De la Tyrannie/De l’ambition

Traduction par Merget.
Molini (p. 41-55).

CHAPITRE CINQUIÈME.

De l’ambition.


Ce desir impérieux, ce puissant aiguillon qui porte les hommes, plus ou moins, à chercher les moyens de s’élever au-dessus des autres et d’eux mêmes ; cette passion bouillante qui produit tout ensemble, et les desseins les plus glorieux et les entreprises les plus abominables, l’ambition, enfin, sous la tyrannie, ne perd rien, de son activité ; elle ne reste pas endormie ou étouffée, comme tant d’autres nobles passions de l’homme, sous un tel gouvernement. L’ambition, sous la tyrannie, trouvant tous les chemins et tous les moyens pour arriver à des fins vertueuses et sublimes, fermés ou détruits, devient d’autant plus vile et d’autant plus funeste, que sa force était plus grande et plus soutenue.

Le but le plus élevé de l’ambition de celui qui n’est pas né libre, est d’obtenir une part quelconque de la souveraine autorité ; les républiques les plus vertueuses et les plus libres ont cela de commun avec la tyrannie, toutefois cependant combien cette autorité également désirée est différente, et combien les moyens pour l’obtenir se ressemblent peu ! combien les effets qui en résultent sont dissemblables ! Chacun peut le voir par lui-même.

On parvient, sous la tyrannie, à une autorité absolue, en se rendant agréable au tyran, en secondant toutes ses vues, et en lui ressemblant tout-à-fait. Un peuple libre n’accorde jamais une autorité passagère et limitée, si ce n’est à une vertu éprouvée, à des services importans rendus à la patrie, à l’amour du bien public, enfin, prouvés par des faits. La société ne peut vouloir que le bien et l’utilité de tous, elle ne veut récompenser que ceux qui lui procurent ces biens. Il est vrai néanmoins qu’elle peut être trompée quelquefois, mais son erreur n’est pas longue, et les moyens de la corriger sont toujours en son pouvoir. Le tyran, qui est seul contre tous, a toujours un intérêt non-seulement différent, mais le plus souvent directement opposé à l’intérêt de tous : il doit donc récompenser ce qui est utile à lui ; et au lieu de récompenser, il doit persécuter, punir quiconque tendrait véritablement de se rendre utile à tous.

Mais si le hasard, cependant, voulait que le bien du tyran se trouvât uni pour un instant avec le bien de tous, en en récompensant l’auteur, il prétexterait peut-être le bien public ; mais dans le fond, il ne paierait que les services rendus à son intérêt personnel.

Celui qui aura par hasard, servi l’état (si une tyrannie peut s’appeller état, et si on peut faire quelque bien à des esclaves à moins de les délivrer de leur esclavage), celui-là, dis-je, conviendra qu’il a servi le tyran. Il dévoilera par ses paroles la bassesse de son âme, ou l’aveuglement de son esprit ; et le tyran lui-même, quand la peur et la dissimulation qu’elle produit, ne lui rappelleront pas qu’il doit au moins pour la forme nommer l’état, dira par inadvertance d’avoir récompensé les services rendus à lui-même.

Ainsi Jules César, auteur, parlant de Jules César, général et tyran futur, laissait échapper de sa plume les paroles suivantes :

Scutoquè ad eurn (ad Cæsarem) relato Scœvœ centurionis inventa sunt in eo foramina CCXXX, quem Cæsar ut erat de se meritus, et de republicâ, donation millibus ducentis, etc.[1]

César : de la guerre civile, livre III.

On voit par ces paroles de se meritus, de quelle manière le bon César qui s’était fait une loi dans ses Commentaires de ne parler de lui qu’à la troisième personne, en parle ici, par inadvertance, à la première ; et tellement à la première, que le mot de république ne se trouve qu’après les deux mots de se, presque par forme de correction. C’est de cette manière que pensait et qu’écrivait le plus magnanime des tyrans, lors même qu’il ne s’était pas encore déclaré tel, lors même qu’il était encore dans le doute s’il pourrait réussir dans son entreprise ; et cependant ce César était né et avait vécu comme citoyen jusqu’à l’âge de quarante ans. Or, que pensera, et que dira sur un tel point un tyran vulgaire, un tyran né dans le berceau royal, élevé à la cour, certain de mourir sur un trône, qui passe sa vie, ennuyé dans la fatigante satiété de ne trouver jamais d’obstacles à ses désirs.

