De la Tyrannie/Du premier Ministre

Traduction par Merget.
Molini (p. 55-63).

CHAPITRE SIXIÈME.

Du premier Ministre.[1]


Au milieu des calamités publiques, les plus funestes causées par l’ambition sous la tyrannie, on doit regarder comme la plus grande et la plus atroce l’existence et le pouvoir du premier ministre. Je n’ai fait que l’indiquer dans le chapitre précédent, je crois très-important d’en parler ici d’une manière plus précise et plus étendue.

Cette fatale dignité attache d’autant plus de crédit et de pouvoir à celui qui en est revêtu, que l’incapacité de celui qui l’a confié est plus grande ; mais comme elle est donnée par la seule faveur du tyran, comme on ne doit pas supposer qu’un ministre capable et éclairé, puisse plaire à un tyran imbécille, il en résulte le plus souvent que ce premier ministre, aussi inepte au gouvernement que le tyran lui-même, lui ressemble entièrement dans l’impossibilité de faire le bien, et le surpasse de beaucoup dans la capacité, le désir et la nécessité de faire le mal. Les tyrans de l’Europe cèdent à leurs premiers ministres la jouissance et l’usufruit de tous leurs droits ; mais, parmi tous ces droits, celui qu’ils partagent avec plus d’étendue et moins de réserve, c’est la juste horreur des peuples pour le tyran ; et cette horreur est dans la nature de l’homme, qui ne souffre pas volontiers qu’un autre homme, né son égal, ravisse et exerce une autorité que le sort a donnée à un être qu’il croit d’une nature supérieure à la sienne ; autorité qui, passant par des mains impures et illégitimes, double au moins son poids et ses funestes effets : et ce premier ministre sachant qu’il est souverainement et universellement abhorré, porte à tous, et à chacun en particulier, la haine la plus violente ; c’est pour cela qu’il punit, persécute, opprime, et même anéantit quiconque l’a offensé, peut l’offenser, en a la volonté, ou à qui il peut la supposer, et quiconque enfin n’a pas le bonheur de lui plaire. Le premier ministre trouve facilement ensuite le moyen de persuader au mannequin royal dont il a su se rendre l’ami, que toutes les violences et toutes les cruautés qu’il emploie pour sa propre sûreté, ne sont que pour assurer celle du tyran. Quelquefois le tyran, par caprice, par faiblesse ou par crainte, retire tout-à-coup au premier ministre ses faveurs et l’autorité, le chasse de sa présence, et lui laisse, par bonté spéciale, avec la vie, les richesses dont il a fait sa proie honteuse ; mais ce changement n’est autre chose qu’un surcroît de charges pour le peuple malheureux et subjugué. C’est ce qu’il est facile de démontrer. Le ministre disgracié, quoique convaincu de mille rapines, de mille fraudes, de mille injustices, n’est presque jamais dépouillé de sa dignité, que lorsqu’un autre courtisan plus rusé que lui, a sçu lui faire perdre la faveur du tyran ; mais, de quelque manière que cette disgrâce ait lieu, elle arrive enfin, et alors il faut que l’état se prépare à supporter le nouveau ministre, qui, devant toujours être de quelques degrés plus méchant que le premier, a besoin, pour se faire croire meilleur, de changer, de renverser l’état de choses établi par l’autre, pour se montrer en tout dissemblable à lui ; et cependant ce ministre veut et doit vouloir, comme son prédécesseur, et s’enrichir et se maintenir en place, et se venger et tromper, et opprimer et terrasser. C’est pourquoi tout changement dans la tyrannie, soit du tyran, soit du ministre, n’est autre chose, pour un peuple malheureusement esclave, que le changement de ligatures et de chirurgien pour un malade couvert d’une plaie immense et incurable, changement qui ne fait qu’en renouveler les exhalaisons fétides et les spasmes.

On peut démontrer avec la même facilité, que le ministre successeur doit être un peu plus méchant que celui qu’il remplace. Pour l’emporter sur un homme méchant, puissant et rusé, il est nécessaire de le vaincre en ruse et en méchanceté. Le ministre d’un tyran ne tombe presque jamais dans la disgrâce sans que quelqu’un de ceux qui sont directement ou indirectement les auteurs de sa ruine, ne lui succèdent. Or, comment ce successeur a-t-il pu détruire ces nombreux remparts que le premier avait élevés pour se maintenir dans sa place ? Par fortune ? Non, certes ; mais par un art supérieur. Et je demande, « si dans les cours, cet art supérieur doit supposer des moindres vices dans celui qui le possède et l’exerce si heureusement ? »

