De la Tyrannie/Si le tyran peut être aimé, et par qui

Traduction par Merget.
Molini (p. 148-152).

CHAPITRE SEIZIÈME.

Si le tyran peut être aimé, et par qui.


Celui qui peut impunément exercer son despotisme sur tous, et qui ne peut être impunément arrêté par qui que ce soit dans l’exercice de ce pouvoir, doit, par nécessité, inspirer à tous la plus grande crainte, et par conséquent, la haine la plus violente. Mais ce tyran pouvant aussi combler de bienfaits, de richesses et d’honneurs celui qui parvient à lui plaire, quiconque reçoit de lui d’aussi grandes faveurs, ne peut, sans une vile ingratitude et sans être pire que lui, lui refuser son attachement. Je conviens de tout cela, et j’ajoute une vérité non moins certaine : c’est que celui qui reçoit les faveurs du tyran, porte toujours l’ingratitude cachée dans le fond de son cœur, et est toujours beaucoup plus méchant que lui.

Voici quels en sont les motifs : la trop grande différence qui se trouve entre les choses que le tyran peut donner et celles qu’il peut ôter, rend cette haine nécessaire dans le cœur du plus grand nombre qu’il a outragé, tandis que l’amour que lui accordent ceux qu’il a favorisés, ne peut être que feint et arraché par la force. Il peut, il est vrai, prodiguer les richesses, les honneurs supposés et la puissance ; mais il peut aussi vous enlever, avec tout cela, des choses qu’il n’est pas en son pouvoir de vous rendre, telles que la vie et le véritable honneur.

Il est possible encore que l’ignorance totale des droits sacrés de l’homme fasse tomber certains individus dans l’erreur funeste d’aimer le tyran, parce que, quoiqu’il les dépouille des plus belles prérogatives de l’espèce humaine, il leur conserve la propriété de certaines choses d’une bien moindre conséquence ; mais n’est-ce pas alors parce qu’ils savent très-bien qu’il pourrait tout aussi légitimement, c’est-à-dire, avec autant d’impunité, les dépouiller absolument de tout ce qu’ils possèdent ?

Qu’il est étrange cet amour ! puisqu’on peut entièrement l’assimiler à celui que l’on aurait pour un tigre qui ferait grâce de la vie à celui qu’il pourrait dévorer. Ce sont les hommes de la classe pauvre et inculte, qui éprouvent cette affection stupide. Ils n’ont pas d’autre bonheur que celui de ne pas voir le tyran, dont ils ne peuvent pas même avoir l’idée ; et ces hommes le redoutent beaucoup moins, parce qu’il ne leur reste rien à perdre. C’est pourquoi cette justice, telle qu’elle, qu’on leur administre au nom du tyran, persuade à leur ignorance irréfléchie, que sans le tyran ils n’obtiendraient point cette demi-justice. Mais ceux qui l’approchent tous les jours, qui en connaissent l’incapacité, ou la perfidie, comment pourront-ils penser ainsi, malgré la splendeur, les honneurs et les richesses qu’ils en obtiennent ? Ils connaissent trop quelle est la puissance immense du tyran ; ils chérissent trop les richesses qu’ils en ont reçues, pour ne pas craindre extrêmement celui qui peut les leur reprendre ; et alors craindre et haïr sont entièrement synonimes.

Mais alors la crainte dans les cours, se couvrant du masque de l’amour, vient à y former une espèce d’attachement, tellement monstrueux, qu’il est vraiment digne des tyrans qui l’inspirent et des esclaves qui le professent. Ce même Séjan qui, dans une grotte ébranlée et prête à s’écrouler, sauvait la vie de Tibère aux dépens de la sienne, n’a-t-il pas, après en avoir reçu des faveurs infinies, conjuré contre lui ? Séjan aimait-il Tibère, lorsqu’il s’exposa à un péril si évident pour le sauver ? certainement non. Séjan ne pensait qu’à servir sa propre ambition. C’est ainsi que nous voyons journellement dans nos armées, les officiers les plus corrompus et les plus efféminés, affronter la mort, sans autre motif que celui de satisfaire leur mince ambition, et pour gagner davantage la faveur du tyran. Séjan haïssait-il plus Tibère, quand il conspira contre lui, que lorsqu’il le sauva ? Il est certain qu’il le détestait davantage après, parce que l’immensité des choses qu’il en avait reçues lui faisait entrevoir avec une terreur plus grande et plus prochaine l’immensité, plus grande encore des choses que Tibère pouvait lui enlever. C’est pourquoi Séjan ne se croyant pas en sûreté, s’il ne parvenait à anéantir la seule puissance qui pouvait triompher de la sienne, il entreprit de se défaire du tyran par des moyens réfléchis et préparés depuis long-temps. Les Tibères, dans quelques lieux qu’ils naissent et qu’ils règnent, doivent s’attendre à n’avoir pour amis que des Séjans. Si donc le tyran inspire cette haine profonde à ceux qu’il comble de bienfaits, que devrait-il attendre du nombre immense d’hommes qu’il offense directement ou indirectement ou qu’il dépouille ?

Il n’y a donc que la masse stupide, pauvre et ignorante des sujets éloignés, qui puisse, comme je l’ai déjà dit, aimer le tyran par le seul motif qu’elle ne le connaît pas ; et cet amour doit s’appeler une haine morte. Toute autre personne peut feindre et même faire pompe de son amour pour le tyran, mais cet amour n’a rien que d’affecté. Cette démonstration servile, honteuse et infâme, sera toujours mise en usage par les plus vils ; c’est-à-dire, par ceux qui craignent le plus le tyran, et qui par conséquent le détestent davantage.