De la Commune à l’anarchie/Chap. XI


Stock, éditeur (p. 149-171).


CHAPITRE XI.


DERNIERS RÉPITS.


Le bonheur n’a pas d’histoire et c’est un exposé de faits et de choses constatés de visu, non une autobiographie que j’ai l’intention de présenter au lecteur.

Je passe donc sur les mois tranquilles écoulés dans notre oasis, les promenades aventureuses, les flirtages à l’ombre des cocotiers : Dyla, Hygué, Bouboute, Poune, Molah, Tamoui et, vous charmant essaim des Cabô, dont le nom aristocratique signifie « fille de chef », je n’évoquerai que pour moi votre souvenir : où sont les neiges d’autan ! Et Pangou, au sein sculptural, qu’un perfide Chinois, du nom de Jemmy Lai-Tchin, renouvelant les exploits de Pâris emmena un jour, à bord de son brick, pour la conduire à la fois à Nouméa et à Cythère ! Mais la morale eut le dernier mot : les missionnaires, bien que la popiné fût païenne, eurent la charité de s’en occuper : ils télégraphièrent au chef-lieu et, à peine avait-il mouillé, le concupiscent fils du Ciel se vit enlever sa captive… qu’on maria avec un complaisant Canaque de la mission de Saint-Louis.

Le lieutenant Blanchard, moins clérical, et plus négrophile que son prédécesseur, par amour des popinés, avait charitablement averti les missionnaires de mettre une sourdine à leur zèle qui menaçait de susciter au sein des tribus un conflit armé. Ne pouvant plus aller catéchiser les idolâtres, le père Villars y envoya son homme de confiance, Théophilé, dont les procédés, à l’en croire lui-même, ne manquaient pas de bizarrerie.

Le convertisseur bronzé commençait par emporter avec lui un stock de croix, chapelets et pièces de calicot, qu’il déballait, aussitôt arrivé dans le village païen. « Allons, demandait-il aux Canaques rassemblés, qui d’entre vous a la foi ? » Aussitôt, les âmes vénales commençaient à se révéler : tous ceux qui nourrissaient le désir immodéré de posséder une médaille de cuivre argenté ou une ceinture de toile, car le christianisme prohibait le moinô, renonçaient sans scrupules aux erreurs de leurs pères, sur quoi Théophilé commençait à les baptiser à tour de bras. Des popinés, pour obtenir un peignoir, consentaient à troquer le nom harmonieux de Dyla ou de Manjô contre celui de Sophie ou de Rosalie. Quand l’objet convoité était obtenu, les convertis, renonçant à leur nouvelle religion avec d’autant plus de désinvolture qu’ils ne la connaissaient pas, se replongeaient dans les ténèbres de l’idolâtrie, quitte à ouvrir de nouveau les yeux aux lumières de la foi pour se remonter une garde-robe. J’ai connu de ces Canaques caméléon, qui avaient été baptisés jusqu’à trois fois, contrairement aux lois de l’Église, mais on sait que la fin justifie les moyens et qu’il est avec le ciel des accommodements.

Le grand chef Napoléon, par suite de conventions passées antérieurement à mon arrivée, fournissait au bureau un facteur indigène tous les mois, ou plutôt toutes les lunes, car je ne pus jamais faire comprendre à ces primitifs que notre mois avait trente ou trente-et-un jours, et une fois seulement vingt-huit, au lieu de s’en tenir toujours à ce dernier chiffre. De guerre lasse, l’almanach grégorien s’inclina devant l’almanach sauvage et je continuai à changer de facteur toutes les quatre semaines.

L’un d’eux, Donato grand jeune homme instruit, — il savait lire et écrire ! — me raconta, un jour, le fait suivant, digne de fournir un épisode de vaudeville : quelque temps auparavant, il était employé comme cuisinier ou plutôt relaveur de vaisselle chez les missionnaires, qui le payaient à raison de dix sous par semaine. Le dimanche arrivé, il allait à la messe, où les indigènes se rendaient avec d’autant plus d’entrain qu’une amende d’un dollar (5 francs) frappait les récalcitrants, système qui portait ses fruits et que je recommande aux gouvernements cléricaux. Après l’Ita missa est, la famille Coste, qui ne manquait pas les saints offices, se retirait : les portes de l’église, — à Poébo, la maison du Seigneur était une véritable chapelle, non une simple case, — se refermaient sur les ouailles de couleur, auxquelles, sous celle de sermon, le bon père débitait des bourdes trop usées pour avoir cours encore au pays de Voltaire. Puis, on faisait la quête et, de gré ou non, le pauvre Donato remettait la pièce de cinquante centimes, prix de son labeur d’une semaine.

