De la Tyrannie/De la milice

Traduction par Merget.
Molini (p. 63-73).

CHAPITRE SEPTIÈME.

De la milice.


Que le tyran règne ou son ministre, des soldats mercenaires sont toujours les défenseurs de leurs personnes exécrables, les exécuteurs aveugles et cruels de leurs volontés absolues. De nos jours il y en a de diverses espèces, mais tous sont destinés à maintenir la tyrannie.

Dans quelques pays de l’Europe, on enrôle les hommes par force ; dans d’autres, avec moins de violence, et avec plus d’opprobre pour ces peuples, ils offrent spontanément de perdre leur liberté, ou pour mieux dire, ce qu’ils appellent bien à tort, leur liberté. Ils sont entraînés à cet infâme trafic de leurs personnes, le plus souvent par leur stupidité, par leurs vices, ou trompés par l’espérance de subjuguer et d’opprimer leurs égaux. Plusieurs tyrans sont aussi dans l’usage d’avoir à leur solde quelques troupes étrangères dans lesquelles ils mettent plus de confiance ; et, par une étrange contradiction déshonorante pour l’espèce humaine, les Suisses (ce peuple presque le plus libre de l’Europe) se laissent choisir et acheter pour être les gardiens des personnes de presque tous les tyrans qui la gouvernent.

Mais, que les milices soient nationales ou étrangères, volontaires ou forcées, elles sont toujours le bras, le ressort, la base, la raison seule, et la meilleure des tyrannies et des tyrans. Un tyran de nouvelle création, commença, dans ce siècle, à établir et à conserver sur pied une armée formidable, et conservant cette armée lorsqu’il n’avait pas d’ennemis au-dehors, il nous a amplement prouvé la vérité d’un axiôme très-connu, que le tyran a toujours des ennemis autour de lui. Ce n’était cependant pas une chose nouvelle pour les tyrans d’avoir pour ennemis tous leurs sujets, et encore moins une nouveauté de les voir se soumettre, obéir et trembler, sans qu’ils soient obligés d’employer la force de tant d’armées formidables. Mais il y a une très-grande différence entre l’idée qu’on se forme des choses et les choses elles-mêmes ; il y a de plus la perception des sens, et dans l’homme, les sens sont tout. Le tyran qui, dans les siècles passés, restait sans troupes et presque désarmé, venait à éprouver le besoin ou le caprice de fouler plus qu’à l’ordinaire ses malheureux sujets, il était obligé de réprimer ses désirs, parce qu’il pensait que leurs murmures et leur résistance pourraient l’obliger à s’armer pour les forcer au silence et à l’obéissance.

Le père ou l’aïeul du tyran actuel savait bien qu’il avait cette force et cette autorité ; mais ne l’ayant pas toujours sous les yeux, comme aujourd’hui, il n’en avait pas la conviction qu’éprouve le despote à la vue de ses nombreux bataillons qui non-seulement le défendent des insultes de ses sujets, mais encore l’excitent à les offenser davantage. Ainsi donc, entre l’idée du pouvoir des anciens tyrans et la réalité effective du pouvoir des tyrans actuels, il y a précisément autant de différence qu’il en existe entre la possibilité idéale d’une chose et son exécution palpable.

La force militaire permanente détruit sous les modernes tyrannies, jusqu’à l’apparence de la société civile, ensevelit jusqu’au nom de liberté et pousse l’avilissement de l’homme à un tel point qu’il ne peut ni faire, ni dire, ni écouter, ni penser des choses salutaires, élevées, justes et vertueuses, relativement au système politique de cette infâme multitude de soldats fainéans, aussi serviles dans leur obéissance, que féroces et insolens dans l’exécution des ordres de leurs maîtres, et toujours plus intrépides contre leur patrie, que contre l’ennemi ; naît cette monstruosité mortelle qui élève un autre état dans l’état lui-même, c’est-à-dire, un corps permanent et terrible, ayant des opinions et des intérêts divers, et en tout contraires à ceux de l’état ; un corps qui, par son institution vicieuse et illégitime, porte en lui-même l’impossibilité démontrée de conserver la tranquillité civile. L’intérêt de tous et de la majorité chez les peuples, quel que soit leur gouvernement, c’est de n’être pas opprimés, ou de l’être le moins possible. Dans la tyrannie, les soldats qui ne doivent pas avoir d’autre intérêt que celui du tyran qui les nourrit et qui flatte leur paresse orgueilleuse, les soldats, dis-je, ont nécessairement intérêt d’opprimer les peuples le plus qu’ils peuvent ; parce que plus ils les oppriment, plus ils sont considérés, redoutés et nécessaires.

