Félix Alcan (p. 43-61).


CHAPITRE IV


de la matière


C’est d’une manière contingente que l’être reçoit la forme logique ; et la forme elle-même, dans son développement propre, laisse quelque place à la contingence. Sont-ce là les seuls principes qu’on ait le droit d’arracher à la nécessité ? L’être et la notion une fois posés, ne reste-t-il, pour expliquer toutes choses, qu’à en déduire les conséquences inévitables ?

L’ordre logique ne nous est pas seulement donné sous sa forme élémentaire ; il nous apparaît dans des choses qui peuvent se compter et se mesurer, dans des essences étendues et mobiles, dans ce qu’on appelle la matière. Cette nouvelle forme de l’être dérive-t-elle analytiquement de la précédente ?

Il peut sembler, au premier abord, que la forme matérielle ne soit qu’un accident, à l’égard duquel les déterminations logiques jouent le rôle de substance : l’étendue, la durée, le mouvement, ne sont-ils pas des notions, des idées générales sous lesquelles on range certaines choses données ? Mais il y a là une confusion : si les propriétés mathématiques sont des notions, il ne s’ensuit pas que ce ne soient que des notions. Autre chose est de dire qu’une essence est pensée, autre chose de dire qu’elle est une pensée.

Les éléments de la matière peuvent se ramener à l’étendue et au mouvement. Car le mouvement implique la dureté et engendre la diversité d’où résulte le nombre. Or, pour pouvoir ramener l’étendue et le mouvement à des essences purement logiques, il faut ne voir dans la première qu’une coexistence de notions, dans le second qu’une succession d’états consistant eux-mêmes, au fond, dans les notions différentes. Cette conception purement logique de l’étendue et du mouvement est-elle justifiée ?

Le propre d’une notion, ce qui constitue son essence et sa perfection, c’est d’être exactement circonscrite et par suite, d’être séparée, par un intervalle, des notions spécifiques du même ordre qu’elle, et de rentrer entièrement dans les notions relativement génériques. L’élément générique est identique dans deux notions du même genre, et la différence spécifique consiste dans la présence ou l’absence d’un même caractère. Par suite, les notions ne peuvent être qu’extérieures ou intérieures les unes par rapport aux autres. Deux contenus du même ordre sont extérieurs entre eux ; et ils sont intérieurs par rapport à leur contenant commun. Ainsi le monde des notions est essentiellement discontinu.

Or, appliquée à l’étendue et au mouvement, la catégorie de discontinuité fait de la première une infinité de points infiniment petits, et du second une série de positions correspondant à une infinité d’instants infiniment courts. Mais des points infiniment petits ou bien se touchent, et alors ne font qu’un, ou se distinguent les uns des autres, et alors sont séparés entre eux par des intervalles, qui, si petits qu’on les suppose, ne pourront jamais être entièrement remplis par d’autres points de même nature. De même, des instants infiniment courts, ou bien se confondent, ou laissent entre eux des lacunes impossibles à combler. Il suit de là que, dans l’hypothèse en question, un espace d’une grandeur même finie A………B ne peut être parcouru par un mobile M. Car entre A et B il y a un nombre de points indéfini. De même, un mobile qui est supposé se mouvoir de A en B est en réalité immobile. Car en chaque instant indivisible il est en un point indivisible ; et la loi des notions veut qu’il n’y ait pas dans le tout, c’est-à-dire dans la durée totale, autre chose que dans les parties.

En somme, dans ce système, l’étendue et le mouvement ne sont que des rapports. Les choses se définissent entièrement et se distinguent uniquement par des propriétés internes qui préexistent à ces apparences sensibles. Cette doctrine n’est pas satisfaisante, car elle a pour conséquence l’identification et la confusion de certaines choses qui sont en réalité distinctes. Telles sont les figures symétriques non superposables. La distinction de ces figures n’est pas purement abstraite : elle a son application dans les sciences expérimentales, et explique, notamment, les différences de propriétés chimiques que présentent certains cristaux.

