleus ; sous les feuilles de la forêt, le jour est verdâtre. C’est dire que les rayons qui traversent un corps sont, si je puis dire, harmoniques à ce corps, puisqu’ils sont les mêmes que les rayons diffusés, et que pour ceux-ci la parenté est admise. Du reste, s’il n’y avait aucune correspondance, aucune amitié de la lumière colorée et du milieu qu’elle traverse, si elle y passait indifférente et négligée, elle n’y subirait pas de lentes et paisibles transformations. À travers un verre jaune, la lumière arrive jaune ; qu’on applique un second verre jaune sur le premier, la lumière arrivera rougeâtre. Qu’est-ce à dire ? C’est que les mouvements internes du verre exercent une action continue sur la lumière qu’il transmet, et que cette action paisible et graduée suppose un secret accord. Ainsi, la lumière universelle et indifférente n’a pu pénétrer dans notre monde sans faire amitié avec lui ; en même temps qu’elle est la transparence infinie de l’être, elle est, dans notre sphère, la joie et l’âme visible de toute existence. La vie interne des choses se manifeste en elle, et c’est une chose curieuse que les existences particulières aient su emprunter, à la clarté immense et monotone, de quoi exprimer leurs diversités changeantes et leurs intimes transformations. Il y a un moment où les corps chauffés deviennent rouges, et, à mesure que la température s’élève, ils passent par une série fixe de couleurs : leur agitation cachée est devenue sensible ; la correspondance du dehors et du dedans, du mouvement moléculaire et de la couleur est tellement vraie, que la première couleur qui apparaît est le rouge, c’est-à-dire la plus lente ; et quand une chaleur plus forte précipite les mouvements des molécules, des couleurs plus rapides se manifestent : le rouge est la couleur la plus engagée dans la matière et la pesanteur ; c’est la lumière qui a subi la résistance la plus grande, qui s’est accommodée au rythme le plus traînant et le plus lourd : elle est l’anneau qui rejoint la matière épaisse à l’éther subtil.

Par la couleur, la lumière est devenue expressive ; mais il faut s’entendre sur ce qu’est l’expression. Les vrais peintres, ceux dont l’œil est réjoui par les formes, les clartés et les couleurs, prétendent que les couleurs n’ont point une valeur symbolique, mais une valeur propre ; et assurément, il est puéril de noter, par des teintes et des nuances, tous les états du cœur humain : c’est subordonner la nature à l’homme, et ne la comprendre que dans un rapport fictif avec nous. Henri Regnault avait bien raison de dire que, pour le véritable peintre, une carcasse de bois qui se profile dans l’air pur, un peu de ciel bleu réfléchi dans le ruisseau de la rue sont un plaisir immédiat. Mais si les couleurs peuvent se passer de toutes relations arbitraires et de tout sens extérieur, c’est qu’elles ont un sens intérieur ; c’est qu’elles expriment chacune un rapport particulier de la lumière et des ténèbres. Toute sphère de l’existence a son idée, et autant il est enfantin de chercher hors d’elle ce qu’elle signifie, autant il est léger d’y amuser son regard sans y appliquer son intelligence. Ce n’est pas que le sens caché ait besoin d’être explicitement compris, et que toute joie artistique ait pour condition une méditation de l’esprit ; mais il y a jusque dans cette joie même une révélation inaperçue, et le regard, ami des couleurs, de la lumière et de l’ombre, perçoit leurs rapports à sa manière, sans que l’intelligence puisse les formuler. Chaque sens, dirais-je, a son intelligence qui lui est propre : tel peintre a observé finement avec ses yeux qui ne sait point observer avec son esprit. Les couleurs, outre cette valeur propre, ne sont-elles point capables d’un symbolisme extérieur ! Il serait téméraire de le nier ; car bien des analogies relient toutes les sphères de l’existence : partout on retrouve l’opposition et l’accord, la lutte, la résignation ou la victoire. Pourquoi, dès lors, le bleu avec sa douceur profonde, le rouge avec l’éclat triomphal de la lumière qui a vaincu les résistances et qui y a trouvé une vivante splendeur, ne seraient-ils point significatifs pour l’âme comme pour le regard ? Mais il faut bien se garder de glisser sur la pente des analogies et de faire de la couleur, qui est une manifestation originale, un pur instrument de peinture morale.

