De la manière de négocier avec les souverains/V

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Chapitre V
DES CONNOISSANCES
NECESSAIRES ET UTILES
A UN NEGOCIATEUR.



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UN homme qui eſt né avec les qualitez propres à traiter les affaires publiques, & qui ſe ſent de l’inclination à s’y apliquer, doit commencer par s’inſtruire de l’état où ſe trouvent les affaires de l’Europe, des principaux interêts qui y regnent & qui la diviſent, de la forme des divers gouvernemens qui y ſont établis & du caraçtére des Princes, des Generaux & des Miniſtres qui y ſont en autorité & en credit.

Pour entrer dans le détail de la connoiſſance des interêts des Princes & des Etats de l’Europe ; il faut qu’il apprrenne exactement en quoi conſiſtent les forces, les revenus & la domination de chaque Prince, & de chaque Republique, & juſqu’où elle s’étend, qu’il s’inſtruiſe de quelle maniere le gouvernement y a été établi, & des droits prétendus par chacun de ces Souverains ſur des pais qu’ilſ ne poſſedent pas, parce que ces droits entretiennent dans leurs eſprits le deſir de s’en mettre en poſſeſſion quand ils en trouvent des occaſions favorables, & il faut qu’il faſſe diſtinction entre les droits qui ont été cedez par traité, & ceux qui ne le ſont pas.

Il doit pour en être bien inſtruit, lire avec application tous les traitez publics, tant generaux que particuliers qui ont été faits entre les Princes & les Etats de l’Europe, & il peut conſiderer les traitez concus entre la France & la Maiſon d’Auſtriche, comme ceux qui donnent la principale forme aux affaires de la Chrêtientë, à cauſe des liaiſons qu’ont les autres Souverains avec ces deux grandes Puiſſances, & comme leurs démêlez tirent leur plus grande origine, de ceux qui ont été entre le Roi Louis XI. & Charles dernier Duc de Bourgogne dont la maiſon d’Auſtriche a herité, il eſt bon qu’il s’inſtruiſe de tous les traitez faits depuis ce temps-là, mais plus particulierement de ceux qui ont été conclus entre les principales Puiſſances de l’Europe, à commencer par les traitez de Weſtphalie juſqu’au temps preſent.

Qu’il étudie avec ſoin l’histoire moderne de l’Europe, qu’il liſe les divers memoires, les inſtructions & les dépêches que nous avons de pluſieurs habiles Negociateurs, tant imprimées que manuſcrites qui traitent des affaires dont ils ont été chargez & qui en apprenant pluſieurs faits utiles à la connoiſſance des affaires publiques, ſervent à former l’eſprit de celui qui les lit, & à lui donner l’idée de la maniere dont il doit ſe conduire en de ſemblables occaſions.

L’une des lectures la plus propre à produire cet effet eſt celle des dépêches du Cardinal d’Oſſat, & on peut dire de ces Lettres à tous les Negociateurs, ce qu’Horace a dit aux Poëtes de ſon tems des Œuvres d’Homere, qu’ils doivent les avoir dans les mains le jour & la nuit s’ils veulent ſe perfeçtionner dans leur art. Il regne dans les dépêches de ce Cardinal, ſous des manieres ſimples & modeſtes, une force & une adreſſe, qui nonobſtant l’antiquité de leur ſtile, fait plaiſir à ceux qui ont du goût pour ces ſortes d’écrits, on y voit comment par ſa ſeule habileté, ſans naiſſance, ſans titre & ſans caractere que celui d’Agent de la Reine Louiſe de Vaudemomt, veuve du Roi Henri III il ſût conduire par degrez le grand ouvrage de la reconciliationdu Roy Henri le Grand avec le Saint Siege, après que de fameux Ambaſſadeurs y eurent échoüé, avec quelle dexterité il ſe démêla de toutes les ſubtilitez de la Cour de Rome & de toutes les traverſes que la maiſon d’Auſtriche, alors ſi puiſſante, apportoit à cette negociation ; on y voit que rien n’échappe à ſa penetration, il obſerve juſqu’aux moindres mouvements du Pape Clement VIII & du Cardinal neveu, il profite de tout, il eſt ferme quand il faut l’être, ſouple & complaiſant ſelon le beſoin, & il a l’art de faire déſirer & de ſe faire demander ce qu’on lui ordonne d’offrir, & d’obtenir plus qu’on n’avoit eſperé.

