Félix Alcan (p. 62-75).


CHAPITRE V


des corps


Est-il possible de créer le monde sans employer autre chose que de la matière et du mouvement ? Ces concepts une fois admis comme données indispensables et irréductibles, tout le reste est-il désormais explicable ?

Au-dessus de la matière proprement dite se trouvent les essences physiques et chimiques, c’est-à-dire les corps, au sein desquels la figure et le mouvement nous apparaissent. Ont-ils leur raison suffisante dans l’existence du mouvement et de ses lois, ou renferment-ils encore quelque chose d’irréductible ? S’il arrive que la matière n’explique pas les corps, à plus forte raison ne saurait-elle expliquer la vie et la pensée.

Mais pourquoi la matière n’expliquerait-elle pas les corps ? Il ne s’agit pas ici de ce qu’il peut y avoir de relatif à l’homme dans l’idée qu’il se fait des objets physiques et chimiques. Il ne s’agit pas de l’élément subjectif des sensations. Mais simplement de leur cause extérieure. Or pourquoi la part des choses dans la sensation ne se réduirait-elle pas au mouvement ?

Certes, il est impossible de considérer nos états de conscience comme des propriétés de la matière extérieure, et ce ne peut être le fait d’être senti qui distingue objectivement les corps de la matière. Mais s’ensuit-il qu’il n’y ait rien de plus dans la substance sonore ou lumineuse que dans la matière pure et simple ? La partie descriptive de la science physique est-elle sans objet ?

S’il suffit qu’une manière d’être soit donnée dans un état de conscience pour que, de cette manière d’être, rien n’appartienne aux choses, le mouvement lui-même ne leur appartient pas. Car il ne nous est donné que dans des sensations tactiles ou visuelles dont nous avons conscience. Si l’on fait abstraction du tact, le mouvement devient absolument inconcevable ; et ainsi rien n’est plus obscur que la doctrine qui fait du mouvement, selon l’idée immédiate que nous en avons, l’élément extérieur par excellence. Le mouvement que nous connaissons, c’est-à-dire le mouvement perçu, ne peut être, comme toute perception, que le signe de la chose donnée : il n’en est pas l’image. Que si, néanmoins, on l’attribue aux choses, on ne peut arguer de l’intervention de la conscience dans la connaissance des corps pour leur refuser les propriétés physiques proprement dites.

Mais, objectera-t-on, il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Il est prouvé que les diverses propriétés physiques ont toutes une seule et même cause extérieure et que cette cause est le mouvement. Un même agent, appliqué aux organes des différents sens, produit les différentes sensations ; et des agents en apparence différents, appliqués à l’organe d’un seul sens, produisent tous la même sensation. Les divers agents physiques ne sont donc que des variétés d’un seul. On sait d’ailleurs que le son, la chaleur et sans doute la lumière se ramènent au mouvement. Donc tous les agents physiques se ramènent au mouvement.

Cette démonstration n’est pas rigoureuse.

D’abord la loi de l’équivalent mécanique de la chaleur n’implique nullement la réduction de la chaleur proprement dite au mouvement, mais simplement l’existence d’un mouvement moléculaire dans le corps qui détermine en nous la sensation de chaleur.