La vie est belle et intelligible en toutes ses formes, et il n’est point dans l’infini de sphère distincte qui ait besoin d’emprunter à d’autres un rayon d’idéal. Ce rayon d’idéal luit intérieurement à tous ceux qui aiment ; toute passion est révélatrice. Est-ce à dire que la pure intelligence ne puisse ajouter aux joies de l’artiste ? Il me semble que quand la vérité explicite rencontre l’instinct, de cette lumière et de cette ardeur doit jaillir une flamme d’intelligence passionnée, éclatante et chaude ; l’intuition du regard doit être plus profonde et plus joyeuse, lorsqu’en lui c’est l’esprit qui voit.

Aussi bien la science ne peut-elle tirer aucun secours pour ses recherches propres de ces pures et profondes intuitions du regard intelligent ? S’il était démontré que le rouge c’est la lumière vue à travers l’obscurité, et le bleu l’obscurité vue à travers la lumière, est-ce que cette indication ne serait point précieuse à ceux qui chercheraient à la source même de la lumière, au conflit originel de l’éther et de la matière, le secret des couleurs diverses mathématiquement contenues dans la lumière blanche ? Est-ce que pour démêler la constitution même des matières colorées, le rapport précis de leurs molécules aux rayons lumineux qui viennent les frapper, une définition préalable des couleurs ne serait point de grand secours ? En fait, la pensée de Gœthe s’est trouvée plus vraie sur bien des points, qu’elle ne pouvait le paraître à de purs newtoniens. Quand il protestait contre les globules, contre une théorie grossière qui matérialisait la lumière, son secret instinct et sa délicatesse artistique ne l’ont-ils point servi ? La théorie de l’émission a été remplacée par celle de l’ondulation ; les molécules en mouvement comme de petites balles ont été remplacées par des ondes qui se propagent, c’est-à-dire par des mouvements, ce qui est plus immatériel. De plus, il n’avait peut-être pas tort d’affirmer l’unité de la lumière et de s’indigner presque qu’on la morcelât. Car, comment faut-il entendre la composition de la lumière blanche ? Elle n’est pas un faisceau des diverses couleurs juxtaposées ; on admet, que dans une ligne mathématique, tous les éléments de la lumière blanche sont contenus ; la lumière réduite à un rayon strictement linéaire se décomposerait, au contact du prisme, en un spectre complet allant des ondes chimiques les plus courtes aux ondes calorifiques les plus lentes, en passant par les nuances innombrables de couleurs du violet au rouge ; les ondes diverses, en nombre infini, sont considérées comme superposées, et comme se propageant dans la même direction avec la même vitesse à travers l’espace éthéré ; cette superposition d’un nombre infini de mouvements distincts dans un rayon linéaire, est-elle représentable à l’imagination ? Est-elle l’expression saisissable de la réalité, ou seulement un symbole commode d’un phénomène inconnu, adapté, selon des relations mathématiques, au phénomène constaté de la dispersion ? Il ne nous appartient pas de le dire ; il apparaît bien cependant que c’est là une composition d’un ordre spécial. Quand les sept couleurs, sur un disque tournant, me donnent la sensation de blancheur, il n’y a pas simplement dans ma conscience superposition de sept sensation différentes : il y a une sensation unique, un acte de conscience déterminé ; et il est probable que cet acte de conscience simple correspond à un acte organique simple aussi, quoiqu’il y entre une multiplicité d’éléments. En réalité, la molécule lumineuse est animée d’un mouvement unique, qui est la somme des mouvements particuliers ; mais la somme d’une infinité de mouvements est-elle possible ? Tout ce qu’on peut se représenter, c’est un mouvement déterminé, susceptible de se diversifier indéfiniment. La simplicité n’exclut pas la multiplicité ; il faut seulement que cette multiplicité, au lieu d’être simplement juxtaposée, soit harmonisée en un système un : ce qui est vrai du moi conscient et de l’organisme qu’a fait le monde ne serait-il pas vrai du monde lui-même, et la lumière ne serait-elle pas une et simple au sens où Gœthe l’entendait, tout en enveloppant une possibilité infinie de rythmes distincts qui, au contact de notre sphère, s’isolent et se séparent les uns des autres ? Ne voyons-nous pas que la lumière n’est pas un total comme les autres ? La blancheur qui résulte de sept couleurs résulte aussi de trois couples distincts de deux : le rouge et le vert, le jaune et le bleu produisent le blanc ; il est vrai que le blanc est une sensation ; mais toute sensation étant liée à un état organique, la même sensation correspond au même état ; et puisque deux couleurs, par leur coopération, peuvent produire sur l’organisme le même effet que les sept, n’est-ce pas que ces deux couleurs, au point de vue mécanique, forment à peu près le même système que les sept ? La lumière n’est plus ainsi une simple somme, puisqu’on peut la maintenir en retranchant la plupart de ses éléments. L’hypothèse même de Young, qui n’admet dans l’œil que le rouge, le vert et le violet, montre bien que la composition apparente peut se résoudre en simplicité : ainsi les rayons jaunes excitant à la fois les nerfs du rouge et ceux du vert, déterminent la sensation du jaune, c’est-à-dire que la simplicité du rayon physique a trouvé son équivalent dans la coopération de deux rayons physiologiques. Les phénomènes de phosphorescence nous montrent une radiation chimique simple, transformée et restituée par le diamant sous forme de spectre lumineux complet. Le diamant a trouvé, dans un simple rayon, la matière de toutes les couleurs et des nuances innombrables du spectre. Si l’on examine les couleurs complémentaires, on voit que les deux couleurs qui donnent du blanc offrent une moyenne de luminosité constante : à mesure que dans le couple la luminosité d’une couleur s’éteint, la luminosité de l’autre s’avive.

