De la monarchie selon la Charte/Chapitre II-46

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 244-247).

CHAPITRE XLVI.
POLITIQUE EXTÉRIEURE DU SYSTÈME DES INTÉRÊTS RÉVOLUTIONNAIRES.

Comment parlerai-je du dernier appui que cherchent les intérêts révolutionnaires ? Qui auroit jamais imaginé que des François, pour conserver de misérables places, pour faire triompher les principes de la révolution, pour amener la destruction de la légitimité, iroient jusqu’à s’appuyer sur des autorités autres que celles de la patrie, jusqu’à menacer ceux qui ne pensent pas comme eux de forces qui, grâce au ciel ! ne sont pas entre leurs mains ?

Mais vous qui nous assurez, les yeux brillants de joie, que les étrangers veulent vos systèmes (ce que je ne crois pas du tout), vous qui semblez mettre vos nobles opinions sous la protection des baïonnettes européennes, ne reprochiez-vous pas aux royalistes de revenir dans les bagages des alliés ? Ne faisiez-vous pas éclater une haine furieuse contre les princes généreux qui vouloient délivrer la France de la plus infâme oppression ? Que sont donc devenus ces sentiments héroïques ? François si fiers, si sensibles à l’honneur, c’est vous-mêmes qui cherchez aujourd’hui à me persuader qu’on vous permet tels sentiments, ou qu’on vous commande telle opinion. Vous ne mouriez pas de honte lorsque vous proclamiez pendant la session qu’un ambassadeur vouloit absolument que le projet du ministère passât, que la proposition des chambres fût rejetée. Vous voulez que je vous croie, quand vous venez me dire aujourd’hui (ce qui n’est sûrement qu’une odieuse calomnie) qu’un ministre françois a passé trois heures avec un ministre étranger pour aviser au moyen de dissoudre la chambre des députés ! Vous racontez confidemment qu’on a communiqué une ordonnance à un agent diplomatique, et qu’il l’a fort approuvée : et ce sont là des sujets d’exaltation et de triomphe pour vous ! Quel est le plus François de nous deux, de vous qui m’entretenez des étrangers quand vous me parlez des lois de ma patrie, de moi qui ai dit à la chambre des pairs les paroles que je répète ici : « Je dois sans doute au sang françois qui coule dans mes veines cette impatience que j’éprouve quand pour déterminer mon suffrage on me parle d’opinions placées hors de ma patrie ; et si l’Europe civilisée vouloit m’imposer la Charte, j’irois vivre à Constantinople. »

Ainsi la faction a mis les royalistes dans cette position critique : s’ils veulent combattre le système des intérêts révolutionnaires, on les menace de l’Europe pour les forcer au silence ; si cette menace leur ferme la bouche, on fait marcher en paix le système destructeur, et avec lui la conspiration contre la légitimité.

Eh bien ! ce sera moi qui, à mes risques et périls, élèverai la voix ; moi qui signalerai cette abominable intrigue du parti qui veut notre perte. Et comment les mauvais François qui soutiennent leurs sentiments par une si lâche ressource ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils vont directement contre leur but ? Ils connoissent bien peu l’esprit de la nation. S’il étoit vrai qu’il y eût du danger dans les opinions royalistes, vous verriez par cette raison même toute la France s’y précipiter : un François passe toujours du côté du péril, parce qu’il est sûr d’y trouver la gloire.

Au reste, faut-il s’étonner que des hommes qui ont été offrir la couronne des Bourbons à quiconque vouloit la prendre, qui demandoient, selon leur expression, une pique et un bonnet de cosaque plutôt qu’un descendant de Henri IV, faut-il s’étonner que leur politique ressemble à leurs affections ? Comprendroient-ils que ce n’est pas en se mettant sous les pieds d’un maître qu’on se fait respecter ; qu’une conduite noble est sans danger ? Tenez fidèlement vos traités ; payez ce que vous devez ; donnez, s’il le faut, votre dernier écu ; vendez votre dernier morceau de terre, la dernière dépouille de vos enfants, pour payer les dettes de l’État ; le reste est à vous ; vous êtes nus, mais vous êtes libres.

