De la baguette divinatoire/Première partie/Chapitre 4

CHAPITRE IV.

DE L’USAGE DE LA BAGUETTE DE 1689 À 1702.

62.À la fin du xviie siècle, le public apprit par des écrits imprimés que la baguette était employée, non plus seulement à découvrir des métaux et des eaux souterraines, mais à reconnaître des choses du monde moral. Le public apprit que la baguette tournait sur un voleur, et sur un meurtrier ; qu’elle tournait sur le sol même que leurs pieds avaient foulé depuis plusieurs mois, sur les eaux où ils avaient navigué, et encore sur les objets qu’ils avaient touchés. Il apprit qu’elle tournait sur le lieu même où un assassinat avait été commis, quoique tout ce qui appartint à la victime en eût été enlevé. Il apprit en outre que la baguette faisait reconnaître si les bornes d’un champ avaient été déplacées dans une intention coupable.

63.Parvenu à l’époque la plus intéressante de l’histoire de la baguette divinatoire, que je fixe de 1689 à 1694 inclusivement, je vais présenter une analyse suffisamment détaillée des écrits les plus remarquables, composés et publiés dans ce laps de temps. Le mouvement des esprits, provoqué par l’usage qu’on fit alors de la baguette divinatoire, est un fait trop analogue à celui que nous avons vu se produire de nos jours à l’occasion des tables tournantes, pour ne pas le tirer de l’oubli où il est tombé, et montrer les points nombreux de ressemblance qu’on aperçoit entre des hommes différents par la culture de l’esprit, la profession et la position sociale, qui appartiennent à des temps aussi différents que le sont l’époque que nous venons de fixer et l’époque contemporaine.


§ Ier. — Lettre du père Lebrun au père Malebranche[1].

64.C’est par une Lettre, datée de Grenoble, 8 de juillet 1689, écrite au père Malebranche par un révérend père de l’Oratoire, qui ne se nomme pas, mais que l’on sait être le père Pierre Lebrun, que plusieurs hommes distingués de Paris et des environs, le père Malebranche, le célèbre abbé de la Trappe Fr.-Armand-Jean de Rancé, et l’abbé Pirot, chancelier de l’église et de l’Université de Paris, apprirent les nouveaux emplois de la baguette. Le révérend père Lebrun voulait connaître l’opinion du père Malebranche sur des faits que tenaient pour réels un grand nombre d’habitants du Dauphiné, et de Grenoble en particulier. Ces faits, les voici :

La baguette ne tourne pas sur l’eau qui est à découvert, mais sur l’eau souterraine, tandis qu’elle tourne sur les métaux découverts ou cachés.

Elle tourne sur les bornes, tant que les propriétaires de deux champs voisins s’accordent à les considérer comme marque des vraies limites de leurs propriétés respectives ; elle cesse de tourner si cet accord n’existe plus.

Les bornes ont-elles été déplacées frauduleusement ; la baguette tourne sur les places qu’elles occupaient d’abord, mais elle reste en repos sur les bornes même. Elle tourne sur un voleur, sur ses traces, sur les objets volés, sur les objets qu’il a touchés.

L’on verra qu’elle tourne sur un meurtrier, sur le lieu où un meurtre a été commis, lors même qu’on en a enlevé tout ce qui avait appartenu à la victime.

Enfin la baguette ne tourne que sur la chose que celui qui la tient a t intention de découvrir ; de sorte que, si cherchant un métal, il vient à passer sur une source souterraine, cette source est sans vertu sur la baguette.

L’homme qui la tient, éprouve par le voisinage de ce qu’il cherche, une impression d’après laquelle les doigts de ses pieds se réunissent comme pour se croiser ; de là une pratique de l’homme à la baguette, qui consiste à toucher du pied tout ce qu’il suppose devoir agir sur elle.

§ II. — Réponse du père Malebranche.

65.La réponse du père Malebranche est ce qu’on avait droit d’attendre d’un homme aussi distingué par la vivacité de l’esprit et l’habitude du raisonnement[2].

Il savait l’emploi de la baguette pour rechercher les métaux et les eaux souterraines, mais il ignorait, dit-il, absolument l’usage qu’on en fait pour reconnaître les limites des propriétés, les voleurs, les objets volés, etc. ; il ajoute que si ce n’était pas un révérend père qui lui eût écrit ces choses, il n’aurait pu croire qu’il se trouvât des hommes susceptibles de donner dans ces extravagances.

Rien de plus simple que son raisonnement. Il commence par distinguer les effets attribués à la baguette, en effets matériels et en effets moraux.

66.Effets matériels. — Il lui paraît évident qu’un corps ne peut agir sur un autre corps que par le choc. Si l’ambre et l’aimant attirent certains corps, c’est en vertu d’une matière subtile et invisible. C’est le principe posé par Descartes.

Conséquemment à ce principe :

1°. Si la baguette a une action réelle, l’eau doit agir plus fortement à découvert que lorsqu’elle est sous terre.

2°. On ne peut reconnaître ni la puissance d’une source, ni la nature des terrains qui la recouvrent ; car, qu’elle soit faible, mais située à peu de profondeur, elle exercera sur la baguette une action aussi intense qu’une source puissante située à une grande profondeur.

67.Effets moraux. — Les causes inhérentes à la matière brute, n’ayant ni intelligence ni liberté, agissent d’une manière constante dans les mêmes circonstances.

Or, des causes de cette nature sont tout à fait impuissantes s’il s’agit d’un voleur, d’un objet volé, de la place où était une borne qui a été frauduleusement déplacée.

Conséquemment, la baguette ne peut tourner, dans le cas dont nous parlons, que par des causes morales intelligentes.

Si elle tourne réellement, sans qu’il y ait fraude ou intention de tromper de la part de celui qui la tient, une cause surnaturelle peut seule produire l’effet.

Or, cette cause ne pouvant venir ni de Dieu ni des anges, elle est nécessairement l’œuvre de l’esprit infernal. Mais remarquons bien que cette conclusion est conditionnelle à la réalité d’une chose qu’on donne au père Malebranche comme vraie, mais qu’il n’a pas soumise à son propre examen ; quoi qu’il en soit, il conclut que l’on doit s’opposer à la pratique de la baguette.

§ III. — Deuxième Lettre du père Lebrun au père Malebranche.

68.Le révérend père de Grenoble soumet quelques observations au père Malebranche dans une nouvelle Lettre qu’il lui adresse[3].

Il croit avec lui, que si réellement la baguette tourne lorsqu’il s’agit de borne, de voleur, d’objets volés, cela ne peut être l’effet d’une propriété occulte, mais bien celui d’une cause intelligente qui ne peut être que Satan. Quant au mouvement de la baguette produit par des eaux ou des métaux, il lui semble qu’il peut résulter d’une relation physique de la matière de ces corps avec la baguette, relation qui s’établit par des corpuscules ou matière subtile exhalée de l’eau et des métaux. Il est d’autant plus disposé à le croire, que la baguette tourne entre les mains d’hommes simples, incapables d’avoir eu la pensée d’un pacte avec Satan.

§ IV. — Réponse du père Malebranche.

69.Le père Malebranche répond au révérend père de Grenoble[4] qu’il persiste dans sa première manière de voir ; si la baguette tourne réellement sur les eaux souterraines et les métaux, cela ne peut être que par le démon. Il se montre cartésien fervent en traitant le mouvement d’attraction de chimère.

§ V. — Lettre de l’abbé de la Trappe au père Malebranche.

70.François-Armand-Jean, abbé de la Trappe, le fameux réformateur M. de Rancé, consulté par le père Malebranche, lui répond à la date du 29 d’août 1689[5], qu’il ne lui paraît pas impossible que la baguette tourne sur les eaux souterraines et les métaux, en vertu d’une action physique, mais que quant au mouvement que l’on dit être provoqué par une borne ou la place qu’elle occupait, par un voleur ou un objet volé, il n’y croit pas ; s’il y a quelque chose de réel, la cause n’en peut être qu’une intervention de Satan. Il pense donc que la religion impose aux curés le devoir d’empêcher l’usage de la baguette. Remarquons encore que la conclusion de l’abbé de Rancé est conditionnelle à la réalité des faits sur lesquels on le consulte.

§ VI.

71.L’abbé Pirot, chancelier de l’église et de l’Université de Paris, partage l’opinion de l’abbé de Rancé, les curés doivent défendre l’usage de la baguette comme une chose illicite[6].

§ VII. — Assassinat d’un marchand de vin et de sa femme, à Lyon.

72.Le sujet est maintenant suffisamment préparé pour que j’expose ce qui arriva à Lyon à l’occasion de l’assassinat d’un marchand de vin et de sa femme, qui fut commis le 5 de juillet 1692 ; j’abrégerai le récit que l’abbé de Lagarde fit de cette triste affaire, en conservant, autant que possible, ses expressions[7].

Le 5 de juillet 1692, sur les dix heures du soir, un vendeur de vin et sa femme furent égorgés à Lyon dans une cave, et dans la boutique qui leur servait de chambre, on vola 130 écus, 8 louis d’or et une ceinture d’argent.

Un voisin des victimes connaissant un riche villageois nommé Jacques Aymar, né le 8 de septembre à Saint-Véran, en Dauphiné (baronnie de Saint-Marcellin), qui avait la réputation de découvrir les sources, les métaux, les voleurs et les meurtriers, au moyen de la baguette, le fit venir à Lyon et le présenta au procureur du roi.

Le lieutenant criminel et le procureur du roi envoyèrent J. Aymar sur le lieu de l’assassinat ; il y fut ému, son pouls s’éleva, un frisson le saisit, et la baguette tourna dans les deux endroits de la cave où l’on avait trouvé les cadavres.

En se mettant à la recherche des traces des meurtriers, il s’aperçut qu’ils étaient trois : il les suivit sur terre et sur le Rhône, reconnaissant tous les endroits où ils s’étaient arrêtés et les objets qu’ils avaient touchés. Enfin il crut les reconnaître au camp de Sablon ; mais craignant de mauvais traitements de la part des soldats, il se garda bien de faire agir la baguette.

De retour à Lyon, on le renvoya au camp avec des lettres de recommandation ; là il reconnut qu’ils en étaient partis. Il les suivit à Beaucaire. La baguette le guida à la prison, où il reconnut un petit bossu pour un des assassins ; il s’aperçut que les deux autres avaient gagné le chemin de Nîmes.

Le petit bossu ramené à Lyon, accompagné de J. Aymar, fut reconnu, conformément aux indications de la baguette, dans tous les endroits de la route où il s’était arrêté. Après avoir nié toute participation au crime, il finit par avouer y avoir assisté comme valet de deux Provençaux, qui l’avaient commis ainsi que le vol. En declarant la somme volée, il prétendit n’avoir reçu que six écus et demi.

