De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre IX


Chapitre IX


La matière et la forme, premiers principes des choses ; nécessité d’un troisième principe, la cause motrice. — Réfutation de la théorie des Idées telle que Socrate l’expose dans le Phédon ; les Idées ne peuvent expliquer la production des choses ; elles ne produisent pas ; on voit une foule de choses se produire sous nos yeux par d’autres causes. — Réfutation de la théorie qui explique la production des choses par le mouvement de la matière ; la matière est passive et n’agit pas. Exemples divers tirés des procédés de l’art.


§ 1.[1] Comme il y a des choses qui sont produites et périssables, et que tout ce qui naît et se produit se trouve dans le lieu qui environne le centre, il faut d’abord parler de la production des choses, prise dans toute sa géné ralité, et dire à quel nombre et de quelle nature sont ses principes. De cette manière, nous étudierons plus facilement les faits particuliers, après avoir acquis préalablement la connaissance des faits généraux.

§ 2.[2] Ces principes sont ici en même nombre et du même genre que ceux qu’on découvre dans les êtres éternels et primitifs. L’un de ces principes est comme matière ; l’autre est comme forme. Mais il en faut en outre un troisième qui se joigne à ces deux autres ; car ces deux-là ne sont pas plus capables de produire ici quelque chose que dans les primitifs.

§ 3.[3] Ainsi donc, c’est la matière, qui, pour les êtres produits, est cause qu’ils peuvent être et ne pas être. Or, parmi les choses, il y en a qui sont de toute nécessité, par exemple, les substances éternelles ; il y en d’autres qui ne sont pas nécessairement. Pour les unes, il est impossible qu’elles ne soient pas ; et pour les autres, il est impossible qu’elles soient, parce qu’il ne se peut pas que rien soit autrement que ne l’exige la nécessité. Mais il y a d’autres choses qui peuvent également être et ne pas être ; c’est précisément tout ce qui est produit et est périssable ; car tantôt ces choses-là sont, et tantôt elles ne sont pas. Ainsi donc, la production et la destruction ne se rapportent qu’à ce qui peut être et ne pas être.

§ 4.[4] C’est bien là, en tant que matière, la cause des choses produites ; mais en tant que but final, la cause, c’est la forme et l’espèce ; et c’est là la définition de l’essence de chaque chose.

§ 5.[5] Mais à ces deux principes, il faut toujours en ajouter un troisième. Or ce principe-là, tous les philosophes semblent ne l’apercevoir que comme en rêve, et personne n’en parle avec quelque précision. Les uns ont cru, comme Socrate dans le Phédon, que la nature des Idées suffisait pour expliquer la production des choses ; car Socrate, reprochant aux autres de n’avoir rien dit à cet égard, suppose que, parmi les choses qui existent, les unes sont des Idées, et que les autres reçoivent ces Idées, auxquelles elles participent ; que l’être de chaque chose est dénommé d’après son Idée, et que les choses se produisent quand elles reçoivent cette Idée, et qu’elles périssent quand elles la perdent. Par conséquent, si tout ceci est vrai, Socrate pense que les Idées sont nécessairement la cause de la production et de la destruction des choses. D’autres, au contraire, ont cru voir cette cause dans la matière elle-même, parce que c’est d’elle que, selon eux, venait le mouvement.

§ 6.[6] Mais ni les uns ni les autres n’ont raison ; car si les Idées, en effet, sont causes, pourquoi ne produisent-elles pas toujours d’une manière continue ? Pourquoi tantôt produisent-elles et tantôt ne produisent-elles pas, quoique les Idées subsistent toujours, ainsi que les choses qui peuvent y participer ? De plus, il y a des choses pour lesquelles on voit clairement que c’est quelque autre chose que l’Idée qui en est cause. Ainsi, c’est le médecin qui fait la santé, c’est le savant qui fait la science, bien que la santé même et la science même existent, ainsi que les êtres qui peuvent y participer. Il en est de même aussi pour toutes les autres choses qui sont faites selon l’art qui peut les accomplir.

§ 7.[7] D’autre part, quand on prétend que c’est la matière qui produit les choses par le mouvement qu’elle leur donne, sans doute c’est là une opinion plus d’accord avec la nature que la théorie des Idées ; car, ce qui altère les choses et les transforme peut paraître davantage la vraie cause de leur production ; et en général, dans les produits de la nature aussi bien que dans ceux de l’art, on regarde habituellement comme faisant les choses tout ce qui leur donne le mouvement.