Nos relations avec les missionnaires étaient assez curieuses. Il va sans dire que nous ne faisons point partie du saint troupeau : une fois, cependant, nous visitâmes l’église, la seule qui existât alors dans la brousse, et quelques paroles de pure courtoisie furent échangées en italien avec le père Villars, ancien officier de bersaglieri, avant l’annexion à la France de la Savoie, son pays natal. C’était, du reste, malgré sa profession, un fort brave homme, au physique avenant et même majestueux, qui avait dû être jadis fort aimé des dames et qui, maintenant encore, pinçait les oreilles des popinés avec une bonhomie autre que paternelle. Il dirigeait aux offices les chœurs des indigènes et donnait une attention spéciale à ceux des jeunes filles, vis-à-vis desquelles il se montrait rigide.

J’eus la curiosité, à la Noël, de voir une messe de minuit en pays canaque et le spectacle me parut si saisissant que je revins le contempler l’année suivante. Une animation extraordinaire régnait parmi la tribu ; dans les cases de tayos comme dans celles des popinés, les conversations décelaient un grand événement ; hommes et femmes avaient sorti leur linge, car il eût fait beau voir un fidèle s’approcher de la sainte table en moinô ou une dévote en tapa offrir son cœur à Jésus. Dans la soirée, les indigènes commencèrent à se rendre par bandes à la mission ; la lune était invisible, la vallée plongée dans une obscurité profonde. De cette épaisseur de ténèbres, surgissait brusquement, accompagné de clameurs retentissantes, le flamboiement d’une torche portée par quelque retardataire qui galopait rejoindre la procession. Cette torche, zigzaguant dans l’ombre, avec des bonds étranges, éclairait, l’espace d’une seconde, les cocotiers géants, les massifs de verdure et les roches aux contours fantastiques. En approchant de la mission, les torches devenaient de plus en plus nombreuses jusque l’entrée de l’église illuminée à giorno. L’autel resplendissait, une subtile odeur de parfum se mêlait à celle des fleurs et des plantes ; les deux prêtres se mouvaient lentement, drapés dans leurs blancs surplis, et prêts à officier avec toute la majesté de circonstance ; les bancs se garnissaient d’une foule recueillie, les tayos d’un côté, les popinés de l’autre.

La grand’messe s’accomplit selon le cérémonial ordinaire ; les Canaques montraient une grande expérience des divers mouvements de corps qui font partie essentielle du sacrifice divin. Aucun d’eux ne se levait lorsqu’il fallait tomber à genoux ou ne s’asseyait quand l’étiquette religieuse exigeait la station verticale : le confiteor, le credo, l’offertoire n’avaient aucun secret pour eux. Ils étaient réellement croyants, fanatisés même, ces pauvres diables dont beaucoup marmottent du latin de cuisine et ignorent complètement la langue de Francisque Sarcey. Cependant, ceux mêmes qui ne pourraient seuls trouver et combiner quelques mots français pour en faire une phrase, répètent assez bien, sans les comprendre les cantiques qui leur sont entrés dans la tête, grâce à la musique.

Mon impression fut bizarre et, je l’avoue, aucunement désagréable lorsque l’assistance noire se mit à entonner le fameux : « Minuit, chrétiens ! c’est l’heure solennelle… » Les voix étaient justes, celles des femmes sopranisant, celles des hommes profondes et fortes, se mariant d’une façon qui faisait honneur aux enseignements du père Villars. Les paroles n’étaient pas toujours distinctement articulées, les u se convertissaient fréquemment en ou et les r en l, mais l’ensemble demeurait harmonieux. La musique a toujours été une des attractions offertes par l’Église aux sensitifs et le cantique qui salue la venue du rédempteur est fort beau : je ne regrettai pas d’avoir, pour la première fois depuis longtemps, remis les pieds dans un sanctuaire. Inutile de dire qu’au moment de la communion, les Canaques se précipitèrent vers la sainte table avec l’avidité d’anthropophages qui n’ont pas mangé depuis quinze jours. Les laissant aux délices de ce festin eucharistique, j’allai réveillonner d’une façon plus substantielle.

