De la Tyrannie/Si le tyran peut aimer ses sujets, et comment

Traduction par Merget.
Molini (p. 153-155).

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

Si le tyran peut aimer ses sujets, et comment.


De la même manière, que j’ai démontré ci-dessus, que les sujets ne peuvent aimer le tyran, parce qu’il est trop au-dessus d’eux, et parce qu’il n’y a aucune proportion entre le bien et le mal qu’ils en peuvent recevoir, il me sera facile de démontrer que le tyran ne peut aimer ses sujets. Il les regarde tellement au-dessous de lui, qu’il n’en peut recevoir aucune espèce de don volontaire, et qu’il se croit en droit de prendre tout ce qu’ils auraient la volonté de lui donner. Remarquons, en passant, que l’action d’aimer, soit d’amitié, d’amour, de bonté, ou de reconnaissance, etc., est une des affections humaines qui exigent, sinon une égalité parfaite, au moins un rapprochement, une communication et une réciprocité entre les individus. Cette définition de l’amour une fois admise, tout le monde peut juger si tous les liens peuvent exister entre le tyran et ses esclaves, c’est-à-dire, entre la partie qui opprime, et la partie opprimée.

Il y a cependant une grande différence entre la manière réciproque de ne pas s’aimer entre le tyran et ses sujets. Ceux-ci, comme tous offensés par le tyran et contraints de lui obéir, doivent pour la plupart le détester ; mais le tyran, comme un être que la majorité ne peut offenser, sinon par une révolte manifeste contre lui, ne doit détester que le petit nombre de ceux qu’il voit ou qu’il suppose être impatiens du joug ; et si ce petit nombre venait à montrer cette impatience, la vengeance du tyran aurait bientôt satisfait sa haine. Le tyran ne hait pas ses sujets, parce que ceux-ci ne cherchent jamais à l’offenser ; et quand, par hasard, un tyran doux et humain par caractère, vient à monter sur le trône, il peut acquérir, ou plutôt usurper le titre d’ami de son peuple. Cette renommée ne provient donc que de la nature du prince, moins méchant que l’autorité et la puissance de nuire qui lui est accordée. J’oubliais, sans m’en apercevoir, une des plus fortes raisons pour lesquelles il doit, sinon détester, au moins mépriser cette partie de ses sujets, qu’il voit habituellement et qu’il connaît ; la voici : cette classe d’hommes, qui s’offre à ses regards, et qui cherche à avoir quelques communications avec lui, est certainement la plus dépravée de toutes ; un peu d’expérience lui suffit pour en être manifestement convaincu. Quant aux autres classes, qu’il ne connaît ni ne voit, et qui ne l’offensent en aucune manière, il est possible de croire que le tyran, doué d’un caractère pacifique, puisse jusqu’à un certain point les aimer. Mais cet amour qu’on ne peut définir de la part de celui qui peut faire tout le bien et tout le mal pour ceux qui ne peuvent lui faire ni bien ni mal, ne peut ressembler qu’à l’amour que les hommes peuvent porter à leurs chiens et à leurs chevaux ; c’est-à-dire, à proportion de leur docilité, de leur obéissance et de leur soumission entière et parfaite ; et certes ! les maîtres mettent moins de différence entre eux, leurs chiens, ou leurs chevaux, que celle que le tyran modéré met entre lui et ses sujets. Et cet amour pour eux ne sera donc qu’un outrage de plus qu’il fait à la triste nature humaine.