De la fièvre puerpérale/Conclusions

De la fièvre puerpérale devant l’Académie impériale de médecine de Paris
Germer Baillière (p. 93-102).


Exposé sommaire des conclusions générales des treize orateurs qui ont pris part à la discussion.


Voici réduites à leur plus simple expression les conclusions des treize orateurs qui ont pris part à la discussion ouverte à l’Académie, sur les trois questions ainsi posées par M. Guérard : Quelle est la nature de la fièvre puerpérale ? Quel est son mode de propagation ? Quel est le traitement qu’il convient de lui appliquer ? Ont répondu :

M. Depaul. — La fièvre puerpérale est une fièvre essentielle résultant d’une altération primitive du sang ; elle se propage par infection ; le traitement est encore à trouver.

M. Beau. — La fièvre puerpérale est une péritonite, sui generis, qui se développe sous l’influence d’une diathèse spéciale ; l’ipéca et le sulfate de quinine sont employés avec succès.

M. Piorry. — Ce n’est ni une fièvre essentielle, ni une maladie à venin spécial ; c’est la maladie d’une femme qui est atteinte de quelques-uns ou du plus grand nombre des états organopathiques suivants : métrite, péritonite, phlébite, péritonite septico-purulente, septicémie, pyémie, etc. La fièvre puerpérale ne comporte pas de traitement spécial ou absolu, il faut traiter méthodiquement les divers états organopathiques.

M. Hervez de Chégoin. — La fièvre puerpérale est causée tantôt par la présence de caillots putréfiés dans l’utérus, tantôt par la putrescence de la matrice ; la fièvre puerpérale est peu ou pas contagieuse. Le traitement consiste à éliminer ou à neutraliser la cause morbifique et à mettre l’organisme dans des conditions capables de résister à l’action de la cause toxique.

M. Trousseau. — La fièvre puerpérale n’existe pas ; la fièvre qu’on désigne sous ce nom est commune aux enfants, aux hommes et aux opérés… Elle est déterminée par une cause spécifique, par un ferment, par un levain morbifique. Elle ne comporte pas de traitement véritablement efficace.

M. Dubois (Paul). — La fièvre puerpérale a pour cause une altération du sang par un agent inconnu. La contagion existe-t-elle ou n’existe-t-elle pas ? Qu’on y prenne garde ; la question est plus difficile à résoudre qu’on ne le croit généralement. Toutes les médications sont inefficaces d’une manière générale, bien que des succès soient obtenus par chacune d-elles. Relativement aux Maternités, il ne faut pas innover, il faut améliorer ce qui est.

M. Cruveilhier. — La fièvre puerpérale est à la fois une fièvre et une phlegmasie résultant d’une source commune, l’infection miasmatique. C’est la fièvre traumatique des nouvelles accouchées. Elle est éminemment contagieuse. Toutes les méthodes de traitement sont infidèles ; il faut absolument supprimer les Maternités.

M. Danyau. — C’est une maladie déterminée par un principe miasmatique qui altère le sang. Elle est contagieuse. Il n’y a pas de traitement véritablement efficace. Il faut réduire les lits dans les Maternités.

M. Cazeaux. — La fièvre puerpérale est le produit d’un état puerpéral caractérisé par une altération des liquides de l’économie et notamment du sang. Elle est contagieuse ; tous les modes de traitement ont échoué.

M. Bouillaud. — Il n’y a pas de fièvre puerpérale, mais un état puerpéral parfaitement identique à l’état traumatique des opérés ; du moment où la fièvre puerpérale a pris la forme typhique, tous les traitements deviennent impuissants. Il faut assainir les établissements et limiter le nombre des malades.

M. Velpeau. — C’est une fièvre symptomatique ; c’est une maladie locale de forme spéciale, qui suscite l’inflammation péritoniale ; c’est une péritonite modifiée par quelque chose de spécial ; elle n’est pas contagieuse ; on peut espérer de bons effets de l’emploi des mercuriaux à haute dose et des vésicatoires monstres.