On manquait terriblement de lecture à Oubatche. Jadis, possesseurs d’une superbe bibliothèque, il ne nous restait plus que quelques épaves : l’histoire de la révolution de Louis Blanc, dont les gravures faisaient l’admiration des Canaques, mon vieil Horace que je ressassais et ne lâchais pas, un volumineux traité de physique et deux ou trois romans. Il est vrai que, faute de journaux, les individus se faisaient eux-mêmes feuilles publiques. Madame Coste, brave femme, certainement peu faite pour la solitude, était surnommée jusqu’aux établissements miniers du Diahot « La Gazette du Nord » ; le chef de poste voulait-il apprendre une nouvelle ou faire circuler un bruit quelconque, il éperonnait son cheval et galopait vers Pouébo. Les Henry étaient une mine inépuisable de renseignements sur les missionnaires depuis l’arrivée de ceux-ci dans le pays, trente ans auparavant, sur les indigènes et les divers commandants territoriaux qui s’étaient succédé : le tout narré en dialecte écossais par le mari et en bichelamare par la femme. Les rares voyageurs européens qui, une ou deux fois par mois, s’arrêtaient à Oubatche, en route pour Houaïlou ou Oégoa, ne manquaient pas, comme au temps des Gaulois, de payer l’hospitalité reçue par le reportage, souvent enjolivé, des mille bruits courant la côte : « le missionnaire de Hienghène (pourceau que le gouvernement même fut contraint d’exiler à Lifou) avait pris une nouvelle femme en bas âge… ; la popiné blanche de Panié, qui, jusqu’alors, portait le simple tapa, avait dépouillé ce rudiment de costume, et se promenait maintenant en l’état de sa grand’mère Ève, tandis que son mari honoraire, Gil***, était accusé d’une nouvelle escroquerie. » Ancien sergent-major de zouaves cet individu, habitué aux « mangeages de grenouilles, » montrait un esprit aussi fertile que dépourvu de préjugés : au moment de la grande fureur des mines, il vendit de prétendues claims aurifères, simples excavations dans les parois desquelles il déchargeait un pistolet contenant de la poudre d’or, voire même d’infinitésimales pépites.

Ces nouvelles, si intéressantes fussent-elles, ne suffisaient pas à nous faire oublier qu’il existait un monde continuant à se mouvoir en dehors de nous. Que devenaient la France et l’Europe, si petites sur la mappemonde, si grandes dans les destinées de l’humanité ? Cette immensité bleue et sereine qui nous enveloppait, semblait quelque majestueux linceul, étendu par la déesse de l’oubli. Vivre de la vie contemplative des indigènes, de la vie ruminante des colons, on ne le pouvait : le Pacifique avait beau nous bercer du rythme monotone de ses vagues d’azur, là bas, plus loin que l’horizon, à des milliers de lieues, nous savions qu’il existait un vieux continent où toutes les forces vives de notre espèce jouaient leur œuvre. Où en était cette république qui pour nous, naïfs, avait toujours représenté l’idéal de liberté, de fraternité et de justice, remplaçant l’idolâtrie religieuse éteinte en nos cœurs ? La forme parlementaire l’emportait-elle sur la forme césarienne ? Mac-Mahon capitulait-il devant les libéraux bourgeois, poussés eux-mêmes par les bouillants démocrates ? Ces foudres du républicanisme montagnard et jacobin, Floquet, Lockroy, Barodet, Greppo et Naquet, aiguillonnés par le dantonien Gambetta gagnaient-ils du terrain ? Les despotes européens continuaient-ils à comprimer tout esprit révolutionnaire ? L’Espagne, l’Italie, dormaient-elles encore ? On annonçait des troubles sérieux dans les Balkans, — les « Ba-ta-clans », disaient sérieusement les colons érudits qui s’occupaient de politique, — l’éternelle question d’Orient allait-elle, une fois de plus convulser la vieille Europe ?

Fils d’un républicain révolutionnaire et d’une mère libérale dans le vrai sens du mot, j’étais naturellement admirateur passionné des immortels principes, mélangeant à ma foi politique un fond d’élans mystiques qui avaient failli, vers les onze ou douze ans, me jouer de mauvais tours. L’impressionnable cerveau humain, avide d’au delà et s’impatientant des lenteurs de la science exacte ne subit-il pas le besoin de se forger un idéal et d’y croire ? Et les religions de se succéder les unes aux autres, s’élargissant ou se subtilisant jusqu’au jour où, selon la fière parole de Jacoby, le descendant des animaux sera, lui-même, « devenu un dieu ». Notre espèce arrivera-t-elle jusque-là ? Qui sait ! Pourquoi pas ?