Il résulte, à ce qu’il me paraît, de tout ce que j’ai dit jusqu’ici, que l’obtention des faveurs d’un seul atteste toujours plus de vices que de vertus dans celui qui les reçoit, quoique celui qui les accorde puisse être vertueux, puisque, pour plaire à ce seul homme, il faut être ou se montrer utile à lui, tandis que la vertu veut que l’homme public soit évidemment utile à la société. Il en résulte également que les faveurs d’un peuple libre, quoiqu’il soit corrompu, attestent néamoins que celui qui les obtient possède quelques qualités et quelques vertus, puisque, pour plaire au plus grand nombre, il faut être manifestement, ou se faire croire utile à tous. Que cette action vienne d’une intention réelle ou supposée, elle demande toujours une certaine capacité et une certaine vertu ; au lieu que l’intention de se montrer utile et nécessaire au despote, afin, d’usurper une partie de son autorité, demande toujours et bassesse de moyens, et petitesse d’esprit, détours et duplicité, et autres infamies pour balancer le crédit de tant de concurrens et l’emporter sur eux par les mêmes moyens qu’ils employent, et pour le même objet qu’ils désirent.

C’est par des exemples, que je vais aisément prouver ce que je viens d’avancer. Les Romains étaient déjà très-corrompus, et leur liberté chancelait, lorsque Marius ayant gagné les suffrages du peuple, devint consul malgré Silla et les Patriciens. Mais, si on examine attentivement ce qu’était Marius, et par combien d’actions vertueuses il s’était distingué, soit à la tribune, soit dans les camps, on verra que le peuple fut très-juste en lui accordant sa faveur, parce que dans des circonstances et des époques marquées, l’éclat de ses vertus fit oublier ses vices.

Les Français n’étaient pas libres, (et malheureusement ils ne le sont pas encore aujourd’hui), mais ils étaient dans une crise favorable à faire naitre la liberté et à fixer pour toujours de justes bornes à une principauté raisonnable, lorsque Henri IV, idole des Français un siècle après sa mort, monta sur le trône. Sully, le ministre intègre de ce bon prince, jouissait alors de sa faveur, et la méritait à tous égards. Mais si on veut mettre à l’épreuve la vertu politique de ces deux hommes, on doit en juger par ce qu’ils firent. Sully eut-il jamais la vertu et le courage de se servir d’une telle faveur pour forcer, par l’évidence tirée d’argumens et de raisonnemens invincibles, ce bon roi à élever au-dessus de lui, et de ses successeurs, des lois permanentes et libres ! et s’il en eût eu le courage, est-il à présumer qu’il aurait conservé la faveur d’Henri ? La faveur donc d’un tyran, même bon, ne peut pas absolument s’acquérir, de la part du sujet, par la voie d’une véritable vertu politique, et elle peut encore moins par ce moyen s’accroître et se conserver.

Examinons maintenant, en premier lieu, les sources de l’autorité. Dans les républiques, les moyens de l’obtenir sont de les défendre, de les honorer, d’en accroître l’empire et la gloire ; d’en assurer la liberté lorsque cette liberté est sans tache, de remédier aux abus, ou, au moins, de le tenter, si elles sont corrompues, de leur dire enfin toujours la vérité, lors même que cette vérité peut paraître odieuse et offensante.

Les moyens d’obtenir quelque autorité de la part du tyran, sont de le défendre, mais plus encore de ses propres sujets que de ses ennemis extérieurs, de le flagorner, de diviniser ses défauts, d’accroître son empire et sa force ; d’assurer ouvertement son pouvoir illimité, s’il est un tyran ordinaire ; de lui assurer tous les avantages sous l’apparence du bien public, s’il est un tyran adroit, qui ait besoin de tromper pour assurer de plus en plus sa domination ; enfin, il faut taire toujours devant lui, sur toutes choses, cette vérité très-importante : Que sous le gouvernement absolu d’un seul, tout doit être indispensablement vicieux et renversé. Ceux qui veulent se conserver la faveur du tyran doivent bien se garder d’énoncer une pareille vérité, et il est presqu’impossible que ceux qui ont recherché et obtenu cette faveur, puissent la penser, ou même la sentir. Mais cette vérité palpable et divine ne pourra jamais se taire par ceux qui veulent vraiment le bonheur du genre humain ; et jamais le tyran qui veut et doit vouloir avant toutes choses son bien être particulier, ne pourra l’entendre ou la souffrir.