Ensuite, si tout n’est que mouvement, d’où vient que la conscience éprouve, en présence des corps, des sensations d’espèces diverses ? Y a-t-il donc plusieurs consciences de nature différente, correspondant à plusieurs catégories de mouvements, et créant, à l’occasion de ces différences relativement quantitatives, des différences qualitatives ? Mais la conscience est essentiellement une et identique, et ne peut rendre compte de ce passage de l’un au multiple, du semblable au divers. Il est d’ailleurs manifeste qu’il ne s’agit pas ici d’une diversité purement extérieure et de variétés d’un type unique. La sensation de chaleur est radicalement hétérogène par rapport à la sensation de son. Puisque cette hétérogénéité ne peut trouver son explication dans la nature de la conscience, il reste qu’elle ait sa racine dans la nature des choses elles-mêmes, et que la matière ait la propriété de revêtir des formes irréductibles entre elles. Or l’hétérogénéité est étrangère à l’essence de l’étendue figurée et mobile, c’est-à-dire de la matière proprement dite. Le mouvement vibratoire lui-même ne peut être dit hétérogène à l’égard du mouvement de translation. Ce sont simplement grandeurs, directions, intensités, modes divers d’un même phénomène. Il faut donc admettre que les objets sensibles, même abstraction faite de ce que la conscience peut mettre d’elle-même dans la sensation, ne se réduit pas à de la matière en mouvement. La matière ébranlée semble n’être en eux que le véhicule de propriétés supérieures, lesquelles sont les propriétés physiques proprement dites. Cette essence nouvelle consiste pour nous dans la capacité de fournir à la conscience des sensations hétérogènes.

S’il arrive qu’un même agent impressionne différemment les différents sens, c’est peut-être parce que, sous une apparence simple, il est complexe et comprend en réalité autant d’agents distincts qu’il cause de sensations diverses. La chaleur, la lumière et l’électricité, par exemple, peuvent s’accompagner les unes les autres, d’une manière plus ou moins constante, sans pour cela se confondre en un seul et même agent. Peut-être aussi le fait en question, et avec lui le fait inverse, s’expliqueraient-ils en admettant que les organes des sens, dont la nature est appropriée aux impressions qu’ils doivent recevoir, conservent en eux-mêmes, à l’état latent, une certaine somme d’impressions physiques proprement dites, fournies par les objets extérieurs ; et que, sous l’influence de certaines excitations, ces impressions passent de l’état latent à l’état manifeste. C’est ce qui se produirait, par exemple, dans le cas des sensations imaginaires et dans les songes.

Ainsi les éléments physiques et chimiques, les corps, en tant qu’ils sont susceptibles d’hétérogénéité, ne se confondent pas avec la matière pure et simple. Ils n’en peuvent dériver par voie de développement analytique, mais impliquent l’addition d’un élément nouveau.

Cette addition est-elle l’effet d’une synthèse causale posée à priori par la raison ?

Il ne peut être ici question des concepts particuliers relatifs à la matière des phénomènes physiques, c’est-à-dire à la chaleur, à l’électricité, à la combinaison chimique, etc. Ces propriétés ne sont évidemment connues que par l’expérience. Mais on pourrait peut-être considérer comme donnée à priori la forme générale de ces propriétés, c’est-à-dire la transformation de la matière en substances hétérogènes. Du moment que l’être est soumis aux conditions de l’espace et du temps, comme l’est par définition la matière, il ne peut, semble-t-il, réaliser toutes ses puissances qu’en se diversifiant à l’infini. Un rayon de soleil qui a passé à travers un prisme ne conserve tout ce qu’il renfermait de lumière qu’en se colorant de mille nuances diverses.

Ainsi entendu, le concept des qualités hétérogènes présente sans doute les caractères d’un concept à priori. Mais il ne fait nullement comprendre pourquoi les formes de la matière se ramènent à un petit nombre de classes telles que le son, la chaleur, ou les espèces chimiques, au lieu d’être en nombre infini. De plus, il fait supposer que tout ce qui est dans le temps revêt, par là même, une forme physique, ce qui n’est nullement certain.

La définition scientifique des corps n’implique pas ces idées métaphysiques : elle contient simplement l’idée de choses matérielles hétérogènes qui tombent sous les sens, et ainsi elle ne dépasse nullement la portée de l’expérience.

Dira-t-on que, dans la définition des corps, les qualités sensibles ne sont pas considérées comme de purs phénomènes, mais comme des propriétés, c’est-à-dire comme des causes génératrices, et que de telles essences ont un caractère suprasensible ?

