chez Volland, Gattey, Bailly (p. 73-79).


CHAPITRE VIII.

Conscience, Remords.



Les idées vagues qu’on a trop souvent attachées à ces deux mots, m’ont empêché de m’en servir.

Qu’est-ce que la conscience, si ce n’est ce sentiment intérieur de ce qui convient ou ne convient pas à la nature de notre être ?

Qu’est-ce que le remords, si ce n’est le sentiment pénible du mal que nous nous sommes fait à nous-mêmes ou aux autres ?

Ce qui distingue cette impression, ce qui doit la faire regarder en effet comme un des premiers ressorts de la moralité de nos actions, c’est son énergie, sa puissance et sa longue durée : elle domine sur les passions qui semblent lui être le plus contraires, résiste à leurs emportemens, trouble encore leurs plus vives jouissances, nous fait trahir malgré nous nos plus chers intérêts, et prolonge souvent jusqu’au dernier terme de la vie les suites funestes d’un seul instant de faiblesse ou d’abandon ; c’est un poison destructeur dont les effets sont plus ou moins lents, plus ou moins rapides ; l’éloignement des temps et des lieux pourra sans doute ou les suspendre, ou les affaiblir ; mais il n’y a que de nouveaux efforts de vertu qui puissent en arrêter surement les ravages.

Je doute s’il exista jamais un homme assez dépravé pour ne point connaître le pouvoir de ce sentiment ; et quand il aurait existé, quand il existerait encore, que prouverait une pareille exception ?

Je comprends à la vérité comment ce qui me laisserait d’éternels remords, pourrait ne point troubler la tranquillité d’un autre ; mais n’en ai-je point indiqué la véritable raison ? Ce qui influerait de la manière la plus sensible sur la nature de mon être, pourrait ne point altérer celle d’un autre ; ce qui suffirait pour égarer mon imagination, pourrait ne troubler en rien la sienne ; ce qu’exige l’activité de ses passions détruirait à jamais le repos de ma vie ; ce qui pour lui ne serait qu’un goût passager, laisserait dans mon cœur un penchant irrésistible. Celui qui s’est permis d’immoler une victime que lui demandait une réunion de circonstances peut-être unique, éprouverait-il les mêmes regrets que celui qui, en faisant la même action, n’aurait eu ni les mêmes motifs, ni la même excuse ?

Ce qui rend un crime d’État moins odieux que tout autre crime, ce n’est pas seulement la grandeur des intérêts qui l’ont nécessité, c’est encore l’idée qu’une pareille action se trouvant jetée, pour ainsi dire, hors du cercle ordinaire de la vie, ne saurait avoir la même influence sur nos sentimens qu’une action dépendante de nos rapports habituels.

Soyons toujours de bonne-foi : la même action qui vient d’avoir pour vous et pour votre ami les suites les plus fâcheuses, je l’avais commise avant vous ; quoique je me sois exposé en apparence aux mêmes dangers, il n’en est résulté aucun mal. Je ne puis me dissimuler que j’eus les mêmes torts ; me les reprocherai-je aussi vivement ? Non : et rien ne prouve mieux sans doute que le remords n’est en effet que le sentiment pénible du mal que nous nous sommes fait à nous-mêmes ou aux autres.

Je suis loin d’en conclure qu’il est de mauvaises actions qui ne laissent aucun remords, sans avoir aucun éclat nuisible ; une action vraiment mauvaise nous dégrade toujours à nos propres yeux, et c’est un sentiment qu’il est impossible d’éprouver sans trouble et sans confusion.

Mon ame, graces au ciel, a peu connu jusqu’ici les tourmens du remords ; je n’ai pourtant jamais oublié que dans mon enfance, à force de caresses et d’importunités, j’obtins d’une de mes sœurs un acte de complaisance qui exposait sa santé au danger le plus manifeste ; la fatigue extrême qu’elle daigna s’imposer pour me sauver une peine légère n’eut point, à la vérité, les suites qu’elle pouvait avoir ; mais, tout enfant que j’étais, j’en fus vivement alarmé ; je sentis combien ma personnalité avait été cruelle : j’en souffre encore, et tout ce que je pourrai faire pour cette sœur chérie ne m’acquittera jamais au gré de mon cœur.