De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre VI


Chapitre VI

Réfutation de la théorie d’Empédocle, sur la comparaison des éléments entre eux, soit sous le rapport de la quantité, soit sous le rapport de l’effet et de la proportion. Dans le système d’Empédocle, l’accroissement des choses se réduit à une simple addition ; il n’explique pas non plus la production des choses, qu’il soumet à l’empire du hasard. ni la cause du mouvement originel, ni la véritable nature de l’âme. — Citations diverses des vers d’Empédocle.


§ 1.[1] Quand on voit des philosophes admettre la pluralité des éléments des corps, et nier en même temps que les éléments changent les uns dans les autres, ainsi que le fait Empédocle, on pourrait leur demander avec quelqu’étonnement comment alors ils peuvent soutenir que les éléments sont comparables les uns aux autres. C’est bien là cependant ce que prétend Empédocle quand il dit :

« car tous les éléments étaient égaux entre eux. »

Si c’est en quantité qu’ils le sont, il faut que, dans tous les objets comparables, il y ait quelque chose de commun qui puisse servir à les mesurer ; par exemple, si d’un seul cotyle d’eau on peut faire dix cotyles d’air, c’est que les deux éléments étaient, à certain égard, la même chose, puisqu’ils ont la même mesure.

§ 2.[2] Si les objets ne sont pas ainsi comparables sous le rapport de la quantité, telle quantité correspondant à telle autre, il faut du moins qu’ils le soient sous le rapport de l’effet qu’ils peuvent produire. Ainsi par exemple : si un cotyle d’eau peut produire autant de froid que dix cotyles d’air, alors les éléments sont encore comparables entre eux sous le rapport de la quantité, non pas précisément en tant qu’ils sont une quantité matérielle, mais en tant qu’ils peuvent exercer une certaine action.

§ 3.[3] On pourrait encore comparer les puissances ou les forces, non pas seulement par la mesure directe de la quantité, mais encore proportionnellement et par analogie. Ainsi, l’on peut dire que telle chose est chaude comme telle autre chose est blanche. Le mot Comme exprime le rapport de ressemblance, s’il s’agit de la qualité ; et, s’il s’agit de quantité, il exprime l’égalité. Mais il semble absurde que les corps qui ne peuvent permuter les uns dans les autres, ne soient pas comparables entre eux sous le rapport de l’analogie, et qu’ils le soient seulement par la mesure de leur puissance, et parce que telle quantité de feu, par exemple, peut être aussi chaude et produire la même chaleur que telle quantité d’air plus considérable. En effet une substance de même nature, si elle est en quantité plus grande, pourra devenir proportionnellement équivalente, parce qu’elle sera du même genre.

§ 4.[4] J’ajoute que, suivant le système d’Empédocle, il n’y aura d’accroissement possible que [334a] celui qui se fait par addition. C’est ainsi qu’il suppose que le feu s’accroît par le feu, quand il dit :

« La terre accroît la terre, et l’air même accroît l’air. »

Or ce n’est là qu’une simple addition, et il ne paraît pas que les choses qui s’accroissent puissent s’accroître ainsi.

§ 5.[5] Mais il est bien plus difficile encore pour Empédocle d’expliquer la production des êtres dans la nature ; car tous les êtres qui naissent et se produisent selon les lois naturelles, ou naissent toujours d’une certaine façon régulière, ou du moins le plus souvent de cette façon ; les êtres qui se produisent contre cet ordre éternellement ’constant, ou du moins le plus ordinaire, sont le fruit d’une cause fortuite et du hasard. Qu’est-ce qui fait donc que d’un homme naît un homme, ou toujours et suivant une règle éternelle, ou du moins le plus ordinairement, de même que du blé vient toujours du blé, et non pas un olivier ? Est-ce que les os ne se forment pas aussi de la même manière ? Mais non, les choses ne se produisent pas au hasard, et par une rencontre fortuite, comme le dit Empédocle ; elles se produisent par une certaine raison.

§ 6.[6] Quelle est donc la cause de tous ces phénomènes ? Ce n’est certes pas ni la terre ni le feu. Ce ne sont pas davantage l’Amour et la Discorde ; car l’un n’est cause que de la combinaison des choses, et l’autre de leur division. Cette cause, c’est l’essence de chaque chose ; ce n’est pas seulement comme le dit Empédocle : Mélange et désaccord des choses mélangées. »

Ce ne serait alors que ce qu’on appelle du hasard ; ce n’est plus là de la raison ; car il est bien possible qu’il y ait parfois un mélange fortuit et confus.