§ 8.[8] Toutefois ces derniers philosophes eux-mêmes n’ont pas raison ; car, être passif et être mû, ce sont bien les propriétés qui appartiennent à la matière, tandis que mouvoir et agir appartiennent à une tout autre puissance. C’est là ce qu’on peut observer également dans tout ce que fait l’art comme dans tout ce que fait la nature. Ainsi, ce n’est pas l’eau elle-même qui fait l’animal sorti de son sein (c’est la nature) ; ce n’est pas davantage le bois qui fait le lit, c’est l’art. De là, on peut conclure que ces philosophes non plus ne s’expriment pas bien, et leur erreur vient de ce qu’ils omettent la cause la plus importante de toutes, en supprimant l’essence et la forme.

§ 9.[9] Il s’ensuit, de plus, qu’ils confèrent aux corps des forces à l’aide desquelles ils les font naître un peu trop mécaniquement, en laissant de côté la cause qui tient à l’espèce. Comme d’après les lois de la nature, ainsi qu’ils le disent, le chaud désagrège et le froid coagule, et comme chacun des autres éléments agit et souffre à sa manière, cela leur suffit pour affirmer que c’est aussi de là et par là que tout le reste des choses se produit et se détruit. Le feu lui-même leur paraît subir le mouvement et souffrir.

§ 10.[10] L’erreur est à peu près la même que si l’on allait prendre la scie, et les autres instruments analogues, pour la vraie cause de tout ce qu’ils produisent, et le leur rapporter, sous prétexte que du moment qu’on scie il faut nécessairement que le bois soit tranché, et que du moment qu’on rabote, il y a nécessité égale que la planche s’aplanisse ; et ainsi de suite. En conséquence, bien que le feu soit le plus actif des éléments, et qu’il communique le mouvement le plus énergique, ils ne voient pas comment il agit, et qu’il agit plus mal que les instruments ordinaires.

§ 11.[11] Quant à nous, comme nous avons antérieurement parlé des causes en général, nous n’avons fait ici que traiter de la matière et de la forme.