M. Jules Guérin. — La fièvre puerpérale a son point de départ principal dans l’état particulier que présente la plaie placentaire. Il existe cependant un miasme puerpéral. La fièvre puerpérale est un effet collectif ; elle est contagieuse. Le traitement consiste à favoriser la cicatrisation de la place utérine. La suppression radicale des Maternités est indispensable.

Ainsi, sur douze orateurs entendus, on peut compter : des essentialistes, des demi-essentialistes, des essentialistes sans le vouloir, des essentialistes sans le savoir ; des localisateurs absolus, des demi ou des quart de localisateurs ; des localisateurs avec tendance à l’essentialisation ; des essentialistes avec amour pour la localisation ; des spécifistes, des thyphistes, des traumatistes et des néo-traumatistes !…

Maintenant débrouillez-vous, arrangez-vous, composez-vous une religion médicale avec les dogmes de tous ces chefs d’école, véritables pontifes de l’enseignement officiel ; essayez si bon vous semble de concevoir une grande idée de ces débats fameux dont M. Jules Guérin a donné le résumé en ces termes si simples et si vrais : « Depuis quatre mois que dure la discussion, il ne s’est pas produit deux opinions semblables, et toutes ne se sont rencontrées qu’en un point, l’impuissance de l’art !… Entreprenez, commentez, imaginez ; pour nous, en présence de la confusion des langues et de cette déroute de la tradition et des principes, nous répétons avec les médecins des derniers siècles :

» Que la fièvre puerpérale est une fièvre, essentielle lochiale ou laiteuse, non contagieuse de sa nature, mais pouvant accidentellement le devenir sous l’action des causes miasmatiques et infectieuses ; que la fièvre puerpérale est facilement guérissable lorsqu’elle est simple, mais qu’elle est au contraire difficilement curable quand elle est compliquée, et qu’alors il est prudent d’en confier la guérison à la nature, en se contentant de surveiller et de seconder ses efforts. »

Enfin nous terminerons par cette conclusion, qui résume notre sentiment sur les débats de la rue des Saints-Pères : L’Académie a déraillé au premier choc ; elle a suivi à toute vapeur le train des typhus et des épidémies puerpérales, et elle a complètement perdu de vue la fièvre puerpérale essentielle, qu’elle a dédaigneusement laissée sur la voie !

Nous avons parlé !… Mais que vont dire bientôt ces praticiens à outrance qui pullulent dans les carrefours et sur les routes ; ceux-là surtout, qui pour nous servir de l’expression de M. Trousseau, n’ont retenu des bancs de l’école que la poussière qu’il y ont essuyée ; car il en est malheureusement de cette poudreuse espèce ? Que vont-ils dire, ces Spartiates, ces difficiles, en apprenant qu’un théoricien s’est permis de traiter, in extenso, une question aussi cliniquement feutrée que celle de la fièvre puerpérale ? Ce qu’ils vont dire ? nous l’ignorons ! Toutefois, ils sont bien capables de nous infliger les réflexions les plus désobligeantes… Mais au fait, que nous importe ? n’avons-nous pas des juges autrement compétents, parmi tant de médecins à la fois hommes de science et hommes de l’art, qui dans les diverses contrées, et souvent dans les plus petites localités, cultivent avec ardeur la littérature médicale et la médecine scientifique ! Ne comptons-nous pas là de bons amis que nous ne connaissons pas, que nous n’avons même jamais vus, mais qui ont lu et médité nos livres ? amis naturels et sincères qui stéréotypent leur estime pour nos travaux sur les registres de notre honorable éditeur.

Laissons donc clabauder la foule, et contentons-nous de l’encouragement et du suffrage de ceux qui aiment le travail et qui savent ce que valent quelques bonnes idées semées sur le chemin. Quant aux jeunes médecins dont le jugement, que l’on fausse tous les jours, pourrait être égaré par ce qui se passe autour d’eux, nous leur dirons : Sachez bien, Messieurs, qu’il n’y a point de pratique, ni même de routine, si sotte, si plate, si ridicule que vous puissiez avec effort vous la figurer, qui ne soit au fond l’expression d’une conception quelconque, supérieure ou commune, scientifique ou vulgaire ; d’où il résulte que tout praticien, en dépit même des dédains qu’il affiche pour la théorie, est toujours, malgré lui, un théoricien de haut ou de bas étage, qui sait beaucoup ou qui sait peu, qui sait mal ou qui sait bien, mais qui agit toujours instinctivement ou scientifiquement, en raison de ce qu’il sait.