Éloignons de vaines terreurs : les princes de l’Europe sont trop magnanimes pour intervenir dans les affaires particulières de la France. Ils ont adopté cette haute politique de Burke : « La France, dit ce grand homme d’État, doit être conquise et rétablie par elle-même, en la laissant à sa propre dignité. Il seroit peu honorable, il seroit peu décent, il seroit encore moins politique pour les puissances étrangères, de se mêler des petits détails de son administration intérieure, dans lesquels elles ne pourroient se montrer qu’ignorantes, incapables et oppressives[1]. » Les alliés ont eux-mêmes délivré leur propre pays du joug des François ; ils savent que les nations doivent jouir de cette indépendance qu’on peut leur arracher un moment, mais qu’elles finissent toujours par reconquérir : spolialis arma supersunt. Si, lors même que notre roi n’étoit pas encore rentré dans sa patrie, les monarques de l’Europe ont eu la générosité de déclarer qu’ils ne s’immisceroient en rien dans le gouvernement intérieur de la France, nous persuadera-t-on aujourd’hui qu’ils veulent s’en mêler ? Nous persuadera-t-on qu’ils s’alarment de ces débats, qui sont de la nature même du gouvernement représentatif ? qu’ils ont trouvé mauvais que nous ayons discuté l’existence de la cour des comptes et l’inamovibilité des juges ? qu’ils vont s’armer parce que nos députés veulent rendre quelque splendeur à des autels arrosés du sang de tant de martyrs, ou parce qu’ils ont cru devoir éloigner les assassins de Louis XVI ? N’est-ce pas insulter ces grands monarques que de nous les représenter accourant au secours d’un spoliateur ou d’un régicide, faisant marcher leurs soldats pour soutenir un receveur d’impôts qui chancelle ou un ministre qui tombe ?

L’Europe n’a pas moins d’intérêt que les vrais François à défendre la cause de la religion et de la légitimité : elle doit voir avec plaisir le zèle de nos députés à repousser les doctrines funestes qui l’ont mise à deux doigts de sa perte. Quand nos tribunes retentissoient de blasphèmes contre Dieu et contre les rois, les rois, justement épouvantés, ont pris les armes : vont-ils aujourd’hui marcher contre ceux qui font des efforts pour ramener les peuples à la crainte de Dieu et à l’amour des rois ? Qui a fait la guerre à l’Europe ? qui l’a ravagée ? qui a insulté tous les princes ? qui a ébranlé tous les trônes ? Ne sont-ce pas les hommes que les royalistes combattent ? Certes, si, par la permission de la divine providence, on voyoit aujourd’hui les princes de la terre soutenir les auteurs de tous leurs maux ; s’ils prêtoient la main à la destruction des autels, au renversement de la morale et de la justice, de la véritable liberté et de la royauté légitime, il faudroit reconnoître que la révolution françoise n’est que le commencement d’une révolution plus terrible ; il faudroit reconnoître que le christianisme, prêt à disparoître de l’Europe, la menace, en se retirant, d’un bouleversement général. Les grandes catastrophes dans l’ordre politique accompagnent toujours les grandes altérations dans l’ordre religieux : tant il est vrai que la religion est le vrai fondement des empires !

Hommes de bonne foi, qui ne suivez que par une sorte de fatalité le système des intérêts révolutionnaires, j’ai rempli ma tâche ; vous êtes avertis ; vous voyez maintenant où ce système vous mène : me croirez-vous ? Je ne le pense pas. Vous prendrez pour les passions d’un ennemi ce qui est la franche et sincère conviction d’un honnête homme. Un jour peut-être il n’en sera plus temps ; vous regretterez de ne m’avoir pas écouté : vous reconnoîtrez alors quels étoient et quels n’étoient pas vos amis. Vous vous confiez aujourd’hui à des hommes qui flattent vos passions, caressent votre humeur, chatouillent vos foiblesses ; à des hommes qui vous égarent, qui tiennent derrière vous sur votre compte les propos les plus méprisants, et sont les premiers à rire de ce qu’ils appellent votre incapacité. Ils vous poussent à des fautes dont ils profitent. Vous croyez qu’ils vous servent avec zèle : les uns ne veulent que votre place, les autres que la ruine du trône que vous soutenez. Je vous le prédis, et j’en suis certain, vous n’arriverez point au but en suivant le système des intérêts révolutionnaires : vous pouvez y toucher ; une fatale illusion vous trompe. Athamas, jouet d’une puissance ennemie, croyoit déjà reconnoître le port d’Ithaque, le temple de Minerve, la forteresse et la maison d’Ulysse ; il croyoit déjà voir au milieu de ses sujets tranquilles, dans l’antique palais de Laerte, ce roi si fameux par sa sagesse, qui revenu de l’exil, éprouvé par le malheur, avoit appris à connoître les hommes : mais quand le nuage vint à se dissiper, Athamas ne vit plus qu’une terre inconnue, où vivoit un peuple en butte aux factions, en guerre avec ses voisins, et que gouvernoit un roi étranger, poursuivi par la colère des dieux.

  1. Remarks on the Policy of the Allies with respect to France, p. 146. Octobre 1793.