De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre V


Chapitre V


Suite de la théorie de la permutation des éléments ; il est Impossible qu’il n’y ait qu’un seul élément d’où viendraient tous les autres ; dans cette hypothèse, il y aurait altération de l’élément unique, mais jamais production réelle des éléments divers ; citations du Timée de Platon. Exposé nouveau de la manière dont les éléments changent les uns dans les autres ; la permutation se fait d’autant plus vite qu’ils ont une qualité commune ; rapport des éléments extrêmes entre eux et des éléments moyens. Limites nécessaires de cette transformation ; on ne peut aller à l’infini dans aucun des deux sens ; démonstration littérale de ce principe.


§ 1.[1] Les détails qui précèdent ne nous empêchent pas de considérer ces questions sous un autre jour. Si la matière des corps naturels est, comme le croient quelques philosophes, l’eau et l’air, ou des éléments de ce genre, il faut qu’ils soient un, deux, ou plusieurs de ces éléments. Certes, il ne se peut pas que toutes les choses ne soient qu’un seul et unique élément : par exemple, que tout ne soit que de l’air, de l’eau, du feu ou de la terre, puisque le changement se fait dans les contraires. En effet, supposons que tout est de l’air et que l’air subsiste dans tous les changements, il y aura dès lors simple altération ; il n’y aura plus de production.

§ 2.[2] Mais, dans cette hypothèse même, il ne semble pas possible que l’eau soit en même temps de l’air ou tel autre élément analogue. Il y aura toujours, entre les qualités, une opposition et une différence, où le feu n’aura qu’une des deux parties, par exemple, la chaleur. Mais le feu ne pourra jamais être simplement de l’air chaud ; car c’est là une altération, et il ne paraît pas que les choses se passent ainsi. D’autre part, si, à l’inverse, on suppose que l’air vient du feu, ce changement ne pourra avoir lieu que par le changement de la chaleur en son contraire. Cette qualité contraire sera donc dans l’air ; et alors l’air sera quelque chose de froid. Par conséquent, il est impossible que le feu soit de l’air chaud, puisqu’il en résulterait que le même élément serait chaud et froid en même temps. Il y aura donc, outre ces deux éléments, quelqu’autre chose qui restera identique ; et c’est quelqu’autre matière commune aux deux.

§ 3.[3] Le même raisonnement serait applicable pour tout autre élément que l’air, et il ne peut y en avoir un qui serait la source unique d’où tous les autres seraient sortis. Il n’y a pas non plus, outre ceux-là, quelqu’autre intermédiaire, comme serait, par exemple, un élément qui tiendrait le milieu entre l’air et l’eau, ou l’air et le feu, plus dense que l’air et le feu, et plus léger que tous les autres ; car alors cet intermédiaire serait, avec opposition des contraires, air et feu tout à la fois. Mais le second des contraires est la privation ; et par suite, il ne se peut pas que cet élément intermédiaire subsiste seul, comme quelques philosophes le disent de l’infini et du contenant. Il faut donc que chacun des éléments connus puisse être indifféremment cet intermédiaire, ou qu’aucun d’eux ne le puisse.

§ 4.[4] Mais s’il n’y a pas de corps sensibles antérieurs à ceux-là, les éléments que nous connaissons sont tous ceux qui existent. Il faut donc, ou que les éléments subsistent éternellement tels qu’ils sont, sans se changer les uns dans les autres, ou bien qu’ils changent perpétuellement. On peut admettre encore qu’ils peuvent tous changer, ou bien que les uns le peuvent et que les autres ne le peuvent pas, ainsi que l’a dit Platon dans le Timée.

Or, on a démontré plus haut, que les éléments se changent nécessairement les uns dans les autres mais on a démontré aussi qu’ils ne se changent pas également vite sous cette influence mutuelle, et que le changement a lieu plus rapidement pour ceux qui ont un point de raccord, c’est-à-dire une qualité commune, et plus lentement pour ceux qui n’en ont pas. Si donc il n’y a qu’une seule opposition de contraires, suivant laquelle les corps viennent à changer, il faut nécessairement alors qu’il y ait deux éléments ; car c’est la matière qui sert de milieu aux deux contraires, non perceptible et non séparable. [333a] Mais comme il y a visiblement davantage d’éléments, le moins qu’il puisse y avoir d’oppositions, c’est deux ; et quand il y en a deux, il ne peut pas y avoir trois termes seulement ; il en faut absolument quatre, ainsi qu’on peut le voir. C’est là le nombre des combinaisons deux à deux ; car, bien qu’il y en ait en tout six, il en est deux qui ne peuvent jamais se produire, parce qu’elles sont contraires l’une à l’autre. Du reste, on a traité antérieurement ces questions.