Idolâtrie des mot ! De la République, décrite au collège comme une hideur et montrée par mon père comme une terre promise, je ne connaissais que le nom et ce nom, je l’adorais. Le Jéhovah terrible étant relégué par moi à côté de Croquemitaine et des autres épouvantails démodés, le dieu de Victor Hugo me semblant par trop vague, j’édifiai en mon cœur un autel à la radieuse déesse Liberté.

Depuis l’âge de treize ans, échappant, grâce à mon ressort de caractère, au pli faussé de l’éducation classique, je rêvais de saintes insurrections de peuples, d’immenses internationales se donnant la main, de séculaires esclavages brisés, de gigantesques épopées dans lesquelles, naturellement, je ne jouais pas le dernier rôle, la justice et la liberté régnant sur la terre radieuse.

Oui, mais sous quelle forme ? Comment se concrèteraient-elles ? Par quoi s’exprimeraient, matérialisées, ces nobles abstractions ? Je ne savais et je dois dire que les trois quarts des déportés, proscrits pour la grande cause, ne le savaient pas plus que moi. Le socialisme, ils l’ignoraient ; l’anarchisme, ils ne le soupçonnaient pas : un mot avait suffi pour les entraîner, sans qu’ils se demandassent ce qu’il y aurait dessous : la république.

Et, dévoré d’une ardeur de propagande, je m’efforçais avec un incroyable machiavélisme, d’infiltrer aux soldats du poste mon démocratisme naïf, adjurant les plus intelligents, à leur retour au pays, de toujours voter pour les candidats du Rappel.

Ah ! si nous eussions pu avoir des nouvelles, autres que les ukases transmis par le Moniteur officiel de Nouméa, feuille insipide et hebdomadaire ! Mais comment ?

Les missionnaires de Pouébo, qui devaient entrevoir notre « état d’âme », pour parler le langage psychologue, estimèrent sans doute que la lecture de feuilles bien pensantes, accueillies faute de mieux, réussirait à nous convertir. Le père Villars nous rendit une visite de… voisinage et nous offrit le Rosier de Marie, dont nous déclinâmes la lecture avec politesse mais fermeté, puis l’Univers qui nous trouva moins dédaigneux. C’était un vigoureux styliste que Louis Veuillot, et il eût fallu être bien aveuglé par le sectarisme, pour faire fi de sa prose : par le journal ultramontain, nous possédions enfin des éléments d’informations et en étions quittes pour déduire des conclusions diamétralement opposées aux siennes. Nous eûmes, dès ce moment, des nouvelles fraîches… de trois mois. Plus tard, ô bonheur ! nous pûmes nous procurer le Siècle, qui passait pour un journal cramoisi : nous n’eûmes pas le bonheur d’arriver jusqu’au Rappel.

Un jour, me rendant à la paillotte familiale, assez hilare, car je venais d’être informé de ma promotion à une classe supérieure avec quatre cents francs d’augmentation, je trouvai chez nous trois déportés. Ils venaient d’Oégoa, leur résidence, et se dirigeaient vers Galarinou, à vingt kilomètres d’Oubatche, à la recherche d’un gisement aurifère vaguement signalé. Brunetti, Gomer, Barban étaient de charmants camarades qui, au cours de leurs fréquentes allées et venues, ne manquèrent pas une fois de s’arrêter chez nous, apportant avec eux un peu d’esprit parisien, des convictions et des espérances identiques aux nôtres. La chance sembla favoriser leurs efforts : ils trouvèrent, en lavant la terre, de nombreuses pépites, tombèrent sur une trace de filon, rencontrèrent l’appui de quelques amis qui se chargèrent de les ravitailler pendant qu’ils travaillaient. Puis ce fut tout : leur société devenant plus nombreuse, la désunion s’y mit, Barban qui trouvait que l’exploitation avançait peu, devint autoritaire ; les colons admis dans l’affaire essayèrent de duper les déportés et, après beaucoup de peine, tous se trouvèrent aussi pauvres que devant.

