De l’Accouchement d’une Montagne

De l’Accouchement d’une Montagne
Traduction par Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde.
chez les Heritiers de Rothe et Proft (p. 125-127).

FABLE XXIII.

De l’accouchement d’une Montagne.

Il courut autrefois un bruit, qu’une Montagne devoit enfanter. En effet, elle pouſſoit des cris épouvantables, qui ſembloient menacer le monde de quelque grand prodige. Tout le Peuple étonné de ce bruit, ſe rendit en foule au pied de la Montagne, pour voir à quoi aboutiroit tout ce fracas. On ſe préparoit déjà à voir ſortir un Monſtre horrible des entrailles de la Montagne ; mais après avoir long-tems attendu avec une grande impatience, on vit enfin ſortir un Rat de ſon ſein. Ce ſpectacle excita la riſée de tous les aſſiſtans.


SENS MORAL.

On ſe rend ridicule par des promeſſes magnifiques qui n’aboutiſſent à rien. Les perſonnes hautaines ont acoûtumé d’éblouir ceux qui les hantent par de grandes promeſſes, pour les engager plus fortement dans leurs intérêts, ou pour contenter leur vanité. Il ne faut jamais promettre ce que l’on n’eſt pas en état de donner. Il y a des gens qu’on ne connoit point, & qui ſe font valoir par des promeſſes chimériques. On croiroit à les entendre, qu’ils gouvernent tout le Royaume ; ils étourdiſſent le monde par le bruit de leur faveur. Ceux qui ne jugent que par les apparences ſe laiſſent ſeduire par cet appas ; mais les autres qui les connoiſſent à fond, ou qui ont déjà été trompés, ſçavent à quoi s’en tenir. Il faut regarder ſur le même pied de certains fanfarons qui font de grandes menaces, dont peu de gens ſe mettent en peine, à cauſe qu’on les connoit. L’intention d’Eſope en cette Fable, a été principalement de faire voir la vanité de la plûpart des entrepriſes des hommes ; il les compare ingénieuſement à la groſſeſſe des montagnes qui n’enfantent qu’une Souris. En effet ces vaſtes projets des plus grands hommes, ces deſſeins ſi bien concertés, ces meſures priſes avec tant de juſteſſe n’aboutiſſent à rien le plus ſouvent ; ou s’ils viennent à bout de leurs entrepriſes, ils ſe relâchent après l’exécution, & flétriſſent, par le déſordre de leur conduite, la gloire qu’ils avoient acquiſe par leurs belles actions. Ces ſuperbes bâtimens, ces Mauſolées magnifiques, ces Coloſſes prodigieux, & une infinité de rares ouvrages que l’on croit immortels, ont à peu près le même ſort que la gloire des Conquérans. Le tems, a qui rien ne réſiſte, ruine enfin tout ce qu’il y a de plus beau & de plus parfait dans les ouvrages de la Nature & de l’Art. Democrite, après avoir connu le ridicule des deſſeins ambitieux des hommes, rioit ſans ceſſe de la vanité de leurs projets. Combien ſe donnent-ils de mouvemens ! Combien de ſang répandent-ils pour contenter leur vanité, & pour mériter le nom de Conquérans ! Si l’Hiſtoire ne nous trompe point, Xerxes, Roi de Perſe, ramaſſa plus d’un million d’hommes, pour deſoler & pour envahir la Grece ; mais ces grands préparatifs au lieu de le couvrir de gloire, le couvrirent de honte. L’on pourroit avec quelque raiſon comparer ce Prince à la Montagne, qui n’enfante qu’une Souris.

Monte aux plus grands honneurs, enchaîne la Fortune,
Fais qu’aucun n’ait un ſort ſi brillant que le tien :
Tu deſcens dans la tombe, à tous elle eſt commune ;
Là de tes grands projets que te reſte-t-il ? Rien.