Les indications du petit bossu furent vérifiées. Une grosse bouteille qu’il disait avoir servi de prétexte aux meurtriers pour la faire emplir à la cave, fut retrouvée ainsi qu’une serpe ensanglantée. Il est inutile sans doute d’ajouter que la baguette tourna fortement sur les deux objets.

73.À peine le public sut-il la prise du petit bossu au moyen de la baguette, qu’on se livra aux conjectures les plus opposées sur Jacques Aymar.

Les uns le crevaient sorcier, d’autres attribuaient sa puissance au signe de la Vierge sous lequel il était né. Il y avait des gens qui recouraient à des qualités occultes existant entre la baguette et les objets qui la élisaient tourner. Enfin l’abbê de Lagarde émit une hypothèse par laquelle il expliquait d’une manière un peu sensible et un peu mécanique, les différerentes merveilles que le villageois opérait ; je conserve les expressions de l’abbé. Une conséquence de cette hypothèse était que ceux qui excellent à chercher les sources, devaient avoir le même don pour trouver les larrons et les homicides, et cette conséquence fut vérifiée, assure l’abbé de Lagarde, par des expériences qu’il suggéra.

74.J’ajouterai à la relation du fait raconté par l’abbé, que Jacques Aymar, assisté de plusieurs archers fut envoyé à la recherche des deux autres meurtriers, qu’il les suivit jusqu’à Toulon dans une hôtellerie où ils avaient dîné la veille. Il reconnut qu’ils s’étaient embarqués, que plusieurs fois ils avaient mis pied sur la côte, qu’ils avaient couché sous des oliviers ; il suivit leurs traces jusqu’aux dernières limites du royaume.

75.Enfin, le petit bossu fut condamné le 30 d’août à être roué vif sur la place des Terreaux de Lyon, et à passer devant la maison où le meurtre avait été commis. Arrivé, le jour de l’exécution, devant cette maison, on donna lecture de la sentence ; il demanda pardon à ces pauvres gens dont il avait causé la mort en suggérant le vol, et gardant la porte de la cave dans le temps qu’on les égorgeait.

76.L’importance que les pères Lebrun et Malebranche, l’abbé de Rancé et l’abbé Pirot avaient attachée à l’usage de la baguette en le déclarant illicite, trois ans avant le meurtre de Lyon, explique combien la part que Jacques Aymar avait prise au procès de l’un des meurtriers en concourant, avec le lieutenant criminel et le procureur du roi, à désigner un coupable, dut frapper les esprits les plus graves de cette époque, quelle que fût d’ailleurs l’opinion qu’ils se faisaient de la baguette.

J. Aymar subit de nombreuses épreuves, non-seulement à Lyon devant les hommes placés au rang le plus élevé dans l’administration de la province, mais encore à Paris, à Chantilly, même chez M. le Prince, et plus tard dans le Dauphiné, son pays natal. Les épreuves faites à Lyon le 3 de septembre 1692 chez M. de Sève, lieutenant général en la sénéchaussée et siège présidial de Lyon, assisté de deux abbés, de M. de Puget et du Dr  Garnier, furent publiées par ce dernier. Nous verrons que M. le Prince voulut rendre publics les résultats des épreuves que Jacques Aymar avait subies par son ordre.

77.Les écrits les plus connus qui parurent immédiatement après le récit de l’abbé de Lagarde sont, en suivant l’ordre chronologique :

1°. Une Lettre du Dr  Chauvin, adressée à la marquise de Senozan, écrite de Lyon à la date du 22 de septembre 1692[8] ;

2°. Une Lettre du Dr  Pierre Garnier, achevée d’imprimer le 10 de novembre 1692 ; elle est adressée à M. de Sève, seigneur de Fléchères. Lyon, 1692 ; 108 pages grand in-18 ;

3°. Une Lettre touchant la baguette, imprimée dans le Mercure du mois de janvier 1693 ;

Une Lettre touchant la baguette, imprimée dans le Mercure du mois de février 1693 ;

5°. Une Lettre de M. de Comiers, qui, quoique aveugle, était un grand partisan de la baguette ; Mercure de mars 1693 ;

6°. Physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire et de son utilité pour la découverte des sources d’eau, des minières, des trésors cachés, des voleurs et des meurtriers fugitifs, par M. L.-L. de Vallemont, prêtre et docteur en théologie. Paris, 1693 : in-12 de 608 pages, achevé d’imprimer le 21 mars 1693 ;

7°. Lettre de M*** à Monsieur, sur l’aventure de J. Aymar ; Mercure d’avril 1693, publié par ordre de M. le Prince ;

8°. Lettre de M. Robert, procureur du roi au Châtelet, au père de Chevigny ; Mercure d’avril 1693, publiée pareillement par ordre de M. le Prince ;

9°. Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette, et qui détruisent leurs systèmes : elles sont, ainsi que je l’ai dit plus haut, du père Pierre Lebrun qui, le premier, avait appelé l’attention du père Malebranche sur la baguette ; achevé d’imprimer le 23 d’avril 1693 ;

10°. Lettre de M. Malbosquet ;

11°. Lettre de M. de Comiers contre le père Lebrun ; Mercure de mai 1693 ;

12°. Réponse du père Lebrun ;

13°. Indication de la baguette pour découvrir les sources d’eau, les métaux cachés, les vols, les bornes déplacées, les assassinats, etc., du père Claude-François Ménestrier, de la compagnie de Jésus ; elle se trouve à la fin de sa Philosophie des images énigmatiques, Lyon, 1694 ;

14°. Lettres itinéraires posthumes de Tollius, publiées en 1700 à Amsterdam, avec des notes de M. Hennin, ami de l’auteur (Tollii Epistola itineraria ex autoris schadis posthumis in-4o ; Amstelodami, 1700) ;

15°. Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants, par le père Pierre Lebrun ; Rouen et Paris, 1702.

78.Nous verrons que les Drs Chauvin et Garnier s’accordent avec l’abbé de Lagarde, pour attribuer le mouvement de la baguette tenue par J. Aymar ou par tout autre doué de la même puissance, à une cause purement physique, et que l’abbé de Vallemont adopte cette manière de voir ; de sorte que l’opinion de deux ecclésiastiques, les abbés de Lagarde et de Vallemont, de deux laïcs, docteurs en médecine, MM. Chauvin et Garnier, est absolument contraire à celle qu’avaient avancée, trois ans auparavant, les pères Lebrun et Malebranche et les abbés de la Trappe et Pirot ; tous les quatre attribuaient sans hésitation le mouvement de la baguette, du moins lorsqu’il s’agissait de choses morales, à l’intervention de Satan.

79.Les Lettres du père Lebrun, qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette et qui détruisent leurs systèmes, sont remarquables par l’esprit et une excellente critique.

Ces qualités se retrouvent dans les Indications de la baguette divinatoire pour découvrir les sources d’eau, les métaux cachés, les vols, les bornes déplacées, les assassinats, etc., qui terminent le Traité de la philosophie des images énigmatiques, par le père Ménestrier.

Si l’Histoire critique des pratiques superstitieuses du père Lebrun, le dernier des écrits précités, n’a pas l’originalité des Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette, elle n’en mérite pas moins de fixer l’attention, comme résumé de l’opinion des hommes les plus graves qui prirent part aux discussions que souleva, en 1689, la première Lettre du père Lebrun adressée au père Malebranche, et qui se prolongèrent jusqu’à la fin du xviie siècle : de sorte que cette époque s’ouvre par une Lettre du père Lebrun et finit par son Histoire critique des pratiques superstitieuses.

80.Dans l’analyse des écrits que je viens d’énumérer, j’insisterai principalement sur des citations que je leur emprunterai pour montrer, dans la seconde et la quatrième partie de l’ouvrage, la grande ressemblance existant entre la baguette, le pendule dit explorateur, et les tables tournantes même.


§ VIII. — Lettre à Madame la marquise de Senozan, sur les moyens dont on s’est servi pour découvrir les complices d’un assassinat commis à Lyon le 5 de juillet 1692, par M. Chauvin, docteur en médecine (Lyon, chez de Ville ; 1692)[9].

81.Le Dr  Chauvin attribue le mouvement de la baguette à des corpuscules sortis du corps des meurtriers au moment de la perpétration du crime, et après, dans les lieux qu’ils ont parcourus. Ces corpuscules, à cause de leur petitesse et de leur dureté, restent dans l’air là où ils ont été exhalés, quelle que soit l’agitation de cet air par une cause quelconque. J. Aymar, après avoir reçu une certaine impression sur le lieu du meurtre, est capable de suivre les traces des meurtriers parce qu’il éprouve, quoique plus faiblement, cette même impression de la part des corpuscules restés dans les lieux que les meurtriers ont parcourus ; ces corpuscules agitent son sang et ses esprits animaux, après avoir été absorbés par sa peau comme des topiques ; et en vertu de cette agitation, et sans que sa volonté intervienne, la baguette étant tenue d’une certaine manière, elle se meut parce que les muscles fléchisseurs du petit doigt et du suivant agissant aussi bien que ceux qui fléchissent la main du côté de dehors en dedans, meuvent plus fortement que les autres. J. Aymar assure que sans elle il pourrait suivre la piste des meurtriers.

Le Dr  Chauvin procède à la recherche de la cause du mouvement de la baguette, conformément aux règles de la méthode de Descartes.

Après s’être prononcé contre l’idée d’un pacte que J. Aymar aurait fait avec le diable, il rejette l’influence des astres sur la conception et cherche ensuite à démontrer que l’effet de la baguette est naturel ; mais il reconnaît la possibilité de la mettre en mouvement volontairement, sans la présence des corpuscules.


§ IX. — Dissertation physique en forme de lettre à M. de Sève, seigneur de Fléchères, conseiller du roi ; par Pierre Garnier, docteur en médecine (Lyon, chez de Ville ; 1692).

82.Le Dr  Pierre Garnier explique le mouvements de la baguette de la manière suivante :

Les corpuscules exhalés par la transpiration du corps des meurtriers diffèrent par la figure et l’arrangement de ce qu’ils auraient été s’il n’y eût pas eu perpétration d’un crime.

Ces corpuscules pénètrent par les pores de la peau dans l’intérieur du corps de J. Aymar, ils excitent une fermentation dans son sang ; l’élévation du pouls, des sueurs, des syncopes et des convulsions manifestent au dehors cette fermentation.

Les corpuscules sortent du corps d’Aymar en abondance ; ils sont faits de manière qu’ils laissent entrer librement la matière subtile (de Descartes) dans les pores du bois de la baguette, où ils s’introduisent, et qu’ils en embarrassent la sortie. La matière subtile, ainsi gênée dans les pores du bois, le presse dans un sens et lui imprime un mouvement de rotation.

Le Dr  Garnier explique, par cette hypothèse, les différents effets que la baguette de J. Aymar a présentés : leur analogie avec les phénomènes du magnétisme lui paraît si grande, qu’il désigne les corpuscules exhalés du corps d’un meurtrier, ou d’un voleur, par l’expression de matière meurtrière ou de matière larronnesse, et il l’assimile ainsi à la matière magnétique.