§ 7.[7] Ainsi ce qui est cause de chacun des êtres naturels, c’est leur organisation ; c’est la propre nature de chacun d’eux, dont Empédocle ne dit pas un seul mot. On peut affirmer qu’il ne traite pas véritablement de la nature, quoique la nature soit précisément l’ordre et le bien pour toutes choses. Mais Empédocle n’a d’éloges absolument que pour le mélange et la confusion. Cependant ce n’est pas la Discorde, c’est l’Amour qui a séparé les éléments, lesquels, selon lui, sont antérieurs à Dieu lui-même, puisque les éléments d’Empédocle sont aussi des Dieux.

§ 8.[8] Il ne parle non plus du mouvement que d’une manière toute gé nérale ; car il n’est pas suffisant de dire que ce sont la Discorde et l’Amour qui donnent le mouvement, si l’on ne précise pas que l’Amour consiste à causer telle espèce de mouvement, et la Discorde à en causer telle autre. Empédocle aurait donc bien dû ici ou définir exactement les choses, ou imaginer quelque hypothèse, ou faire quelque démonstration, d’ailleurs puissante ou faible, ou s’en tirer de toute autre manière.

§ 9.[9] Autre objection. Les corps sont tantôt mus par force, et contre nature, et tantôt ils sont animés d’un mouvement naturel ; ainsi par exemple, le feu se dirige en haut, sans que ce soit par force, et il ne va que par force en bas. Or, le mouvement naturel est contraire au mouvement forcé. Par conséquent comme il y a un mouvement forcé, il y a aussi un mouvement naturel. Est-ce donc l’Amour, ou n’est-ce pas l’Amour qui produit ce dernier mouvement ? Lorsque la terre a un mouvement qui la porte en bas, c’est un mouvement contraire à la Concorde, et qui ressemble à une séparation. Ce serait alors la Discorde plutôt que l’Amour, qui serait cause du mouvement naturel ; et par conséquent, l’Amour serait bien plutôt que la Discorde tout à fait contre nature. Or, si ce ne sont pas du tout ni la Discorde ni l’Amour qui produisent le mouvement, les corps eux-mêmes n’ont plus ni de mouvement ni de repos. Mais c’est là une conséquence qui est absurde.

§ 10.[10] Empédocle reconnaît bien que les corps sont de toute évidence en mouvement ; car c’est la Discorde qui les a séparés. L’Éther a été porté dans les hautes régions, non point par la Discorde, mais, comme le dit quelquefois Empédocle, par une sorte de hasard.

« L’air alors vole ainsi, mais souvent autrement. »

Quelquefois encore Empédocle dit que le feu dut naturellement se porter en haut, et que l’éther vint

« S’appuyer fortement aux bases de la terre. » Enfin Empédocle nous apprend que le monde est aujourd’hui dirigé par la Discorde, absolument de même qu’antérieurement il l’était par l’Amour.

§ 11.[11] Quel est donc, selon lui, le premier moteur, et la première cause du mouvement ? Ce n’est certes pas l’Amour et la Discorde, bien que cependant l’un et l’autre causent une certaine espèce de mouvement ; et s’ils sont le premier moteur qui existe, ce serait là le véritable principe des choses.

§ 12.[12] Enfin, il n’est pas moins absurde de supposer que l’âme vienne des éléments ou qu’elle soit un des éléments ; car alors comment pourront se produire les altérations propres de l’âme ? Par exemple, comment comprendre qu’elle peut avoir ou ne pas avoir le talent de la musique ? Comment comprendre la mémoire ou l’oubli ? Il est évident que si l’âme est du feu, elle aura, en tant que feu, toutes les qualités qui appartiennent au feu. Si l’âme est un mélange des éléments, elle aura les affections des corps ; mais aucune des affections de l’âme, n’est corporelle. Du reste, cette discussion appartient à une toute autre étude que celle-ci.