L’étendue n’est pas une multiplicité coordonnée par une unité : c’est une multiplicité et une unité fondues ensemble et en quelque sorte identifiées. Ce ne sont pas des parties extérieures les unes aux autres en tant que parties de même ordre, et intérieures en tant que contenues dans des parties d’un ordre supérieur : ce sont des parties similaires, dépourvues d’ordre hiérarchique, à la fois intérieures et extérieures entre elles. En un mot, c’est une chose continue. De même, le temps est une durée continue, le mouvement un passage continu d’un lieu à un autre. Cette idée de continuité, restituée au concept de l’étendue, du temps et du mouvement, écarte les sophismes auxquels on est induit quand on attribue à ces concepts un sens purement logique.

Ainsi les propriétés mathématiques ne sont pas une synthèse analytique des propriétés logiques, une combinaison dont les propriétés logiques contiennent à la fois les éléments, la loi et la raison d’être. Elles renferment un élément nouveau, hétérogène, irréductible : la continuité.

Toutefois, il ne s’ensuit pas immédiatement que l’existence des propriétés mathématiques soit contingente. Ne peut-on, en effet, les considérer comme conçues à priori et imposées, de ce chef, à la nature des choses ? La connaissance de la continuité dans la coexistence et la succession, c’est-à-dire la connaissance de l’espace et du temps, ne présente-elle pas les caractères d’une intuition rationnelle ? Quant au mouvement, l’idée que nous en avons ne peut-elle être due à une élaboration de l’espace et du temps opérée par l’esprit lui-même ?

Cette doctrine est sans doute légitime s’il s’agit de l’espace et du temps considérés comme des choses en soi, unes et infinies, capables de subsister lors même que les phénomènes seraient anéantis, et s’il s’agit du mouvement considéré dans son commencement absolu, comme acte d’une spontanéité primordiale. Car l’expérience et l’abstraction ne peuvent rien nous fournir de tel. Mais ce n’est pas en ce sens que les sciences qui ont pour objet le monde donné considèrent l’espace, le temps et le mouvement. L’espace n’est pour elle qu’une étendue qui se prolonge indéfiniment, sans autre limite que des étendues nouvelles ; le temps n’est qu’une durée indéfinie ; le mouvement n’est que le changement de position d’une chose par rapport à une autre.

S’il en est ainsi, l’expérience suffit à rendre compte des concepts scientifiques de l’espace, du temps et du mouvement. Elle nous présente, en effet, une série d’objets étendus et mobiles, dont nous ne voyons jamais la fin, quelque portée que nous sachions donner à nos regards.

Dira-t-on que dans l’étendue, la durée et le mouvement il y a déjà de l’unité, et qu’un concept qui implique de l’unité, à quelque degré que ce soit, ne peut dériver de l’expérience ? Mais alors il faut nier l’existence même de la connaissance à posteriori. Car des choses données forment nécessairement un tout distinct, par rapport à ce qui n’est pas donné. D’ailleurs, si, pour circonscrire exactement la part de l’expérience, on retranche des concepts empiriques de l’étendue, de la durée et du mouvement le lien des parties entre elles, comme ajouté par l’esprit, que reste-t-il ? Un je ne sais quoi qui n’offre aucune prise, non seulement à l’esprit, mais même aux sens et à l’imagination. En retranchant du domaine propre de l’expérience tout ce qui, à un degré quelconque, implique de l’unité, on aboutit à faire des éléments donnés une inconnue éternellement inimaginable, indéfinissable, inconcevable : ce qui revient à en nier l’existence. Tout alors vient de l’esprit ; l’expérience n’est plus un mode de connaissance distinct, c’est une systématisation moins rigoureuse que celle de la pensée ; l’esprit n’a d’autres lois à connaître que les siennes propres. Mais le dualisme, dont on croyait avoir triomphé, reparaît bientôt, au sein de l’esprit lui-même, dans la distinction nécessaire des intuitions à priori de la sensibilité et des notions à priori de l’entendement : et il s’agit maintenant de savoir si les premières, qui enveloppent les propriétés mathématiques, doivent se ramener aux secondes, ou si elles ont leur origine dans la sensibilité elle-même, comme dans une faculté hétérogène. Les termes du problème ont changé : le problème, au fond, est resté le même.

