De la manière de négocier avec les souverains/IV

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Chapitre IV

DE QUELQUES AUTRES
QUALITEZ
DU NEGOCIATEUR.



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UN homme naturellement violent & emporté, eſt peu propre à bien conduire une grande negociation, il eſt difficile qu’il ſe poſſede toûjours aſſez pour pouvoir retenir la fougue de ſon humeur en certaines occaſions imprevûës & dans les contradictions & les diſputes qui naiſſent ſouvent dans la ſuite des aſſaires, & que ſes emportemens n’aigriſſent ceux avec qui il traite.

Il eſt encore très-difficile qu’un homme facile à irriter ſoit le maître de ſon ſecret, & que lorſque ſa bile s’enflame, il ne lui échape des paroles ou des ſignes capables de faire pénetrer ſes penſées, ce qui cauſe ſouvent la ruine des plus grands deſſeins.

Le Cardinal Mazarin avant ſon élevation au Cardinalat, fut, envoyé pour une négociation importañte vers le Duc de Feria, Gouverneur du Milanois ; il avoit beſoin de découvrir les veritables ſentimens de ce Duc ſur l’affaire dont il s’agiſſoit, il eut l’adreſſe de le mettre en-colere, & il découvrit par ce moyen ce qu’il n’auroit jamais pû penetrer, ſi ce Duc avoit ſû retenir ſes mouvemens.

Ce Cardinal s’étoit rendu ſi abſolument maître de tous les effets exterieurs que les paſſions ont accoûtumé de produire, que ni par ſes diſcours, ni par aucun changement ſur ſon viſage, ni par aucun autre ſigne, on ne découvroit jamais rien de ce qu’il penſoit, & cette qualité qu’il a poſſedée au ſuprême degré a beaucoup contribué à le rendre l’un des plus grands Negociareurs de ſon temps.

Un homme qui ſe poſſède & qui eſt toûjours de ſang froid, a un grand avantage à traiter avec un homme vif & plein de feu ; & on peut dire qu’ils ne combattent pas avec armes égales. Pour réüſſir en ceſ ſortes d’emplois, il faut beaucoup moins parler qu’éçouter ; il faut du flegme, de la retenuë, beaucoup de diſcretion & une patience à toute épreuve.

Cette derniere qualité eſt un avantage quel la Nation Eſpagnolle a ſur la nôtre naturellement vive, inquiéte, & qui n’a pas plûtôt commencé une affaire qu’elle voudroit en voir la fin pour entrer dans une autre, & promener ainſi ſon inquiétude naturelle ſur divers objets ; mais on a remarqué qu’ordinairement un Negociateur Eſpagnol n’eſt pas preſſé, qu’il ne ſonge pas à finir pour finir, mais à finir avec avantage, & à profiter de toutes les conjonctures favorables qui ſe preſentent, & ſur tout de nôtre impatience.

L’Italien a auſſi produit un grand nombre d’excellens Negociateurs, & ils y ont beaucoup contribué à élever la puiſſance temporelle de la Cour de Rome, au point où nous la voyons.

Nous avons eu ſur d’autres Nations plus Septentrionales que la nôtre, cette même ſuperiorité dans l’art de negocier, que les Eſpagnols & les Italiens ont eu ſur nous, en quoi il ſemble que le degré d’intelligence ait ſuivi dans l’Europe le dégré de chaleur des differens climats.

Un homme bizare, inégal, & qui n’eſt point maître de ſes humeur & de ſes paſſions, ne doit pas s’engager dans les emplois de negociation, la guerre lui eſt beaucoup plus propre. Comme elle détruit un très grand nombre de ceux qui s’attachent à la ſuivre, elle n’eſt pas ſi délicate dans le choix des ſujets, elle reſſemble à ces bons eſtomacs qui digerent également tous les alimens qu’on leur donne, & mettent tout à profit ; ce n’eſt pas qu’il ne faille des qualitez excellentes pour former un bon General, mais comme il y a quantité de dégrez dans les armées, celui qui n’a pas aſſez d’intelligence pour parvenir aux premiers, demeure en chemin & devient un bon ſubalterne, qui ne laiſſe pas de ſeèrvir utilement dans ſa ſphere.

Il n’en eſt pas de même d’un Negociateur, s’il n’eſt habile dans ſon métier, il gâte ſouvent toutes les affaires qu’on lui confie, & il fait des préjudices irreparables à ſon maître ou à l’Etat qui l’employe.