Il y a dans le Recueil en manuſcrit des dépêches de la negociation de Munſter, des memoires du Cardinal Mazarin, envoyez aux Plenipotentiaires de France, qui ſont des chef-d’œuvres en ce genre ; il y examine tous les interêts de chaque Puiſſance de l’Europe, il donne des ouvertures & des expediens pour les ajuſter avec une capacité & une netteté ſurprenante, & cela dans une langue qui lui étoit étrangere.

Ses dépêches de la paix des Pirenées, par leſquelles il rend compte au Roi de ſes conferences avec Don Louïs De haro premier Miniſtre d’Eſpagne ſont encore d’une grande beauté, & il eſt aiſé d’y reconnoître la ſuperiorité de ſon genie, l’aſcendant qu’il avoit pris ſur l’eſprit du Miniſtre Eſpagnol, avec lequel il traitoit.

Il y a pluſieurs autres dépêches mahuſcrites, dignes de recommandation, que l’on trouve dans la Bibliotheque du Roi & dans d’autres Bibliotheques, comme ſont celles des Ambaſſades de Noaille, Evêque d’Acs & de Montluc, Évêque de Valence, où l’on voit deux genies ſuperieurs & d’une grande habileté.

Nous avons encore les Lettres du Preſident Jeannin, homme d’un grand ſens & d’un jugement ſolide, qui a beaucoup contribué à affermir la République naiſſante des Provinces Unies par la trêve de douze ans qu’il lui procura, & par ſes ſages conſeils touchant la forme du gouvernement de cette République ; la lecture de ſes Lettres eſt fort propre à former le jugement de celui qui les lira avec l’attention neceſſaire.

Les Mercures Italiens de Vittorio Siri, & ſes Memorie recondite, ſont remplis de quantité de fait très curieux & très-utiles à un Negociateur pour l’inſtruire de l’hiſtoire moderne, ils ſont extraits des dépêches & des inſtructions de pluſieurs Ambaſſadeurs, on y trouve quantité de Memoires, de Manifeſtes, & autres écrits ſur les differents interêts des Princes de l’Europe, dont il parle avec beaucoup de liberté, & avec une conoiſſance particuliere, des motifs de leurs démêlez, de leurs projets & de leurs entrepriſes.

Pour bien connaître les principaux interêts des Princes de l’Europe, il faut joindre aux connoiſſances que nous venons de remarquer celles des, genealogies des Souverains & de leurs alliances par mariages, parce que c’eſt la ſource principale de leurs droits & de leurs prétentions ſur diverse États.

Il faut auſſi être inſtruit des Loi & des Coûtumes établies dans les divers pays, ſur tout en ce qui regarde les ſucceſſions à la Souveraineté.

L’étude de la forme du gouvernement qui eſt preſentement établi dans chaque État de l’Europe, eſt très-neceſſaire à un Negociateur, il n’eſt pas de ſa prudence d’attendre à s’inſtruire de celle de chaque pays où on l’envoye à meſure qu’il y arrive ; c’eſt voyager dans des terres inconnuës & s’expoſer à s’y égarer.

Les Negociateurs de nôtre Nation, qui n’ont point voiagé avant que d’être employez, & qui n’ont pas étudié ces matieres, ſont d’ordinaire ſi remplis de nos mœurs & de nos Coûtumes, qu’ils croyent que celles de toutes les Nations doivent leur reſſembler cependant il ne s’y trouve d’ordinaire que des reſſemblances très-imparfaites, & il y a des differences très-eſſentielles entre l’autorité d’un Roi, & celle d’un autre Roi, quoiqu’il n’y en ait ancune dans le nom de leur dignité, il y a des pays où il ne ſuffit pas d’être d’acçord avec le Prince & avec ſes Miniſtres, parce qu’il y a d’autres puiſſances qui y balancent la ſienne, & qui ont le pouvoir d’empêcher l’effet de ſes reſolutions & de lui en faire prendre de contraires ; c’eſt ce qu’on a vû en Angleterre, où l’autorité du Parlement oblige ſouvent les Rois à faire la paix ou la guerre, contre leur volonté, & en Pologne où les Diettes generales ont encore un pouvoir plus étendu, & où il ne faut que gagner un ſeul Nonce de la Diette, & le faire proteſter contre les reſolutions priſes par le Roi, par le Senat & par tous les autres Nonces ou députez des Provinces pour en empêcher l’effet ; il eſt donc de la prudence d’un bon Negociateur de ſavoir en quoi conſiſtent ces differences de gouvernemens afin de pouvoir ſelon les diverſes conjonctures ſe ſervir de ces puiſſances oppoſées pour venir à ſes fins.