Ce serait encore restreindre outre mesure la portée de l’expérience que de lui enlever les formes d’espace et de temps, parce qu’elles nous apparaissent comme indéfinies. Certes l’expérience immédiate ne nous fournit rien de semblable. Mais une série d’expériences peut très bien nous donner l’idée d’une succession sans fin, à moins que l’on n’élimine de l’expérience toute activité intellectuelle, toute participation de l’entendement : ce qui en ferait une opération inconcevable, non plus seulement dans son objet, mais même dans sa nature. Il suffit, pour qu’une connaissance soit expérimentale, qu’elle ait un objet dont la matière et la forme soient contenues dans les données des sens ou de la conscience empirique. Le travail par lequel l’entendement extrait des données des sens les éléments plus ou moins cachés qu’elles renferment ne transforme pas ces données en élément à priori.

Ainsi les concepts d’étendue, de durée et de mouvement, tels qu’ils sont présupposés par la connaissance du monde donné, ne requièrent pas une origine métaphysique.

Mais, peut-on objecter, il ne s’agit pas seulement de ces concepts dans leur acception indéterminée, il s’agit aussi de leurs déterminations ; et celles-ci du moins ne peuvent être connues qu’à priori, et par conséquent sont nécessaires. N’est-ce pas à priori que l’esprit construit le triangle, le cercle, la sphère, le mouvement uniforme, les forces parallèles et, en général, les définitions mathématiques et mécaniques ? Ces définitions exactes, complètes, adéquates peuvent-elles dériver de l’existence ? Si l’esprit n’en a pas créé la matière, il en a créé la forme, car elles sont des modèles que la nature ne peut égaler. Il n’y a pas de droite réelle, de cercle réel, d’équilibre réel.

Certes, il est impossible d’expliquer par l’expérience l’exactitude des déterminations mathématiques, si l’on considère cette exactitude comme un caractère positif et absolu, attestant une perfection supérieure. Mais il semble que ce soit plutôt un caractère négatif, résultant de l’élimination de propriétés relativement accidentelles. Une droite n’est autre chose que la trajectoire d’un mobile qui va d’un point vers un autre, et vers cet autre seulement ; l’équilibre n’est que l’état où se trouve un corps, lorsque la résultante des forces qui le sollicitent est nulle. Or l’expérience nous invite elle-même à éliminer les accidents qui troublent la pureté des déterminations mathématiques. Un tronc d’arbre qui, vu de près, est tortueux, paraît de plus en plus droit à mesure qu’on le voit de plus loin. Quel besoin avons-nous de notions à priori, pour achever ce travail de simplification, et éliminer par la pensée tous les accidents, toutes les irrégularités, c’est-à-dire, d’une manière abstraite et vague, celles que nous voyons et celles que nous ne voyons pas ? Par là, sans doute, nous n’acquérons pas l’idée de choses supérieures à la réalité. C’est, au contraire, la réalité appauvrie, décharnée, réduite à l’état de squelette. Mais est-il donc si évident que les figures géométriques soient supérieures à la réalité ; et le monde en serait-il plus beau, s’il ne se composait que de cercles et de polygones parfaitement réguliers ?

Ainsi la forme et la matière des éléments mathématiques sont contenus dans les données de l’expérience. La continuité mesurable dans la coexistence, la succession et le déplacement, est l’objet d’une connaissance à posteriori.

Reste, il est vrai, le lien qui unit ce terme aux formes inférieures de l’être, le rapport de la forme mathématique proprement dite à la forme logique. Mais l’esprit affirme-t-il à priori que tout fait explicable se produise dans l’espace et dans le temps, et implique l’existence d’un mouvement ? Il est permis d’en douter ; car nous avons l’idée des faits psychologiques, comme n’étant pas dans l’espace et comme n’enveloppant aucun changement de lieu. Cette doctrine préjuge d’une manière téméraire une question qui doit rester ouverte à la recherche scientifique. Il n’est, en effet, nullement inconcevable que l’étendue mobile ne soit pas la forme nécessaire de tout ce qui est donné.