Il faut non ſeulement qu’un Negociateur ne ſoit pas ſujet à ſes humeurs, ni à ſes fantaiſies ; mais qu’il ſache s’accommoder a celles d’autrui, qu’il ſoit comme le Protée de la fable, toûjours prêt à prendre toutes ſortes de figures ſelon l’occaſion & le beſoin ; qu’il ſoit guai & agreable avec les jeunes Princes qui aiment la joye & les plaiſirs, qu’il ſoit ſerieux avec ceux qui le ſont, & que toure ſon attention, tous ſes ſoins, toutes ſes paſſions, & même ſes divertiſſemens ne tendent qu’à un ſeul & unique but, qui eſt de faire réüſſir les affaires dont il eſt chargé.

Il ne ſuffit pas toûjours qu’il execute à la lettre ce qui eſt dans ſon inſtruction, ſon zele & ſon intelligence doit s’employer à obſerver tout ce qui ſe paſſe, à deſſein de profiter de toutes les conjonctures favorables qui ſe preſentent, & de travailler à en faire naître pour procurer les avantages de ſon Prince, & lui donner des ouvertures propres à lui attirer de nouveaux ordres de ſa part ; il y a même des occaſions preſſantes & importantes, où il eſt quelquefois obligé de prendre ſon parti ſur le champ, & de faire certaines démarches, ſans attendre les ordres de ſon maître quand il ne peut pas les recevoir à temps ; mais il faut qu’il ait aſſez d’etenduë d’eſprit pour en prévoir toutes les ſuites, & qu’il ait auparavant acquis dans l’eſprit de ſon Prince un certain dégré de confiance fondée ſur les preuves qu’il lui a données de ſa capacité, qui contribuë beaucoup à lui faire approuver tout ce qu’il fait, & qui l’oblige à ſe repoſer ſur ſa bonne conduite.

Sans ces conditions, il y a de la temerité à un Negociateur d’entrer au nom de ſon Maitre dans des engagemens conſiderables ſans un ordre exprès de ſa part ; mais il peut lorſque l’occaſion preſſe donner des paroles capables de tenir les affaires en état de les conclure à l’avantage de ſon Prince, ou d’empêcher la Concluſion de celles qu’il croit lui être déſavantageuſes juſqu’à la reception de ſes ordres.

Il eſt bon qu’avec toutes ces qualitez, un Negociateur & ſur tout celui qui a le titre d’Ambaſſadeur, ſoit riche, afin d’être en état de ſoutenir les dépenses neceſſairement attachées à cet emploi pour s’en bien acquitter ; mais un Prince éclairé ne doit pas tomber dans une faute aſſez ordinaire à pluſieurs Princes, qui eſt de regarder cette qualité comme la premiere & la plus neceſſaire à l’Ambaſſadeur, il vaut beaucoup mieux le choiſir habile avec une fortune mediocre, que riche & de peu d’eſprit, parce qu’il n’eſt pas ſûr qu’un homme riche ſache bien uſer de ſes richeſſes, comme il eſt aſſuré qu’un Negociateur habile employera utilement ſon habileté.

Le Prince doit encore conſiderer qu’il peut facilement donner à un homme capable qui, le ſert bien, des moyens de le ſervir encore mieux, mais qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir de donner de l’intelligence à celui qui n’en a point.

Il eſt encore à ſouhaiter qu’un Ambaſſadeur ait de la naiſſance, ſur tout s’il eſt employé dans les Cours principales, & il n’eſt pas inutile qu’avec toutes ces qualitez, il ait un noble exterieur & une figure agreable qui lui facilite les moyens de plaire, & qui l’empêche de porter la peine de ſa mauvaise mine, comme dit le General Philopœmen, à qui l’on fit tirer de l’eau pour ſon ſervice, parce qu’on le prit pour un de les eſclaves.

Il y a des Ambaſſades paſſageres & de ſimple oſtentation, où il ne faut qu’un grand nom & beaucoup de bien aux ſujets qu’on choiſit pour les remplir, comme ſont celles de la Ceremonie d’un mariage, d’un baptême, d’un compliment pour un avennement à la Couronne & autres de cette nature, mais quand il y a des affaires a negocier, il y faut un homme, & non pas une idole, à moins qu’on ne lui donne un habile collegue qui ait le ſecret de la negociation & tout le ſoin de la conduire, pendant que l’homme de grande qualité & ignorant, prend ſur lui le ſoin de figurer par une grande table & par un magnifique equipage.