Dans les républiques, vraiment dignes de ce nom, les dissentions intérieures sont non-seulement des élémens de vie pour le corps politique, mais elle agrandissent encore la liberté, lorsqu’elles sont ménagées et dirigées avec sagesse : sous la tyrannie, au contraire, les dissentions civiles, et même les moindres intérêts divers, accroissent et les malheurs publics et l’oppression universelle ; alors il faut que le faible, pour ainsi dire, s’anéantisse, et que le fort ne garde plus de mesure dans son insolente fierté. C’est pourquoi, sous la tyrannie, la soldatesque est tout, et le peuple rien.

Que ces satellites soient volontairement ou forcément enrôlés, ils n’en sont pas moins, quant aux mœurs, la plus vile partie de la lie du peuple. À peine ont-ils endossé la livrée de leur double servitude, qu’ils deviennent aussi orgueilleux que s’ils étaient moins esclaves que leurs semblables, et se dépouillant du nom d’habitans de la campagne, dont ils étaient indignes, ils méprisent leurs égaux, et les regardent comme de beaucoup au-dessous d’eux. Et en effet, les véritables paysans cultivateurs, sous la tyrannie, se déclarent eux-mêmes beaucoup au-dessous des paysans soldats, puisqu’ils souffrent que cette canaille armée ose les mépriser, les outrager, les dépouiller et les opprimer. Les peuples pourraient facilement résister à cette vile canaille, s’ils voulaient seulement réfléchir un seul instant sur l’étendue de leurs forces, puisqu’ils se trouveraient toujours mille contre un.

Et si la lâcheté des opprimés était parvenue à un tel degré, qu’ils n’osassent pas attaquer de front leurs oppresseurs, ne pourraient-ils pas employer l’or et l’adresse pour les corrompre et les acheter ? leurs bras n’appartiennent-ils pas à celui qui les paye le mieux ? Mais un tel moyen deviendrait par la suite la source de plusieurs maux ; et l’un des premiers serait de voir au sein de la société cette grande multitude d’êtres qui, ne pouvant plus rester soldats, ne sauraient pas devenir citoyens, quand même ils le voudraient.

Il est vrai, que le peuple les craint et dès-lors les déteste ; mais il ne les déteste pas autant qu’il abhorre le tyran, et sur-tout autant que cette vile soldatesque le mérite. C’est une vérité qui prouve, que sous la tyrannie le peuple ne pense ni ne raisonne, car s’il observait qu’aucun tyran ne peut exister sans cette tourbe armée, il les abhorrerait bien davantage : et de cette haine extrême, il arriverait que le peuple parviendrait à détruire beaucoup plutôt de pareils soldats.

Que l’on ne croie pas qu’il y ait contradiction, lorsque je dis que sans soldats le tyran ne pourrait se maintenir, après avoir dit, il y a un moment, qu’ils n’ont pas toujours eu des armées sur pied. En augmentant les moyens d’employer la force, les tyrans ont tellement accru la violence, que si maintenant ces moyens venaient à diminuer, la crainte du peuple diminuant avec eux, la tyrannie peut-être se détruirait tout-à-fait. Ainsi donc ces armées qui n’étaient pas nécessaires avant qu’on eût franchi certaines limites, et avant que le peuple fût intimidé ou contenu par une force effective et palpable, ces armées, dis-je, deviennent indispensablement nécessaires ; car telle est la nature de l’homme, que lorsqu’il a eu devant les yeux une force réelle et qu’il y a cédé, il ne se laisse plus intimider par une force idéale. Ainsi dans l’état présent des tyrannies européennes, elles viendraient immédiatement à cesser, si les armées permanentes venaient à être dissoutes.

