De la monarchie selon la Charte/Chapitre I-6

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 164-165).

CHAPITRE VI.
SUITE DE LA PRÉROGATIVE ROYALE. INITIATIVE. ORDONNANCE DU ROI.

La prérogative royale doit être plus forte en France qu’en Angleterre[1] ; mais il faudra tôt ou tard la débarrasser d’un inconvénient dont le principe est dans la Charte : on a cru fortifier cette prérogative en lui attribuant exclusivement l’initiative, on l’a au contraire affoiblie.

La forme ici n’a pas moins d’inconvénients que le fond : les ministres apportent aux chambres leur projet de loi dans une ordonnance royale. Cette ordonnance commence par la formule : Louis, par la grâce de Dieu, etc. Ainsi les ministres sont forcés de faire parler le roi à la première personne : ils lui font dire qu’il a médité dans sa sagesse leur projet de loi, qu’il l’envoie aux chambres dans sa puissance : puis surviennent des amendements qui sont admis par la couronne ; et la sagesse et la puissance du roi reçoivent un démenti formel. Il faut une seconde ordonnance pour déclarer, encore par la grâce de Dieu, la sagesse et la puissance du roi, que le roi (c’est-à-dire le ministère) s’est trompé.

Et voilà comment un nom sacré se trouve compromis. Il est donc nécessaire que l’ordonnance soit réservée pour la loi complète, ouvrage de la couronne assistée des deux autres branches de la puissance législative, et non pour le projet de loi, qui n’est que le travail des ministres.

En tout, il faut désormais user des ordonnances avec sobriété : le style de l’ordonnance est absolu, parce qu’autrefois le roi étoit seul souverain législateur ; mais aujourd’hui qu’il a consenti, dans sa magnanimité, à partager les fonctions législatives avec les deux chambres, il est mieux, en matière de loi, que la couronne ne parle impérieusement que pour la loi achevée. Autrement vous placez le pair et le député entre deux puissances législatives, la loi et l’ordonnance, entre l’ancienne et la nouvelle constitution, entre ce qu’on doit à la loi comme citoyen, et ce que l’on doit à l’ordonnance comme sujet. Comment alors travailler librement à la loi sans blesser la prérogative, ou se taire devant la prérogative sans cesser d’obéir à sa conscience en votant sur les articles de la loi ? Le nom du roi, mis en avant par les ministres, produiroit à la longue l’un ou l’autre de ces graves inconvénients : ou il imprimeroit un tel respect que, toute liberté disparoissant dans les deux chambres, on tomberoit sous le despotisme ministériel ; ou il n’enchaîneroit pas les volontés, ce qui conduiroit au mépris de cette autorité royale, sans laquelle pourtant il n’est point de salut pour nous.

Toutes les convenances seroient choquées en Angleterre si un membre du parlement s’avisoit de citer l’auguste nom du monarque pour combattre ou pour faire passer un bill.

  1. Réflexions politiques.