§ X. — Lettre touchant la baguette (Mercure de janvier 1693).

83.Elle combat la théorie des corpuscules.


§ XI. — Lettre touchant la baguette (Mercure de février 1693).

84.L’objet de cette Lettre est de montrer qu’il n’y a rien de surnaturel dans le mouvement de la baguette ; conséquemment, rien de magique, rien qui prouve l’intervention du diable. Lors même qu’on rejetterait l’opinion du Dr  Chauvin, il ne faudrait pas adopter l’opinion contraire ; il serait raisonnable d’attendre une explication qui ferait rentrer les phénomènes de la baguette dans le domaine de la physique. Je reparlerai de cette Lettre dans la quatrième partie de l’ouvrage consacrée à la théorie, car mon opinion est la justification de la prévision de l’auteur de la Lettre.


§ XII. — Lettre de M. de Comiers (Mercure de mars 1693).

85.M. de Comiers, aveugle et grand partisan de la baguette, est peu sévère dans les arguments qu’il avance à l’appui de son opinion.


§ XIII. — Physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire et de son utilité pour la découverte des sources d’eau, des minières, etc. ; par l’abbé de Vallemont.

86.Ce livre est remarquable, et par la franchise avec laquelle l’auteur soutient, conformément à l’opinion des Drs Chauvin et Garnier, qu’il n’y a rien de surnaturel dans le mouvement de la baguette, et par la rapidité avec laquelle il fut composé. Il ne comprend pas moins de 630 pages ; et en prenant le temps le plus long, la composition et l’impression furent achevées en moins de sept mois.

Le but de l’abbé de Vallemont est de diminuer le nombre des choses occultes, en montrant que tous les phénomènes de la baguette correspondent à ceux du magnétisme et de l’électricité ; des corpuscules dégagés des eaux, des métaux, du corps des voleurs et des meurtriers, des objets volés, les produisent absolument par le même mécanisme qui fait agir l’aimant sur le fer, et cela est si vrai, suivant lui, qu’il reproduit l’explication des mouvements de l’aiguille de la boussole, qu’il a donnée dans son Traité de l’aimant de Chartres.

Les corpuscules se détachent des corps qui agissent sur la baguette, par une sorte de transpiration ; ils montent verticalement dans l’air, et, en imprégnant la baguette, ils la déterminent à se baisser pour la rendre parallèle aux lignes verticales qu’ils décrivent en s’élevant. À cette action concourt J. Aymar : il a pris de ces corpuscules par la respiration et par sa peau ; et en touchant la baguette il lui en communique un petit tourbillon ; en définitive, des corpuscules qui agissent, les uns directement sur la baguette, et les autres par l’intermédiaire de J. Aymar, en produisent le mouvement.

L’influence des corpuscules que communique J. Aymar à la baguette correspond tout à fait, suivant l’abbé de Vallemont, à l’aimantation du fer.

87.L’abbé de Vallemont admet des différences spécifiques dans les corpuscules qui s’exhalent des eaux, des métaux, des voleurs, des meurtriers. Elles peuvent tenir à la forme, à l’arrangement des corpuscules, à l’intensité de leur mouvement.

Suivant lui, les corpuscules causent des impressions différentes au même individu ; celui-ci, d’après l’impression qu’il éprouve, peut déterminer la nature de la source d’où ils émanent. Par exemple, J. Aymar n’éprouve pas de sensation désagréable de la part des corpuscules exhalés des eaux ou des métaux, tandis que ceux qui s’exhalent d’un meurtrier l’affectent péniblement jusqu’à provoquer des syncopes et des vomissements.

C’est cette différence d’impression qui oblige J. Aymar, lorsqu’il s’agit de poursuivre un meurtrier, d’aller dans le lieu même où le crime a été commis, afin d’y prendre l’impression particulière aux corpuscules du meurtrier qu’il doit poursuivre. Après s’en être rendu compte, il suit sa trace en vertu de la continuité d’une même impression ; et quels que soient les corpuscules différents de ceux-là qu’il rencontre sur sa route, ils ne le détournent point de sa recherche. J. Aymar prétendant qu’il peut découvrir les traces d’un meurtrier vingt-cinq ans après que celui-ci les a imprimées dans un chemin, l’abbé de Vallemont est obligé d’admettre que les corpuscules restent alors ce même temps dans l’air, aussi bien au-dessus de l’eau qu’au-dessus de la terre, malgré les vents, les tempêtes, les pluies et les orages.

88.Si la science expérimentale ne brille pas dans le Traité de la baguette divinatoire, si l’explication de son mouvement donne prise à la critique la mieux motivée, comme nous le verrons, en exposant celle que le père Lebrun en a faite, cependant le livre de l’abbé de Vallemont n’est pas sans mérite ; on y trouve un grand nombre de citations et quelques observations intéressantes sans nom d’auteurs. Celles-ci lui appartiennent-elles, ou les a-t-il considérées comme des faits de notoriété publique qui lui semblaient venir à l’appui de son explication de la baguette ; c’est ce que je ne discuterai pas. Quoi qu’il en soit, je citerai son explication de la sympathie de l’héliotrope avec le soleil[10]. Si cette fleur se tourne du côté de cet astre, cela tient à l’évaporation des corpuscules plus grande dans la partie qui voit le soleil que dans la partie qui ne le voit pas ; de là résulte un raccourcissement de la première qui détermine l’inclinaison de la fleur vers le soleil. Cette explication ne diffère point, au fond, de celle qui fut donnée comme nouvelle cent seize ans après par M. de Candolle[11].


§ XIV et § XV. — Lettre de M*** à Monsieur ***, sur l’aventure de J. Aymar (Mercure, 1er d’avril 1693) ; et Lettre de M. Robert, procureur du roi au Châtelet de Paris, au R. P. Chevigny, son oncle, assistant du père général de l’Oratoire.

89.Si les écrits que nous venons de passer en revue étaient seuls à parler de J. Aymar, il serait difficile, après cent soixante et un ans, de nier les manifestations des phénomènes merveilleux qu’on lui attribue. La seule discussion sérieuse qu’on pourrait élever porterait sur la cause de laquelle il faudrait les faire dépendre ; mais heureusement pour la vérité, deux lettres dont je vais parler, jettent une vive lumière sur le sujet et préviennent bien des conjectures.

90.Le fils du grand Condé, Henri-Jules, frappé des merveilles qu’on racontait de J. Aymar, voulut le voir et le soumettre à un examen sévère, propre à constater si la puissance dont on le disait doué, était réelle ou feinte. Il chargea une personne en qui il avait pleine confiance, de lui rendre un compte détaillé de tout ce que ferait J. Aymar, qu’il appelait à Paris. Cette personne, honorée de la confiance du prince, est l’auteur d’une de ces Lettres. M. Robert, procureur du roi au Châtelet, a écrit la seconde à son oncle, le père Chevigny, assistant du père général de l’Oratoire. Elle n’est pas moins intéressante que la première, parce qu’elle renferme l’exposé des épreuves auxquelles M. Robert, assisté du prince, soumit J. Aymar, pour savoir s’il reconnaîtrait des assassins et des voleurs.

91.La première épreuve qu’il subit, dans un cabinet où il y avait beaucoup d’argent caché, ne fut pas satisfaisante ; J. Aymar prétendit que les dorures l’avaient troublé.

La seconde ne réussit pas davantage : quatre trous, creusés dans un jardin, furent remplis chacun d’un métal particulier, un cinquième le fut de cailloux, enfin un sixième resta vide. La baguette resta immobile sur les métaux et tourna seulement sur les cailloux et le trou vide.

J. Aymar échoua à l’hôtel de Guise dans la recherche d’un voleur : après plusieurs cérémonies mystérieuses, il dit à madame la duchesse de Hanover, que l’auteur du vol avait passé par la grande porte. La baguette tournait partout où un métal apparaissait à J. Aymar, mais elle resta en repos sur un panier couvert rempli d’argenterie, et sous un chandelier à bras d’argent qu’il ne voyait pas.

À cette épreuve, dit la Lettre, assistaient des princes, des princesses et beaucoup de personnes distinguées.

Consulté sur le vol d’une assiette commis au détriment de M. de Gourville, il prétendit que le voleur avait passé à travers la foire. Or, le vol ayant été commis en octobre, la foire était fermée en ce temps-là.

À Chantilly, J. Aymar ne fut pas plus heureux qu’à Paris. Des truites, lui dit-on, avaient été volées dans un bassin ; mystifié par quelques insinuations d’un M. de Vervillon, la baguette tourna sur des paysans tout à fait étrangers à ce vol qui avait été commis sept ans auparavant.

J. Aymar passa trois fois sur une voûte sous laquelle coulait la rivière de Chantilly, sans que la baguette tournât. À la question qu’on lui adressa de savoir s’il y avait de l’eau sous lui, il répondit non.

Il ne consentit jamais, dans les épreuves auxquelles on le soumit, à ce qu’on lui bandât les yeux.

M. Goyonnot, greffier du conseil, par ordre de S. A. S., feignit d’avoir été volé et montra à J. Aymar un panneau de vitres qu’on avait cassé. La baguette tourna sur la table, sur la vitre cassée, sans qu’elle tournât sur l’escalier ; il descendit dans la cour où les débris du verre se trouvaient, et la baguette tourna : il poursuivit ainsi un vol imaginaire.

M. Peyra, concierge de l’hôtel de Condé, raconta que J. Aymar étant allé chez un parent de M. de la Fontaine, maréchal des logis du régiment des gardes, où l’on avait forcé réellement une armoire et volé huit cents livres, croyant que c’était encore un vol feint, ne fit pas tourner la baguette, et à cette occasion l’auteur de la Lettre le traite de fourbe.

Un jeune homme, au moment de se marier, consulta J. Aymar sur la sagesse de sa future et lui donna deux écus pour la consultation. J. Aymar dit ensuite au valet de chambre de M. Briol, que la future le payât si elle voulait un témoignage de ses bonnes mœurs auprès de son prétendu.

92.La recherche que fit J. Aymar, de l’auteur d’un vol de quatre ou cinq pièces de drap, fait à un M. Ferouillard, marchand, qui demeurait rue des Mauvaises-Paroles, fut pareillement sans résultat. Le marchand, avant l’opération, donna un habit à J. Aymar, que celui-ci eut soin, dit la Lettre, d’envoyer à l’hôtel de Condé, où il demeurait. J. Aymar, dirigé par sa baguette, et accompagné de MM. Renier, Touston, Duchaisne, Mortier, alla d’abord aux Jésuites, à Picpus, puis à Montreuil. Ce fut la première journée ; la Lettre fait mention du refus de J. Aymar de trouver des métaux qu’on enfouirait dans un carré de 16 pieds de côté. Le lendemain, il reprit la piste du voleur de drap et la poursuivit jusqu’à Neuilly, d’où il repartit pour Paris. Le pauvre M. Ferouillard en fut pour un habit et cinquante francs de dépense, outre le drap volé.