§ 5.[5] Mais, quoique les éléments se changent les uns dans les autres, il est impossible que le principe de la transformation se trouve ni dans l’un des extrêmes, ni au au milieu ; voici ce qui le prouve. D’abord, quant aux extrêmes, il n’est pas possible que toutes les choses soient du feu, non plus qu’elles soient toutes de la terre ; car cela reviendrait à dire que tout naît du feu, ou que tout naît de la terre. Mais on ne peut pas dire davantage, ainsi que le veulent quelques philosophes, que ce soit le milieu qui est le principe, et que l’air se change en feu et en eau, ni que l’eau se change en air et en terre ; les extrêmes, je le répète, ne pouvant jamais se changer les uns dans les autres.

§ 6.[6] Ainsi, il faut trouver un point d’arrêt, et l’on ne peut pas plus d’une part que de l’autre aller à l’infini en ligne droite ; car il y aurait alors pour un seul et unique élément des oppositions et des contraires en nombre infini. Soit en effet la terre représentée par T, l’eau représentée par E, l’air par A, et le feu par F. Si A se change en F et en E, l’opposition sera entre A et F. Supposons que ces contraires soient la blancheur et la noirceur. D’autre part, si A se change en E, ce sera une autre opposition ; car E et F ne sont pas identiques. Soit l’opposition de la liquidité et de la sécheresse, représentées, la sécheresse par S, et la liquidité par L. Si donc c’est le blanc qui demeure et subsiste, l’eau sera liquide et blanche ; et si elle n’est pas blanche, elle sera noire, puisque le changement ne se fait que dans les contraires. Il faut donc nécessairement que l’eau soit ou blanche ou noire, et l’on peut supposer que ce soit le premier cas. De la même manière aussi, S, la sécheresse, sera à F. Ainsi, F, c’est-à-dire le feu, se changera également en eau ; car ce sont là les contraires ; et le feu était noir d’abord et ensuite sec, comme l’eau était d’abord liquide et ensuite blanche.

§7.[7] Il est donc évident que tous les éléments pourront changer les uns dans les autres ; les qualités restantes se trouveront dans T, la terre, ainsi que les deux points de réunion et de raccord, le noir et le liquide, puisque ces deux qualités ne se sont pas encore combinées ensemble, de quelque façon que ce soit.

§ 8.[8] Voici bien la preuve qu’on ne peut ici aller à l’infini, principe auquel nous nous sommes référé avant d’établir la démonstration qui précède, c’est que si l’on suppose que le feu, représenté par F, se change en un autre élément, et ne revient pas en arrière, et que, par exemple il se change en R, il y aura, dès lors, pour le feu et pour R, une opposition de contraires différente de celles qu’on a dites, puisque R ne peut être identique à aucun des éléments désignés par T, E, A et F. [333b] Supposons que la qualité C est à F, et que la qualité S, soit à R. C alors sera à tous les éléments T, E, A et F ; car tous ces éléments changent les uns dans les autres. Mais, en admettant que ceci n’ait pas encore été démontré, il est évident du moins que si R se change de nouveau en un autre élément, il y aura dès lors une autre opposition de contraires ; et elle aura lieu entre R, et le feu F. Il en sera toujours de même du terme ajouté, et il fera toujours une opposition avec les termes précédents, de sorte que, si ces termes sont en nombre infini, il y aura aussi des oppositions en nombre infini pour un seul et unique élément. Or, si cela est possible, il sera dès lors impossible et de donner la définition et d’expliquer la production de quelqu’élément que ce soit, puisqu’il faudra, si l’un vient de l’autre, parcourir autant d’oppositions qu’on vient de dire et même davantage. Il s’ensuit que pour quelques-uns des éléments, il n’y aura jamais de changement possible ; par exemple, si les intermédiaires sont en nombre infini ; et il le faut, si les éléments sont infinis eux-mêmes. Ainsi par exemple, il n’y aura pas de changement d’air en feu, si les oppositions à parcourir sont infinies en nombre.

§9.[9] Enfin aussi, tous les éléments se réduisent à un seul ; car il faut que toutes ces oppositions appartiennent, soit celles d’en haut aux éléments qui sont au-dessous de F, soit celles d’en bas, à ces mêmes éléments, de telle sorte que tous se réduiront à un seul.