Il semble donc impossible d’établir à priori, analytiquement ou synthétiquement, que la figure et le mouvement sont des propriétés essentielles et nécessaires de l’être. Mais ne peut-on pas dire que les sciences positives elles-mêmes en rendent témoignage par les démonstrations et les découvertes qu’elles doivent à cette doctrine ? N’est-ce pas en cherchant dans toutes choses un élément mathématiquement mesurable, en supposant qu’il y a partout de la figure et du mouvement, que l’on a renouvelé la physique et créé notamment la théorie mécanique de la chaleur et de la lumière ? Le progrès des sciences ne se mesure-t-il pas à la part qu’y obtiennent les notions mathématiques ?

On doit sans doute attribuer une haute probabilité à une idée aussi féconde ; mais on ne peut, d’autre part, en oublier l’origine. C’est l’expérience qui nous a fait connaître la figure et le mouvement. C’est elle aussi qui nous a fait découvrir ces manières d’être dans un grand nombre de cas où nous n’en soupçonnions pas l’existence. Or l’expérience ne peut nous prouver que ces propriétés soient inhérentes à tout ce qui est. Plus frappés, comme il arrive, des faits imprévus que des faits ordinaires, nous sommes disposés à admettre partout le substratum mécanique que nous avons découvert sous des choses qui n’en paraissaient pas susceptibles, comme la chaleur ou la lumière. Cependant il existe encore un nombre considérable de formes que nous ne pouvons ramener au mouvement, et qui même ne semblent pas pouvoir résider dans un sujet mobile. Telles sont les facultés intellectuelles. L’inhérence de l’étendue mobile à l’être, à titre de propriété essentielle et universelle, demeure une hypothèse, en dépit du rôle que cette idée peut remplir dans la science.

Fût-il établi, d’ailleurs, que la figure et le mouvement se rencontrent dans tout ce qui est, on ne pourrait encore ériger ces manières d’être en essences nécessaires, éternelles et absolues ; car l’entendement est jeté dans les difficultés insolubles, quand il essaie de développer une telle doctrine.

Tantôt, supposant que l’étendue et le mouvement ont des limites, forment un tout circonscrit, l’entendement ne conçoit pas comment ces limites peuvent exister sans une étendue limitrophe ou un mouvement antagoniste. Car il ne voit pas de raison pour admettre, relativement à l’étendue ou au mouvement éloignés, d’autres lois que celles qui régissent l’étendue prochaine ou le mouvement actuel. Sa fonction étant d’affirmer de l’espèce ce qu’il connaît du genre, il juge qu’un mouvement ne peut se produire qu’après un mouvement, et qu’une étendue ne peut être limitée que par une étendue. D’ailleurs, lors même que, pour éviter le progrès à l’infini, il admettrait un terme dans la régression ou la progression, il ne saurait où le placer, parce que tous les points d’un temps et d’un espace vide sont identiques à ses yeux.

Tantôt, au contraire, supposant que l’étendue et le mouvement sont sans limites, l’entendement en conclut qu’ils ne sont jamais complets, achevés, qu’ils se font et se défont sans cesse, qu’ils sont et ne sont pas. Mais alors il ne peut considérer comme absolue cette chose insaisissable, qui est toujours en voie de réalisation, jamais réalisée, qui n’est ni dans le passé, ni dans l’avenir, mais seulement dans l’instant actuel, point infiniment petit entre deux abîmes de néant.

Ainsi l’étendue et le mouvement sont pour l’être des formes contingentes. Par suite, tous les modes de l’étendue et du mouvement sont eux-mêmes des éléments nouveaux et contingents par rapport aux formes inférieures. Mais la production de ces modes n’est-elle pas régie par une loi inhérente à l’essence matérielle elle-même, et cette loi n’est-elle pas inflexible ?

La loi fondamentale des déterminations mathématiques est la permanence de la quantité mesurable à travers toutes les décompositions et recompositions de l’étendue et du mouvement. Elle a son expression concrète dans la formule de la conservation de la force. Cette loi est-elle nécessaire ?