La Lettre ajoute qu’un vol fut commis chez M. le Prince pendant le séjour de J. Aymar.

93.La Lettre de M. Robert est encore plus explicite sur J. Aymar. Tous les deux allèrent avec M. le Prince, rue Saint-Denis, où un archer du guet avait été tué de quinze ou seize coups d’épée. La baguette ne tourna pas sur le lieu même de l’assassinat où J. Aymar passa deux ou trois fois. Il s’excusa en prétendant que la baguette ne tourne pas, quand le meurtrier était ivre ou qu’il s’était laissé aller à un mouvement de colère, et qu’elle ne tourne plus lorsque le meurtrier a avoué le crime.

Un vol avait été commis rue de la Harpe : le voleur, pris en flagrant délit, et conduit au Châtelet, persista à dire qu’il était innocent, et cependant la baguette resta immobile entre les mains de J. Aymar et devant M. Robert et M. le Prince.

La Lettre de M. Robert est terminée par cette phrase : « S. A. S. veut bien qu’on assure le public pour le détromper, que la baguette de J. Aymar n’est qu’une illusion et une invention chimérique. Ce sont là les paroles de M. le Prince. »


§ XVI. — Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes et qui détruisent leurs systèmes.

94.Le livre du père Lebrun fut achevé d’imprimer le 23 d’avril 1693, c’est-à-dire trente-trois jours après la Physique occulte de l’abbé de Vallemont, et cependant, comme je l’ai fait remarquer, il renferme une critique parfaitement motivée de l’hypothèse des corpuscules, avancée par l’abbé de Lagarde et soutenue par le Dr  Chauvin, le Dr  Garnier et l’abbé de Vallemont. Le père Lebrun, en signalant les inconvénients d’expliquer par des corpuscules mis en mouvement conformément aux idées de Descartes, une foule de phénomènes qu’on attribuait auparavant à des propriétés occultes, se livre à des considérations qui montrent tant d’analogie entre la disposition des esprits de cette époque et celle des esprits de la nôtre, que je les reproduirai textuellement :

« …Des philosophes qui valent bien Cardan, vous diront qu’il y a une certaine plante que vous n’avez qu’à toucher et presser dans vos mains, pour purger telle personne que vous voudrez sans qu’elle en sache rien.…

S’est-il jamais rien vu de plus merveilleux ! Touchez le haut des feuilles d’une de ces plantes, voilà d’abord un écoulement de corpuscules en forme de magnétisme qui vont exciter au vomissement la personne que vous voulez purger : touchez-vous la racine ; la purgation se fait par le bas.

N’en riez pas, Monsieur, et ne vous avisez pas de dire que cela ne peut être physique, ou bien résolvez-vous à être traité par Van Helmont de ridicule, de superstitieux, d’ignorant.

Je ne finirais point si je me mettais en train de vous rapporter des folies de cette nature. N’en voilà que trop pour conclure de quelles illusions sont capables des gens qui passent pour physiciens.

Ravis d’avoir expliqué mécaniquement quelques phénomènes, ils croient que rien ne peut les arrêter ; on les voit raisonner sur les choses les plus obscures et tout à fait inexplicables, comme s’ils y voyaient bien clair. Fables, prestiges, miracles, ils rendent raison de tout, et s’y prennent de telle manière, que leurs principes s’accommodent avec le faux comme avec le vrai.

Aussi sont-ils toujours prêts à faire des systèmes. On a beau leur dire avec M. Boyle : Pourquoi vous pressez-vous ? peut-être un nouveau fait, quelques nouvelles expériences, des circonstances que vous n’avez pas remarquées, renverseront d’un seul coup tous vos systèmes. Un tel avis n’est point écouté. Est-ce qu’ils veulent se faire un nom, comme dit le même Boyle ? Je n’en sais rien ; mais je sais bien que l’applaudissement qu’ils reçoivent des gens d’esprit est souvent de courte durée.

Que dites-vous, Monsieur, du philosophe qui débita dans les conversations une espèce de système pour expliquer mécaniquement les différentes merveilles que Jacques Aymar opérait ? Il construisit, dit-on, son hypothèse pour la satisfaction de messieurs les gens du roi sur leur relation des faits et leur prédit, par des conséquences tirées de ses principes, que ceux qui excellent à chercher des sources devaient avoir le même don que Jacques Aymar. Par malheur pour l’hypothèse, il se trouve beaucoup de gens à qui la baguette ne tourne que sur des sources ; et le philosophe a bien voulu nous dire lui-même, qu’une femme savante à chercher les sources n’avait fait tourner la baguette à la cave que très-imparfaitement ; il pouvait dire nettement que la baguette ne tourna point, sans craindre qu’on y trouvât à redire, car le public a un merveilleux fond de complaisance pour tous ceux qui parlent en faveur de ce qui le réjouit. C’est ce que savent fort bien ceux qui entreprennent d’expliquer de pareils faits, et c’est aussi ce qui les rend si hardis ; il est clair qu’ils comptent beaucoup sur la docilité des lecteurs, sur la disposition des peuples à recevoir tout ce qui leur fait plaisir, et sur l’expérience que l’on a eue de tout temps que les moindres raisons sont persuasives lorsqu’elles autorisent ce que la curiosité, l’intérêt ou l’amour-propre nous fait aimer. Probabilités, conjectures, la moindre apparence de vérité, tout leur est bon. Comme ils espèrent qu’on n’y regardera pas de si près, ils ne craignent pas de se servir de principes qui ne sont nullement favorables à leurs opinions ; et ceux mêmes qu’on avait crus les plus propres à désabuser le monde de mille folies, ce sont ceux-là qu’ils emploient pour les autoriser.

Cela me fait souvenir de ce qu’a dit l’auteur des Nouvelles de la république des lettres en parlant des talismans que M. Baudelot veut justifier par la nouvelle philosophie. Il fait à cet endroit une réflexion fort judicieuse et une espèce de prédiction qui ne s’accomplit que trop tous les jours : Qui croirait, dit-il, que la philosophie de M. Descartes, qui a été le fléau des superstitions, doive être le meilleur appui des astrologues et des faiseurs d’enchantements ; néanmoins il n’est pas hors d’apparence qu’on verra cela tôt ou tard. L’homme n’est pas fait pour se pour voir passer de ces choses. Si on l’en détache par quelque côté, il a cent ressources pour y revenir. M. Gadrois, bon cartésien, a déjà montré qu’il n’y a point de système plus favorable à l’astrologie que celui de M. Descartes, et il serait aisé de montrer que celui des causes occasionnelles est le plus propre du monde pour rendre croyable tout ce qu’on dit des magiciens. Ainsi je ne doute pas que l’on ne se serve un jour de cette philosophie pour prouver non-seulement la vertu des talismans et des anneaux constellez, mais aussi toutes les opérations magiques. Si l’auteur veut dire qu’on fera à l’égard des anneaux constellez et de plusieurs autres pratiques de cette nature, ce que M. Gadrois a fait pour l’astrologie et pour les talismans, le jour prédit est déjà venu ; car ne doutez pas que les systèmes qu’on fait à présent sur la baguette ne soient fort propres à autoriser un grand nombre de pratiques qu’on a toujours avec sujet soupçonné de superstition. Savoir si c’est la faute des principes de la nouvelle philosophie ou de ceux qui s’en servent, c’est une autre question qui pourra se décider quelque jour[12]. »

95.Je ne ferai pas l’analyse du livre du père Lebrun, je me bornerai à résumer ses judicieuses critiques contre la théorie des corpuscules professées par l’abbé de Lagarde, le Dr  Chauvin, le Dr  Garnier et l’abbé de Vallemont.

La théorie des corpuscules, fondée sur le principe de la divisibilité de la matière, cite en sa faveur les émanations parfumées qui se répandent en mer à 40 lieues des côtes, la sécrétion odorante que le gibier imprime sur le sol et qui permet au chien de le suivre à la piste. Mais ne perdons pas de vue que ces faits sont la preuve d’un mouvement de la matière odorante, qui tend en définitive à la disperser dans l’atmosphère.

La théorie dont je parle admet que tous les corps inorganiques et organisés capables d’agir sur la baguette, exhalent des corpuscules qui la font tourner en vertu d’une action physique. Les eaux et les métaux, et d’un autre côté, les voleurs et les meurtriers aussi bien que les objets qu’ils ont touchés, émettent des corpuscules qui agissent sur la baguette par l’intermédiaire de celui qui la tient.

Les partisans de cette théorie admettant que les corpuscules restent à 5 pieds au-dessus des eaux, et qu’ils y restent des mois, des années entières, car J. Aymar assurait que la baguette tournerait dans un lieu vingt-cinq ans après qu’un meurtrier y aurait passé, il est évident que ce fait est contraire à la dispersion des émanations odorantes sur laquelle la théorie des corpuscules s’appuie. Il s’ensuit donc qu’il est contraire à la raison d’admettre que J. Aymar a pu suivre la piste des assassins depuis Lyon jusqu’aux frontières d’Italie, sur le Rhône, la terre et la mer, malgré les vents, les pluies et les tempêtes.

Si les corpuscules agissent physiquement sur la baguette, on ne peut concevoir l’efficacité de ceux qui se dégagent d’une pièce de quatre sous, d’une eau souterraine, et l’impuissance de ceux qui se dégagent d’une rivière, de la mer ; en un mot, d’une eau découverte, quelle qu’en soit la masse.

D’un autre côté, pourquoi la baguette en équilibre sur un pivot, au-dessus d’un métal, d’une source, ne tournerait-elle pas ? Or, le père Kircher a prouvé, par l’expérience, que la baguette reste immobile dans cette circonstance.

D’après cela, il est évident que l’action des corpuscules, pour être efficace exige l’intervention de l’homme ; que dès lors celui-ci concourt à l’action.

96.C’est surtout l’abbé de Vallemont qui a cherché à expliquer la manière dont l’homme intervient. Il a comparé l’action des corpuscules sur la baguette à celle de la matière magnétique sur le fer, et l’action de l’homme à celle de l’aimant. Il a adopté, conformément à cette manière de voir, les expressions de matière larronnesse et de matière meurtrière, dont le Dr  Garnier s’était servi pour désigner les corpuscules que transpirent un voleur et un meurtrier.

L’homme qui, comme J. Aymar, a la puissance d’agir sur la baguette, absorbe par la peau et le poumon les corpuscules. Ceux-ci passent de ses mains dans la baguette sous forme d’un tourbillon, vers lequel se portent les corpuscules de l’air ; et, une fois dans la baguette, ils la font tourner.