Outre les interêts generaux des États, il y a les interêts particuliers & les paſſions dominantes des Princes & de leurs Miniſtres ou de leurs favoris qui déterminent ſouvent les resſolutions dans les affaires publiques ; ainſi il eſt neceſſaire qu’un habile Negociateur ſoit bien informé de ces interêts particuliers, & des paſſons qui régnent ſur les eſprits de ceux avec qui il a à negocier, & de ceux de qui ils dépendent, afin d’agir conformément à cette connoiſſance ; ſoit en flatant leurs paſſions, qui e‚t la voye la plus ordinaire, ou en trouvant les moyens de les faire revenir de leurs préventions & de leur en faire prendre de nouveaux, ce qui eſt le chef-d’œuvre de la negociation.

Un grand homme[1] a dit dans le traité qu’il a fait des interêts des Princes de l’Europe, que les Princes commandent aux Peuples, & que l’interêt commande aux Princes. Mais on peut y ajoûter que les paſſions des Princes & de leurs Miniſtres commandent ſouvent à leurs interêts.

On en a vû pluſieurs qui ſe ſont laiſſé entraîner dans des engagemens très-préjudiciables à leur Etat, & à eux-mêmes, & il ne faut pas s’en étonner, puiſque des Nations entieres font les mêmes fautes, & ſe ruinent pour ſatiſfaire leur haine, leur vengeance & leur jalouſie, qui ſont des paſſions ſouvent fort oppoſées à leurs veritables interêts. Il ſeroit aiſé de le prouver par des exemples modernes, ſans avoir, recours à l’Hiſtoire ancienne, & ces exemples pourroient ſervir à faire connoitre que les hommes n’ont point de maximes fermes & ſtables, qu’ils agiſſent plus ſouvent par paſſion & par temperament que par raiſon ; mais comme les paſſions ou les caprices des hommes en crèdit reglent la deſtinée de ceux qui leur ſont ſoumis, il eſt du devoir de l’habile Negociateur, de s’inſtruire le plus exactement qu’il lui eſt poſſible des inclinations, du caractere d’eſprit & des deſſeins des hommes conſtituez en autoritez, afin de mettre en œuvre cette connoiſſance pour faciliter le ſuccès des affaires dont il eſt chargé, & il faut compter que tout Negociateur qui n’aura pas travaillé à acquerir ce fonds de connoiſſances generales & particuliers, raiſonnera faux ſur toutes les affaires qui lui ſeront confiées, & donnera de faux avis & de fauſſes vûës au Prince qui l’employe.

Mais pour acquerir ces connoiſſances, il ne ſuffit pas de les chercher dans les livres, elles s’acquierent beaucoup plus par la communication des hommes employez en ces ſortes d’affaires, & par les voyages dans les pays Etrangers, quelqu’étude qu’on ait faite auparavent de leurs mœurs, de leurs interêts & des paſſions de ceux qui les gouvernent, toutes les choſes paroiſſent autrement, lorſqu’on les voit de près, & on ne peut s’en former de juſtes idées qu’en les connoiſſant par ſoi-même.