  1. Ch. VI, § 1. Quand on voit, le texte n’est pas aussi formel. — En même temps, j’ai ajouté ces mots pour que l’opposition des idées fût plus manifeste. — Ainsi que le fait Empédocle, voir plus haut, ch. 3, § 6. — Sont comparables, l’expression est bien vague, et je n’ai pas dû la préciser davantage. Les exemples cités plus bas l’éclairciront en partie. — Étaient égaux, ici encore, j’ai rendu l’expression de l’original dans toute son indétermination. — Si c’est en quantité, matérielle, sous-entendu, pour l’opposer à la quantité de force dont il sera parlé plus bas. — On peut faire dix cotyles d’air, ou bien : « si un cotyle d’eau répond à dix cotyles d’air. » Ceci n’est qu’une simple hypothèse, et ne veut pas dire qu’Aristote croie en réalité que ce soit là le rapport de l’eau à l’air.
  2. § 2. Si les objets, ou si l’on veut aussi : « les éléments. » — Correspondant à, ou « venant de » — De l’effet qu’ils peuvent produire, le texte n’est pas aussi explicite. — Peut produire autant de froid, ceci aurait demandé quelques développements. — Matérielle, j’ai ajouté ce mot. — Exercer une certaine action, le texte dit précisément, « En tant qu’ils peuvent quelque chose. »
  3. § 3. Les puissances ou les forces, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Directe, j’ai ajouté ce mot, qui éclaircit la pensée. — Proportionnellement et par analogie, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Le mot Comme, le texte n’est pas aussi précis. — Mais il semble absurde, l’opinion que critique ici Aristote doit être attribuée aussi à Empédocle, bien que cette indication ne soit pas formellement donnée dans le texte. — Ne soient pas comparables entre eux, il n’est pas dit dans ce qui précède que cette opinion soit celle d’Empédocle. — De l’analogie, ou « de la proportion. »--Par exemple, j’ai ajouté ces mots. Telle quantité d’air plus considérable, dans le rapport même de la chaleur de l’air à la chaleur du feu. Le principe d’ailleurs est vrai ; et deux corps doués d’une même qualité peuvent être mis en équilibre par l’accroissement du plus faible des deux.
  4. § 4. J’ajoute… il suppose, le texte n’est pas aussi explicite. — Quand il dit, j’ai ajouté ces mots. — Accroît la terre, le texte dit précisément : « Accroît sa propre espèce. » Aristote a expliqué plus haut que l’accroissement des choses ne pouvait se faire par simple addition, livre 1, ch. 5, § 8. — Il ne paraît pas, id. ibid.
  5. § 5. Pour Empédocle, j’ai ajouté ces mots, qui sont contenus implicitement dans toute la tournure de la pensée. — Dans la nature, indépendamment de ceux que peut former l’art de l’homme.— D’une cause fortuite et du hasard, cette réfutation de la théorie du hasard est tout à fait conforme, et quelquefois même jusque dans les termes, à celle qui se trouve dans la Physique, livre II, ch. 4, § 6 et 8, pages 31 et 32 de ma traduction, et aussi dans tout le chapitre 5 et dans les suivants. — Les os ne se forment pas aussi, on ne voit pas trop bien pourquoi l’exemple des os est amené ici ; Empédocle, il est vrai, s’en sert lui-même assez souvent. — Comme le dit Empédocle, voir la Physique, livre II, ch. 8, § 3, page 54 et suivantes de ma traduction. — Une certaine raison, ou « une certaine intelligence. »
  6. § 6. Ce n’est certes pas la terre ni le feu, il y a quelque ironie dans la tournure de cette phrase. — L’Amour et la Discorde, les deux grands principes d’Empédocle ; voir la Physique, livre VII, ch. 1, § 4, page 455 de ma traduction. — C’est l’essence de chaque chose, c’est-à-dire sa for-me substantielle. Mais Aristote aurait pu remonter encore plus haut, et se demander à qui devait être rapportée l’essence de chaque chose. — Ce n’est plus là de la raison, ou de la proportion et de l’ordre. Le terme dont se sert l’original est d’une signification très large. — Car il est bien possible, Philopon ne semble pas avoir connu cette petite phrase, qu’il ne commente pas. — Fortuit et confus, il n’y a qu’un seul mot dans le texte.