Un de leurs compagnons, Bizien, était une des meilleures bêtes qu’il fût possible de rencontrer : un cœur d’or et un cerveau d’oie. Ne dirait-on pas que, souvent l’intelligence se forme aux dépens du sentiment ? Le raisonnement conduit bien des fois à l’indifférence ou à l’égoïsme. Bizien, homme à se jeter dans le feu pour rendre un service, eût été fort empêché de raisonner. Il ne recherchait pas, du reste, les jouissances intellectuelles, se trouvait fort heureux de son genre de vie et se glorifiait sincèrement d’avoir les plus beaux états de service. Le candide ! bien qu’il ne sût guère lire l’imprimé et pas du tout l’écriture, il avait fini, sur les affirmations fallacieuses de Gomer, son ami plus que son patron, par s’imaginer que lui, Bizien, avait accompli son service militaire avec le grade de sergent-major. Après quoi, il était librement venu en Nouvelle-Calédonie, garder les cochons de la Société foncière, situation qui l’avait rendu très fier.

Pauvre Bizien ! sa bêtise lui coûta la vie. Il était devenu possesseur d’une paire de gros souliers neufs, qui lui paraissaient les plus beaux du monde… si beaux que, pour ne point les détériorer, il les portait, non à ses pieds mais à son cou, suspendus par une ficelle et caressant délicieusement de leurs salubres émanations son nerf olfactif. Un jour, cependant, il se résolut à les mettre pour revenir de Galarinou à Oégoa, mais, au premier ruisseau, large de dix mètres, il trembla pour ses précieuses chaussures : il n’avait qu’à les retirer ou à passer outre, avec de l’eau jusqu’à mi-genou, le soleil néo-calédonien séchant victorieusement les objets mouillés. Au lieu de cela, il se détourna jusqu’à un endroit où le ruisseau, encaissé entre de grosses roches, perd en largeur ce qu’il gagne en profondeur. Bizien prit son élan et, avec la légèreté d’un hippopotame, sauta d’un bord à l’autre : il glissa sur la pierre et se brisa le crâne. Son corps fut retrouvé presque à fleur d’eau, déjà entamé par la morsure avide des crabes. Le pauvre diable était catholique fervent ; ses amis les déportés, respectueux des opinions individuelles, firent célébrer à son intention un service religieux auquel ils n’assistèrent pas : le père Villars vint bénir une croix sur sa tombe.

Une autre mort vint attrister la petite population d’Oubatche : au cours d’un accès de fièvre, madame Henry se tua d’une balle de revolver dans le cœur. Ce fut une grande perte pour les mineurs et stockmen de la région qui avaient toujours trouvé sous son toit la plus franche hospitalité. Son mari, le jour de son inhumation, apparut prostré, âgé de cent ans, et l’assistance, soldats et colons, se sentit remuée, tandis que le nouveau commandant ânonnait sur la tombe un discours appris par cœur.

L’année 1877 amena un krach formidable de l’industrie minière, krach qui, en se répercutant, finit par faire sombrer la Banque de Nouméa et la société Foncière de Gomen. On avait abusé du nickel : la spéculation était devenue effrénée, et les administrateurs de ces deux établissements n’avaient pas hésité à se servir des fonds confiés à leur intègre surveillance. Il fallut, après bien des répugnances, faire la part du feu : deux boucs expiatoires furent choisis qui, naturellement, n’étaient pas les plus coupables, leurs protestations étouffées et les autres gros bonnets purent se tirer d’affaire : n’est-ce pas l’invariable règle ?

Les vraies victimes furent les malheureux Canaques : les mines ne rendant plus, spéculateurs et colons se rejetèrent sur l’agriculture. L’administration, qui, pour attirer des Européens dans l’île, leur offrait des concessions, souvent dédaignées, se trouva tout à coup débordée de demandes de terrains : il fallut s’exécuter et, comme on ne peut donner que ce que l’on a, les maîtres de la colonie empiétèrent avec la plus grande désinvolture sur le sol des indigènes. La côte ouest, renfermant plus de vallées arables que l’autre, les tribus de cette région se trouvèrent les plus molestées, principalement autour d’Uaraï et de Bourail. Dès lors, un nouveau grief enflamma les Canaques contre leurs envahisseurs.

Le sauvage, comme la femme, comme toute créature faible obligée de recourir à la ruse pour lutter contre la force, sait admirablement dissimuler. « À quoi bon nous inquiéter de ces grands enfants ? » murmuraient dédaigneusement maints colons. Mais, parmi ces grands enfants, qui se faisaient tels parce qu’ils étaient forcés de tout subir, il se trouva des hommes.