Mais ce serait s’écarter de l’acception scientifique des termes « propriétés, affinités, cohésion », etc. Ces expressions ne signifient rien autre chose, sinon l’uniformité avec laquelle, certaines sensations nous étant données, certaines autres nous sont données également. Une propriété n’est jamais qu’une relation observable entre deux groupes de phénomènes.

Le passage des propriétés mathématiques aux propriétés physiques, de la matière aux corps, ne peut donc être considéré à priori comme imposé aux choses. Mais les choses elles-mêmes ne nous présentent-elles pas cette synthèse comme nécessaire en fait ? Ne peut-on dire, par exemple, que, vraisemblablement, tout ce qui est possède des propriétés physiques ?

Il est certain qu’un grand nombre de choses auxquelles on n’attribuait d’abord que des propriétés inférieures ou supérieures aux propriétés physiques proprement dites, par exemple les astres et la matière vivante, nous apparaissent maintenant comme possédant des propriétés physiques superposées aux premières, impliquées dans les secondes. Mais s’ensuit-il que tout ce qui est possède des propriétés physiques ? Par exemple, est-il certain que tout, en l’homme, soit corporel ? D’autre part, ne voyons-nous pas la science elle-même supposer, pour l’explication de certains phénomènes, une substance extrêmement simple, appelée éther, laquelle ne posséderait guère que des propriétés mécaniques, et serait comme dépourvue de propriétés physiques proprement dites ?

Cependant, s’il est impossible d’affirmer que tout ce qui est possède des propriétés physiques, le caractère fatal de l’apparition de ces propriétés, là où elles existent, ne ressort-il pas suffisamment de la loi même qui gouverne cette apparition ? Les propriétés physiques sont-elles autre chose que des mouvements transformés ; et cette transformation ne se produit-elle pas suivant des lois nécessaires ?

Ce raisonnement implique une confusion. La physique ne montre pas que la chaleur, dans toute la compréhension du terme, ne soit qu’un mouvement transformé, c’est-à-dire que le mouvement disparaisse pour faire place à un phénomène physique non mécanique. Elle montre simplement que sous la chaleur, sous la lumière, etc., phénomènes en apparence purement physiques, il y a des mouvements d’une nature spéciale, et que ces mouvements sont la condition des phénomènes physiques proprement dits. Dès lors le mouvement ne se transforme pas en chaleur, mais en mouvement d’un autre genre, en mouvement moléculaire ; et c’est uniquement par association d’idées que ce mouvement lui-même est appelé chaleur par les physiciens. La chaleur proprement dite se distingue du mouvement moléculaire lui-même ; et ainsi l’apparition n’en est pas expliquée immédiatement par la loi qui explique le passage du mouvement de translation au mouvement moléculaire.

Mais ne voit-on pas le phénomène physique se produire constamment, lorsque certaines conditions mécaniques sont réalisées ? N’est-il pas vraisemblable que ces conditions mécaniques se réalisent en vertu des lois mathématiques ; et ne s’ensuit-il pas que la nécessité mathématique elle-même garantit l’existence nécessaire du monde physique ?

Cette déduction est purement abstraite ; car, en ce qui concerne les choses réelles, la nécessité mécanique n’est pas certaine ; et rien ne prouve que la réalisation des conditions mécaniques des phénomènes physiques ne soit pas précisément l’un des cas où se manifeste la contingence du mouvement. Il est remarquable que ces conditions dépassent comme infiniment, ne complication, toutes les combinaisons que l’homme peut imaginer en assemblant un nombre fini d’éléments mathématiques déterminés. Aussi l’application des mathématiques à la physique concrète ne donne-t-elle jamais que des résultats approximatifs. On pense, il est vrai, que, si l’on connaissait toutes les conditions mécaniques des phénomènes physiques, on pourrait prévoir ceux-ci avec une certitude absolue. Mais il s’agit de savoir si le concept « toutes les conditions » répond à quelque chose de réel ; s’il existe, pour les phénomènes physiques, un nombre fini de conditions mécaniques entièrement déterminées. Ensuite, lors même que l’on pourrait ainsi déduire le phénomène physique de ses conditions mécaniques initiales, est-il assuré que l’on en pourrait faire autant pour les conditions elles-mêmes, et ainsi indéfiniment ? Pourrait-on établir que nulle part, dans la série régressive des causes mécaniques, ne se glisse la moindre déviation ?

