De la Tyrannie/De l’amour de soi-même sous la tyrannie

Traduction par Merget.
Molini (p. 146-148).

CHAPITRE QUINZIÈME.

De l’amour de soi-même sous la tyrannie.


La tyrannie est si contraire à notre nature, qu’elle renverse, affaiblit, ou détruit dans l’homme presque toutes les affections naturelles. Nous n’aimons pas la patrie, parce qu’elle n’existe pas ; nous n’aimons pas nos parens, notre épouse et nos enfans, parce que toutes ces choses ne nous appartiennent pas avec sécurité ; nous ne connaissons pas de vrais amis, parce qu’un simple épanchement de cœur sur des choses importantes, peut changer un ami en un délateur récompensé, ou même encore trop souvent, en un délateur honoré. L’effet nécessaire qui doit résulter dans le cœur de l’homme, de l’impossibilité de ne pouvoir aimer toutes ces choses, c’est de s’aimer immodérément soi-même, et il me paraît qu’en voici une des principales raisons. La crainte naît dans l’homme, de l’incertitude dans laquelle il vit ; et cette crainte continuelle produit deux effets contraires, ou un amour excessif, ou une très grande indifférence pour la chose que nous craignons de perdre. Comme nous avons toujours à craindre, sous la tyrannie, pour nous et pour tout ce qui nous appartient ; et comme la nature veut que nous nous aimions plus que toute chose, il arrive de là que nous craignons beaucoup pour nous-mêmes, et chaque jour beaucoup moins pour les choses qui nous appartiennent, mais qui ne sont pas immédiatement à nous. Dans les véritables républiques, les citoyens aiment avant tout la patrie, ensuite leur famille, après leurs personnes. Sous la tyrannie, au contraire, on préfère son existence à toute chose ; et pour cela l’amour de soi-même n’est pas l’amour de ses droits, de sa gloire, et de son honneur, mais c’est simplement l’amour de la vie animale ; et nous voyons que cette vie, par une fatalité que je ne conçois pas, ressemble à celle des vieillards, qui en font beaucoup plus de cas lorsqu’ils l’ont presqu’entièrement perdue, tandis que les jeunes gens à qui elle reste toute entière à parcourir, ne craignent pas de la prodiguer : ainsi elle est d’autant plus chère à l’esclave, qu’elle est moins sûre et qu’elle vaut moins.