Félix Alcan (p. 76-97).


CHAPITRE VI


des êtres vivants


Si de l’examen des corps inorganiques on passe, sans transition, à l’examen des types élevés des règnes animal et végétal, on ne comprend pas comment les premiers pourraient engendrer les seconds ; et l’on répugne à croire que les lois physiques et chimiques suffisent à expliquer les phénomènes physiologiques. Mais, lorsque, descendant l’échelle des êtres vivants, on voit peu à peu les fonctions se confondre, les organismes se simplifier, la conformation devenir plus flottante ou se rapprocher des figures géométriques ; lorsque, finalement, on arrive à ces êtres rudimentaires qui tiennent le milieu entre l’animal et le végétal, ou plutôt ne sont encore ni des animaux ni des végétaux, et qui ne consistent guère qu’en une masse homogène et informe de matière albuminoïde où la vie ne se révèle plus que par la nutrition ; ou bien encore lorsque, remontant la série des phases qui précèdent l’état parfait des êtres supérieurs, on découvre une analogie entre ces phases et l’état permanent des espèces inférieures ; lorsque l’on voit les organes les plus différents provenir de parties à peu près semblables, ces parties elles-mêmes s’identifier et finalement se ramener à un élément microscopique composé uniquement d’une couche solide, d’une couche molle et d’une couche liquide : on peut se demander si le monde vivant, par son extrémité inférieure du moins, ne tient pas au monde inorganique ; et si le simple jeu des forces physiques et chimiques ne suffit pas à engendrer, non, sans doute, immédiatement les organismes compliqués, mais tout d’abord la matière vivante élémentaire, et ensuite, par cette matière même, toute la hiérarchie des formes organiques.

Si d’ailleurs on analyse les principes de la vie, on n’y trouve, semble-t-il, aucun élément qui n’existe déjà dans le monde inorganique.

La matière albuminoïde des cellules est composée principalement de carbone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote. Quant au mode de combinaison de ces éléments et à l’instabilité extrême du corps organisé, ces caractères peuvent s’expliquer par des rapports de nombre, de poids, de forme, de positions, par le mode de mouvement moléculaire, ou bien encore par quelque propriété physique de l’un des composants, du carbone par exemple, propriété qui, d’ordinaire latente, se manifesterait ici en vertu des conditions spéciales où il est placé. Ne voyons-nous pas, dans la chimie inorganique, les composés les plus divers résulter de la combinaison des mêmes éléments, pris dans des proportions différentes ?

Les fonctions des cellules ont aussi leurs analogues dans le monde inorganique. Elles produisent de nouvelles cellules en convertissant des substances élémentaires en protoplasma. À l’origine, dans les cellules non encore munies de membranes, cette conversion a lieu sans intussusception : or un cristal, plongé dans une dissolution de nature chimique identique avec la sienne, à l’état de sursaturation, fait cristalliser le sel contenu dans ce liquide. Les cellules prennent des formes déterminées, et par là se différencient entre elles : il en est de même des cristaux, lesquels peuvent différer de forme sans différer de composition chimique ; et l’on en voit qui, lorsqu’ils sont légèrement ébréchés, reprennent leur forme dans une dissolution saline convenable, aux dépens de cette dissolution même.

Enfin les cellules se combinent et forment des systèmes : ainsi des gouttelettes de mercure se confondent dans une goutte totale.

Il semble donc qu’il n’y ait, entre le monde vivant et le monde physique, qu’une différence de degré : une plus grande diversité dans les éléments, une plus grande puissance de différenciation, des combinaisons plus complexes.

L’observation des êtres vivants, considérés au point de vue de leur nature actuelle, confirme-t-elle de tout point ces inductions fondées sur leur genèse ?

Une chose est d’abord remarquable, c’est que si, dans le monde mathématique, la matière mobile semblait, au premier abord, posée avant le mouvement, et, dans le monde physique, en même temps que lui ; ici les apparences elles-mêmes nous montrent le mouvement comme posé avant la matière correspondante, le changement comme précédant l’être, le travail organisateur comme précédant l’organisme. Le « mot vie », signifie avant tout « mouvement automatique ». L’être vivant se transforme continuellement : il se nourrit, se développe, engendre d’autres êtres ; il est d’une instabilité, d’une flexibilité singulière. Une vapeur, une goutte d’eau menace son existence ; or il se modifie lui-même en tous sens, il fait mille manœuvres pour passer sans encombre, s’il est possible, entre les innombrables écueils dont sa route est semée. Il y a une disproportion frappante, chez l’être vivant, entre le rôle de la fonction et celui de la matière, quelle que soit d’ailleurs l’origine de la fonction. La vie, même avec un nombre d’éléments plus restreint que celui qu’exploite la force physique, produit des œuvres bien autrement puissantes, puisqu’un brin d’herbe peut percer un rocher.