97.Le père Lebrun s’élève contre l’analogie que l’abbé de Vallemont établit entre un aimant et J. Aymar. Il aurait voulu, avant de poser en fait cette similitude, que l’on eût placé le corps de J. Aymar en équilibre sur un support mobile, et qu’on se fut assuré qu’il eut tourné vers les eaux, les métaux, etc. Il dit encore que si l’analogie était réelle, J. Aymar, en touchant des baguettes, leur communiquerait la faculté de tourner, en agissant sur elles comme l’aimant agit sur un morceau de fer (et j’ajoute sur un morceau de fer doué de la force coercitive à l’égard du magnétisme).

Ces critiques sont parfaites et justifient le jugement que nous avons porté de l’esprit du père Lebrun. Il ne s’en tient pas là ; il attribue la comparaison de la baguette avec une aiguille de boussole à une préoccupation de l’abbé de Vallemont qui, un an avant sa théorie de la baguette divinatoire, avait publié un Traité de l’aimant de Chartres, et à l’appui de son opinion il emprunte le passage suivant au livre de la Recherche de la vérité, du père Malebranche :

« Un auteur s’applique à un gente d’étude ; les traces du sujet de son occupation s’impriment si profondément et rayonnent si vivement dans tout son cerveau, qu’elles confondent et qu’elles effacent quelquefois les traces des choses même fort différentes. Il y en a eu un, par exemple, qui a fait plusieurs volumes sur la croix, cela lui a fait voir des croix partout ; et c’est avec raison que le père Morin le raille de ce qu’il croyait qu’une médaille représentait une croix, quoiqu’elle représentât tout autre chose. C’est par un semblable tour d’imagination que Gilbert et plusieurs autres, après avoir étudié l’aimant et admiré ses propriétés, ont voulu rapporter à des qualités magnétiques, un très-grand nombre d’effets naturels qui n’y ont pas le moindre rapport. » (Liv. II, p. 2, ch. II.)

98. Les critiques précédentes portent sur les mouvements de la baguette, en général, indépendamment de la nature des corpuscules qui la font tourner ; il reste à parler maintenant des critiques relatives aux cas où la baguette tourne sur des voleurs, des meurtriers et des objets volés ; c’est surtout en les examinant qu’on acquiert la conviction que le mouvement de la baguette n’est pas dû à une cause physique ou matérielle qui, dans des circonstances semblables, agit toujours de la même manière.

Pourquoi la baguette ne tournait-elle, dans la cave de Lyon où le meurtre avait été commis, que dans le peu où l’on avait trouvé les deux cadavres ? Les corpuscules devaient être répandus à peu près également dans l’air de cette cave.

Pourquoi la baguette qui tourne sur les métaux ne tourne-t-elle plus sur deux serpes qui n’ont pas servi à la perpétration du crime, tandis qu’elle tourne sur serpe qui y a servi ?

Pourquoi la baguette qui tourne sur les eaux souterraines, sur les métaux, sur les bornes, etc., dans le voyage de J. Aymar, n’a-t-elle pas tourné sur ces objets lorsqu’ils n’avaient pas été touchés par les meurtriers ?

Si on répétait que J. Aymar s’était aimanté dans la cave où le meurtre avait été commis, et que c’est après cela qu’il avait pu suivre la piste des meurtriers, on répondrait qu’il ne s’était pas aimanté, lorsque chez le lieutenant général de Lyon il suivit la piste d’un laquais qui y avait commis un vol sept ou huit mois auparavant.

D’un autre côté, si l’on prétend que la baguette tourne entre les mains de J. Aymar, parce qu’il s’émeut, que son sang fermente, que son pouls s’élève, qu’il transpire beaucoup lorsqu’il s’est aimanté, et que c’est à la suite de ces symptômes que la baguette tourne, on répond que cela n’est qu’un cas particulier, puisque la baguette tourne également entre ses mains sans que ces symptômes se manifestent en lui, lorsqu’il la tient au-dessus d’une source ou d’un métal.

Les corpuscules, dit-on, d’un voleur, d’un meurtrier, produits sous l’influence de la crainte d’être découvert ou de la haine, ont par là même une forme et des arrangements différents de ceux qui s’exhalent d’un homme innocent ; en outre, ils sont produits en abondance. Soit ; mais alors comment concevoir que les corpuscules qui s’exhaleront du voleur, du meurtrier plusieurs mois, plusieurs années après le vol, après le meurtre, auront un même effet ? Enfin, comment concevoir que la baguette tournera encore sur eux après l’aveu du délit, du crime ? Évidemment ils seront dans une disposition morale toute différente de celle où ils étaient au moment du vol ou du meurtre.

Ajoutons que le Dr  Garnier dit que les corpuscules d’un innocent peuvent neutraliser les corpuscules d’un coupable ; dès lors, comment concevoir que la baguette ait tourné entre les mains de J. Aymar, 1° lorsqu’il était dans la cave entouré de gens innocents dont les corpuscules devaient neutraliser ceux de la serpe ensanglantée ; 2° lorsqu’il suivait la piste des meurtriers dans des chemins où plus d’innocents avaient passé qu’il n’en aurait fallu pour que leurs corpuscules eussent neutralisé ceux des meurtriers ?

99.D’après les raisonnements précédents, on arrive incontestablement à cette conséquence, que la baguette ne tournant que sur l’objet qu’on recherche, elle ne peut tourner qu’en vertu d’une cause libre et intelligente qui donne le signe qu’on attend d’elle. Mais supposez la baguette intelligente, les corpuscules ne seront plus nécessaires à son mouvement, et l’on se demandera même ce que fait l’homme qui la tient en ses mains et qui la dirige d’une telle manière, qu’elle ne répond que sur l’objet qu’il a en vue : évidemment cette réponse prouve qu’elle est plus savante que lui. Certes, une explication qui mène à ce résultat laisse bien des choses à désirer. La conséquence de tous les raisonnements du père Lebrun est que nul corps ne fait tourner la baguette.

100.Dans sa correspondance avec le père Malebranche, le père Lebrun ne regardait pas comme impossible que la baguette tournât sur les métaux et les sources ; il est encore de cette opinion, mais la baguette tourne en vertu d’une cause intelligente qui ne peut venir ni de Dieu ni d’un ange : c’est donc du démon. Mais il n’admet pas cependant que la personne douée de la faculté d’agir sur la baguette ait nécessairement fait un pacte avec lui. Au reste, en professant cette opinion, il est loin de croire à l’infaillibilité de la baguette, car il cite plusieurs faits dont l’abbé de Vallemont s’est bien gardé de parler, qui prouvent que J. Aymar était loin d’être infaillible.

À Voiron, près de Grenoble, sa baguette tourna sur un garçon accusé d’un larcin et ne tourna pas sur le véritable voleur. Deux jours après l’épreuve de la baguette, J. Aymar quitta ce pays. Le fait est certain ; plusieurs habitants de Voiron l’ont affirmé, et M. le cardinal Le Camus l’a écrit au père Lebrun.

À Paris, J. Aymar n’eut pas de succès. Chez M. le Prince, la baguette resta en repos sur l’or qu’on avait caché en terre et tourna sur un sac de cailloux. Elle resta en repos entre les mains de J. Aymar, dans une rue de Paris où un assassinat venait d’être commis : c’est ce qu’on a vu précédemment.

Le père Lebrun dit encore que, dans une ville où se trouvait J. Aymar, deux ou trois étourdis le firent passer dans une rue pour savoir s’il y avait des maisons où les filles et les femmes eussent mal ménagé leur honneur. La baguette tourna à cinq ou six portes.

« Cela se répandit dans la ville et fit faire tant de médisance, tant de calomnie, mit un si grand désordre dans deux ou trois familles, que le démon avait grand sujet de s’en réjouir. Cependant, ajoute le père Lebrun, les indices qu’avait donnés la baguette étaient faux.

M. le curé d’Eybens, près de Grenoble, écrit qu’une personne à qui on avait volé du blé eut recours à la baguette. Elle tourna à la porte de sept ou huit maisons. Celui qui avait été volé se persuade que le blé y est ; il s’en plaint hautement et veut faire des perquisitions juridiques. D’abord, les soupçons, les médisances, les calomnies, les querelles et les injures les plus atroces soulèvent, presque tous les paroissiens les uns contre les autres : voilà ce que gagna le démon. Cependant M. le curé apprit par une voie sûre que la baguette avait tourné à faux, et que les voleurs ni le blé volé n’étaient point entrés dans ces maisons[13]. »

101.Enfin y le père Lebrun résume ainsi la part de la baguette dans la découverte des meurtriers de Lyon : « Trois scélérats font un meurtre et un vol tout ensemble ; l’un des trois a beaucoup moins de part que les autres et au meurtre et au vol. Ses mains n’ont point été ensanglantées ; il n’a fait que garder la porte de la cave où le meurtre s’est fait, et de cinq cents francs qu’on a volés, il ne lui en est venu que six écus pour sa peine. Bien moins adroit que ses compagnons, il se laisse prendre à Beaucaire pour un petit larcin. On le met en prison, d’où il ne serait peut-être pas sorti qu’on ne lui eût fait déclarer ses crimes, et qu’on ne lui eut ôté le moyen d’en faire aisément de nouveaux. Voilà cependant le seul des trois scélérats que la baguette fait trouver. Les autres, dit-on, sont des démons, des pestes publiques ; la baguette les épargne, le petit bossu paye pour tous[14]. »

102.Je terminerai le résumé des Lettres du père Lebrun par le récit qu’il fait de ce qui arriva à une demoiselle Ollivet, en les mains de laquelle la baguette tournait sur les sources et les métaux.

Mlle  Ollivet, personne pleine de foi, ayant entendu dire que le père Lebrun attribuait le mouvement de la baguette au démon, vint le consulter sur les scrupules que cette opinion éveillait en elle. Le père Lebrun lui conseilla de demander à Dieu la grâce de ne laisser aucun doute sur ce sujet, « et le prier de ne pas permettre que la baguette tournât jamais entre ses mains si le démon avait part à ce tournoiement ; qu’il se pourrait pourtant bien faire que nos prières ne fussent pas exaucées, mais qu’il y avait lieu d’espérer que le démon n’agirait pas quand on prendrait ces précautions ; qu’au reste, ce ne serait pas tenter Dieu, et que la prière qu’elle ferait était renfermée dans ce que nous demandons chaque jour d’être délivrés des ruses et des insultes du démon.

L’avis est agréé, Mlle  Ollivet passe deux jours en retraite, communie, fait sa prière en recevant le pain sacré, et je (le père Lebrun) fais la même chose à l’autel.