Cette hypothèse pourrait sembler gratuite si le mouvement présentait partout les mêmes apparences, et n’existait jamais que pour lui-même. Mais, tandis que, dans le cas des phénomènes mécaniques ordinaires, le mouvement, manifestation d’une résultante, est purement et simplement un changement survenu dans les rapports de position de plusieurs masses étendues ; dans le cas dont il s’agit, le mouvement, caché dans les replis de la matière, demeure sans résultante, mais supporte des propriétés nouvelles et supérieures. Relativement simple dans le premier cas, il est, dans le second, d’une complication comme infinie. On ne peut d’ailleurs concevoir comment un mouvement quelconque aurait dans un autre mouvement sa raison suffisante et il peut suffire d’une variation extrêmement faible dans les mouvements élémentaires pour entraîner, dans les conséquences éloignées, des changements considérables. S’il en est ainsi, n’est-il pas vraisemblable qu’il y a une part de contingence dans la production des conditions mécaniques des phénomènes physiques ; et que l’apparition de ces derniers, encore qu’ils puissent être liés uniformément à leurs conditions mécaniques, est contingente elle-même ?

Cependant le monde physique, comme tel, a lui aussi sa loi. Les phénomènes ne s’en produisent pas au hasard. Si cette loi est absolue, l’intervention du monde physique dans le monde mécanique, contingente par rapport à celui-ci, sera en définitive régie par une nécessité interne propre au monde physique lui-même ; et par conséquent, ce qui était en partie indéterminé quand on se plaçait à un point de vue purement mathématique, apparaîtra comme entièrement déterminé, lorsque l’on tiendra compte des actions physiques proprement dites qui influent sur le cours des phénomènes mécaniques. Ainsi la planète Uranus semblait errer au hasard, alors que l’on ignorait l’existence de Neptune.

Mais comment déterminer la loi propre au monde physique, distingué du monde mécanique ? La science positive abandonne de plus en plus le point de vue descriptif, qui ne peut fournir de données précises, et ramène, autant que possible, les phénomènes physiques, relativement qualitatifs, à des phénomènes mécaniques relativement quantitatifs. Par exemple, elle n’étudie pas la chaleur elle-même, mais bien dans son équivalent mécanique. Elle cherche de même l’équivalent mécanique de l’électricité et des autres agents physiques. De la sorte, c’est aux mathématiques elles-mêmes que revient la tâche de déterminer scientifiquement la loi des phénomènes physiques.

Si le parallélisme que suppose cette méthode est absolu, il ne peut être question d’une contingence propre à l’élément non mécanique des phénomènes physiques : la loi physique mécanique donne exactement la mesure de la loi physique proprement dite. Or est-il certain que l’ordre mécanique impliqué dans l’ordre physique en soit, à la lettre, l’équivalent ?

En un sens, l’expression d’« équivalence» peut être parfaitement légitime : il peut être exact que tel phénomène physique, considéré isolément, est toujours accompagné de tel phénomène mécanique. Mais en ce sens, l’équivalence mécanique des phénomènes physiques ne peut fournir la loi propre à ces derniers, parce qu’il reste à savoir s’il n’y a pas action et réaction entre les deux ordres de phénomènes, et si l’élément physique proprement dit n’influe pas sur l’élément mécanique.