On ne peut dire qu’elle se déduise à priori de la définition même de l’étendue et du mouvement. Car l’étendue et le mouvement ne changeraient pas de nature, pour augmenter, l’une de grandeur, l’autre de vitesse ou de durée.

Est-elle posée à priori par l’esprit comme une synthèse nécessaire ?

Sans doute, si l’on ne voit dans la quantité mesurable que le symbole d’une essence métaphysique telle que la force active, il est clair que la loi dont il s’agit ne peut être connue à posteriori. Mais il n’est pas question d’une chose de ce genre. Les mathématiques ne considèrent que des réalités observables. La figure et le mouvement tombent sous les sens. Le concept de la mesure se ramène au concept de la coïncidence, considérée comme indépendante du lieu, du sens des figures et de la manière dont on les superpose, c’est-à-dire à des données explicables par l’expérience. La force, la masse, le poids, sont, en mécanique, des grandeurs sensibles, mesurables numériquement. La formule scientifique de la quantité d’énergie qui se conserve consiste dans des termes qui n’ont nul caractère métaphysique.

En fait, ce n’est pas du premier coup que l’homme a découvert les premiers principes des mathématiques. Il a tâtonné, il a employé l’observation, l’expérimentation, l’abstraction, l’induction. Certains principes fondamentaux, admis aujourd’hui sans contestation, tels que la loi de l’indépendance des mouvements trouvée par Galilée, ont soulevé tout d’abord de nombreuses objections, de la part de personnes qui les jugeaient irrationnels.

Fera-t-on résider le caractère supra-sensible des lois mathématiques dans le signe =, qui relie entre elles toutes les formules ?

Mais l’égalité, qui d’ailleurs suppose des différences, et, comme telle, se distingue de l’identité absolue, peut être considérée comme une limite pure et simple, que l’esprit conçoit peu à peu, en observant des objets qui présentent des différences de grandeur de plus en plus petites, et en faisant abstraction de celles que la nature laisse inévitablement subsister. Or cette opération n’implique aucune connaissance à priori. Si l’on affirmait que l’esprit a l’intuition des essences qu’il crée ainsi, si l’on considérait les figures géométriques, les groupes de forces, dans leur forme mathématique elle-même, comme des objets d’imagination, il faudrait admettre qu’ils sont connus à priori par une sorte de sens métaphysique, puisque l’expérience ne nous en fournit pas le modèle. Mais, si ces objets ne sont imaginés que sous une forme grossière ; si, sous leur forme précise, ils sont simplement conçus : rien n’empêche d’admettre qu’ils dérivent de l’expérience élaborée par l’abstraction.

Dira-t-on enfin que le principe de la conservation de la force se rapporte à la production du mouvement dans tout l’univers, implique l’impossibilité absolue d’une impulsion initiale, et, à ce titre, dépasse infiniment l’expérience, qui ne peut nous faire connaître qu’une partie, un tronçon des choses ?

Ainsi compris, ce principe réclamerait encore une origine métaphysique ; mais ce n’est pas en ce sens qu’il est employé dans les sciences positives. La formule à laquelle on s’efforce de ramener toutes les lois particulières du mouvement implique simplement la conservation de la force dans un système fini d’éléments mécaniques. Or de telles notions ne dépassent pas la portée de l’expérience, bien plus, ne peuvent avoir d’autre origine que l’expérience elle-même.

Le principe de la conservation de la quantité mesurable à travers les transformations de l’étendue et du mouvement n’est donc pas imposé aux choses ou à la connaissance des choses par la raison : il n’est qu’un résumé de l’expérience.

Mais n’est-il pas, à ce titre même, investi d’une autorité incontestée ? N’est-il pas pratiquement assimilé à un principe à priori ? Ne forme-t-il pas le point de départ d’un développement purement analytique dans les mathématiques pures et la mécanique rationnelle ?