Le peuple ne peut donc jamais espérer raisonnablement de voir diminuer ou détruire l’opprobre et la honte perpétuelle de payer et de nourrir ses propres bourreaux, qui, quoique tirés de son sein, oublient aussitôt les liens naturels et sacrés qui les attachent à lui ; mais le peuple a, je ne dis pas l’espoir, mais la certitude pleine et démontrée de se débarrasser lui-même de cet opprobre et de cette oppression, toutes les fois qu’il le voudra fortement, et qu’il n’attendra pas d’un autre ce qu’il peut toujours exécuter par ses propres moyens.

Chaque tyran européen tient à sa solde autant, et souvent plus, de ces satellites qu’il ne peut en avoir. Il voit en eux les soutiens de sa puissance ; ils deviennent les objets de son amusement et les causes de son orgueil insensé ; ils sont enfin l’ornement le plus précieux de sa couronne. Entretenus, nourris des sueurs et des jeûnes du peuple, ils sont toujours prêts à en boire le sang au premier signal du tyran. Les différens degrés de considération qu’on accorde aux despotes se mesurent toujours sur le nombre de leurs soldats ; et comme ils ne peuvent pas diminuer la masse de leurs satellites, sans que l’opinion que l’on a de leur puissance ne diminue dans la même proportion, de même qu’une personne abhorrée, voit d’abord s’affaiblir, et ensuite se changer en mépris le respect qu’on lui portait, à mesure que la terreur qui l’environnait vient à cesser, on doit croire que les tyrans n’attendront jamais ce mépris manifeste, infaillible précurseur de leur ruine totale, et que toujours ils épuiseront le sang du peuple pour entretenir de nombreuses armées et par elles leur injuste puissance.

Les tyrans, long-temps maîtres même de l’opinion publique, ont tenté de persuader à l’Europe, et sont en effet parvenus à persuader aux plus stupides de leurs sujets, ou nobles ou roturiers, que l’état militaire était le plus honorable de tous.

En portant eux-mêmes la livrée, les distinctions et les attributs militaires ; en feignant de passer par tous les grades de l’armée ; en donnant des prérogatives injustes et insultantes pour les autres classes de la société ; en accordant la supériorité aux militaires sur le pouvoir civil, ils sont parvenus à offusquer tellement, aveugler l’esprit de leurs imbécilles sujets, qu’ils leur ont fait désirer de se livrer à cet exécrable métier.

Mais une seule observation suffit pour anéantir cette ridicule imposture. Je dis au militaire : ou tu regardes les soldats comme les exécuteurs de la volonté tyrannique au dedans, et alors quel honneur peux-tu trouver à exécuter les décrets d’une puissance injuste et sans bornes contre ton père, tes frères, tes parens et tes amis ? Ou tu les considères comme les défenseurs de la patrie !… De la patrie, c’est-à-dire, de ce lieu où tu es né pour ton malheur, où tu restes par force ; où tu n’as ni liberté, ni sûreté, ni propriété inviolable ; et alors pourras-tu regarder comme honorable la défense d’un tel pays et du tyran qui continuellement le détruit et l’opprime beaucoup plus que ne pourrait le faire l’ennemi que tu combats ? n’est-ce pas empêcher enfin un autre tyran de le délivrer du tien ? que peut te prendre ce second tyran que l’autre ne l’ait déjà ravi ? Au contraire ce nouveau tyran, par une ruse nécessaire, ne devra-t-il pas te traiter d’abord plus doucement que ton ancien maître ?

Je conclus donc, et je dis que par-tout où il n’y a ni liberté, ni sûreté, il n’y a point de patrie ; et que par-tout où il n’y a point de patrie, celui qui porte les armes se livre au plus vil et au plus infâme de tous les métiers. N’est-ce pas vendre alors au plus vil prix sa propre volonté, ses amis, ses parens et son propre intérêt, et la vie et l’honneur, pour la plus honteuse et la plus injuste des causes ?