De la morale naturelle/XLI
CHAPITRE XLI.
Amour de la vie.
Ô l’inconcevable instinct que
celui qui nous attache à la vie !
C’est une fièvre intermittente
dont le cours paraît souvent tout-à-fait
suspendu, et dont les accès
peuvent se porter au plus furieux
délire. On le voit tous les jours
dans le monde céder aux passions
les plus vaines, les plus factices ;
on l’a vu plus d’une fois l’emporter
même sur les premières affections
de la nature, la tendresse et la
pitié maternelle, transformer en un moment des êtres doux et
sensibles en monstres de barbarie
et de cruauté. Isolé de tout autre
sentiment, cet instinct prend tous
les caractères de la passion la
plus féroce. Qui désire plus que
de vivre n’aimera jamais la vie
avec excès ; mais il n’est aucun
frein à la fureur de celui qui ne
peut plus concevoir d’autre désir
que celui de sauver sa vie, c’est
le dernier foyer où se concentre
alors toute l’activité de son être.
Telle fut surement l’affreuse
destinée des premiers anthropophages.
Que de nobles et généreuses, que de touchantes et sublimes résolutions n’eussent jamais été conçues par le cœur de l’homme, si ses propres passions et celles de la société ne l’avaient pas formé de bonne heure au mépris de la vie ! C’est par cette raison qu’il est un caractère de vertu, une sorte d’héroïsme qui semble appartenir exclusivement aux amans, aux guerriers, toujours prêts à s’immoler aux intérêts de la gloire, à ceux de l’amour ; et voilà sans doute ce qui leur donna dans tous les tems des titres si distingués à l’estime des femmes qui sont, comme l’a dit le sage de Genève, les juges naturels du mérite des hommes.