En quoi consiste l’acte vital, l’organisation ? Il est clair qu’il n’est pas suffisamment défini par le terme de combinaison. Il ne consiste pas dans la formation d’un agrégat analogue à un morceau de soufre ou à une goutte de mercure, mais dans la création d’un système où certaines parties sont subordonnées à certaines autres. Il y a, dans un être vivant, un agent et des organes, une hiérarchie.

Cet ordre hiérarchique a-t-il sa raison suffisante dans la propriété qu’ont les éléments anatomiques d’acquérir des formes différentes les unes des autres ? — Non, sans doute, parce qu’il faut que la différenciation ne se produise pas au hasard, pour que certaines parties se subordonnent aux autres ; il faut que la cellule se comporte autrement que la matière chimique proprement dite, laquelle, à travers les différentes formes qu’elle revêt, ne parvient pas à créer de systèmes hiérarchiques.

Mais peut-être cette différenciation appropriée s’explique-t-elle par les conditions différentes de la production et de l’existence des différentes cellules ? — Encore faut-il que les cellules puissent naître et subsister précisément dans les conditions requises pour déterminer des différences de valeur. On ne voit pas une telle flexibilité dans la matière inorganique.

Peut-on dire enfin que les principes qui expliquent toute organisation sont les conditions internes, la composition chimique des matériaux élémentaires, c’est-à-dire des cellules ? — Mais la cellule, en supposant que tout élément vivant s’y ramène, est un être qui possède déjà, dans une certaine mesure, les caractères mêmes qu’il s’agit de résoudre en propriétés physiques : la hiérarchie des parties et la faculté de créer des cellules nouvelles, entre les parties desquelles s’établira la même hiérarchie. Le protoplasma est, dans la cellule, une partie maîtresse. Il crée le noyau liquide et la membrane rigide, et donne ainsi naissance à un être distinct, en attendant que, par son développement même, il produise d’autres êtres qui, eux aussi, se feront une existence distincte. La réduction des organismes à la cellule ne fait que reculer la difficulté.

En somme, la fonction vitale semble être une création, sans commencement ni fin, de systèmes dont les parties présentent, non seulement de l’hétérogénéité, mais encore un ordre hiérarchique. L’être vivant est un individu, ou plutôt, par une action continuelle, il se crée une individualité et engendre des êtres capables eux-mêmes d’individualité. L’organisation est l’individualisation.

Or cette fonction ne paraît pas exister dans la matière inorganique. Les substances chimiques, si composées qu’elles soient, n’offrent à la division mécanique que des parties similaires, et, par conséquent, ne comportent pas la différenciation, la division du travail et l’ordre hiérarchique. Il n’y a pas d’individus dans le monde inorganique, et il n’y a pas d’individualisation. L’atome, s’il existe, n’est pas un individu, car il est homogène. Un cristal n’est pas un individu ; car il est, indéfiniment peut-être, divisible en cristaux semblables actuellement existants. Dira-t-on que les systèmes célestes, composés d’un astre central et de planètes qui en dépendent, nous offrent l’analogue de l’individualité ? Ces systèmes comportent, il est vrai, une sorte de hiérarchie apparente ; mais ils ne sont pas, comme les êtres vivants, décomposables, jusqu’à leurs derniers éléments, en systèmes capables d’individualité. La force physique semble essayer, dans l’infiniment grand, ce que la vie réalise, dès l’infiniment petit. Mais elle ne peut atteindre qu’à la ressemblance extérieure.

Ainsi l’être vivant renferme un élément nouveau, irréductible aux propriétés physiques : la marche vers un ordre hiérarchique, l’individualisation. Le rapport qui existe entre les propriétés physiques et les fonctions vitales n’est donc pas immédiatement nécessaire, comme il arriverait si les secondes étaient, d’avance, contenues dans les premières. Cependant, même à titre de lien entre des choses radicalement distinctes, ce rapport est nécessaire s’il est affirmé dans une synthèse causale à priori. Or en est-il ainsi ? Le concept de la vie est-il construit par l’entendement pur ?