Il ſeroit donc à ſouhaiter qu’un homme qui veut être-employé dans les Negociaations, eut voyagé dans les principales Cours de l’Europe, mais qu’il n’y eût pas voyagé comme font nos jeunes gens, qui au ſortir de l’Academie ou du College, vont à Rome pour y voir les beaux Palais, les jardins & les reſtes de quelques bâtimens anciens, & à Veniſe pour voir les Opera & les Courtiſannes ; il faudroit qu’ils voyageaſſent dans un âge un peu plus avancé, & plus capable de reflexion pour apprendre la forme du gouvernement de chaque pays pour y connoître particulierement le Prince & ſes Miniſtres, & cela dans le deſſein d’y retourner un jour avec caracteres ; ce qui les obligeroit à remarquer ce qui s’y paſſe avec plus d’attention, & lorſqu’ils n’auroient pas voyagé de leur chef ; il ſeroit bon qu’ils accompagnaſſent les Ambaſſadeurs ou les Envoyez du Roi, comme des camarades de voyage ſuivant ce qui ſe pratique par les Eſpagnols & par les Italiens qui tiennent à honneur d’accompagner les Miniſtres de leur Maître dans ces ſortes de voyages, pour s’inſtruire de ce qui ſe paſſe dans les pays Etrangers, & ſe rendre capables d’y être employez.

Il ſeroit encore à ſouhaiter qu’ils appriſſent les langues vivantes, afin de n’être, pas expoſez à l’infidelité ou à l’ignorançe des Interpretes, & d’être delivrez de l’embarras de les introduire aux Audiances des Princes, & de leur faire part de ſecrets importans.

Chaque ſujet qui ſe deſtine à être employé dans les Negociations pour le ſervice du Roi, devroit ſavoir les langues Allemande, Italienne & Eſpagnolle, avec la Latine, qu’il ſeroit honteux d’ignorer à un homme engagè dans les emplois publics, cette langue étant la langue commune de toutes les Nations Chrétiennes.

Il eſt encore fort utile & bien-ſéant, que ceux qui ſont chargez des intérêts des Erats, & ſur la conduite deſquels repoſent ſouvent des Nations entieres, ayant une connoiſſance generale des Sciences propres à leur éclairer l’entendement : mais il faut qu’ils les poſſedent ſans en être poſſedez, c’eſt-à-dire qu’ils ne les eſtiment pas plus qu’elles ne valent, & qu’ils ne les regardent que comme des moyens de ſe rendre plus ſages & plus habiles, & non pas comme un ſujet de s’enorgueillir, & de mèpriſer ceux qui ne ſavent pas les mêmes choſes qu’eux. Ils doivent encore n’y pas donner une trop grande application ; un homme engagé dans les emplois publics, doit conſiderer qu’il eſt deſtiné pour agir & non pas pour demeurer trop long-temps enfermé dans ſon cabinet, que ſa principale étude doit être de s’inſtruire de ce qui ſe paſſe parmi les vivans, préferablement à tout ce qui s’eſt paſſé chez les morts, de penetrer dans le plus ſecret des cœurs, & d’apprendre l’art de les manier & de les conduire au but qu’il s’eſt propoſé.

Si on pouvoit établir pour maxime ferme & durable de ne donner en France aucun emploi de negoçiation qu’à ceux qui auroient fait cette eſpece d’apprentiſſage, & ces ſortes d’études, & qui ſauroient rendre bon compte des pays où ils auroient été, de même qu’on y a établi pour règle conſtante, de ne donner aucun commandement confiderable dans les troupes, qu’à ceux qui ont fait pluſieurs campagnes ; il eſt aiſé de juger que le Roi en ſeroit mieux ſervi dans ſes negociations, & qu’il s’eleveroit un plus grand nombre d’habiles Negociateurs, ce qui ſeroit d’autant plus à ſouhaiter, qu’il y a diverſes occaſions où la perfection de l’art de negocier ne ſeroit pas moins utile que celle de l’art de faire la guerre, qui regne en France preſentement avec tant de gloire pour toute la Nation.

Mais comme les hommes ne ſont pas aſſez parfaits peur ſervir ſans eſpoir de récompenſe, il ſeroit à ſouhairer qu’il y eût en France plus de dégrez d’honneur & de fortune pour ceux qui auroient bien ſervi dans les negociations, de même qu’il y en a dans toures les autres Cours de l’Europe où les ſujets qui ſe ſont diſtinguez dans ces emplois, ſont preſque ſûrs de parvenir par cette voye aux premieres charges & aux plus grandes dignîtez de l’Etat, & l’on ne peut avoir trop d’attention à relever une profeſſion juſqu’ici trop negligée parmi nous, & qui peut être d’un ſi grand uſage au ſervice du Roi & à la grandeur de la Monarchie.

  1. Le Duc de Rohan.