Ataï était grand chef des tribus de Farino et de Poquereux, dans l’arrondissement d’Uaraï. C’était un homme de haute taille, noir de couleur et déjà vieux, au visage long et maigre, au front plat, aux yeux étincelants d’énergie et de résolution. Il conservait toujours une grande dignité : une fois, le gouverneur, en tournée, l’avait fait appeler au chef-lieu de la circonscription ; Ataï vint, coiffé d’un képi qu’il ne retira pas, — « Quand le gouverneur te parle, tu dois te découvrir », lui dit solennellement le commandant territorial, heureux de faire sa cour. Sans faire attention à ce quidam, le sauvage répondit directement au chef de la colonie : « Quand toi ôter ta casquette, moi ôter la mienne. »

Ataï, qui fut l’initiateur et l’âme de l’insurrection de 1878, du 19 juin au 1er septembre, semble avoir conçu le projet d’un soulèvement général, idée vaste et d’une exécution difficile, étant données les anciennes rivalités et les différences de langue des tribus. Il envoya des messagers aux principales peuplades de l’île, connues pour leur haine des blancs, notamment à celle des Oébias. Le plan était de s’insurger partout, le 24 septembre, anniversaire de la prise de possession. Tandis que les colons eussent assisté aux réjouissances de haut goût par lesquelles on commémore ce grand fait : courses en sacs, ascension de mâts de cocagne, jeu de ciseaux, les indigènes auraient, presque sans résistance, tout mis à feu et à sang. Sauf à Nouméa, gardé par cinq compagnies d’infanterie de marine, des détachements d’artillerie, de gendarmerie et la division navale, les révoltés eussent pu tout balayer. Malheureusement pour eux, ce plan fut déjoué par l’imprévu.

Deux autres grands chefs du voisinage, Naïna et Aréki, luttèrent énergiquement avec Ataï contre les Français et, pourchassés, tinrent jusqu’au commencement de l’année 1879. Le premier fut tué, le second fait prisonnier et exilé à l’île des Pins : la période de grande répression était passée.

Ces trois hommes avaient peut-être l’étoffe de Toussaint-Louverture : il n’y a pas eu, parmi les Canaques, de Toussaint-Lavenette.

Une autre cause de l’insurrection fut le vagabondage du bétail, laissé libre dans la brousse et dont les déprédations étaient une ruine pour les indigènes. De temps en temps seulement, pour le recensement, le marquage ou la castration, les troupeaux étaient rabattus dans des enclos par des cavaliers armés d’un long fouet.

Quelques mois avant l’insurrection indigène, j’avais fait la connaissance d’un de ces stockmen, précédemment mineur, et même fort connu dans la région comme un des premiers découvreurs de filons aurifères. Victor Hook, robuste et avenant gaillard d’à peu près trente ans, avait noblement bu et mangé la somme rondelette de cent mille francs, prix de ses fructueuses explorations ; après quoi, il s’était remis au travail, ne conservant de sa splendeur passée qu’un petit singe acheté à un navire brésilien. Cet animal, — le singe, — stupéfiait les Canaques, qui semblaient reconnaître en lui tout au moins un cousin germain. Il avait contracté une manie bizarre : à force de voir les indigènes s’épouiller mutuellement la tête et dévorer avec un sourire béat le gibier capturé, il en était arrivé à pratiquer sur le premier venu cette chasse aussi nourrissante qu’hygiénique. Je le vois encore, sautant sur moi, retroussant insolemment manches et pantalons, cherchant et feignant de se délecter : que n’étais-je saint Labre !

Hook, fils de l’Helvétie, buvait beaucoup mais non en Suisse et ne se grisait guère. À sa dixième bouteille, ses yeux commençaient à papilloter ; il s’endormait généralement et se réveillait dispos, rose comme une jeune fille et caressant sa longue barbe d’or. Il semblait quelque dieu du Rhin égaré sous les tropiques et, de fait, il parlait avec amour du vieux fleuve germanique. Ce mineur-stockman était, en outre, un grand dépopulateur de rivières, mais non à la façon ordinaire : il dynamitait le poisson, procédé interdit par les fonctionnaires qui le pratiquent eux-mêmes. Mulets, loches, bossus, carangues succombaient ou s’évanouissaient, foudroyés au sein de l’eau par les terribles cartouches : la pêche miraculeuse était renouvelée et Hook en distribuait royalement le produit.

La côte nord-est demeurait son domaine. Fort comme un chêne, hardi, délié, parlant bien les dialectes locaux, il s’aventurait seul dans des endroits peu catholiques, où bien des blancs eussent hésité à le suivre, et il en revenait indemne.

Frotté de radicalisme et autrement instruit que la plupart des colons, Hook me plaisait fort : nous nous liâmes. Nous n’en étions point à notre première partie, lorsque, un soir de juin, il me proposa de l’accompagner à Diahoué, où se donnait un pilou monstre.