Il ne faut pas que la forme déductive de ces sciences nous fasse illusion : les conclusions en sont purement abstraites, comme les données. Elles déterminent ce qui arrivera, si certaines figures mobiles sont réalisées, et si la quantité mesurable y demeure constante. On ne peut, sans tourner dans un cercle vicieux, considérer les faits comme nécessaires, au nom d’un principe dont la légitimité ne repose que sur l’observation des faits. L’expérience, à laquelle le principe mathématique doit sa valeur, en limite elle-même la portée. Nous n’avons pas le droit d’ériger ce principe en vérité absolue et de le promener en quelque sorte à travers toutes les sciences, à travers la morale elle-même, en renversant aveuglément tout ce qui s’oppose à son passage. Cette formule algébrique ne crée pas, ne gouverne même pas les choses : elle n’est que l’expression de leurs rapports extérieurs.

Cependant, même en ce sens, ne rend-elle pas invraisemblable l’existence d’un degré quelconque de contingence dans la production du mouvement ?

On voudrait pouvoir concilier les deux principes, et il semble, au premier abord, que la chose soit possible : la conservation de la force, en effet, exclut-elle un emploi contingent de cette même force ? Si la contingence n’est pas dans la quantité, ne pourrait-elle être dans la direction ?

Mais cette distinction est inutile dans le cas présent. Car, pour changer la direction d’un mouvement conformément aux lois de la mécanique, il faut faire intervenir un mouvement nouveau ou supprimer l’un des mouvements composants, c’est-à-dire augmenter ou diminuer la quantité de la force.

Distinguera-t-on le mouvement proprement dit, ou mouvement de translation, et le mouvement caché ou moléculaire ; et dira-t-on que la loi de la conservation de la force détermine à la vérité la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d’un mouvement de translation donné, et réciproquement, mais non pas la transformation de l’un dans l’autre, et que cette transformation du moins peut être contingente ?

Mais le mouvement moléculaire n’est au fond qu’une somme de mouvements intestins, qui ne diffèrent du mouvement de translation lui-même que par l’absence de résultante. Comme tel, il ne peut se changer en mouvement de translation que par un changement survenu dans la direction des mouvements élémentaires, c’est-à-dire encore par l’intervention d’une force nouvelle, par une augmentation ou une diminution de la quantité de mouvement.

Restreindra-t-on la possibilité du mouvement contingent au cas où les forces concourantes déterminent un état d’équilibre, et dira-t-on que l’introduction d’une quantité infiniment petite peut quelquefois suffire à rompre l’équilibre, comme il arrive dans le cas de la balance folle ?

Mais cet équilibre idéal est-il jamais réalisé ? Ensuite, si petite que l’on suppose la force additionnelle, ne faut-il pas qu’elle ait une intensité mesurable pour engendrer un effet ?

Dira-t-on qu’il peut se produire dans la nature des cas analogues aux hypothèses des problèmes qui comportent indifféremment plusieurs solutions, parce que toutes les conditions qui seraient nécessaires pour déterminer entièrement le résultat ne se rencontrent pas dans les données ; et que, dans ces cas du moins, la réalisation d’une résultante, de préférence aux autres, est contingente ?

Mais ce serait méconnaître la loi suivant laquelle, lorsqu’il n’y a pas de raison pour qu’un contraire se réalise plutôt que l’autre, il ne se produit rien.

Alléguera-t-on que le calcul des probabilités rend concevable une permanence relative de l’ensemble malgré la variabilité contingente des détails ; et que la découverte de la détermination inhérente au tout ne peut se retourner contre l’hypothèse primordiale de cas particuliers absolument fortuits ?

Mais il est inexact que, dans la réalité, les cas particuliers soient jamais absolument fortuits. Le nombre des boules que contient un sac, par exemple, est un élément de détermination ; et c’est précisément l’existence de cet élément qui entraîne l’existence d’une moyenne constante. Quant à l’indétermination apparente des cas particuliers, ne s’évanouit-elle pas si l’on admet l’existence, dans la nature, de deux sortes de causes : les unes convergentes, permanentes et universelles, celles-là mêmes qui engendrent la loi ; les autres insignifiantes, passagères et dépourvues de convergence, qui s’annulent sensiblement entre elles et équivalent ainsi pratiquement au hasard supposé par le mathématicien ? Le calcul des probabilités rentre dans le cas des problèmes dont les données sont incomplètes. Or n’est-ce pas là une abstraction artificielle ?