Du reste, ce qui s’est passé à l’Académie vient parfaitement à l’appui de notre sentiment. En effet, a-t-on jamais surpris la grande pratique en plus flagrant délit de défaillance et d’impuissance ? A-t-on jamais trouvé sur le roc plus de stérilité ? Est-ce donc là tout ce que l’exercice de la médecine le plus délicat et le plus étendu a révélé aux matadores les mieux informés des premières cliniques du monde ? Évidemment non ; car s’il en était ainsi, on aurait le droit de dire les choses les plus détestables de la pratique, impartialement jugée par ses œuvres et dans ses derniers résultats… Espérons donc ! Toutefois, répétons que la pratique est incontestablement une chose essentielle, fondamentale et considérable, mais à la condition expresse d’être incessamment fécondée par une vaste instruction théorique, car sans la science pas de pratique digne de ce nom, mais tout uniment une tactique bâtarde, un stupide et mécanique tâtonnement. Du reste, notre réflexion s’applique non-seulement à la médecine, mais encore à la musique, à la sculpture, à la peinture, qui exigent toutes de fortes études théoriques.

Il est vrai que le public qui nous adore (quand il a besoin de nous) se complaît à croire que tout docteur est un savant, également versé dans les principes de la science et les habitudes de l’art. Il suppose même à plaisir (profanum vulgus) qu’une longue, pratique est infiniment préférable à une grande science !… Mais le public se trompe et nous fait trop d’honneur. On forme à l’école de bons aides et quelques artistes, mais on fait bien peu d’élèves dans la sévère acception du mot ! On enseigne à l’hôpital la petite chirurgie et la petite médecine, l’art bénin de faire des pansements élégants et d’administrer des remèdes à la mode ; mais on n’y enseigne plus la haute science des Fernel, des Duret, des Baillou, des Sthal, des Sydenham, des Hufeland et des grands institutistes ; c’est une lettre morte dont on ne parle plus !

Néanmoins, le temps aidant, les disciples deviennent des médecins, ou à peu près, et ce sont eux qui nous expédient tous les jours pour modèles, sous le titre modeste d’observations, ces plaisants croquis de maladies qui remplissent certains journaux, et qu’on prendrait volontiers pour des charges pouffées par des rapins, s’ils n’étaient signés de noms honorables. Effectivement on y chercherait en vain ces vigoureux coups de pinceau qui frappent par la hardiesse, l’éclat, l’économie et la sûreté des tons. Ces touches habiles et vraiment saisissantes ont disparu, et pour les retrouver, il faudrait remonter aux temps florissants des premiers maîtres de l’art, au temps d’Hippocrate, de Galien, d’Arétée et de leurs dignes successeurs Boerhaave, Hufeland, Borsieri, Barthez, etc., etc.

Bossuet disait à son illustre élève, en parlant des mots de la grammaire française : « Je discute volontiers les mots ; les mots représentent les idées, et les idées gouvernent le monde. Quand vous viendrez à manier non plus les paroles mais les choses, vous en troublerez tout l’ordre ; aujourd’hui vous placez mal les mots, demain vous placerez mal les choses. » Eh bien ! ce que Bossuet disait des mots, on peut le dire des principes de la médecine, qui sont à la pratique ce que les mots sont au discours. Ainsi donc, mettez-vous au courant des principes, c’est-à-dire de la théorie ; car autrement vous troublerez en médecine l’ordre des choses !