J’en avais vu de ces solennités sauvages ! Et non seulement des sauteries en déshabillé mais même des guerres intestines, peu sanglantes, à la vérité, causées, neuf fois sur dix par quelque rapt de popiné et terminées aussi souvent par une rançon de monnaie calédonienne. Je dis bien « monnaie », car ces indigènes, dont l’état social est un mélange de communisme et de féodalité, avaient adopté entre eux, principalement dans leurs transactions de tribu à tribu, un signe d’échange. Qu’on se représente un collier de simili-perles blanches qui n’étaient autres que les pointes nacrées de certains coquillages, détachées avec beaucoup de travail et enfilées à la suite les unes des autres. Avant l’introduction des dix sous, des francs et du dollar, cette monnaie, dont la valeur se mesurait à la longueur, était fort prisée sur le littoral : avec elle, on pouvait acquérir une pirogue, un cochon, une popiné même, la femme, chez les primitifs comme chez les civilisés, n’a-t-elle pas toujours été une marchandise ?

Mon premier mouvement fut de décliner la proposition de Hook : à quoi bon revoir sans cesse le même spectacle ? On se lasse de tout, même d’entendre des démons hurler en agitant frénétiquement leurs armes. — « Vous avez tort de refuser, me dit mon ami, il ne s’agit pas d’un pilou vulgaire. Vous savez que celui-ci est donné par les Oébias, ces farouches rois de la montagne, pour célébrer le retour de leur chef, de Koïma, après un traitement de deux mois à l’hôpital de Nouméa ; dans leur enthousiasme, ils sont capables de manger l’un d’entre eux : c’est chose à voir. »

En effet, le grand chef souffrant d’un éléphantiasis invétéré, avait obtenu la faveur de se faire médicamenter par ses anciens ennemis. Heureusement pour lui, il fut non livré au docteur Caillot, mais dirigé sur l’hôpital de Nouméa. Pendant son absence, ses sujets conçurent bien des inquiétudes, craignant que les Français ne prissent sur l’auguste malade une revanche des quatre soldats et du caporal jadis dévorés. Si le nouveau gouverneur Olry, qui venait de remplacer de Pritzbüer, avait voulu goûter d’une cuisse oébia ! Dans la perplexité générale, Dioman, frère du malade, se fendit d’un télégramme que lui rédigea le chef de poste et que j’expédiai séance tenante : ce fut la première dépêche envoyée par un Néo-Calédonien.

L’incurable Koïma étant revenu non à la santé, mais à sa tribu, celle-ci se mit en devoir de célébrer sa réapparition par un pilou monstre auquel furent conviées toutes les peuplades du littoral nord-est. Depuis plusieurs jours, les Pouébos, les Pemboas, les Bondés, les Aramas, ne faisaient que défiler sur la route, tatoués, coiffés de plumes blanches et vêtus (?) de leurs plus neufs moinôs ou de leurs plus belles ceintures ; leurs femmes, selon leur fonction de bêtes de somme, portaient des provisions et des nattes, de quoi camper au moins une semaine.

À la fin, je me laissai tenter. Il fut convenu, pour donner du piquant à la chose, que nous prendrions part au pilou, déguisés en Canaques. Un militaire, nommé Pinson, se joignit à nous sans en demander l’autorisation à son chef : s’il ne fût tombé sous les prescriptions de l’homicide docteur, Pinson serait peut-être devenu anarchiste !

Lui et Victor Hook partirent les premiers, emportant un quartier de porc frais et deux bouteilles de vin, car c’était le cas de se répéter : « Mangeons ! nous ne savons qui nous mangera ». Dès huit heures du soir, je me mis en route pour les rejoindre, suivant rapidement la côte, car la marée était basse : tout au loin, brillaient déjà les feux des Canaques.

J’arrivai dans la case où nous nous étions donné rendez-vous ; un bon feu y flambait, éclairant un groupe de dormeurs : un Européen et deux Néo-Hébridais, arrivés devant Diahoué en embarcation et descendus pour se ravitailler. Une vieille popiné, compagne intermittente de Hook, — en voyage, on fait comme on peut ! — et deux indigènes du crû étaient accroupis sur une natte auprès du stockman.

— Commençons par nous donner des forces, dit celui-ci.