Peut-on enfin scinder le monde donné, et admettre que la loi de la conservation de la force, nécessaire et absolue, là où elle s’applique, n’est du moins pas universelle, et qu’une partie des êtres en est affranchie ? Peut-on distinguer différentes sources de mouvement, les unes purement matérielles, les autres vivantes où même pensantes, et restreindre aux premières l’application du principe des forces vives ?

Mais cette distinction paraît illégitime, si l’on songe qu’entre la pensée considérée comme dirigeante et le mouvement perçu, il y a une infinité d’intermédiaires, et que l’expérience distincte n’atteint jamais un commencement de série mécanique. En réalité, la doctrine dont il s’agit se conforme, dans un cas, aux conditions d’une explication scientifique ; et, dans l’autre, elle s’y soustrait. Quelle sera la mesure de la force dont disposeront ces agents supérieurs, hétérogènes à l’égard des agents mécaniques ? D’ailleurs, où voit-on qu’une quantité de force emmagasinée dans les nerfs produise plus de travail, y compris des deux côtés le travail passif, que la même quantité de force emmagasinée dans un appareil purement mécanique ?

En somme, il est impossible de concilier un degré quelconque de contingence dans la production du mouvement avec la loi de la conservation de la force, admise comme absolue. Une telle contingence ne se peut concevoir que si cette loi, en ce qui concerne le monde mécanique lui-même, n’est pas l’expression nécessaire de la nature des choses. Or une telle doctrine est-elle véritablement contraire à l’expérience ?

Il ne faut pas s’abuser sur la portée du signe =, employé pour exprimer la relation qui, en vertu de cette loi, lie entre elles des forces concourantes et leur résultante. D’abord l’homme ne peut jamais constater une égalité absolue. Ensuite, en dépit de cette égalité, la résultante est quelque chose de nouveau par rapport aux antécédents. Il y avait plusieurs forces : il n’y en a plus qu’une. Ces forces avaient certaines directions : la direction est changée. Quelque chose était, qui n’est plus ; quelque chose n’était pas, qui est. Il est vrai que les transformations particulières et compliquées se ramènent à des transformations générales et élémentaires et ainsi apparaissent comme nécessaires, sinon en elles-mêmes, du moins par rapport à ces principes supérieurs. Mais, si simples et si immédiates que soient les transformations du mouvement énoncées dans les principes généraux, elles impliquent toujours un anéantissement et une création. Or est-il intelligible qu’un mouvement soit la raison suffisante de son propre anéantissement et de l’apparition d’un mouvement nouveau ? Peut-on admettre un lien de nécessité entre ce qui n’est plus et ce qui est, entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, entre l’être et le non-être ?

La loi de la conservation de la force suppose un changement qu’elle n’explique pas, qu’elle rendrait même inintelligible, si elle était considérée comme gouvernant sans partage les modes primordiaux de la matière. Elle n’est donc pas absolue. Elle n’a pas d’empire sur ce changement initial qui doit avoir lieu pour qu’elle puisse s’appliquer.

Mais, dira-t-on, les éléments variables ne sont que les qualités des choses, ils n’en sont pas la substance. Celle-ci consiste dans la figure et le mouvement, c’est-à-dire précisément dans cet élément quantitatif dont la loi mathématique affirme la conservation.

Cette doctrine a pour conséquence de réduire à de pures apparences le changement qualitatif, et avec lui tout ce que la nature nous offre de plus relevé, sans qu’on puisse concevoir un rapport possible entre l’élément immuable dont on fait la substance des choses et le changement qualitatif qui en devient le phénomène.

Ensuite, en quoi consiste au juste l’élément dont on affirme la permanence à travers tous les changements qualitatifs ?

Est-ce la quantité pure et simple ? – Mais la quantité n’est qu’une mesure, une abstraction, une limite idéale, et non une réalité.