L’après-dîner, on fait mettre plusieurs pièces de métal dans une allée du jardin ; elle y va, prend. la baguette, passe plusieurs fois sur tous ces endroits : mais la baguette ne se remue point. On met les pièces de métal à découvert, on les approche de la baguette : elle est immobile. Enfin on avance vers un puits, où autrefois on avait vu tourner la baguette et se tordre avec violence entre les mains de la demoiselle, et à présent on n’aperçoit pas le moindre signe d’agitation. […] l’occasion de prendre la baguette se présenta peu de temps après ; elle ne put se dispenser de tenir une baguette sur quelques pièces de métal, en présence de plusieurs personnes qui savaient qu’auparavant la baguette tournait parfaitement entre ses mains, mais elle fut encore immobile[15]. »

103.Je ne tire en ce moment aucune conséquence de cette citation ; je ne le ferai que plus tard : il suffit qu’on remarque que ce sont de véritables expériences.

Dans un premier temps, la baguette tournait entre les mains de Mlle  Ollivet.

Dans un temps postérieur où elle avait la pensée que la baguette pouvait ne pas tourner, sans en avoir la certitude, la baguette n’a pas tourné.

Voilà le résumé de la citation ; plus tard, j’en développerai la Conséquence.

104. Enfin, la dernière citation que je ferai est précédée de cette réflexion du père Lebrun : « Vous allez voir dans le fait dont je vous ai promis le récit, que cette cause (qui fait tourner la baguette) s’accommode aux désirs des hommes et quelle suit leurs intentions. »

105.Quelques personnes souhaitant que ce qui était arrivé à Mlle  Ollivet arrivât à quelques-uns de ceux qui se servaient pratiquement de la baguette avec succès, on jeta les yeux sur une demoiselle Martin, fille simple et fort sage, dit l’auteur des Lettres ; son père était un marchand de Grenoble.

Elle avait découvert des métaux dans des caves, elle avait reconnu l’endroit où une cloche était cachée sous l’eau depuis le débordement de la rivière qui avait emporté le pont du faubourg.

Elle dit au père Lebrun qu’elle trouvait l’endroit où sont les sources, et que Dieu lui avait fait une grâce particulière en ce que la baguette lui tourne sur les reliques. « Et qui vous avait dit, repartit le père Lebrun, que des reliques pourraient faire tourner la baguette ? Personne, répondit-elle ; je savais seulement qu’elle tournait sur des ossements des morts et sur beaucoup d’autres choses, et je voyais bien que les reliques devaient avoir plus de vertu que tout cela. Je l’ai essayé et j’ai réussi[16]. »

Le père Lebrun ajoute qu’elle réussit à découvrir plusieurs pièces de métal qu’on avait cachées dans une allée du jardin du séminaire. Quoique cette fille fût simple, au dire du père Lebrun, cependant le révérend s’était aperçu que Mlle  Martin mettait secrètement quelque chose en sa main pour deviner de quelle espèce était le métal caché. Je reproduis littéralement le texte suivant, parce que plus tard j’en ferai usage.

Le père Lebrun lui dit : « Vous voulez donc nous faire un mystère de votre secret ? mais je pourrais bien le deviner, et peut-être en sais-je là-dessus plus que vous ne pensez ; je connais des personnes qui portent toujours de petits morceaux de chaque espèce de métal : elles en portent aussi de toutes les autres choses sur lesquelles leur baguette tourne, et voici tout le secret : Font-ils toucher à la baguette un métal différent de celui qui est caché ; la baguette ne tourne plus. Font-ils toucher du même ; elle en tourne encore mieux. M. Peisson, procureur au parlement, et quelques autres, font tout le contraire. Si, par exemple, ils font toucher de l’or à la baguette et qu’elle ne tourne plus sur l’endroit où elle tournait auparavant, c’est pour eux un signe infaillible qu’il y a de l’or en cet endroit. Telle est leur pratique, et ils en ont donné des raisons dans un écrit qui court depuis quelques jours. »

J’interromps la citation pour faire remarquer qu’il est impossible de rapporter le mouvement de la baguette à aucune cause physique ; car, si réellement on peut découvrir par ce moyen l’espèce du métal qui est enfoui dans la terre, ce n’est point assurément en employant des procédés dont l’un est absolument le contraire de l’autre.

« Enfin il y en a d’autres, continue le père Lebrun, qui n’ont nul besoin de faire toucher quoi que ce soit à la baguette ; elle tourne selon leur intention

O mon père, qui aurait cru que vous en saviez tant ! s’écria cette fille. Il faut donc vous dire tout. Je n’ai pas appris le secret de M. Peisson, je fais comme les premiers. Mais je voudrais bien que l’intention fît tourner la baguette, cela serait bien court : il faut que je l’essaye. On jette deux louis d’or à terre en deux différents endroits : la baguette tourne à diverses reprises sur l’un et non sur l’autre, suivant quelle le désirait.

106.Mlle  Martin fit tourner la baguette sur les os d’un reliquaire, et, à son grand étonnement, elle ne tourna que d’un sixième sur un second reliquaire qui lui fut présenté, et dans lequel il n’y avait que quelques morceaux d’étoffes qui avaient servi à une carmélite de Beaune, morte en odeur de grande piété.

D’après ce qu’elle venait d’apprendre sur l’influence de l’intention, elle fit de nouvelles épreuves sur les reliquaires et sur quelques pièces de métal ; la baguette tournait ou restait immobile selon qu’elle en avait le désir.

Enfin M. l’abbé de Lescot et le père supérieur de l’Oratoire, Cavard, l’ayant prêchée, elle renonça de bon cœur au démon et à la baguette. Elle la tint pourtant une fois encore sur des métaux, et vit sans s’émouvoir, qu’elle ne lui tournait plus.

La sœur de Mlle  Martin et sa mère, affligées de ce qu’elle ne pouvait plus se servir de la baguette, lui redonnèrent l’envie d’en faire usage, et avec le désir revint, dit-on, la puissance perdue.

107.Le père Lebrun cite encore le prieur Barde, M. du Pernan, chanoine de Saint-Chef, et surtout M. Expié, qui, après avoir prié Dieu de faire cesser le mouvement de la baguette en leurs mains, si ce mouvement n’était pas naturel, ne la firent plus tourner. M. Expié, après J. Aymar, passait pour l’homme qui avait le plus de puissance sur elle.


§ XVII. — Lettre de M. de Malbosquet à M. de V. L. N. O. D., sur le Traité de la physique occulte (écrite de Grenoble, à la date du 10 de mai 1693).

108.C’est une critique judicieuse de la Physique occulte. M. de Malbosquet dit, avec raison, que la moitié du livre n’a aucun rapport avec le sujet. Son opinion sur le mouvement de la baguette est celle du père Malebranche, et il montre que l’abbé de Vallemont admet des choses contradictoires, par exemple la vitesse des corpuscules qui, au moment de leur dégagement, égale celle du petit plomb sortant d’un fusil. Or, comment restent-ils en repos dans la région basse de l’atmosphère ?

Enfin, lorsque le devin passe dans un lien farci d’esprits, l’agitation qu’il en ressent dans l’intérieur de son corps est telle, que la baguette est superflue pour le succès de ses recherches, tandis qu’elle est nécessaire quand les corpuscules ne sont qu’en petite quantité dans l’air.


§ XVIII — Lettre de M. de Comiers. (Mercure de mai 1693.)

109.Elle n’a rien d’intéressant. L’auteur, croyant avoir été le sujet d’une critique de la part du père Lebrun, lui répond par des injures.


§ XIX. — Réponse du père Lebrun à M. de Comiers. (Mercure de juin 1693.)

110.Cette Lettre diffère beaucoup de la précédente, par la modération des termes, en réponse à des phrases injurieuses de M. de Comiers, mais il n’y a point de nouveaux faits que je puisse citer.


§ XX. — Des indications de la baguette pour découvrir les sources d’eau, les métaux cachés, les vols, les bornes déplacées, les assassinats, etc. ; par le père Cl.-François Ménestrier.

111.Il importe d’autant plus de parler des opinions que le père Ménestrier a émises sur les indications de la baguette dans la Philosophie des images énigmatiques, que ce que j’en dirai complétera les opinions et les réflexions que fit naître l’intervention de J. Aymar dans l’instruction du procès criminel de Lyon, en amenant une conclusion sur une affaire dont on pourrait prendre une idée inexacte si l’on se bornait à la connaissance des citations précédentes.

La dissertation du père Ménestrier, remarquable par le raisonnement, reçoit une valeur considérable, au point de vue théologique, des approbations des diverses autorités religieuses dont elle est revêtue, en même temps qu’elle témoigne, de la part de l’auteur, de sentiments de franchise et d’une tolérance vraiment louable lorsqu’on se reporte à la date de l’ouvrage, 1694 !

112.Le père Ménestrier combat victorieusement, l’explication du mouvement de la baguette par les corpuscules.

Il avoue que, tant qu’il s’agissait de la découverte des sources et des métaux, il était disposé à attribuer le mouvement de la baguette à une cause purement physique fondée sur un rapport de nature entre le bois et les matières dont elle découvrait la présence ; mais son opinion changea tout à fait lorsqu’il eut appris qu’on s’en servait pour découvrir des objets de toutes sortes, et que ses indications pouvaient porter non-seulement sur le présent, mais encore sur le passé et l’avenir.

En effet, on la consultait pour connaître la bonté des étoffes et la différence de leurs prix ; pour démêler les innocents d’avec les coupables ; découvrir les possesseurs légitimes d’un champ, d’une maison, d’une terre il y a plusieurs siècles ; pour savoir, dans un tel monastère où il y a plusieurs chambres, qui habite dans une telle chambre.

113.Admettre que la baguette, par son mouvement, fait connaître les choses qui rentrent dans les questions que je viens d’exposer, c’est, pour un esprit sérieux, reconnaître comme incontestable, avec le père Ménestrier, que la cause de ce mouvement n’appartient point au monde physique ; car il faut qu’une pensée et une intention aient quelque part aux indications de la baguette, et celle-ci, privée d’intelligence, ne peut être qu’un instrument passif entre les mains de celui qui la tient.

114.Le père Ménestrier, admettant comme prouvé le mouvement de la baguette tenue avec l’intention qu’elle indique ce qu’on veut savoir de sujets quelconques, conclut que la cause de son mouvement ne peut venir que d’un esprit ; et, comme cet esprit ne peut être ni celui de Dieu ni celui d’un ange, parce que la tradition nous en aurait prévenus, il faut qu’il soit celui de Satan. Conclusion identique à celle du père Malebranche, de l’abbé de Rancé, de l’abbé Pirot et du père Lebrun.

