De la Corneille et de la Cruche

De la Corneille et de la Cruche
Traduction par Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde.
chez les Heritiers de Rothe et Proft (p. 268-270).

FABLE CIII.

De la Corneille & de la Cruche.

La Corneille ayant ſoif, trouva par hazard une Cruche où il y avoit un peu d’eau ; mais comme la Cruche étoit trop profonde, elle n’y pouvoit atteindre, pour ſe déſaltérer. Elle eſſaya d’abord de rompre la Cruche avec ſon bec ; mais n’en pouvant venir à bout, elle s’aviſa d’y jetter pluſieurs petis cailloux, qui firent monter l’eau juſqu’au bord de la Cruche. Alors elle but tout à ſon aiſe.


SENS MORAL

On obtient par ſa ſageſſe & par ſa bonne conduite, ce que l’on n’auroit pu obtenir par la violence & par la force. La néceſſité fait trouver des inventions auſquelles on ne penſeroit jamais, ſi l’on ne ſe trouvoit pas dans ces conjonctures fâcheuſes. Ce que fit la Corneille en cette occaſion & ce que font encore à peu près de ſemblable pluſieurs animaux, a fait dire à quelques Philoſophes, que les bêtes raiſonnoient & qu’ils tiroient des conſéquences. Eſope les fait parler pour inſtruire les hommes & pour leur apprendre la morale & la véritable ſageſſe. Ce que l’on peut remarquer à l’avantage des animaux, c’eſt la merveilleuſe prévoyance qu’ils ont pour leur conſervation & pour tout ce qui regarde leur maniere de vie, ou pour perpétuer leur eſpece ; les ſoins qu’ils prennent de leurs petits, l’ardeur avec laquelle ils les défendent : mais on peut attribuer tout cela à l’inſtinct de leur nature, ſans qu’il ſoit néceſſaire qu’ils raiſonnent, ou qu’ils tirent des conſéquences. Les plantes germent dans la terre ; la digeſtion ſe fait dans notre eſtomac ; le chyle & le ſang ſe diſtribuent dans les veines, ſans que l’ame en ait aucune connoiſſance & ſans qu’elle puiſſe empêcher ; car tout cela ſe fait méchaniquement, & par la force des reſſorts & de la machine. Peut-être que ce qui a donné occaſion de penſer que les bêtes raiſonnoient, c’eſt que Pythagore ayant publié par toute l’Italie ſon ſentiment ſur la métempſycoſe, il ne fut pas difficile de faire croire que les bêtes raiſonnoient, depuis que l’on crut que les ames des hommes paſſoient dans leurs corps. Eſope étoit en cela du ſentiment de Pythagore ; mais n’en déplaiſe à ces deux grands hommes, il y a long-tems qu’on eſt revenu de ces rêveries & l’on ne croit pas en ces ſiecles-ci que les bêtes raiſonnent ou tirent des conſéquences, ni qu’elles diſtinguent le vrai d’avec le faux. On les a terriblement dégradé depuis que quelques Philoſophes modernes ont publié que les bêtes ne vivent pas, qu’elles ne voyent, & qu’elles n’entendent rien ; qu’elles ne ſentent point de douleur quand on les bat, ou quand on les écorche ; que ce ſont des automates & des machines un peu plus parfaites que les montres, parce qu’elles ſont d’un plus excellent ouvrier. Cette opinion diminue beaucoup le prix de ce que fit la Corneille, en jettant des cailloux dans la Cruche, pour faire rémonter l’eau juſqu’au bord, afin qu’elle pût boire avec plus de facilité.

N’en déſeſpere point ; la choſe eſt difficile,
Mais quoique l’obſtacle ſoit grand,
Avec un peu d’adreſſe, il n’eſt ſi mal habile
Qui ne ſe tire bien de ce qu’il entreprend.