Tout praticien vante à loisir sa vigoureuse pratique, mais qu’est-ce au fond, la plupart du temps, que sa pratique personnelle, si exclusive, si déclassée, si dépourvue de liens qui la rattachent à celle de ses congénères… C’est bien souvent une habitude maniaque de recommencer servilement le lendemain ce qu’on a déjà fait la veille !… Laissez-nous donc vous dire que l’expérience universelle, dogmatiquement résumée dans des aphorismes qui constituent les tables mêmes de la science, est autrement féconde et enseignante que toutes ces épaves d’opinions égocratiques qui tombent sur la route et que l’orgueil de l’ouvrier voudrait faire passer pour autant d’articles de loi. Mais lisez plutôt Zimmermann, le poëte de l’expérience, et il vous apprendra ce que vaut cette expérience d’un homme, cette expérience abécédaire, dont quelques-uns sont si jaloux et si fiers !… Il vous dira que pour celui qui connaît toute l’étendue de l’art et ses difficultés immenses, l’expérience non pas d’un homme mais d’un siècle, équivaut à peine à celle d’un jour dans la balance des temps…

Nunc intelligite !

Maintenant qu’il nous soit permis de demander pourquoi on n’a pas entendu à l’Académie les hommes en possession du haut enseignement ? Pourquoi, par exemple, M. le professeur Andral n’a pas réclamé la parole dans une question qui incombe aussi étroitement à la pathologie générale ? Pourquoi M. le professeur Malgaigne, le prince des historiens, n’a pas fait vibrer tout l’auditoire des hautes et fortes notes de l’histoire ? Pourquoi, enfin, on a pu compter tant de sourds et tant de muets alors qu’il s’est agi d’une question qui s’étend des entrailles du genre humain aux entrailles mêmes de la médecine ? Ah ! c’est que l’instruction, l’esprit et la faconde ne suffisent pas encore pour aborder sérieusement les choses qui engagent la réputation et la conscience ; c’est que pour résoudre avec honneur de pareilles questions, il faut non-seulement posséder de grandes lumières, mais posséder avant tout une foi vive, profonde, intime et chaleureuse en la science qu’on professe ; or c’est précisément ce fruit de la grâce scientifique qui manque absolument à la plupart des hommes qui marchent aujourd’hui à la tête de la médecine !.. Ils ne croient pas !…

Au moment de livrer ce manuscrit, nous recevons l’article suivant, textuellement extrait du journal la Patrie (27 mai 1858) :

« Depuis trois mois les journaux de médecine regorgent de discussions sans fin sur la fièvre puerpérale, et il en résulte que les plus célèbres et les plus savants ignorent jusqu’au premier mot des causes et des remèdes de cette épidémie, de cette contagion, ou de cette maladie non contagieuse… Tant d’interminables disputes, tant de formidables chocs n’ont pas même produit une étincelle de lumière ! On s’est pris de bec, passez-moi cette expression, qui peut seule bien faire comprendre ce qui s’est passé in docto corpore… On a débité des phrases ronflantes et savantes en grec et en latin ; on s’est critiqué l’un et l’autre, on a même plaisanté et ri ! Plaisanter et rire d’un fléau et de pareille ignorance ! Mais, du reste, la question n’a pas fait un pas, point un seul ! On en est resté au sacramentel, « et voilà pourquoi votre fille est muette ! » de Molière ; le tout ad minorem medicinæ gloriam… N’est-ce pas de la haute comédie ? »

Vous avez entendu, messieurs de l’Académie ? Or, savez-vous bien qui vous à infligé ces dures paroles ? C’est un des esprits les plus distingués de la littérature scientifique ; c’est un homme très savant par des connaissances qui incombent à la médecine ; c’est un écrivain sérieux qui unit à de brillantes et fortes qualités littéraires, un sens délicat et profond de critique ; en un mot, c’est Henry Berthoud.

Eh bien ! soyons sensés, profitons d’un avertissement plus sympathique au fond que désobligeant, et sachons reconnaître qu’il est grand temps de mettre une sourdine à nos dissensions bruyantes, et de retremper notre raison à la source éternelle des vérités que nous devons au génie de ceux que les siècles et la postérité ont proclamé les maîtres de l’art.