chez Volland, Gattey, Bailly (p. 47-72).


CHAPITRE VII.

Morale réfléchie.



Il n’est point de principe qui appartienne plus surement au systême de vérités que notre esprit peut embrasser avec confiance, que celui dont nous reconnaissons toujours également la justesse, à quelque objet de nos pensées, de nos calculs, de nos affections que nous essayions de l’appliquer.

Or je n’en vois point qui porte plus évidemment ce caractère, que le principe de l’ordre. Cet accord de toutes les parties, qui forme un ensemble heureux, un tout régulier, et le fait paraître à nos regards ce qu’il doit être, ni plus, ni moins ; cet accord est la perfection que nous cherchons dans les ouvrages de la nature et de l’art ; cet accord sublime est la vérité que nous cherchons dans nos pensées et dans nos calculs ; c’est la beauté qui captive nos désirs et nos affections ; c’est encore la source de cette bonté morale qui fait dans ce moment l’objet de nos recherches.

Aristote, Horace et tous ceux qui ont traité à leur exemple la théorie des beaux-arts, ont établi pour principe qu’un ouvrage n’était beau, qu’autant qu’il était un, c’est-à-dire, que toutes les parties dont il était formé conspiraient par un accord heureux à en faire un seul tout.

Marc-Aurèle, Épictète ont dit également : Un homme n’est bon qu’autant qu’il est un, c’est-à-dire, d’accord avec lui-même.

Ces principes d’accord, d’unité, de liaison, d’ensemble, se retrouvent donc par-tout.

Qu’est-ce qu’un homme d’accord avec lui-même ?

C’est l’homme dont toutes les facultés se trouvent avoir entre elles le rapport qu’elles doivent avoir.

C’est l’homme dont toutes les actions, dont toutes les pensées, dont toutes les habitudes se dirigent vers un même but, la conservation et le perfectionnement de son être.

Cette dernière vue me paraît d’autant plus juste, que l’homme est, par sa nature même, dans un espèce de mouvement continuel dont le progrès tend nécessairement ou à le détruire, ou à le perfectionner.

De tous les êtres que nous connaissons, c’est sans contredit le seul qui se perfectionne ou se dégrade d’une manière aussi sensible, aussi marquée.

Il n’est point de vertus, je ne parle point ici de celles qui ne sont que de convention, qui tiennent à quelque systême particulier de législation civile ou religieuse ; il n’est point de vertu naturelle qui ne contribue à la conservation, au perfectionnement de notre être ; il n’est aucun vice dont l’habitude ne détruise ou ne dégrade au moins quelqu’une de nos facultés.

Un des premiers points de la morale réfléchie, est donc de trouver et d’établir le rapport de la mesure de nos forces, à l’exercice qu’il convient d’en faire pour les conserver ou les accroître.

Si nous ne faisons pas de nos facultés tout l’emploi que nous en pouvons faire sans fatigue et sans effort, nous les verrons diminuer insensiblement, et se perdre enfin tout-à-fait.

Beaucoup d’hommes abusent de bonne heure d’une partie de leurs forces, et l’épuisement particulier qui en résulte, influe bientôt sur l’organisation entière de la machine ; mais il est, je crois, bien peu d’hommes qui aillent aussi loin que l’ensemble de leurs forces pouvait le permettre, et c’est-là sans doute une des principales causes de la dégradation du genre humain, de l’espèce d’enfance où nous le voyons vieillir.

Quittez un travail, un exercice quelconque l’instant qui précède celui de la lassitude ; faites chaque jour quelque pas de plus, à mesure que vous sentez l’accroissement de vos forces, et vous arriverez à un terme auquel vous n’auriez jamais osé aspirer, en mesurant de l’œil l’espace que vous aviez à parcourir du point dont vous êtes parti[1].

Combien d’hommes ressemblent à ce duc d’Olonne, qui avait parié qu’il traverserait le grand bassin des Tuileries, et qui arrivé au milieu, aima mieux convenir qu’il avait perdu, et revenir sur ses pas, que de passer à l’autre bord !

Nous avons dit qu’entre les différentes facultés de notre être, il existait un rapport sans lequel l’homme ne pouvait acquérir cette bonté morale, qui n’est que la plus grande perfection où sa nature puisse atteindre. Ce principe exige quelques développemens.

Si notre jugement n’est pas en raison de notre esprit ou de notre mémoire, c’est-à-dire, si la faculté que nous avons de saisir la justesse ou la vérité des rapports, n’a ni la force, ni l’étendue nécessaire pour s’appliquer heureusement à la multiplicité de nos idées, il est évident que nous nous laisserons entraîner dans une infinité d’erreurs et de préventions de toute espèce. Si notre goût n’est pas en raison de notre imagination, c’est-à-dire, si la faculté que nous avons de saisir la justesse ou la convenance des images que nous offre le souvenir de nos sensations, n’a ni l’étendue, ni la force nécessaire pour s’appliquer heureusement à la multiplicité de ces images, il est évident que nous nous laisserons éblouir par des conceptions pleines d’absurdité, d’incohérence, de faux brillans. Si la fermeté du courage l’emporte toujours sur la sensibilité, il est à craindre qu’elle ne dégénère en férocité. Si la sensibilité est extrême, il n’est pas moins à craindre qu’elle ne dégénère en faiblesse. Si nos désirs ne sont pas en proportion avec nos forces, nous éprouverons les supplices de l’inquiétude, ou les langueurs de l’indifférence et de l’ennui. C’est donc ce juste équilibre entre les différentes facultés de notre être, qui maintient la perfection de l’ensemble, qui laissant à chacune le degré d’activité qui lui convient, en rend l’exercice plus facile, et les fait conspirer toutes au même but.