Si l’on entend par la vie un principe un, simple, immatériel, qui coordonne des moyens en vue d’une fin, l’idée de la vie ne peut dériver de l’observation des êtres vivants. Car nous ne voyons pas qu’ils aient jamais une unité absolue. Ce sont, il est vrai, des organismes ; mais les parties en sont elles-mêmes des organismes, doués, dans une certaine mesure, d’une vie propre, jusqu’à ce que l’on arrive à la cellule qui, en se segmentant, donne naissance à plusieurs cellules, et, par conséquent, n’est pas radicalement une. De même, l’idée de la finalité organique ne résulte certainement pas de l’expérience. Celle-ci nous montre sans doute des organes en harmonie avec leurs fonctions ; mais elle ne nous apprend pas si l’organe a été créé en vue de la fonction, ou si la fonction est simplement le résultat de l’organe.

Ainsi l’idée d’un principe vital un et intelligent est à la vérité une idée à priori, mais cette idée n’est nullement présupposée par la connaissance des êtres vivants. Si elle peut être admise, c’est comme interprétation métaphysique des faits, non comme point de départ de la recherche expérimentale. On ne voit pas quel secours peut prêter à l’observation et à l’explication scientifiques des phénomènes le concept d’une essence qui n’est pas du même genre qu’eux, et qui, par suite, ne saurait fournir une règle applicable aux cas fournis par l’expérience. Ces principes transcendants, appliqués à la science, risquent de gêner et de fausser l’observation.

Mais, dira-t-on, la biologie est, à tout le moins, dominée et dirigée par les deux idées suivantes. D’abord la vie est la réalisation d’un type et, comme telle, est un lien de connexion entre les parties : quand un organe est donné, l’organe connexe doit être donné également, fût-ce à l’état rudimentaire. L’être vivant est un tout. Ensuite, la vie est une action commune, et les organes sont construits de manière à pouvoir y concourir : il y a corrélation entre leurs rôles, et, par suite, entre leurs formes. En ce sens, l’être vivant est un système harmonieux.

Il est vrai que ces deux principes sont impliqués dans la biologie ; mais ils ne dépassent nullement la portée de l’expérience, et c’est elle-même qui les a révélés. L’unité n’y est conçue que comme rapport constant de juxtaposition, et l’harmonie n’y est conçue que comme influence réciproque.

La liaison, d’ailleurs, n’est considérée comme absolue, ni dans la loi des connexions, ni dans la loi des corrélations : d’autant que chacune de ces deux lois, prise absolument, pourrait faire tort à l’autre. La conservation du type pourrait nécessiter l’existence d’organes d’ailleurs inutiles ; la conservation de l’individu pourrait nécessiter des dérogations à la forme typique.

Ainsi la vie, considérée comme totalité et harmonie, comme unité statique et dynamique, n’est pas l’objet d’une notion à priori. Le rapport qui l’unit aux propriétés physiques nous est donné par l’expérience et en partage les caractères.

Mais, si ce rapport n’est pas nécessaire en droit, ne peut-on soutenir, au point de vue même de l’expérience, qu’il est nécessaire en fait ? La vie n’est-elle pas partout répandue dans la nature ; et l’immobilité de la matière inorganique est-elle autre chose qu’un engourdissement et un sommeil ? Puisque cette matière se transforme en substance vivante, ne faut-il pas qu’elle participe déjà des propriétés vitales ?

Cette thèse se soutient sans doute si l’on mutile la définition de la vie, si on la réduit, par exemple, à l’idée de la croissance et de la conformation pures et simples, propriétés déjà inhérentes aux corps appelés bruts. Mais, considérée dans son tout, dans sa forme comme dans sa matière, la vie, ou création d’un ordre hiérarchique entre les parties, n’apparaît pas dans le monde physique proprement dit. Ce monde ne nous offre rien d’analogue à une cellule. Dira-t-on que la vie s’y trouve à l’état de puissance, et qu’elle n’attend, pour se manifester, que les conditions favorables ? Mais c’est précisément de la vie manifestée qu’il s’agit ici. Car, si la manifestation peut être une circonstance indifférente aux yeux du logicien qui ne considère que les concepts, elle est la circonstance capitale aux yeux du naturaliste qui considère les choses elles-mêmes.

Cependant, pour que l’apparition de la vie puisse être considérée comme nécessaire en fait, ne suffit-il pas que cette apparition ait toujours lieu, lorsque certaines conditions sont réalisées ?

Il ne peut être ici question que de conditions purement physiques. Car il y aurait cercle vicieux à déduire la vie, même par voie d’hétérogénie, d’une matière déjà organisée. Ainsi, pour soutenir cette doctrine, il faut pouvoir affirmer que les conditions au milieu desquelles la vie apparaît constamment (s’il est vrai que la vie ait ainsi des antécédents invariables) sont purement physiques, et quant à leurs éléments, et quant à leur mode de combinaison. Ce n’est pas tout. Comme un état de choses purement physique en lui-même peut être le résultat plus ou moins éloigné d’une intervention étrangère, laquelle, après avoir opéré dans l’ordre des phénomènes une déviation plus ou moins considérable, aurait laissé les choses reprendre leur cours normal, il faut prouver que les conditions au sein desquelles s’est manifestée la vie ont été amenées, si haut que l’on remonte dans l’échelle des causes, par des circonstances purement physiques. Il ne suffirait pas d’une expérience de laboratoire pour démontrer l’origine physique de la vie, parce qu’il resterait à savoir si le monde physique peut, par lui-même, créer des conditions analogues à celles que pose l’expérimentateur intelligent.