Voici, en effet, la liste de ces couleurs :

Le rouge et le vert bleuâtre ;

L’orangé et le bleu cyané ;

Le jaune et l’outremer ;

Le jaune verdâtre et le violet.

Ainsi, dans le premier membre, luminosité croissante ; luminosité décroissante dans le second. Il est à remarquer que, pour que la loi soit exacte, le jaune verdâtre doit être plus lumineux que le jaune pur, et que, par suite, il doit davantage se rapprocher du blanc ; c’est dire que le vert équivaut à une addition de lumière blanche. Nous touchons là un fait très curieux et même, à mon sens, décisif. Le vert, dans tous les mélanges de lumière, joue le rôle du blanc, et il tire les couleurs vers le blanc. Lorsque la luminosité d’un spectre lumineux étalé s’affaiblit graduellement, toutes les couleurs successivement s’éteignent, et le spectre tout entier, avant de passer au gris, est verdâtre. C’est dire que le vert est comme la dernière forme de la couleur, avant qu’elle se perde dans la clarté incolore ; il n’est pas une couleur, il est la lumière à l’état de couleur.

Les couleurs obtenues par le mélange des matières colorantes et celles obtenues par le mélange des lumières, ne diffèrent sensiblement qu’à propos du vert ; une matière jaune, mélangée à une matière bleue, donne du vert ; une lumière jaune, mélangée à la lumière bleue, donne un gris blanchâtre ; le blanchâtre et le vert se substituent ainsi l’un à l’autre, et, comme il est naturel, le vert couleur apparaît de préférence quand les lumières colorées sont engagées dans une matière ; à l’état libre, elles donnent du blanc. Ce qui confirme encore une fois la pensée de Gœthe et de Hegel, que les corps sont pour beaucoup dans la couleur en tant que telle. Quoi qu’il en soit, il apparaît bien qu’il y a une lumière qui est en même temps couleur, ou une couleur qui est en même temps lumière ; on dirait que la lumière, après s’être brisée et dispersée dans l’infinité des couleurs, a voulu, dans l’ordre même de la couleur, manifester son unité. Pourquoi est-ce sous la forme de vert ? C’est que le vert est la synthèse du jaune et du bleu ; or, le jaune, c’est la lumière vue à travers l’obscurité ; le bleu, c’est l’obscurité vue à travers la lumière ; le jaune et le bleu représentent donc les deux relations définies de la lumière et de l’obscur ; ils sont les types fondamentaux de toute couleur possible, et le vert qui les enveloppe, enveloppe par là même toute couleur ; ainsi, il est complet et parent de la blancheur qui est voisine de la lumière. Voilà comment la vie, qui se développe sous le soleil, est colorée en vert ; la terre renvoie au soleil sa lumière. Il semble qu’arrivés à ce point, nous tenions le nœud de tout le système des couleurs ; nous avons saisi entre elles des relations beaucoup plus précises et beaucoup plus vivantes que la pure continuité de longueurs décroissantes que la science y reconnaît ; et ce ne sera pas une des moindres gloires de Gœthe, que d’avoir compris que la pensée et les yeux avaient droit à s’occuper de la lumière aussi bien que le calcul.