Est-ce la quantité de plusieurs qualités ? – Mais on ne peut comparer entre elles que des mesures relatives à une seule et même qualité.

Est-ce la quantité d’une seule et même qualité, laquelle serait précisément l’étendue figurée et mobile ? – Mais, à ce compte, lequel est la substance, de la quantité qui ne parvient jamais à se réaliser, à obtenir la détermination et la fixité qu’elle réclame, ou de la qualité, qui impose à la quantité cette fluctuation perpétuelle, contraire à son essence ? La quantité n’est-elle pas de nouveau subordonnée à un élément d’une autre nature ; et, dans ces conditions, se comporte-t-elle exactement de même que si elle existait en soi ? Trouve-t-on, même dans une qualité aussi élémentaire que l’étendue figurée et mobile, la détermination et l’identité que supposent les mathématiques abstraites ? D’abord, cette qualité n’est-elle pas intimement unie aux autres, et ne doit-elle pas s’y rattacher par des gradations insensibles, de même que, dans des régions supérieures, les propriétés physiques et chimiques se rapprochent peu à peu de la vie ? Le mouvement vibratoire, par exemple, ne représente-t-il pas un de ces degrés intermédiaires ? Ensuite, et par là même, y a-t-il parfaite identité de nature entre tous les mouvements réels ? Les uns ne sont-ils pas plus susceptibles que les autres d’engendrer des mouvements vibratoires ; et, s’il en est ainsi, un ensemble de forces composantes forme-t-il un tout parfaitement homogène ?

C’est se mettre en dehors des conditions mêmes de la réalité, que de considérer la quantité relativement à une qualité homogène, ou abstraction faite de toute qualité. Tout ce qui est possède des qualités et participe, à ce titre même, de l’indétermination et de la variabilité radicales qui sont de l’essence de la qualité. Ainsi, le principe de la permanence absolue de la quantité ne s’applique pas exactement aux choses réelles : celles-ci ont un fonds de vie et de changement qui ne s’épuise jamais. La certitude singulière que présentent les mathématiques comme sciences abstraites ne nous autorise pas à regarder les abstractions mathématiques elles-mêmes, sous leur forme rigide et monotone, comme l’image exacte de la réalité.

L’expérience, d’ailleurs, si larges qu’en soient les bases, ne nous montre nulle part des ensembles mécaniques parfaitement stables. Les révolutions mêmes des astres, qui paraissent si uniformes, n’ont pas des périodes absolument identiques. La loi fixe recule devant l’observateur. Il l’atteindrait, suppose-t-il, s’il pouvait observer le tout. Mais, dans l’espace et le temps, qu’est-ce que le tout ? L’indétermination qui subsiste invinciblement dans les moyennes relatives aux ensembles mécaniques les plus considérables, a vraisemblablement sa raison dans la contingence des détails.

Mais, si les révolutions générales sont extrêmement lentes et presque insensibles, que doit-il en être des variations de détail qui les déterminent ? Ainsi la nature, contemplée pendant un instant, semble immobile, alors qu’en réalité tout se meut, vit et se développe. Et, si le progrès contingent du monde mécanique se fait, comme il est vraisemblable, par transitions continues ; si les variations élémentaires, quand elles ne s’annulent pas les unes les autres, agissent par leur nombre, leur durée et leur convergence, plutôt que par leur intensité, on ne voit pas comment l’homme, qui ne peut étudier les choses avec précision qu’en les analysant, pourrait en vérifier directement l’existence. Il est d’ailleurs certains cas où il suffit de variations insignifiantes et imperceptibles en elles-mêmes pour déterminer, en définitive, par une suite de contre-coups purement mécaniques, des résultats considérables. Telles sont parfois les ruptures d’équilibre. La graine tombée du bec d’un oiseau sur une montagne couverte de neige peut produire une avalanche qui comblera les vallées.

Ainsi l’apparition de la matière et de ses modes est une nouvelle victoire des choses sur la nécessité : victoire due à la valeur supérieure de la matière, et aussi à l’élasticité du tissu des causes et des espèces, qui a permis à cette forme nouvelle d’y naître et de s’y développer.