La non-férocité des tyrans modernes, qui n’est chez eux que le fruit de la non-férocité de leurs peuples, ne veut pas qu’on en vienne jusqu’à ôter la vie aux ex-ministres, pas même leurs richesses, quoique la plupart du temps elles ne soient que le produit honteux de leurs rapines et de leurs iniquités. Ils n’éprouvent donc d’autre châtiment que celui de se voir couverts d’opprobres, et l’objet du mépris de tous, principalement de ces hommes vils qui rampaient le plus lâchement à leurs pieds. Quelques-uns de ces vice-tyrans chassés poussent l’effronterie jusqu’à faire pompe de la tranquillité affectée qu’ils mettent à supporter leur disgrâce ; ils osent follement s’arroger le titre de philosophe détrompés ; ils provoquent par là la pitié dédaigneuse des vrais sages, qui, connaissant ce que doit être un vrai philosophe, savent qu’il ne peut être ou avoir jamais été un vice-tyran.

Mais je perdrais mes paroles et mon temps, j’avilirais la grandeur importante de mon sujet, si je voulais démontrer qu’un être aussi vil et aussi criminel, ne peut jamais avoir été ou devenir philosophe.

Ce que je veux prouver comme une chose beaucoup plus nécessaire à savoir, c’est que le premier ministre d’un tyran n’est, et ne peut jamais être un homme bon et honnête. J’entends par honnêteté politique, et véritable essence de l’homme, celle par la quelle la personne publique préfère le bonheur de tous à celui d’un seul, et la vérité à toutes choses ; et en définissant simplement ce que c’est que l’honnêteté politique, je croirai avoir amplement prouvé ma proposition. Si le tyran lui-même ne veut pas et ne peut vouloir le véritable bien public tout entier, (ce qui exigerait immédiatement la destruction de tout son pouvoir) est-il croyable que puisse le vouloir et l’opérer celui qui le représente précairement, celui qu’un mot et un caprice ont presque élevé sur le trône, et qu’un mot et un caprice peuvent l’en précipiter ?

On pourrait encore facilement prouver, et par d’invincibles raisons, que le ministre d’un tyran ne peut être particulièrement honnête homme, puisque nous entendons par honnêteté publique, les mœurs et la foi d’honneur ; mais les ministres eux-mêmes, tous les jours, nous le prouvent beaucoup mieux par leurs œuvres, qu’aucun écrivain ne pourrait le faire par des volumes. Que l’on remarque seulement qu’il n’existe pas de ministre qui veuille perdre sa charge, qu’aucune n’est aussi enviée que la sienne, que personne n’a autant d’ennemis, que personne n’a plus de calomnies ou de véritables accusations à combattre. Or, la vertu peut-elle par elle-même, sous un gouvernement sans vertu, résister avec une force qui n’est pas la sienne, aux vices, aux cabales, à l’envie ? J’en appelle au jugement de tout lecteur raisonnable.

De la puissance illimitée du tyran, passée dans les mains de son ministre, naît l’abus d’un pouvoir déjà par lui-même abusif. Le pouvoir et l’abus du pouvoir doivent croître nécessairement, lorsqu’ils se trouvent transplantés dans la personne d’un sujet, parce qu’il se trouve forcé d’employer cette puissance pour défendre et le tyran héréditaire et lui-même. Une personne de plus à défendre demande nécessairement plus de moyens de défense, et une autorité plus illégitime exige des moyens plus illégitimes encore. C’est pourquoi on doit regarder la création et l’introduction de ce funeste personnage dans la tyrannie, comme la perfection la plus sublime de la puissance arbitraire.

En voici la preuve en bref. Le tyran qui n’a jamais vu, et qui ne croit pas qu’il y ait quelqu’un d’égal à lui, déteste, par une crainte innée, l’universalité de ses sujets ; mais il ne hait pas les individus, parce qu’il n’a reçu d’eux aucune injure personnelle. Le glaive donc reste suspendu dans la main d’un homme qui, n’ayant reçu aucune offense particulière, ne sait pas sur qui il doit le laisser tomber.

Mais aussitôt qu’il confie ce précieux et terrible emblème de l’autorité à un sujet, à un homme qui a eu des supérieurs et des égaux, à un homme qui, parce qu’il est injuste au suprême degré, doit être au suprême degré détesté par plusieurs et par la majorité, qui pourra croire, qui osera dire, qui osera espérer qu’il ne frappera pas ?


  1. Ad consulatum non nisi per Sejanum aditus, neque Sejani voluntas nisi scelere quærebatur.
    On ne pouvait arriver au consulat que par Séjan, et on n’obtenait le consentement de Séjan que par le crime.
    Tacite, ann. lib. IV, parag. 68.