Par les couleurs, la lumière fait amitié avec notre monde : la couleur est le gage d’union ; la matière pesante peut enrichir l’impondérable en manifestant d’une manière éclatante ce qui se dérobait en lui ; l’obscurité, en faisant sortir les couleurs de la lumière, lui vaut, dans notre sphère, un joyeux triomphe ; et la lumière en même temps, en s’unissant à la matière pesante dans la couleur, l’allège et l’idéalise : rien ne demeure stérile ; tout fait œuvre de beauté. Les molécules dispersées dans l’air nous donnent les splendeurs du couchant ; l’obscurité infinie des espaces vides, se répandant dans la clarté du jour, l’adoucit en une charmante teinte bleue ; le mystère même de la nuit et la brutalité de la lumière, saisis au travers l’un de l’autre et l’un dans l’autre, conspirent à une merveilleuse douceur : le jour manifeste la nuit ; car, plus la lumière est abondante et pure, plus le ciel est profond, et plus le regard devine l’immensité des espaces qui sont au delà ; et le soir, quand le voile de clarté tombe pour laisser voir la nuit à découvert, on la trouverait bien vulgaire et bien triste, si elle ne s’emplissait lentement d’un autre mystère.

Devenue expressive dans la couleur, la lumière s’est rapprochée du son : elle peut concourir avec lui à manifester l’âme des choses ; tandis qu’un son qui s’élèverait dans la pure clarté serait comme une voix dans le désert, sans rien qui la soutienne ou lui réponde, les sonorités du monde s’harmonisent à ses splendeurs. La magnificence ou la tristesse des teintes correspond à la plénitude joyeuse ou à la douceur voilée des sons : la lumière, dans sa lutte et son union avec l’obscurité, est devenue dramatique, et elle s’accorde avec un monde où tout est action ; l’ombre, en pénétrant dans la clarté, y a glissé d’intimes trésors de mélancolie que le bleu pâlissant du soir communique à l’âme, et la sérénité impassible de la clarté pure est devenue, au contact de l’ombre qu’elle dissipe en s’y transformant, quelque chose de plus humain, la joie. Voilà comment peuvent se rencontrer et se fondre, dans une expression commune, le rayon qui tombe du soleil et la plainte qui monte du sillon ; la verdure toute jeune du printemps, où transparaît la sève, s’accorde avec le bruissement vif et doux des premières feuilles, pour insinuer aux sens et à l’âme le renouvellement de la vie ; la clarté dorée, qui partage gaiement la rue avec l’ombre douce, réjouit le cœur, comme le bruit allègre du marteau interrompu de tranquilles silences ; et le soir, quand la terre devient noire, quand la dernière lueur rouge du jour lointain qui s’en va sollicite à le suivre le regard et le cœur inquiets, ce départ de la clarté qui laisse vides nos horizons jette en nous une pénétrante tristesse d’infini, que les voix innombrables qui s’élèvent alors de la terre, comme un long et religieux appel, renouvellent à leur manière et gravent au cœur. Ce n’est point l’homme, arbitrairement, qui recueille les clartés et les sons et qui les harmonise. La poésie n’est point une invention de l’âme rassemblant, dans une unité factice, les éléments épars de la beauté et les diverses manifestations de l’être. Cette unité est dans les choses : l’intime mélange de l’être et du non-être est au fond de tout, dans le désir vague des cœurs, dans l’effort impuissant des grands souffles à se soumettre l’espace, dans la splendeur atténuée et finissante du dernier rayon ; et il n’est pas étrange que, de toutes les profondeurs de la nature et de l’âme, je ne sais quoi d’analogue sorte parfois que les sons et les clartés et les rêves du cœur traduiront tous à leur manière, mais dans une saisissante harmonie. De proche en proche et par l’universelle liaison des choses, un même ébranlement de mélancolie et de joie s’étend, à certaines heures, à toutes les sphères de la vie : la lumière pâle et inquiète, qui tombe de l’abîme obscurci du ciel, rencontre en son chemin l’inquiétude de la vie déséquilibrée par le départ de la lumière, le trouble de la forêt qui s’enveloppe en vain contre l’invasion de la nuit de souffles grondants, le trouble des cœurs qui, ne s’appuyant plus aux formes distinctes et familières, aux images aimées de la vie, s’étonnent et chancellent, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé, dans un équilibre nouveau avec l’infini du soir et la familiarité avec le mystère, une fermeté plus haute et un plus vaste repos.