Nous venons de rappeler ici la perfection métaphysique de l’homme.

Si dans tout le cours des siècles qu’embrasse notre histoire, l’on ne peut excepter qu’un très-petit nombre d’hommes qui ait touché à ce dernier terme de force, de lumière, de puissance, fixé par la nature même, il en est peut-être encore moins, dont les facultés développées dans le degré le plus éminent, aient conservé entre elles ce juste équilibre que nous avons regardé comme l’idéal de la perfection humaine.

La chaîne des circonstances physiques et morales pèse tellement sur les trois quarts et demi du genre humain, qu’elle oppose au développement de la plupart de leurs facultés un obstacle invincible ; les secours que nous offrent nos institutions sociales ne favorisent guère le développement de quelques-unes de nos facultés qu’aux dépens de toutes les autres.

Ces observations trop incontestables, ne nous laissent que deux idées consolantes ; la première, c’est que moins nos facultés sont développées, et plus il s’établit facilement entre elles ce rapport, cet équilibre nécessaire à leur conservation ; de-là plus de repos, moins d’inquiétudes, moins de peines imaginaires, les plus sensibles de toutes, dans les dernières classes de la société.

Un autre adoucissement à l’inégalité des progrès que les hommes font dans l’ordre social, c’est la manière dont ils s’y trouvent placés ; les chances de ce jeu ne sont pas toujours, je le sais, ni fort justes, ni fort équitables ; mais il est pourtant vrai qu’en général ce que les circonstances ont refusé à tel individu de la société, y peut assez facilement être suppléé par les ressources prodiguées à tel autre. Au sein de tant de combinaisons multipliées, il se forme une masse universelle de forces, de richesses et de lumières, où chacun peut échanger avec plus ou moins d’avantage ce qu’il a de trop, contre ce qui lui manque le plus essentiellement.

La société la mieux organisée est peut-être celle où cette sorte d’échanges se fait avec le plus justice, d’aisance, et de bonne-foi.

Pour tout homme qui a une patrie, point d’autre loi, point d’autre morale que le plus entier dévouement aux lois de la patrie : il n’a plus d’existence à lui ; sa conservation, son bonheur dépendent de la conservation, de la prospérité de son pays : il tient tout de la patrie ; c’est à la patrie qu’il doit tout, qu’il rapporte tout ; et c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, la conscience publique qui répond de la sienne.

De grandes vertus naissent sans doute de cette manière d’être, de cette grande victoire remportée par la législation sur la nature même ; mais quelque admiration que m’inspirent ces grandes vertus, je conçois un état de société que j’ose lui préférer, parce que je le crois plus favorable au bonheur général de l’humanité, au développement de toutes les forces et de toutes les lumières ; c’est celui où le bonheur de l’État, fondé sur des lois sages et une grande puissance, exige moins de sacrifices, parce qu’ils lui sont moins nécessaires, et laisse aux particuliers une plus grande portion de liberté, parce que les abus même de cette liberté ne lui laissent plus rien à redouter. C’est-là que des institutions habilement combinées, loin d’enchaîner l’esprit, le talent, le génie, peuvent leur prodiguer les ressources et les encouragemens ; c’est-là que l’homme jouit à-la-fois de toutes ses forces naturelles, et de cette espèce de force factice qui, née de l’influence sociale, la reproduit à son tour, et ne cesse d’exalter l’énergie et l’activité de toutes les facultés individuelles.

Quelques charmes que l’éloquence du citoyen de Genève ait pu donner à toutes ces vaines déclamations contre la corruption du siècle, il est bien temps de les abandonner aux plus fades des poètes, ou à ces tristes philosophes si dignes de la barbarie qu’ils regrettent.

L’homme ne peut plus se considérer comme un être isolé ; son existence morale dépend de ses relations avec ses semblables, et cette existence peut devenir plus heureuse au milieu de nos grandes sociétés que par-tout ailleurs, pourvu qu’il y conserve ce désir de se perfectionner, que l’objet primitif de toute institution sociale tend à exciter, à satisfaire, à entretenir.

Le premier moyen sans doute de nous acquitter envers la société de tout ce que nous lui devons, c’est d’acquérir toutes les perfections dont nous sommes susceptibles ; ce principe est d’accord avec le vœu de la nature, avec tous les calculs de l’intérêt personnel.

Le second moyen d’acquitter une dette si sacrée, c’est d’employer au service de nos semblables, les forces et les qualités que nous pouvons avoir acquises. Ce principe est encor d’accord avec le vœu de la nature, avec le sentiment de compassion que nous trouvons tous au fond de nos cœurs, comme la première de toutes les impressions morales.