Et la matière vivante, dont l’apparition doit être ainsi expliquée, n’est pas simplement tel ou tel produit organique non organisé, comme l’urée, les éthers, les sucres, les alcools, l’acide acétique, l’acide formique, etc. : c’est le corps actif simple, l’élément capable d’assimilation et de désassimilation, le protoplasma, lequel se crée une enveloppe et une forme, devient une cellule, se nourrit, se développe, produit d’autres cellules. Car il est manifeste que l’être vivant a la faculté de créer des produits qui ne sont pas vivants comme lui, et d’accomplir des actes en partie et même de tout point physiques ou mécaniques ; de même que le monde physique et chimique donne naissance à une multitude de phénomènes purement mécaniques. Une cause ne se retrouve pas nécessairement tout entière dans ses effets. S’il arrivait que le produit organique dont on aurait expliqué physiquement la naissance fût au nombre de ceux à la formation desquels la vie, comme telle, ne contribue pas, et qui ne sont qu’un contre-coup éloigné et purement mécanique de l’impulsion vitale, il serait illégitime d’étendre cette explication physique à tous les actes physiologiques sans exception.

Enfin, ces difficultés vaincues, il reste à montrer que, la cellule étant donnée, tous les êtres vivants sont implicitement donnés du même coup, c’est-à-dire qu’ils dérivent tous de la cellule suivant une loi de nécessité ; que les structures et les fonctions les plus complexes trouvent, dans cet organisme élémentaire, leur raison suffisante.

Or l’ensemble de ces démonstrations paraît dépasser invinciblement la portée de l’expérience. Comment rattacher, par un lieu nécessaire, les conditions physiques des êtres vivants, notamment des êtres supérieurs, aux phénomènes du monde physique proprement dit ? Comment prouver que nulle part les phénomènes physiques ne sont détournés du cours qui leur est propre par une intervention supérieure ? Il est visible qu’il y a au point de vue de la complexité, une grande disproportion entre les corps inorganiques les plus élevés et les corps organisés, même les plus élémentaires. De plus, cette complication physique singulière coïncide avec la présence de qualités nouvelles, d’un ordre tout différent et d’une perfection certainement plus grande. N’est-il pas vraisemblable que la révolution qui s’est produite au sein de la matière inorganisée pour former ces combinaisons inattendues a été déterminée précisément par les essences supérieures ; que la vie a posé elle-même ses conditions physiques ? Selon cette doctrine, il y aurait effectivement relation de cause à effet entre les conditions physiques et la vie, mais c’est la vie qui serait la cause.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’admettre que l’influence de la vie se fait sentir brusquement, et que le progrès se réalise par sauts. L’action du principe supérieur peut être plus ou moins insensible aux yeux de celui qui considère des moments de l’évolution très voisins l’un de l’autre. Il peut sembler alors que les forces physiques agissent seules. On conçoit aussi que, dans certains cas, le principe supérieur laisse, en quelque sorte, aux forces physiques le soin d’achever par elles-mêmes ce qu’il a une fois préparé, lorsque les forces physiques sont suffisantes pour cet objet. Dans ces cas, le passage des conditions au conditionné, au sein même de l’être vivant, serait purement physique, bien que la vie, comme telle, fût un principe spécial.

S’il en est ainsi, les éléments, la matière de la vie sont, il est vrai, exclusivement des forces physiques et chimiques ; mais ces matériaux ne restent pas bruts : ils sont ordonnés, harmonisés, disciplinés en quelque sorte par une intervention supérieure. La vie est, en ce sens, une véritable création.

Mais, si la vie n’est pas enchaînée aux agents physiques, ne porte-t-elle pas en quelque sorte la nécessité en elle-même ? N’obéit-elle pas à des lois spéciales, dites physiologiques, qui ne laissent que peu ou point de place à la contingence ?

Et d’abord, n’y a-t-il pas correspondance exacte entre les phénomènes physiologiques et les phénomènes physiques ? N’y a-t-il pas, par conséquent, au sein du monde vivant, un principe de liaison analogue à celui qui existe dans le monde physique ? Et, bien que la vie ne soit pas un phénomène physique, la part de contingence qu’elle admet n’est-elle pas exactement mesurée par celle que comporte le monde physique proprement dit ?