115.Le père Ménestrier, en condamnant l’usage de la baguette comme chose illicite au point de vue théologique va plus loin en la montrant comme une cause de trouble dans la plupart des cas où elle est employée. Son opinion sur les inconvénients qu’elle peut avoir en justice est trop bien motivée pour ne pas reproduire textuellement, et, en le faisant, je compléterai d’une manière exacte l’histoire du procès criminel de Lyon dans lequel J. Aymar intervint :

« Que l’on ne dise pas que c’est une sage disposition de la Providence et de la justice de Dieu pour empêcher que certains crimes ne demeurent impunis, et pour découvrir des hypocrisies, pour manifester l’innocence qui peut être opprimée même dans les tribunaux de la justice, faute de preuves évidentes de ce qu’elle est. Je dis que tous ces prétextes sont vains, faux, chimériques, extravagants ; car il n’est pas permis à la justice de se servir ni directement ni indirectement de ces indications pour absoudre ni pour condamner, non pas même comme de moyens pour parvenir à la vérification d’autres signes et d’autres preuves, d’autant que ces indications sont suspectes, sujettes à beaucoup d’erreurs et à la mauvaise foi des personnes qui pourraient dire qu’elles auraient ce talent, et déférer faussement des personnes qu’elles voudraient perdre, en faisant tourner sur elles des baguettes. Quand il s’agit de la vie, des biens et de l’honnêteté des personnes qui sont mises en justice, il faut des preuves certaines, des témoignages irréprochables, des indices constants, invariables, pleinement connus et qui n’aient rien d’équivoque.

C’est pour cela que l’Église a sagement condamné les épreuves qui se faisaient autrefois par l’eau, par le feu, par les duels et par d’autres semblables voies, pour se purger de certains crimes dont on était accusé, parce que, quoiqu’en ces épreuves on eut vu souvent des effets miraculeux, ils n’étaient pas naturels, et Dieu ne veut pas que l’on ait recours aux miracles qu’il n’est pas obligé de faire et qu’il n’a pas promis de faire pour rendre ces épreuves infaillibles. Beaucoup moins voyons-nous qu’il ait promis en aucun endroit de l’Écriture, de donner aux hommes ce talent de la baguette pour découvrir les crimes : ainsi il y aurait de la témérité d’oser assurer que ce soit un don de Dieu, n’en ayant aucune révélation, ni expresse ni contenue en aucune autre révélation, qui puisse avoir un rapport certain avec ces effets et ces indications que nous voyons.

Ainsi le talent de la baguette est inutile aux procédures de justice, parce que, si la justice les recevait, elle autoriserait des sortiléges. Je dis des sortiléges, car il est constant, sur tous ces faits exposés et observés exactement, en plusieurs expériences faites par des personnes non suspectes, qu’il n’est nul théologien qui ne soit obligé de dire, selon les règles de la foi, les oracles de l’Écriture sainte, la discipline de l’Église, les usages et les maximes de la morale chrétienne, que cette vertu prétendue de qui sont douteuses dans les écoles de théologie ? Elle tourne.

Si l’on pourrait, par ce moyen, acquérir une parfaite connaissance de l’astrologie pour faire des almanachs pour tout le cours de l’année ? Elle tourne.

Les connaissances de la médecine, du tempérament de chaque personne, les propriétés des animaux, des plantes ? Elle tourne.

Enfin, il n’y a rien que l’on puisse imaginer à lui faire des questions sur quoi elle ne réponde, même sur les talents, la capacité des personnes, leurs biens connus ou cachés, leurs péchés et le nombre de ces péchés. Elle est infaillible sur les choses passées et présentes ; mais sur les futures, plus de mensonges que de vérités, aussi bien que sur les pensées que l’on prend à l’égard de ces trois sortes de temps et que l’on ne manifeste pas.

Pour le présent, si l’on lui demande comment une personne est vêtue et qui est absente, si c’est d’une telle ou telle couleur, d’une telle ou telle matière, elle tourne sur la couleur et sur la forme de l’habit.

Pour le passé, elle découvre les voyages qu’une personne a faits, les blessures qu’elle a reçues et en quel endroit de son corps.

Il se ferait un gros volume, ajoute cette même personne, des opérations que j’ai fait faire sur différentes matières à diverses personnes qui ont ce talent[17]. »

J’ai reproduit ce passage, afin de montrer que, dès avant 1694, la baguette divinatoire donnait, par son mouvement de rotation, les mêmes indications que donnent les tables frappantes en 1853.

117.Après avoir reconnu, avec le père Ménestrier, que l’ensemble des phénomènes attribués à la baguette divinatoire ne peut être rapporté à une cause physique, je reproduirai un récit qu’il fait d’expériences exécutées devant lui par une personne religieuse, parce que ce récit, opposé à celui du père Lebrun concernant Mlle  Martin, deviendra un moyen de contrôle, lui vrai critérium de la proposition que je viens de rappeler (104, page 87).

« J’ai vu, dit le père Ménestrier, une personne religieuse qui a ce talent et qui s’en servait alors, le croyant tout à fait innocent et naturel, chercher de l’eau, et après qu’elle en avait trouvé, si on lui mettait en l’une des mains un linge ou quelque autre chose mouillé, la baguette ne tournait plus. Si elle cherchait de l’or caché, on avait beau lui mettre de l’eau dans la main ou de l’argent, la baguette ne cessait pas de tourner pour l’or ; mais dès qu’on lui mettait une pièce d’or en la main, son action cessait ; ce qui n’arrivait pas lorsqu’elle cherchait de l’argent caché, quoiqu’elle eût de l’or dans les mains. »

Ainsi, en mettant de l’eau dans la main qui tient la baguette mise en mouvement par la présence de l’eau, c’est détruire l’effet de celle-ci sur la baguette ; en un mot, y a neutralisation d’un effet par l’identique de la cause qui le produit. Voilà un fait expérimental attesté par un témoin digne de foi, le père Ménestrier. C’est un exemple du procédé de M. Peisson (104, page 87).

118.Rappelons maintenant que Mlle  Martin découvrait la nature des choses en procédant d’une manière absolument contraire, puisque l’identique de la cause qui produit le mouvement de la baguette mis en contact avec celle-ci, en augmentait le mouvement, tandis que ce qui est différent l’arrêtait.

119.Il résulte évidemment de ces faits, dont la manifestation est également prouvée, qu’ils ne peuvent être attribués à une cause physique, car dans les mêmes circonstances la même cause physique ne peut produire deux effets opposés.

Dans la quatrième partie, nous verrons avec quelle facilité je les expliquerai par une même cause ; mais cette cause n’appartient plus au monde physique, mais au monde moral.


§ XXI. — Lettres itinéraires posthumes de Tollius, avec des notes de M. Hennin ; 1700.

120.Tollius et son ami Hennin sont contre l’usage de la baguette.

Hennin combat successivement l’explication du mouvement de la baguette, donnée par les péripatéticiens et les cartésiens. Il va jusqu’à dire qu’admettre la possibilité de suivre des meurtriers à la piste par l’effet sur la baguette des corpuscules qui s’exhalent de leur corps, c’est vouloir raisonner dans le délire ; il nie positivement la vertu de la baguette. Je n’exposerai pas ses raisons, parce qu’elles rentrent dans celles qui l’ont été précédemment ; je me bornerai à dire qu’il a vu des personnes à baguette, qui ne permettaient pas qu’on leur bandât les yeux ou qui se trompaient en faisant les expériences les jeux bandés.


XXII. — Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants, etc., par un prêtre de l’Oratoire (le père Pierre Lebrun) ; Paris, 1702.

121.L’expression de pratiques superstitieuses n’est pas employé par l’auteur avec le sens qu’on lui donne dans le langage ordinaire ; en s’en servant, le père Pierre Lebrun entend dire que ces pratiques donnent lieu à des effets dont la cause libre et intelligente veut séduire l’homme : illicites à ses yeux, il les proscrit donc comme l’avait fait déjà à deux époques, en 1690[18] et 1700[19], le cardinal Le Camus. L’usage de ces pratiques, très-fréquent dans le Dauphiné depuis 1640 pour découvrir les sources, fut successivement étendu à la recherche de choses très-variées ; par exemple, des hommes, des garçons et des filles, pour cinq sous, constataient, croyait-on, au moyen de la baguette, si des bornes d’héritage avaient été déplacées ; et leur détermination, chose remarquable, était acceptée par les parties intéressées comme l’aurait été la décision d’un tribunal. Par le même moyen on prétendait retrouver des chemins perdus, et J. Aymar, le premier en France, en 1688, rechercha les voleurs et plus tard les meurtriers.

122.Le père Lebrun, voyant combien les indications de la baguette sont incertaines ; préoccupé d’ailleurs leurs des désordres qu’elle pouvait causer dans les familles et les décisions de la justice ; convaincu en outre qu’elle n’est qu’un instrument dont le démon se sert pour tromper les hommes, s’efforça par tous les moyens d’en abolir à toujours l’usage ; aussi est-ce à ce point de vue qu’il faut se placer pour juger l’Histoire critique des superstitions, dont l’objet principal concerne la baguette divinatoire.

N’ayant point à examiner ce livre dans ses détails, ni à discuter si le mouvement de la baguette doit être attribué à un esprit étranger à l’homme, j’en extrairai ce que je crois propre à appuyer la thèse que je développerai dans la quatrième partie.

123.Il me suffit, pour donner une idée de l’ouvrage, d’indiquer l’objet des trois parties qui le composent.

La première est consacrée à l’histoire des faits, de l’origine et des progrès de la baguette.

La seconde l’est à la cause qui peut faire tourner la baguette, et aux règles nécessaires pour discerner les effets naturels d’avec ceux qui ne le sont pas.

La troisième partie traite de la disposition assez commune qui porte les hommes à ne pas condamner ce qui ne paraît pas extérieurement nuisible, et qui engage plusieurs savants à autoriser des pratiques superstitieuses qui doivent être interdites aux chrétiens.

124.Le père Lebrun rapporte un grand nombre de cas où la baguette a fait défaut. J’en choisirai quelques-uns, pour les ajouter à ceux que M. le Prince a voulu que le public connût, afin de le dégoûter de la baguette.

125.M. de Francine Grand-Maison, prévôt de l’Île-de-France et intendant des eaux, a dit au père Lebrun qu’en vertu des deux charges dont il était revêtu, il était fort souvent engagé à faire usage de la baguette pour reconnaître des criminels et découvrir des sources, et que quoiqu’il eût employé un très-grand nombre de gens réputés habiles à manier la baguette, notamment de révérends pères capucins, il n’a jamais trouvé personne en qui l’on pût avoir confiance, parce que la baguette donnait souvent le change et disait très-souvent faux[20].

On voit auprès de la ville de Salon, en Provence, des puits d’une effroyable profondeur, dit le père Lebrun[21], creusés inutilement sur les indices trompeurs qu’avait donnés la baguette.

Le maréchal de Boufflers n’ayant pas d’eau dans le voisinage d’un château qu’il venait de faire bâtir en Picardie, eut recours à M. Legentil, le prieur de Dorenic, près de Guise, dont la réputation était grande dans le pays. Il resta trois semaines auprès du maréchal ; la baguette tourna fortement en plusieurs endroits, et les témoins dirent que le prieur en tremblait d’effroi. Cependant on fit creuser dans ces endroits jusqu’à 60 pieds sans trouver d’eau.