Se soumettre à l’ordre établi par la loi, ou renoncer aux avantages qu’il nous procure, le respecter tant qu’il subsiste, ou que l’on n’aura point déterminé les auteurs ou les garans de la loi à en adopter un autre, est un principe qu’il suffit encore d’énoncer pour en faire sentir toute l’évidence ; et c’est sur ces trois principes que repose, ce me semble, toute la morale de l’homme social.

On peut supposer, si l’on veut, la possibilité de voir développer une grande partie des facultés de l’homme moral, au sein de la plus profonde solitude ; mais en admettant même une supposition si romanesque et si peu vraisemblable, il n’en sera pas moins évident qu’il est un grand ressort donné à la pensée et à l’activité de l’homme, qu’il ne peut tenir que de la société. C’est le pouvoir de l’opinion publique, ce pouvoir magique qui, du sein même des vices et des passions les plus dangereuses, a fait germer tant de vertus, tant de grandes pensées, tant de belles actions.

L’illusion de ce pouvoir tient encore à un sentiment très-naturel, ce besoin d’étendre notre existence, d’en prolonger la durée, d’en reculer les limites. Il est aisé de voir que rien ne peut donner à l’homme l’espérance d’aller seul aussi loin que peut le porter l’élan de l’opinion publique. C’est elle qui le fait vivre dans les autres, qui soumet en quelque manière à sa pensée les esprits, les temps, les lieux les plus éloignés de lui, et le détermine, s’il le faut, à s’immoler soi-même pour jouir, ne fût-ce qu’un instant, de la plus haute existence que puissent concevoir ses vœux.

Je prends ici l’exemple des hommes les plus distingués, pour exprimer plus vivement mon idée : appliquée aux hommes vulgaires, elle n’en est pas moins vraie.

Ce qu’on ne fait pas pour l’opinion des siècles, on le fait pour celle de sa ville, de son quartier, de sa maison, de sa société la plus intime ; mais c’est toujours en raison du même principe. L’opinion de ceux qui nous entourent fait une partie essentielle de notre existence ; elle augmente ou diminue très-réellement nos forces, le pouvoir de bien ou mal faire ; et le plus grand tort peut-être que puisse avoir l’homme en société, c’est de ne pas la respecter comme le génie tutélaire de son bonheur et de sa sureté. C’est sous ce rapport que le soin d’acquérir de la fortune, de la conserver et de l’augmenter, devient un des soins indispensables de l’homme qui veut faire tout le bien qui peut dépendre de lui. L’argent, la fortune, la considération sont très-véritablement pour l’homme qui vit en société, ce que la force et l’agilité du corps sont pour le Sauvage.

Toutes les passions, lorsqu’elles ne troublent ni l’ordre public de la société, ni l’ordre intérieur de notre être, sont autant de bienfaits de la nature ; c’est le principe du mouvement qui, dans le monde moral comme dans le monde physique, entretient la chaleur et la vie. Comme il n’est aucune passion qui ne puisse troubler notre repos et notre bonheur, il n’en est aucune qui ne devienne dangereuse, lorsqu’elle échappe à l’empire que la raison doit conserver sur toutes nos affections. Conserver de l’empire sur soi-même, voilà sans doute la grande étude de l’homme, la plus difficile si on s’y applique trop tard, mais toujours la plus essentielle.

S’accoutumer à une grande présence d’esprit, ne point se laisser aller à ses idées, les suivre, les écouter, les prévenir, les diriger, réprimer souvent ses fantaisies les plus innocentes, contrarier souvent ses habitudes, même les plus indifférentes, fortifier son jugement à force de réflexions, et se défier sans cesse de ses premiers aperçus, disposer continuellement son esprit à s’ouvrir à de nouvelles lumières, sans prévention et sans légèreté, exercer son caractère à remporter des victoires plus ou moins aisées sur les penchans, sur les goûts qui tendent à le dominer, revenir souvent dans les momens de calme sur les impressions passées, pour les apprécier mieux, pour en calculer les suites, pour en jouir avec plus de modération, ou pour y renoncer entièrement ; être toujours dans une sorte de guerre avec soi-même, faire intérieurement tout ce que fait un bon citoyen dans l’État pour en maintenir la liberté ; ce sont des conseils répétés il est vrai plus d’une fois par tous nos moralistes, mais qui n’en sont pas moins utiles ; et pour les suivre, il ne faut assurément que le bien vouloir.

  1. Une des preuves les plus frappantes du progrès inouï dont les forces de l’homme sont susceptibles, lorsque l’exercice en est ainsi gradué et longtems soutenu, c’est ce que nous rapportent les anciens sur la vie des athlètes ; c’est ce qu’on voit tous les jours sur les tréteaux des Boulevards : de vrais prodiges de force et d’adresse exécutés par les derniers des hommes ; parce que dès leur plus tendre enfance on dirigea vers ce but toute l’énergie de leurs muscles, toute la souplesse de leurs mouvemens, toute la patience de leur attention.