Il est sans doute vraisemblable que toute modification physiologique est liée à une modification physique déterminée. Mais, s’il est déjà difficile de comparer entre eux, au point de vue de la quantité, les phénomènes physiques ; et si l’on est réduit, quand on y cherche un élément scientifiquement déterminable, à en mesurer les conditions mécaniques : n’est-il pas plus difficile encore de trouver une unité de mesure physiologique, qui permette d’établir la correspondance du monde vivant et du monde physique, en ce qui concerne les rapports respectifs des phénomènes des deux ordres ? Comment ramener à une même unité spécifique la diversité des formes et des fonctions vitales ? Il faut pourtant avoir mesuré les variations respectives de deux quantités, pour pouvoir considérer l’une comme fonction de l’autre.

D’ailleurs, la vie n’est-elle pas souvent une lutte contre les forces physiques ; et ce phénomène se concevrait-il, si les fonctions vitales n’étaient que la traduction pure et simple des phénomènes physiques dans un autre langage ?

Enfin n’y a-t-il pas une disproportion infinie, surtout chez les êtres supérieurs, entre les changements physiologiques et les changements physiques correspondants ; par exemple, entre la transition physiologique de la vie à la mort et les conditions physiques de cette transition ? S’il est vrai que toute maladie soit une modification, non seulement physiologique, mais encore physique, cette modification, qui est un désordre au point de vue de la vie, en est-elle une au point de vue de la matière ?

On ne peut donc arguer de la correspondance qui existe entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physiques pour étendre aux premiers le degré de nécessité qui subsiste dans la loi des seconds. Si l’ordre des phénomènes vitaux est nécessaire, c’est en eux-mêmes que résident la raison et la mesure de cette nécessité.

Les lois essentielles de la vie semblent être, comme les lois physiques et mathématiques, une expression appropriée de la formule : « Rien ne se perd, rien ne se crée. »

La loi des corrélations organiques suppose, entre les fonctions partielles et la fonction totale, une relation analogue à celle qui existe entre des forces concourantes et une résultante déterminée. Si l’une des forces concourantes est modifiée, la résultante ne pourra demeurer la même qu’au moyen de modifications corrélatives subies par les autres forces concourantes. De même, en physiologie, si une fonction partielle est modifiée, les autres le seront de manière que la fonction totale reste possible. La loi des corrélations peut donc se ramener à une loi plus simple, qui serait la permanence de la fonction totale, à travers tous les changements que peuvent subir les fonctions partielles.

Mais la fonction totale n’est pas seulement une fin en soi, elle est encore le moyen par où se réalise, soit une certaine forme, soit une certaine matière organisée.

Or la forme et la matière organiques semblent avoir aussi leur loi propre.

À la forme se rapporte la loi des connexions. Cette loi, qui a pour corollaire le balancement des organes, suppose, entre les formes partielles et la forme totale appelée type, une relation analogue à celle qui existe entre des volumes partiels et un volume total déterminé. Si l’un des volumes partiels est modifié, le volume total ne pourra demeurer le même que si les autres volumes partiels sont modifiés d’une manière correspondante. De même, en physiologie, si un organe est modifié, les autres seront, non pas supprimés, mais modifiés eux aussi, de manière que le type soit conservé. La loi des connexions peut donc se ramener à la permanence de la forme ou du type.

Quel est maintenant le rapport de ces deux lois entre elles ?

Si la loi des connexions était absolue, c’est-à-dire si la forme existait pour elle-même, cette loi pourrait, dans certains cas, aller contre la loi des corrélations, en nécessitant la présence d’organes d’ailleurs inutiles. Mais, si la forme n’existe que comme résultat des fonctions, si la loi des connexions est subordonnée à celle des corrélations, les organes devront tendre à suivre les variations des fonctions, décroître à mesure qu’elles s’affaiblissent, s’atrophier quand elles disparaissent. Or c’est précisément ce qui arrive : et ainsi on peut admettre que la loi des connexions rentre, en définitive, dans celle des corrélations.

Enfin la production de la matière organisée semble soumise à une loi analogue à celle de la matière brute. Il semble qu’il existe une quantité déterminée de matière vivante, et que cette quantité reste invariable, à travers le tourbillon vital. Peut-être, en effet, l’assimilation et la désassimilation se font-elles équilibre dans un ensemble suffisamment considérable. La statistique, à mesure qu’elle opère sur de plus larges bases, trouve, pour les naissances et pour les morts, des moyennes de plus en plus constantes, et de plus en plus voisines de l’égalité. Pour l’individu même, la vieillesse et la jeunesse, dans les conditions normales, semblent se balancer : la décadence vient rétablir l’équilibre, que la croissance avait rompu.