  1. Ch. V, § 1. Les détails qui précèdent, le texte n’est pas aussi formel. — Sous un autre jour, le texte dit précisément : « ainsi » ; « c’est-à-dire, « de la manière suivante. » — Si la matière des corps naturels, il faut entendre ici par Corps Naturels d’abord quelques-uns des éléments, et ensuite tous les corps que les éléments primitifs forment par leurs combinaisons. — Comme le croient quelques philosophes, et spécialement ceux de l’École d’Ionie. — Un seul et unique élément, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Puisque le changement se fait dans les contraires, et que l’on admet la réalité du changement attesté par nos sens. — Dans tous les changements, j’ai ajouté ces mots pour éclaircir la pensée.
  2. § 2. Que l’eau, il y a des éditeurs qui donnent le Feu, au lieu de l’eau ; et je crois que c’est la véritable leçon, attendu qu’elle s’accorde exclusivement avec tout ce qui suit. Philopon aussi semble l’avoir eue. Je n’ai pu cependant osé changer le texte reçu, parce que ce changement ne s’appuirait sur aucun manuscrit. — Entre les qualités, j’ai ajouté ces mots qui complètent le sens. — Une des deux parties, c’est le mot mime du texte que j’ai cru devoir conserver, bien qu’il ne soit peut-être pas très bien choisi. — La chaleur, en supposant comme plus haut, § 3 et 2, que l’air est chaud et liquide. — Que les choses se passent ainsi, le texte n’est pas aussi formel. — Que l’air vient du feu, comme on a supposé tout à l’heure que c’était le feu qui venait de l’air, il faut que l’air puisse venir du feu aussi, attendu qu’on ne suppose qu’un seul et unique élément. — De la chaleur, qui est évidemment dans le feu. — En son contraire, qui est le froid. — Cette qualité contraire, le texte n’a qu’un pronom démonstratif neutre, tout à fait indéterminé. — Il y aura donc, c’est la théorie à laquelle s’arrêtera Aristote dans ce qui va suivre. — Et quelqu’autre matière commune aux deux, c’est la matière qui est en simple puissance et non en acte, et qui peut recevoir tour à tour la forure et l’espèce de chacun des contraires. Voir le Timée de Platon, traduction de M. V. Cousin, page 122.
  3. § 3. Pour tout autre élément que l’air, le texte est plus vague. — Qui serait la source unique, même observation. — Quelqu’autre intermédiaire, comme le pensait Anaximandre, selon, Philopon. — Est la privation, voir la Physique, liv. 1, ch. 8 § 10, page 480 de ma traduction. La privation est le second des contraires en ce sens que ce second contraire. n’existe qu’autant que l’autre a cessé lui-même d’exister. — Et du contenant, j’ai conservé l’expression du texte, toute vague qu’elle est. Voir sur l’infini la Physique liv. III, ch. 6, § 4, page 97 de ma traduction. Les philosophes qu’indique ici Aristote sont sans doute les Pythagoriciens, id. ibid., § 12, page 100. — Puisse être indifféremment cet intermédiaire, le texte n’est pas aussi précis ; mais c’est le sens qui ressort du commentaire de Philopon.
  4. § 4. De corps sensible, l’expression du texte est tout à fait indéterminée. — Les éléments que nous connaissons, j’ai ajouté les trois derniers mots. — Tels qu’ils sont, même observation. — Platon dans le rimée, voir la traduction du Timée par M. V. Cousin, pages 166 et suivantes. — Plus haut voir plus haut, ch. 3 et 4. — C’est-à-dire une qualité commune, j’ai ajouté ceci en forme de glose. — Oppositions de contraires, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Aux deux contraires, j’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée ; voir la Physique, liv. I, ch. 8, de ma traduction. — Davantage d’éléments, le texte n’est pas aussi formel. — Antérieurement, voir plus haut, ch. 3, § 1.
  5. § 5. Le principe de la transformation, le texte dit simplement : « un principe. » — Soient du feu.. de la terre, le feu et la terre étant les éléments extrêmes. — L’air se change en feu, l’air étant un élément intermédiaire. — L’eau se change en air, même remarque — Je le répète, j’ai ajouté ces mots. — Se changer les uns dans les autres, parce que les extrêmes sont des contraires qui se détruisent, mais ne se permutent pas réciproquement.
