De l’Aigle et du Corbeau


Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Aigle, le Choucas et le Berger.

De l’Aigle et du Corbeau
Traduction par Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde.
chez les Heritiers de Rothe et Proft (p. 212-214).

FABLE LXX.

De l’Aigle & du Corbeau.

Une Aigle venant à fondre du haut des airs ſur un Mouton, l’enleva. Un Corbeau, qui le vit, crut en pouvoir faire autant, & volant ſur le dos d’un Mouton, il fit tous ſes efforts pour l’emporter, comme l’Aigle avoit fait ; mais ſes efforts furent inutiles, & il s’embraſſa tellement les pieds dans la laine du Mouton, qu’il ne put jamais ſe dégager ; de ſorte que le Berger ſurvenant, prit le Corbeau, & le donna à ſes enfans, pour les amuſer & pour leur ſervir de jouet.


SENS MORAL.

Il eſt de la prudence de connoître ſes forces, avant que de hazarder quelque entrepriſe, pour ne pas entreprendre plus qu’on ne peut. Ce fut une préſomption extrême du Corbeau, de croire qu’il pourroit exécuter les mêmes choſes que l’Aigle ; car leurs forces ne ſont pas égales. Cependant il voulut témérairement s’égaler à ce Roi des Oiſeaux ; mais ſa préſomption fut punie. Ce défaut eſt aſſez ordinaire parmi les hommes ; ils ont naturellement envie de faire eux mêmes ce qu’ils voyent faire aux autres, ſans examiner s’ils pourront réuſſir dans ce qu’ils entreprennent, & ſi leurs forces ſont égales. Les Poétes ont feint que Salmonée eut aſſez d’audace pour vouloir imiter les Foudres de Jupiter, & pour s’attribuer par là des honneurs divins. Alexandre le Grand voulut faire accroire au Peuple qu’il étoit fils de Jupiter Ammon ; & pour introduire cette créance, il ſuborna des Poétes Africains, qui firent parler de faux Oracles en faveur d’Alexandre. Sans aller chercher des exemples dans la Fable, ou dans l’Hiſtoire, on voit tous les jours des particuliers, qui dédaignant leur condition, veu- lent s’élever au deſſus de leur état. Les Payſans tâchent d’imiter les Bourgeois ; les Bourgeois s’égalent aux Gentils-hommes, par leurs dépenſes. Cette confuſion cauſe de grands déſordres, & ſouvent la ruine des particuliers, qui ne conſultent pas aſſez leurs forces. Cette vérité nous eſt répréſentée dans la préſomption du Corbeau, qui crût pouvoir faire ce que l’Aigle avoit fait, mais cette folle entrepriſe lui couta la liberté. C’eſt ainſi que ces téméraires, qui enfantent des deſſeins chimériques dont ils ne peuvent venir à bout, s’expoſent à la riſée de tout le monde.

Sur l’exemple des Grands, qu’enfle la vanité,
Former de hauts projets, c’eſt manquer de ſageſſe ;
S’ils peuvent réuſſir par leur autorité ;
Tu tomberas par ta foibleſſe.