Cette loi, prise absolument, semble encore radicalement distincte de celle des corrélations, parce qu’elle peut impliquer ou exclure des fonctions d’ailleurs inutiles ou nécessaires au point de vue de l’action d’ensemble. Mais, si l’on admet que la matière organisée n’existe qu’en vertu de l’acte organisateur lui-même, la loi qui en concerne la production rentre, elle aussi, dans la loi des corrélations.

En somme, de ces trois lois, la première est la mieux établie et la plus permanente ; et, s’il arrive que les deux autres paraissent la contrarier et exister pour elles-mêmes, on peut admettre que ces divergences tiennent, en dernière analyse, à un manque d’unité et d’homogénéité dans la fonction totale ; au mélange, dans des proportions plus ou moins inégales, de divers modes d’organisation.

La loi suprême du monde vivant semble donc être la permanence des fonctions totales, c’est-à-dire du degré de l’organisation, et, par suite, la permanence des types et de la manière organique elle-même ; en un mot, la conservation de la vie.

Peut-on soutenir que cette loi n’implique pas la nécessité absolue des phénomènes biologiques, en alléguant que la conservation de l’énergie vitale ne préjuge pas le mode d’emploi de cette énergie ?

Cette interprétation de la loi de conservation ne semble guère plus fondée en physiologie qu’en physique ou en mécanique. Les choses ne sont jamais données que sous une forme déterminée ; et les déterminations, le mode d’emploi, n’en peuvent être modifiées, selon la loi de conservation elle-même, que par l’intervention de conditions nouvelles du même ordre, lesquelles altéreraient la moyenne, si elles ne faisaient pas, d’avance, partie du même système.

Le problème de la nécessité des lois, divers dans ses applications, demeure identique dans sa forme générale. En physiologie comme en physique ou en mathématiques, il faut en venir à le poser en ces termes : la permanence de la quantité donnée est-elle nécessaire ? Or, quelle réponse doit-on faire à cette question, en ce qui concerne la vie ?

On ne peut se fonder sur la définition même de la vie pour affirmer qu’il se conserve nécessairement la même somme d’énergie vitale dans l’univers. Car cette définition laisse indéterminé le nombre des êtres vivants, et elle admet un très grand nombre de degrés d’organisation.

On ne peut davantage invoquer un principe synthétique rationnel permettant de construire à priori la science physiologique. Car l’impossibilité d’une telle construction est manifeste ; et les termes qui constitueraient ce principe, pour avoir une apparence métaphysique, ne seraient jamais, dans leur acception utile à la science, que des données expérimentales.

Il ne reste qu’à consulter l’expérience elle-même, et à voir si elle garantit, en fait, la permanence de la quantité de vie. Mais il ne paraît pas qu’il en soit ainsi.

L’énergie vitale (même ramenée à des données expérimentales telles que la complication de l’organisation ou répartition du travail, la forme anatomique, et les propriétés de la matière organisée) est chose presque impossible à mesurer. Il entre dans ce concept une idée de qualité, de perfection, qui semble réfractaire au nombre. On ne pourrait dire, en effet, que la quantité d’énergie vitale demeurât constante, si, le même nombre de cellules se conservant, les organismes compliqués faisaient tous place à des organismes rudimentaires.

De plus, s’il est vrai qu’un grand nombre de faits manifestent la permanence des fonctions et des organismes, il faut reconnaître aussi que d’autres faits semblent impliquer des variations physiologiques plus ou moins profondes. N’est-il pas au pouvoir de l’homme de modifier, plus ou moins, certaines espèces végétales et animales, et d’y créer des variétés stables ? La possibilité d’une éducation, même artificielle, ne montre-t-elle pas que les fonctions et les organes, considérés dans leur essence même, n’impliquent pas une immobilité absolue ; et qu’ainsi la quantité de vie, si elle demeure sensiblement la même dans l’ensemble, ne demeure pas telle nécessairement ?

Et, si l’on considère les êtres vivants laissés à eux-mêmes, ne semble-t-il pas qu’il y ait dans certains faits, tels que l’existence d’organes rudimentaires et actuellement inutiles, la disparition de certaines espèces, la perfection croissante des fossiles dans les terrains de formation de plus en plus récente, la marque d’une force de changement, de décadence ou de progrès, demeurant, au sein de la nature elle-même, à côté, au fond de la force de conservation ?