  6. § 6. Il faut trouver un point d’arrêt, ligne droite, c’est-à-dire sans revenir sur ses pas pour aller de nouveau du second extrême au premier, comme on est allé d’abord du premier au second. D’ailleurs, cette pensée n’est pas exprimée assez clairement. — Des oppositions et des contraires, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Représentés par T dans l’original les lettres sont, ainsi que Philopon le remarque, les initiales des mots qu’elles remplacent, comme dans ma traduction. D’ailleurs, cet exemple littéral n’apporte pas grand éclaircissement. — La blancheur et la noirceur, Saint Thomas remarque avec raison que ces exemples ne sont pas très bien choisis, et que ce ne sont pas là les qualités les plus ordinaires des éléments. — E et F ne sont pas identiques, ils sont même contraires d’après les idées communes, puisque ce sont l’eau et le feu. — De la liquidité, on pourrait traduire aussi « de l’humidité. » - C’est-à-dire le feu se changera également en eau, toutes ces transformations sont purement logiques, et elles ne répondent pas du tout à la réalité des faits. L’auteur n’est pas assez fidèle ici à la méthode d’observation qu’il a si souvent recommandée.
  7. § 7. Tous les éléments, il serait possible de limiter cette assertion un peu trop générale et de la restreindre aux deux éléments de la terre et du feu. — Les qualités restantes, c’est-à-dire, celles qui n’ont pas encore été combinées l’une avec l’autre. — Les deux points de réunion et de raccord, c’est-à-dire, les qualités communes aux deux éléments, et par lesquelles ils peuvent se réunir et se combiner, de manière à te changer l’un dans l’autre.
  8. § 8. Principe auquel nous nous sommes référé, voir plus haut, § 6. — La démonstration qui précède, le texte n’est pas aussi formel. — Et ne revient pas en arrière, c’est-à-dire, si le changement se poursuit en ligne droite, et si le feu ne se change pas successivement en air, eau et terre, pour qu’ensuite la terre se change en eau, air et feu. — De celles qu’on a dites, voir plus haut, ch. 5 et 6. — Ne peut être identique, c’est-à-dire que R serait supposé un cinquième élément, en dehors du feu, de l’air, de l’eau et de la terre. — La qualité C, le texte dit simplement C. — C alors sera à tous les éléments, puisqu’il est à F par R, et par F au reste des autres. — Du terme ajouté, comme on a ajouté R aux quatre autres éléments. — Si ces termes sont en nombre infini, par ces termes il faut entendre les éléments nouveaux qu’on supposerait à la suite du cinquième, comme on a supposé le cinquième à la suite des quatre premiers. — Pour un seul et unique élément, puisque tous les éléments peuvent se changer les uns dans les autres successivement. — De quelqu’élément que ce toit, le texte a une expression tout à fait indéterminée. — Qu’on vient de dire, le texte n’est pas aussi formel.—Et même davantage, ceci ne se comprend pas bien, puisqu’on a supposé que le nombre des intermédiaires est infini. — Quelques-uns des éléments, l’expression de l’original est indéterminée ; il m’a semblé que ceci se rapporte nécessairement aux éléments. — Si les intermédiaires sont en nombre infini, comme on l’a supposé plus haut. L’air et le feu sont cependant des éléments voisins l’un de l’autre, et s’ils ne peuvent se changer l’un dans l’autre réciproquement, à plus forte raison des éléments éloignés, comme le feu et la terre.
  9. § 9. Enfin, j’ai ajouté ce mot pour montrer que c’est ici le complément de tout ce qui précède. On ne voit pas bien d’ailleurs la force de cet argument, fondé sur l’hypothèse d’un cinquième élément et d’une série définie d’éléments. En supposant même qu’il n’y ait que quatre éléments, du moment qu’ils peuvent se changer les uns dans les autres, comme Aristote le soutient, il semble aussi qu’ils peuvent aussi se réduire tous à un seul. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il s’agisse ici des éléments, puisque l’expression du texte est indéterminée comme dans d’autres passages, et il est possible que ce soient tous les intermédiaires qui se réduisent à un seul. — Que tous se réduisent à un seul, j’ai conservé l’indétermination de l’original. Tout ce passage reste obscur malgré les longues explications de Philopon, qui s’appuie cependant sur Alexandre d’Aphrodisée. Ce dernier semble avoir déjà eu le texte d’Aristote, tel qu’il nous est parvenu, et il n’y a pas lieu probablement à supposer ici aucune interpolation. La pensée générale de cette argumentation est d’ailleurs assez claire, bien que les détails ne le soient pas toujours. Selon Aristote, les quatre éléments peuvent se changer les uns dans les autres ; mais ce changement ne saurait être infini ; et il faut s’en tenir aux quatre éléments que nos sens nous attestent, et aux quatre qualités qui les caractérisent et les distinguent. Saint-Thomas a commenté ce passage avec une brièveté qui ne lui est pas ordinaire, et cette concision ne contribue pas à la clarté.