Pour que la loi mécanique puisse être considérée comme la traduction de la loi physique proprement dite, il faut que l’équivalente existe, non seulement entre les deux ordres de faits, mais entre les deux ordres de rapports, entre l’enchaînement des faits physiques et l’enchaînement de leurs conditions mécaniques. Or cette seconde équivalence semble inintelligible, parce que, tandis que la variable est homogène, l’élément qui doit en être fonction est hétérogène. Le mouvement est susceptible de changer d’une manière continue : il n’en est pas de même de la transformation d’un état physique ou chimique en un autre. Quels sont les états physiques intermédiaires entre l’état électrique des pôles de la pile et l’état lumineux du charbon ? Les états physiques proprement dits peuvent-ils varier aussi peu que l’on veut, de même que leurs conditions mécaniques ? Enfin, n’y a-t-il pas des cas où le parallélisme semble effectivement violé, comme lorsque l’addition d’une faible quantité de mouvement transforme un phénomène chimique en phénomène lumineux et un phénomène lumineux en phénomène calorifique, ou fait passer un corps d’un état à un autre, c’est-à-dire produit brusquement un phénomène tout nouveau ?

Ainsi il n’y a pas équivalence complète entre l’ordre des phénomènes physiques proprement dits et celui de leurs conditions mécaniques ; et la loi des uns n’est pas préjugée par celle des autres.

On est donc amené, pour juger de la nécessité interne du monde physique proprement dit, à l’examiner en lui-même, c’est-à-dire à laisser de côté la partie mathématique des sciences physiques pour en considérer la partie descriptive. Il est clair qu’à ce point de vue, on ne peut arriver à des résultats précis analogues à ceux que l’on obtient en considérant uniquement les phénomènes mécaniques engagés dans les phénomènes physiques. Mais la science mathématique n’est apparemment pas le type unique de la connaissance. Quelle sera donc, en ce sens, la loi du monde physique ?

En dépit des apparences, il n’est pas vraisemblable que la chaleur qui survient ou disparaît, lorsqu’un mouvement de translation se change en mouvement moléculaire et réciproquement, naisse de rien ou soit anéantie. On peut admettre qu’il existe un état latent, sinon de la chaleur mécanique (laquelle n’est que le mouvement moléculaire), du moins de la chaleur physique superposée à ce moment ; et que la chaleur physique demeure dans cet état, quand elle n’est pas sensible. En somme, le monde physique se conserve comme le monde mécanique. Les mêmes agents subsistent avec les mêmes propriétés ; et la quantité de matière chimique demeure sensiblement la même. On peut donc se demander s’il n’y a pas, au sein du monde physique, un principe de nécessité qui consisterait dans la conservation de l’action physique elle-même.

Il peut sembler, au premier abord, qu’en admettant cette loi, on ne ferme pas tout accès à la contingence dans le monde physique. Cette loi implique sans doute l’égalité de l’état conséquent par rapport à l’état antécédent, au point de vue physique lui-même ; mais elle n’exige pas immédiatement que le passage de celui-ci à celui-là soit nécessaire ; elle détermine l’intensité, non le mode des phénomènes ; elle mesure la force, elle n’en assigne pas l’emploi. Dès lors ne peut-on penser que cette loi énonce simplement la condition sous laquelle se produisent des transformations d’ailleurs contingentes ?

Mais, pour que le changement d’état s’explique physiquement, il faut qu’une ou plusieurs circonstances physiques soient venues s’ajouter aux conditions données ou que certaines de ces conditions aient disparu, ce qui suppose l’intervention ou la disparition d’une certaine quantité d’action physique. Les modes ne sont que des abstractions, s’ils n’ont pas quelque intensité. Ce serait donc vainement que l’on chercherait dans le monde physique des marques de contingence si la conservation de l’action physique devait être admise d’une façon absolue. Mais cette loi est-elle évidente ?

D’abord elle ne résulte pas de la définition même des phénomènes physiques, puisque l’idée d’une puissance de changement existant dans le corps ne détermine évidemment pas l’intensité de cette puissance.

Ensuite elle ne peut être rapportée à un principe synthétique à priori, puisqu’elle est relative à une forme de l’être dont nous n’aurions certainement jamais l’idée, si nous étions réduits à la raison pure.