Cette variabilité existe, dira-t-on, mais elle n’implique aucune contingence, elle laisse subsister la nécessité. Ce n’est pas qu’elle ait sa source et sa base dans les lois du règne inorganique : il est exact que celui-ci ne fournit que les matériaux et les conditions du développement organique, et que ce développement a sa cause dans la nature propre des êtres vivants eux-mêmes. Mais c’est une loi inhérente à tout organisme, de se modifier lui-même, autant que le comporte sa structure, de manière à se mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre, et de conserver, d’accumuler en lui, de transmettre même à sa descendance les modifications ainsi survenues. Il existe, dans les êtres vivants, une puissance d’adaptation et une puissance d’habitude héréditaire. Il y a chez eux, à côté de la permanence, le changement, mais le changement nécessaire, déterminé par une loi immuable d’accommodation, et fixé dans l’habitude, qui, elle aussi, est une fatalité. Ces deux lois expliquent toutes les variations organiques qui ont pu ou peuvent se réaliser. Elles assignent à chacune d’elles un antécédent constant ; de sorte que les transformations les plus profondes apparaîtraient comme entièrement déterminées, si l’on connaissait l’ensemble des circonstances au milieu desquelles elles se produisent. Ainsi la nécessité règne dans le monde vivant comme dans le monde inorganique. La seule différence, c’est que la loi fondamentale est dans celui-ci une loi d’identité essentielle, dans celui-là une loi de changement radical ; dans l’un une loi statique, dans l’autre une loi dynamique.

Est-il admissible qu’une variabilité radicale se concilie avec un enchaînement nécessaire ?

S’il est illégitime de soutenir que, dans le monde inorganique, le changement, qui trahit la contingence, n’est qu’une illusion, et que la seule réalité est la formule mathématique qui demeure la même sous la variété des phénomènes, il ne l’est pas moins de ramener le changement à la nécessité lorsque, la matière n’étant presque plus rien, l’acte devenant presque tout, on pressent qu’on laisserait échapper la réalité elle-même, si l’on persistait à tenir le changement pour entièrement phénoménal. Les formules à l’aide desquelles on pense démontrer l’enchaînement nécessaire des phénomènes biologiques n’ont plus la précision de celles qui énoncent la conservation d’une quantité de force mécanique donnée. Le calcul s’applique mal à la mesure de la flexibilité et de l’habitude ; et l’on ne voit pas comment on pourrait, sur de pareils fondements, établir une science déductive, dénotant, entre les faits, des relations vraiment nécessaires. C’est qu’au fond ces principes, auxquels on donne l’apparence de lois nécessaires en les jetant violemment dans le moule des formules mécaniques et physiques, manquent des conditions requises pour constituer une loi positive ou rapport constant entre des faits, et expriment des rapports d’une autre nature.

Selon la loi d’adaptation, l’être vivant se modifie de manière à pouvoir subsister dans les conditions où il se trouve. Or le concept : « de manière à » est indéterminé dans une certaine mesure. Au point de vue positif, il peut y avoir plusieurs manières de réaliser une fin proposée avec des matériaux donnés ; et la méthode est indifférente, pourvu que la fin soit réalisée. Il est vrai que, selon le nombre on la nature des conditions, le nombre des méthodes entre lesquelles on peut choisir sera de plus en plus restreint. Mais aussi l’expression « de manière à » est moins juste à mesure que le choix est plus limité ; et elle perdrait toute raison d’être, s’il ne restait plus qu’un parti possible ; car alors ce serait simplement en vertu des conditions posées que se réaliserait le phénomène : l’idée du résultat à obtenir n’interviendrait plus à titre de condition déterminante.

Si maintenant, ayant égard à la pluralité des moyens qu’implique toute finalité, on invoque, pour expliquer la préférence donnée à l’un d’eux, des considérations telles que le principe de moindre action, ou l’instinct de la beauté, ou le bien général, on quitte le terrain des sciences positives pour passer sur celui de la métaphysique ou de l’esthétique ; et on ne peut plus alléguer l’autorité de l’expérience.

Ce n’est pas tout. Le concept : « de manière à » établit un lien entre les conditions dans lesquelles se trouve un être vivant d’une part et la subsistance de cet être au milieu de ces conditions d’autre part, c’est-à-dire entre des faits réalisés et une fin à réaliser, entre des choses données et une chose simplement possible. Or le caractère idéal de ce second terme empêche encore d’admettre que la loi de l’adaptation soit une loi positive proprement dite, et implique la nécessité au sens où peuvent l’impliquer les lois de la physique ou de la chimie.