  1. Ch. IX, § 1. Tout ce qui naît et se produit, le texte dit d’une manière plus générale encore : « la génération. » — Se trouve dans le lieu qui environne le centre, cette expression est assez singulière ; elle signifie seulement que les corps mixtes que nous pouvons observer se trouvent à la surface de la terre, considérée comme le centre du du monde. Cette expression, d’ailleurs, ne semble offrir aucune difficulté à Philopon, qui ne croit pas devoir la commenter. — De la production des choses, même observations qu’un peu plus haut. — Les faits particuliers…. des faits généraux, ce n’est pas là d’ordinaire la méthode d’Aristote, et il va plus volontiers des faits particuliers aux faits généraux que de ces derniers aux autres. Le texte n’est pas aussi précis que ma traduction.
  2. § 2. Dans les êtres éternels et primitifs, ce sont les corps célestes regardés comme éternels et immuables, et comme les premiers de tous les corps. — Est comme matière, j’ai conservé la tournure de l’original ; mais on pourrait traduire aussi : « joue le rôle de matière…. le rôle de forme. » — Qui se joigne à ces deux autres, j’ai ajouté ces mots, pour rendre toute la force de l’expression grecque. Ce troisième principe, c’est la cause motrice, ou plutôt la cause efficiente. Il faut comparer avec ces théories celles du premier livre de la Physique, chapitre 8, page 473 de ma traduction. — Ne sont pas plus capables, la matière et la forme sont l’une et l’autre stériles sans le troisième principe, qui vient leur donner la réalité en les unissant.
  3. § 3. Est cause qu’ils peuvent être et ne pas être, on pourrait également bien renverser la phrase et dire : « La faculté d’être et de ne pas être est, comme matière, la cause des êtres produits. » — Parmi les choses, ou « parmi les substances », ou encore : « parmi les êtres. » — Les substances éternelles, c’est-à-dire, «  les corps célestes. » — Également être et ne pas être, en d’autres termes, tous les êtres contingents. — Tout ce qui est produit, ou « est créé. » — Et est périssable, comme le sont la plupart des êtres qui sont soumis à notre observation.
  4. § 4. Des choses produites, et périssables. — En tant que but final, le texte dit précisément : « en tant que pourquoi. » — C’est la forme et l’espèce, l’espèce se confond avec l’Idée, comme on le verra un peu plus bas. — La définition de l’essence, ou bien : « la raison de l’essence. »
  5. § 5. Ajouter un troisième, la cause efficiente. — Que comme en rêve, la critique est assez sévère, et dédaigneuse ; voir le premier livre de la Métaphysique, traduction de M. Cousin, chapitres 4 et 5. — Dans le Phédon, voir le Phédon de Platon, traduction de M. Cousin, page 283. — La nature des Idées, ou « des espèces » ; car le mot est le même. — De n’avoir rien dit, cette expression peut signifier également, ou que les philosophes attaqués par Socrate ont gardé le silence ; ou qu’ils n’ont rien dit de considérable. — Les unes sont des Idées…. etc., ce résumé du Phédon est assez exact. — L’être de chaque chose, c’est la tournure même du texte. — Si tout ceci est vrai, il y a dans cette restriction une sorte de négation et de critique. — D’autres, Philopon ne dit pas quels sont ces autres philosophes ; mais il est probable qu’il s’agit de Démocrite et de son école. — Selon eux, j’ai ajouté ces mots.
  6. § 6. Ni les uns ni les autres, ni Platon ni les matérialistes. — Sont causes, le texte est aussi vague. — Que l’Idée, j’ai ajouté ces mots. — Qui fait la santé, il faudrait peut-être ajouter : « dans le corps », pour rendre toute la force de l’expression grecque. — La santé même, c’est-à-dire l’idée de la santé. — La science même, observation pareille. — Ainsi que les êtres qui peuvent y participer, ainsi, outre l’idée de la santé et du malade, il faut le médecin ; outre l’idée de la science et l’élève, il faut le maître capable de transmettre ce qu’il sait. — Selon l’art qui peut les accomplir, le texte n’est pas aussi formel.
  7. § 7. D’autre part, c’est aux partisans de la matière qu’Aristote répond ici, après avoir répondu à Platon. — Que la théorie des Idées, le texte n’est pas aussi précis. — Ce qui altère les choses, peut-être faut-il prendre ici cette expression dans un sens un peu plus large que ne le fait habituellement Aristote.
  8. § 8. Être passif, ou « souffrira. » — A une tout autre puissance, c’est le terme même de l’original ; on pourrait traduire aussi : « à une tout autre force ». — Sorti de son sein, le texte n’est pas aussi précis. — (C’est la nature), j’ai mis ces mots entre parenthèses, parce qu’ils ne se trouvent que dans quelques manuscrits ; ils ne sont pas indispensables. Le commentaire de Philopon les peut faire supposer. — L’essence et la forme, peut-être faudrait-il ajouter : « l’essence permanente ».
  9. § 9. Un peu trop mécaniquement, c’est l’expression même du texte, qui n’est pas très claire ; voir le paragraphe suivant. Il semble que cette objection rentre presque tout à fait dans la précédente, ainsi que le remarquent les Coïmbrois. Philopon, d’après Alexandre d’Aphrodisée, croit que cette critique s’adresse plus spécialement à Parménide. — Le chaud désagrège, quand il fait fondre, par exemple, certaines substances. — Le froid coagule, c’est vrai dans certains cas ; mais ce ne l’est pas dans tous. — Des autres éléments, le texte n’est pas aussi précis. — Le feu lui-même, qui passe pour le plus actif des éléments, devient passif dans ce système. — Subir le mouvement, ou « être mu. »
  10. § 10. On allait prendre la scie, voir plus haut le début du § 9. Voilà les principes mécaniques auxquels les philosophes rapportaient la production des choses. — Et le leur rapporter, le texte n’est pas aussi formel. — Il y a nécessité égale, même observation. — Qu’il agit plus mal, c’est-à-dire, avec moins d’ordre. — Ordinaires, j’ai ajouté ce mot.
  11. § 11. Antérieurement, Philopon pense qu’il s’agit ici de la Physique ; mais c’est plutôt dans le premier livre de la Métaphysique qu’Aristote a traité des causes. — Nous n’avons fait ici que traiter, le texte n’est pas aussi formel.