Le père Lebrun raconte qu’au mois de septembre 1695, M. de Francine, M. l’abbé de Châteauneuf et M. le lieutenant du roi de Charleroi lui amenèrent un jeune garçon devenu fameux à Paris par la manière dont il se servait de la baguette. Ces messieurs allèrent au Château-d’Eau, près de l’Observatoire, où se trouvèrent M. de La Hire et un physicien mathématicien. La baguette ne tourna pas sur l’endroit où toutes les eaux d’Arcueil passent. On le conduisit dans un jardin où des métaux avaient été enfouis ; la baguette ne tourna pas davantage.

126.On pourrait citer un grand nombre de passages où dans les faits racontés par l’auteur, l’influence de la pensée, soit volonté, désir ou simple intention de celui qui tient la baguette, est de toute évidence ; mais, forcé de me restreindre, je choisirai les suivants qui vont parfaitement à mon but, comme répétition, comme confirmation de ceux que j’ai extraits des ouvrages précédemment examinés.

127.En parlant du moyen de déterminer la nature d’un corps qui agit à couvert sur la baguette, d’après l’augmentation du mouvement ou de sa cessation manifestée par suite du contact d’un corps connu avec elle (voyez plus haut), j’ai dit que les uns concluent l’identité du corps qui touche la baguette avec le corps caché, d’après l’augmentation du mouvement de la baguette, tandis que les autres tirent la même conclusion de l’effet absolument contraire. Or il est évident, comme je l’ai fait remarquer, que les effets ne peuvent être attribués à aucune cause aveugle, mais à une cause libre, et je dirai plus tard, à la pensée de l’homme. Quoi qu’il en soit, ceux qui concluent l’identité de nature de l’augmentation du mouvement de la baguette, admettent la théorie des corpuscules, et disent que les corpuscules exhalés, par exemple, de l’or qui est en terre et ceux qui le sont de la baguette, et de l’or qui la touche, conspirent pour augmenter le mouvement, tandis que si la baguette touchait autre chose que l’or, les corpuscules de cette chose empêcheraient l’écoulement des autres.

Ceux qui concluent l’identité de nature de la cessation du mouvement de la baguette croient à la sympathie qui se manifeste par une attraction, et disent que l’or qui touche la baguette attirant cette baguette fait cesser l’effet de l’or souterrain.

Certes, toute réflexion serait superflue après ces citations[22].

128.Ajoutons deux nouveaux faits à l’analogie que j’ai établie entre la baguette divinatoire et les tables frappantes, lorsqu’on leur adresse des réponses auxquelles elles répondent.

M. Duverdier, docteur de Sorbonne, reçut une lettre de Toulouse, du 26 de mai 1700, dans laquelle on lui parlait d’un curé qui manie la baguette de manière que celle-ci répond aux questions qu’on lui adresse, en s’abaissant pour marquer l’affirmative, oui, et en se relevant pour marquer la négative, non. Elle dit ce que font les personnes absentes ; si un homme a de l’argent, en quelles espèces et combien. On consulte la baguette sur le passé, le présent et l’avenir… Il est indifférent d’exprimer sa demande de vive voix ou mentalement ; ce qui surprendrait davantage, dit le père Lebrun, si la personne judicieuse qui écrit n’ajoutait que plusieurs réponses se sont trouvées fausses.

Il y a quelque temps qu’on me montra, dit encore le père Lebrun, une lettre du Dauphiné, où l’on parlait de Mlle  Alloüard, qui devinait aussi, avec la baguette, ce qui se passait en des lieux fort éloignés[23].


129.Je suis heureux de l’accord du jugement que je porte sur l’Histoire critique des pratiques superstitieuses, avec les nombreuses approbations qu’elle a reçues des hommes les plus instruits du clergé français, dont je vais reproduire quelques passages.


Approbation de M. Du Pin, docteur en théologie de la Faculté de Paris et professeur royal en philosophie.

Il dit « que l’auteur traite cette matière avec autant de justesse et de discernement que d’élégance et d’érudition, et qu’il a su parfaitement accorder les principes de la saine théologie avec ceux de la bonne philosophie, en tenant un juste milieu entre l’incrédulité des esprits forts, qui leur fait nier des faits certains, et la trop grande crédulité des faibles, qui leur fait approuver des pratiques superstitieuses. »

Approbation du révérend père Alexandre, docteur en théologie de la Faculté de Paris et ancien professeur du grand couvent et collège des RR. PP. Prêcheurs.

« … Cet ouvrage est parfaitement conforme aux règles de la foi et des bonnes mœurs, et j’espère qu’il sera utile à l’Église. C’est une chose déplorable qu’il se trouve des chrétiens qui autorisent des usages que la loi de Dieu et les prophètes condamnent, et qui emploient leur philosophie pour justifier des erreurs et des pratiques proscrites par les saints pères, par les saints décrets et par les théologiens catholiques, en forgeant de vains systèmes en faveur de ces usages pernicieux… »


Autre approbation des docteurs en Sorbonne, Lambert, doyen de l’église cathédrale de la Rochelle, et d’Hillerin, trésorier de la même église.

« … Histoire critique…, mais où tout remplit parfaitement le dessein que le sçavant auteur se propose, de désabuser les peuples de tant de pratiques superstitieuses, si souvent condamnées par l’Église, et de dissiper les faux raisonnements dont quelques philosophes ont embrouillé cette matière. »


Autre approbation de M. François-Aimé Poujet, prêtre de l’Oratoire, docteur en théologie de la Faculté de Paris, abbé de Notre-Dame de Chambon.

« … Et il y a tout lieu de croire qu’il détournera entièrement les fidèles de toute sorte de superstitions, et qu’il ne se trouvera personne qui, après la lecture de cet ouvrage, veuille encore autoriser les pratiques suspectes qui y sont expliquées et condamnées. »


Autre approbation de Michel le Breton, curé de Saint-Hippolyte.

« … Mais ce qu’il y a de plus considérable, c’est qu’on y trouve des règles certaines pour démêler les effets naturels d’avec les surnaturels, et les effets qui viennent de Dieu d’avec ceux qui viennent des démons. L’esprit et l’érudition de l’auteur éclatent : sans faste dans tous les endroits du livre. Je l’ai lu avec exactitude, et je le crois très-utile au public… »


Autre approbation de Darnaudin, curé de Saint-Martin à Saint-Denis en France, et de Nolet, docteur de Sorbonne.

« L’usage des superstitions dans le paganisme n’a point de quoi nous surprendre. C’est ce qu’y devait introduire l’esprit d’erreur et d’illusion qui présidait à cet état de ténèbres : mais que dans le christianisme, qui est un état de lumière et où la vérité préside, l’on donne encore dans les mêmes abus, qu’on se laisse éblouir par des pratiques dont on découvrirait aisément le faux, pour peu que l’on voulût faire usage de la raison et de sa religion, c’est ce qu’on ne saurait trop déplorer et sur quoi les fidèles ne sauraient être trop instruits. Ils le seront parfaitement et d’une manière utile dans cet ouvrage qui a pour titre : Histoire critique des pratiques superstitieuses, etc. ; ouvrage où l’illustre et savant auteur a su réunir, avec toute la politesse du style, ce que les preuves ont de plus solide, raisonnement de plus juste, l’expression de plus énergique, l’érudition de plus recherché, la théologie de plus exact… »

130.Ceux qui aiment à voir des hommes de professions diverses, occupant des positions différentes dans la société, se mettre en communication de pensées dans un but désintéressé, le triomphe de la vérité, ne lisent pas avec indifférence un jugement de l’Académie royale des Sciences, signé Fontenelle, sur l’Histoire critique des pratiques superstitieuses, à la suite des approbations données par d’habiles théologiens à la pureté de la foi de l’auteur et à l’orthodoxie de ses doctrines. Ceux qui croient aux avantages que la société retire toujours du rapprochement des hommes que leur position sociale et leur profession tendent à isoler les uns des autres, liront donc avec satisfaction le jugement suivant :

« Le R. P. Lebrun, prêtre de l’Oratoire, ayant présenté à l’Académie un livre intitulé : Histoire Critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants, sur lequel il souhaitait d’avoir le sentiment de la compagnie, elle a nommé pour l’examiner le R. P. Malebranche, messieurs du Hamel, Gallois, Dodart, de La Hire et moi ; et après l’avoir lu chacun en particulier, nous sommes convenus tous ensemble que le livre était plein de recherches curieuses et bien raisonné ; que les principes qui y sont établis pour démêler ce qui est naturel d’avec ce qui ne l’est pas, sont solides, et que les pratiques qu’on y combat sont de pures impostures des hommes ou doivent avoir des causes qui ne peuvent être rapportées à la physique, supposé la vérité des faits dont on n’a pas entrepris la discussion. En foi de quoi j’ai signé le présent certificat à Paris, ce 17 décembre 1701.

Fontenelle, Secrétaire de l’Académie royale des Sciences. »


  1. Elle fut publiée dans un recueil intitulé : Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette et qui détruisent leurs systèmes. Paris, 1693. Le livre fut achevé d’imprimer le 23 d’avril 1693 ; il est du père Pierre Lebrun, de l’Oratoire.
  2. Recueil de Lettres du père Lebrun, page 8.
  3. Même recueil, page 18.
  4. Même recueil, page 37.
  5. Idem, page 50.
  6. Même recueil, page 55.
  7. Dissertation physique en forme de lettre à M. de Sève, etc. Lyon, 1682 ; page 78.
  8. Cette Lettre a été réimprimée à la suite de l’Histoire critique des pratiques superstitieuses qui ont séduit les peuples et embarrassé les savants. par le père Lebrun ; 2e édition ; dans le recueil intitulé : Superstitions anciennes et modernes. Amsterdam, 1733.
  9. La Lettre porte la date du 22 de septembre 1692. — Les éditions antérieures ont été désavouées par l’auteur. L’édition qu’il a avouée a été réimprimée dans le tome Ier des Superstitions anciennes et modernes ; in-folio, Amsterdam, 1733.
  10. Physique occulte de l’abbé de Vallemont, pages 81 et 82.
  11. Mémoires de Physique et de Chimie de la société d’Arcueil, tome II ; 1809.
  12. Lettres qui découvrent l’illusion des philosophes sur la baguette et qui détruisent leurs systèmes. Paris, 1693 ; pages 70 à 76 inclusivement.
  13. Lettres du père Lebrun, pages 237 et 238.
  14. Idem, page 265.
  15. Lettres du père Lebrun, pages 276-280.
  16. Lettres du père Lebrun, pages 283.
  17. Philosophie des images énigmatiques, pages 481 à 484.
  18. Mandement du 24 de février 1690.
  19. Mandement du 24 de février 1700.
  20. Préface.
  21. Page 25.
  22. Histoire critique des pratiques superstitieuses, p. 45, 46, 47.
  23. Histoire critique des pratiques superstitieuses, page 42.