  7. § 7. C’est leur organisation, mot à mot : « c’est d’être, ainsi » qu’ils sont. Ceci, d’ailleurs, n’est pas très exact ; et l’un ne peut pas dire que l’organisation des êtres soit leur cause véritable. — L’ordre est le bien pour toutes choses, et en ce sens ou peut dire que c’est là leur cause finale. — Le mélange et la confusion, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — L’amour qui sépare, il ne paraît pas que ceci soit tout à fait conforme aux opinions d’Empédocle ; il est vrai que, pour réunir, il faut d’abord séparer ; mais c’est à la Discorde qu’Empédocle prête ce second rôle. — Selon lui, j’ai ajouté ces mots, pour éclaircir la pensée. — Dieu lui même, le Dieu d’Empédocle est le Sphaerus, qui renferme toutes choses, et tantôt se développe par la Discorde, et tantôt rentre en lui-même par l’Amour ; voir la Physique, livre I, ch. 5, § 4 en note, page 455 de ma traduction.
  8. § 8. Que d’une manière toute générale, et peut-être aussi, « un peu trop simple. » Le mot du texte peut avoir les deux sens. — Si l’on ne précise pas, le texte n’est pas aussi formel. — Exactement, j’ai ajouté ce mot, qui me semble compléter la pensée. — Ou s’en tirer de quelque autre manière, la tournure dont se sert l’original a quelque chose de la familiarité de celle que j’ai cru pouvoir adopter dans la traduction.
  9. § 9. Autre objection, le texte n’est pas aussi précis. — Par force et contre nature, voir la Physique, livre VIII, ch. 4, § 2, page 481 de ma traduction, et passim. — Comme il y a un mouvement forcé, sous-entendu sans doute : « d’après les théories mêmes d’Empédocle. » — Ce dernier mouvement, j’ai ajouté le mot de Dernier pour que le sens fût plus précis. — Qui la porte en bas, il y a des manuscrits, et ce sont peut-être les plus nombreux, qui ont « en haut » au lieu de « en bas. » Cette dernière leçon ne paraît plus d’accord avec le contexte. Aristote objecte que, même quand la terre est portée en bas par son mouvement naturel, ce mouvement ressemble à une séparation plutôt qu’à une réunion, puisque la terre, ou du moins une de ses parties, se porte alors au centre, où le feu doit la rejoindre par un mouvement forcé pour se réunir à elle. — C’est un mouvement contraire, le texte n’est pas aussi précis que l’est ma traduction, et tout ce passage présente quelque obscurité. — A la Concorde, j’ai ajouté ces mots. — Du mouvement naturel, qui sépare les choses au lieu de les réunir, et qui dirige le feu en haut, tandis qu’il dirige la terre en bas. — Ni la Discorde, ni l’Amour, dans le système d’Empédocle. — Une conséquence qui est absurde, Aristote admet comme un axiome indiscutable que le mouvement existe ; voir la Physique, liv. I, ch. 2, § 6, p. 436 de ma traduction.
  10. § 10. Empédocle reconnaît bien, le texte ne nomme pas ici Empédocle, et dit simplement : « Les corps paraissent en mouvement ; » mais évidemment, ceci se rapporte à Empédocle, comme le prouve tout le contexte. — L’air alors vole ainsi, le même vers est cité dans la Physique, livre II, ch. 4, § 6, p. 32 de ma traduction. — Enfin, Empédocle nous apprend, cette nuance d’ironie est aussi dans le texte.
  11. § 11. Selon lui, j’ai ajouté ces mots, parce qu’il me semble que c’est la suite de la réfutation du système d’Empédocle. — Une certaine espèce de mouvement, l’Amour réunit les éléments et la Discorde les sépare ; il y a donc là une double espèce de mouvement. — Et s’ils sont le premier moteur, le texte est équivoque et peut être compris en plusieurs sens. Philopon ne l’a pas éclairci ; saint Thomas donne à peu près le sens que j’ai adopté.
  12. § 12. Enfin, j’ai ajouté ce mot, à la fois pour montrer que c’est ici la fin des critiques adressées à la théorie d’Empédocle, et pour indiquer que ce dernier argument est d’un tout autre ordre que ceux qui précèdent. — Les altérations, ou « les affections » ; mais j’ai conservé le mot de l’original. — Propres de l’âme, c’est-à-dire toutes les Modifications morales ou intellectuelles. — Du feu…. que feu…. au feu…. Ces répétitions sont dans le texte. La première hypothèse, c’est que l’âme est un élément, le feu par exemple. La seconde hypothèse, c’est qu’elle est mélange des éléments. — A une toute autre étude, en effet cette discussion se retrouve dans le Traité de l’Âme, liv. I, ch. 2, § 6, page 112 de ma traduction. Aristote y blâme comme ici la théorie d’Empédocle, dont il cite plusieurs vers qui la contiennent.