Toutes les cours donc, par nécessité, fourmillent d’une troupe de brigands ; et si le hasard vient à y introduire un homme probe, et qui ose vouloir s’y conserver tel, et y rester, il doit, tôt ou tard, ce malheureux, être la victime de tant de scélérats qui lui tendent des pièges, qui le craignent et l’abhorrent, parce qu’ils sont vivement offensés de son audacieuse vertu. C’est pour cela que dans un gouvernement où un seul est maître de tout et de tous, il ne peut y avoir d’autre liaison que celle du crime et de la scélératesse. Tous les siècles, toutes les tyrannies, attestent et attesteront toujours cette triste vérité ; et cependant, malgré cela, dans tous les siècles, sous toutes les tyrannies, parmi tous les peuples esclaves, c’est la vérité la moins reçue et la moins sentie. Le tyran même, celui d’une nature douce, rend immédiatement méchans tous ceux qui l’approchent, parce que sa puissance trop étendue, et de laquelle il ne veut pas se dépouiller, quoiqu’il n’en abuse pas, remplit de crainte ceux qui l’observent de près. Cette grande crainte enfante la dissimulation ; et de la dissimulation et du silence, naissent la lâcheté et la méchanceté.

Mais l’ambition, sous la tyrannie, offre souvent à l’ambitieux un pouvoir illimité, très-peu inférieur à celui du tyran, et tel qu’aucune république jamais n’aurait pu ni voulu en accorder un semblable à aucun de ses citoyens.

Plusieurs ont voulu excuser celui qui, né dans l’esclavage, se proposait le but hardi de s’élever au-dessus même du tyran, à l’ombre de son imbécillité et de sa nonchalance. Que chacun réponde à cette objection, en se disant à soi-même : « Une autorité injuste, illimitée, ravie, et précairement exercée sous le nom d’un autre, peut-elle jamais s’obtenir sans infamie ? Peut-elle s’exercer sans nuire à plusieurs, ou au moins aux aspirans à cette même autorité ? Peut-elle enfin se conserver sans astuce, sans cruauté et sans despotisme ? »

On ambitionne donc l’autorité dans les républiques, parce que cette autorité atteste que ceux qui l’ont acquise, sont doués de grandes vertus, et parce qu’elle ouvre un vaste champ au développement de leur gloire personnelle, toujours concordante avec le bien général. On ambitionne l’autorité dans les tyrannies, parce qu’elle fournit les moyens d’assouvir toutes les passions privées, d’acquérir des richesses démesurées, de venger ses injures, et d’en faire sans crainte de vengeance, de récompenser les plus infâmes services, de faire trembler enfin tous ceux qui naquirent égaux ou supérieurs à celui qui l’exerce. On ne peut pas révoquer en doute que dans les républiques et les tyrannies, les ambitieux n’aient chacun, pour leur part, ces motifs tout-à-fait différens. Le républicain, bien avant d’acquérir cette autorité, sait déjà qu’elle ne doit pas toujours rester dans ses mains ; qu’il ne peut en abuser, parce qu’il doit en rendre un compte très-rigoureux à ses égaux, et que le choix qui est tombé sur lui est une preuve qu’il était le plus digne d’entre tous ses compétiteurs. De même, dans la tyrannie, l’esclave n’ignore pas que l’autorité qu’il ambitionne sera sans bornes, et qu’elle est par cela même abhorrée par tous les hommes ; qu’il est nécessaire d’en abuser pour la conserver ; que la postuler démontre la méchanceté du caractère du candidat, et que l’obtenir est une preuve manifeste qu’il était le plus criminel de tous les concurrens : et cependant ces deux ambitieux connaissant bien toutes ces choses, sans en être arrêtés, s’élancent également dans la carrière qu’ils ont entreprise. Or donc, qui peut affirmer que l’ambitieux dans la république n’ait pas pour but plutôt la gloire que la puissance ? Qui peut croire que l’ambitieux dans la tyrannie se propose un autre but que le pouvoir, les richesses et l’infamie ?