Enfin le concept « exister » lui-même laisse place à quelque indétermination. Car il y a, pour un être complexe, plusieurs modes d’existence, selon qu’il développe plus ou moins telle ou telle de ses facultés. Le développement des diverses facultés peut être plus ou moins égal ou plus ou moins harmonieux. L’harmonie elle-même peut s’entendre de plusieurs manières, selon que toutes les facultés seront mises au même rang ou que certaines facultés seront mises au-dessus des autres. Quel sera, de tous ces modes d’existences, celui qui constituera le but de l’adaptation ?

Le principe de l’habitude héréditaire ne satisfait pas davantage aux conditions d’une loi positive. Selon ce principe, des modifications primitivement accidentelles peuvent, sous l’influence de certaines circonstances, telles que le milieu physique, la concurrence vitale, la sélection sexuelle, et, en dernière analyse, l’énergie, la continuité ou la répétition de certains actes, devenir finalement essentielles et passer de l’individu à l’espèce. Sans examiner la nature des circonstances qui sont mentionnées comme déterminant les habitudes, et qui, vraisemblablement, ne sont pas toutes purement physiques, on peut remarquer que l’habitude n’est pas un fait, mais une disposition à réaliser certains faits, et, en ce sens, ne peut trouver place dans la formule d’une loi positive.

De plus, l’habitude est considérée ici comme entraînant une modification dans la nature même, dans l’essence de l’individu. Or les lois positives proprement dites sont les rapports qui dérivent, en dernière analyse, de la nature des choses considérée comme constante. Elles ne précèdent pas les êtres, elles expriment simplement les conséquences de leur action réciproque. Elles peuvent, sans doute, dans la démonstration scientifique, être considérées comme régissant les faits de détail, en tant qu’ils sont liés à la nature des êtres, c’est-à-dire aux faits généraux ; mais elles restent, en définitive, subordonnées aux faits généraux, qui en sont le fondement. Admettre que les faits les plus généraux eux-mêmes varient, c’est admettre que les lois varient ; ou bien, si l’on pense être en possession d’une loi qui explique ces variations elles-mêmes, cette loi n’est plus une loi positive, puisqu’elle est posée avant tous les faits. Le seul moyen de légitimer l’assimilation de l’habitude héréditaire aux lois positives, serait de rattacher la formation et la conservation de cette tendance aux lois plus générales de la physique et de la chimie. De la sorte, la variabilité physiologique s’appuierait sur un fondement relativement stable. Posée en apparence avant les phénomènes, en tant que ceux-ci seraient considérés comme proprement physiologiques, cette loi serait en réalité postérieure à leurs conditions fondamentales, en tant que les phénomènes physiologiques rentreraient, comme cas particulier, dans les phénomènes physiques. Mais la loi de l’habitude héréditaire a précisément pour objet de remédier à l’insuffisance des lois physiques proprement dites en matière physiologique ; et la propriété qu’elle énonce est effectivement en opposition directe avec les principes fondamentaux de la physique et de la chimie, suivant lesquels la nature d’un corps est déterminée une fois pour toutes. Un cas particulier peut sans doute être la négation d’un autre cas particulier, comme tel, mais non pas la négation du cas général lui-même. C’est donc à titre de loi physiologique proprement dite, et de loi fondamentale, que l’habitude héréditaire doit concourir à l’explication du monde vivant ; et, dans ces termes, elle ne peut être considérée comme une loi positive.

En résumé, le mode de l’organisation semble varier, non seulement chez l’individu, mais même, jusqu’à un certain point, dans l’espèce ; et ces variations ne sont pas indifférentes, mais constituent, soit une décadence, soit, plus souvent peut-être, un perfectionnement. On peut donc penser que la quantité de vie ne demeure pas constante dans l’univers ; et que la nature des phénomènes physiologiques n’est pas entièrement déterminée par les lois qui leur sont propres.

Et, en effet, s’il est vrai que l’enchaînement des phénomènes physiques proprement dits, conditions des phénomènes physiologiques, ne soit pas fatal, est-il inadmissible que le monde vivant profite de cette indétermination ; que les êtres organisés, doués par eux-mêmes d’une certaine mobilité, d’une faculté de développement et de progrès, parviennent à profiter de ces dons de la nature et à se déployer en tout sens, grâce à l’élasticité même du tissu des conditions physiques ?

On peut concevoir d’ailleurs que l’intervention de la vie dans le cours des choses physiques ne soit pas brusque et violente, mais imperceptible et continue ; de telle sorte qu’il soit pratiquement impossible de déterminer le point où les phénomènes physiques cessent d’exister uniquement par eux-mêmes et pour eux-mêmes, et commencent à être élaborés par des formes supérieures, dont ils deviennent les instruments.