Si elle est nécessaire, ce ne peut être que d’une nécessité de fait, établie par l’expérience et l’induction. Mais, à ce point de vue encore, la probabilité est du côté de la contingence.

La théorie des états latents est, sans doute, plausible, du moment où l’on n’admet pas que les états physiques proprement dits soient des mouvements métamorphosés. Mais elle ne garantit qu’imparfaitement l’égalité des actions physiques antécédentes et conséquentes. Il est en effet invraisemblable qu’un état latent implique la même quantité d’action que l’état manifeste correspondant. On peut, il est vrai, supposer qu’en même temps que telle propriété physique passe à l’état latent, telle autre se manifeste, et réciproquement ; et qu’ainsi l’équilibre se maintient dans l’univers par suite d’une compensation continuelle. Mais cette hypothèse sur l’ensemble des choses dépasse le champ de l’expérience. Nous ne pouvons même savoir, par elle, si l’ensemble des choses est une quantité finie.

En elle-même, la loi de la conservation de l’action physique se prête mal à la vérification expérimentale. Elle implique une unité de mesure de l’ordre physique proprement dit. Or, l’hétérogénéité réciproque des états physiques met obstacle à la comparaison quantitative. La part du changement l’emporte déjà sur la part de la permanence, parce que l’élément qualitatif joue déjà un rôle considérable. Les lois physiques et chimiques les plus élémentaires et les plus générales énoncent des rapports entres des choses tellement hétérogènes, qu’il est impossible de dire que le conséquent soit proportionnel à l’antécédent, et en résulte, à ce titre, comme l’effet résulte de la cause. L’élément fondamental commun entre l’antécédent et le conséquent, condition de la liaison nécessaire, nous échappe presque complètement. Il n’y a là, pour nous, que les liaisons données dans l’expérience et contingentes comme elle.

Ainsi on peut admettre qu’il y a quelque chose de contingent dans les rapports fondamentaux des phénomènes physiques proprement dits ; et, s’il est vrai que les lois propres au monde mécanique ne sont pas absolument nécessaires, on peut concevoir que les agents physiques interviennent dans le cours des phénomènes mécaniques, de manière à y susciter les conditions de leur réalisation ou de leurs variations contingentes.

S’il en est ainsi, le monde physique n’est pas immuable. La quantité d’action physique peut augmenter ou diminuer dans l’univers ou dans des portions de l’univers. N’est-ce pas, en effet, ce qui semble s’être produit à travers les siècles, s’il est vrai qu’une matière cosmique élémentaire, presque aussi uniforme que l’espace lui-même, s’est peu à peu agrégée pour former des astres doués de lumière et de chaleur ; et que du sein de ces astres est sortie une variété infinie de corps, de plus en plus riches en propriétés physiques et chimiques ? N’est-ce pas, en sens inverse, ce qui semble se produire sous nos yeux, s’il est vrai que certains systèmes stellaires perdent peu à peu leur éclat et leur chaleur, et marchent vers une dissolution qui les fera retourner à l’état de poussière indistincte ?

Et, si de pareilles révolutions s’accomplissent dans certaines parties de l’univers, qui peut affirmer qu’il se produit ailleurs des révolutions exactement inverses qui rétablissent l’équilibre ?

Les lois particulières paraissent nécessaires parce qu’elles rentrent nécessairement dans les lois générales ; mais, si les lois les plus générales, trame des lois particulières, peuvent varier, si peu que ce soit, tout l’édifice du destin s’écroule.

L’ensemble n’est que la somme des détails. La forme de l’ensemble ne peut être contingente que s’il y a dans les parties un élément indéterminé. Mais, si la contingence des lois générales n’amène que de faibles variations pour des masses immenses et des périodes de temps considérables, comment les éléments de ces variations apparaîtraient-ils à l’expérimentateur qui opère pendant quelques instants sur quelques parcelles de matière ?