Mais toutes les ambitions ne visent pas à la suprême autorité. Dans l’un et l’autre gouvernement, on trouve toujours un nombre infini, de demi ambitieux auxquels les honneurs sans pouvoir suffisent, et un nombre de lâches, plus considérable encore, qui se contentent de l’or sans pouvoir ni honneurs ; et, dans l’un et l’autre gouvernement encore, les mêmes raisons et la même différence dirigent ces hommes. Les honneurs dans les républiques ne se ravissent pas en trompant un seul homme, mais ils s’obtiennent en faisant le bien de la majorité, et en trouvant le moyen de lui plaire ; et cette majorité ne veut pas honorer celui qui ne le mérite pas réellement, parce qu’en le faisant, elle se déshonorerait beaucoup trop elle-même. Les honneurs, sous la tyrannie, si on peut les appeler tels, sont distribués selon les caprices d’un seul ; ils sont accordés le plus souvent à la noblesse du sang, au fidèle et entier dévouement des ancêtres pour les tyrans, à la parfaite et aveugle obéissance, c’est-à-dire, à l’ignorance absolue de soi-même, à l’intrigue, à la faveur, et quelquefois au courage contre les ennemis extérieurs.

Mais tous ces honneurs, quels qu’ils soient, étant toujours différens par leur nature dans ces deux gouvernemens, sont encore de même aussi, comme chacun le voit, ambitionnés par des motifs tout-à-fait différens. Sous la tyrannie, chacun veut représenter aux yeux du peuple une parcelle quelconque du tyran ; c’est pour cela qu’un titre, un ruban, ou quelque autre méprisable bagatelle, suffit pour satisfaire la mince ambition d’un misérable esclave ; parce que ces vils honneurs prouvent, non pas qu’il soit véritablement estimable, mais qu’il est digne de l’estime du tyran, et parce qu’il espère, non pas que le peuple l’honore, mais qu’il le respecte et le craigne. Dans la république, la raison pour laquelle on recherche les honneurs est claire et indubitable ; c’est parce qu’ils honorent véritablement celui qui les reçoit.

L’ambition de s’enrichir, que l’on appelle plus justement cupidité, ne peut avoir lieu dans les républiques tant qu’elles ne sont pas corrompues ; et lorsqu’elles le deviennent, les moyens de s’enrichir étant principalement dans le commerce et dans la guerre, et non jamais dans les vols impunis du trésor public, quoique l’amour du gain soit par lui-même très-vil, néanmoins, par ces deux moyens, l’or devient la récompense de deux grandes vertus, le courage et la fidélité. L’ambition de s’enrichir est plus universelle sous la tyrannie. Plus elle est riche et étendue, plus on a de moyens de satisfaire cette vile passion par des voies illégitimes, sur-tout ceux qui ont la direction du trésor public. Outre ce moyen là, il y en a beaucoup d’autres, et ils doivent être aussi nombreux que les vices du tyran et du favori qui le gouverne.

Le but que les hommes se proposent en accumulant d’immenses trésors, est vicieux dans l’un et l’autre gouvernement ; et il l’est plus encore dans les républiques que sous la tyrannie, parce que dans celles-là on ne les amasse que pour corrompre, acheter les citoyens et détruire l’égalité ; et dans celle-ci, pour en jouir dans le luxe et tous les vices. Avec tout cela, le désir d’acquérir des richesses me semble plus excusable dans les gouvernemens où les moyens de les obtenir sont moins vils, où la possession en est plus assurée, et où enfin le but, tout criminel qu’il est, peut être plus élevé ; au lieu que dans les gouvernemens absolus, ces richesses qui sont le fruit de mille intrigues, de mille iniquités et de mille lâchetés, peuvent être enlevées par le caprice d’un seul, par les mêmes intrigues, les mêmes iniquités et les mêmes bassesses, ou par le caprice même qui les donnait ou les laissait ravir.

Il me semble avoir parlé de toutes les espèces d’ambition qui peuvent germer sous la tyrannie. Je conclus que cette passion, qui a été et qui peut être l’âme des états libres, devient la peste la plus terrible de ceux qui gémissent sous les chaînes de l’esclavage.


  1. Le bouclier du centurion Scæva lui ayant été porté (à César), on trouva qu’il avait été percé par 230 flèches. César lui fit présent de deux cents Milles, comme ayant bien mérité de lui (César) et de la république.