Creusant le sol, il en exhuma, au milieu d’une chaude buée, le quartier de porc, dont l’aspect eût fait agenouiller le plus difficile gastronome. Selon la méthode canaque, il l’avait préalablement enveloppé de larges feuilles de bananier, puis enterré dans un trou et recouvert de cailloux rougis au feu. Cette cuisson à l’étouffée, s’étendait jadis à la viande humaine, qui n’en était pas moins savoureuse, son goût naturel ne se trouvant point altéré par des sauces suspectes.

Hook réveilla l’Européen et nous présenta le rôti, accompagné d’une montagne de bananes bouillies. Les deux bouteilles furent vidées ; puis nous procédâmes à notre déguisement, non sans que notre ami nous eût dit :

— Ne craignez pas que la mèche soit vendue : Marie est incapable d’une indiscrétion, Poindi est sourd-muet de naissance et Cathô le sera pour cette nuit : ses abattis m’en répondent.

Le voyageur européen se rendormit et nous nous déshabillâmes de la tête aux pieds. Jamais je n’aurais cru que Hook, avec sa chevelure et sa longue barbe blondes, pût représenter un Canaque : à ma grande stupeur, cette transformation s’opéra. À force de frictions avec du noir de fumée, du graillon et autres ingrédients ejusdem… carbonis, le muet finit par effacer toute teinte blanc-rosé sur le corps du stockman. Sa barbe, ramenée en nattes sous le menton, offrit miraculeusement l’aspect d’un collier de poil de roussette. Pour pousser la témérité jusqu’au bout, Hook changea de sexe : il prit un tapa.

Pendant ce temps, Pinson et moi passions également de la race blanche à la noire et remplacions notre pantalon par un simple moinô. Quand tout fut fini, nous nous nous regardâmes, pétrifiés : nous étions hideux.

La fraîcheur des nuits amène souvent les Canaques, au cours du pilou, à s’envelopper d’une étoffe indigène apprêtée avec l’écorce filandreuse du cocotier ; les Rothschilds vont jusqu’à se payer le luxe d’une vraie couverture. Justement Hook en avait trois sous la main ; il donna la plus longue à Pinson qui, peu fait aux allures locales, courait quelque risque d’être remarqué, il en garda une pour lui et Marie, qui devaient entrer ensemble dans le pilou : j’eus la troisième, fort courte, avec notre grimeur Cathô. Aucun de nous trois n’ayant cheveux et yeux noirs, il était indispensable de se rabattre sur le chef un pan de couverture.

Pour ne pas éveiller les soupçons, nous nous séparâmes : Cathô et moi partîmes les premiers. J’étais muni d’un gros bambou creux servant à frapper le sol en cadence. Qui m’eût dit, alors que j’ânonnais le De Viris, qu’un jour nu et charbonné de la tête aux pieds, je ferais ma partie dans un bal de sauvages ! Ô avenir ! qui peut te prévoir !

La lune venait seulement de se montrer : quelques jeunes Canaques, les plus impatients, étaient seuls à chanter et gambader sur une pelouse qu’avaient battue, avant eux, les pieds de plusieurs générations. Au centre de la clairière, s’élevait un poteau, obliquement planté et surmonté d’un énorme coquillage conique. C’est là que vinrent, enfin prendre place les musiciens, quatre individus armés chacun de deux palettes d’écorce creuses à l’intérieur qui, frappées l’une contre l’autre, résonnaient comme des tambours : un cercle se forma et le pilou commença.

Nous nous étions mêlés aux danseurs : je vis arriver Pinson, fièrement drapé et brandissant une sagaïe. Lentement, nous tournâmes autour du poteau, tandis que les tambourineurs, joignant la musique vocale à la musique instrumentale, entonnaient une complainte lente et mélancolique, qui me rappelait en plus sauvage celle de Fualdès. Peu à peu, la scène s’anima, les chants s’élevèrent, tous les assistants en répétaient le refrain ; les rires et les plaisanteries s’échangeaient en groupes. Nous passions de la marche cadencée, durant laquelle je frappais la terre de mon bambou sonore, au pas de course de guerriers qui préparent leur élan sur l’ennemi et réciproquement du pas de course à la marche. Les femmes parurent, sur une seule ligne d’abord ; parmi elles, je cherchai du regard et reconnus Hook qui, toujours avec la vieille Marie, imitait la popiné à s’y méprendre. On s’y méprenait si bien, qu’un peu plus tard, les deux sexes s’étant insensiblement mêlés, je commençai en toute bonne foi, à jouer amoureusement du coude avec une grande diablesse aux manières délurées, dont un flot de danseurs me sépara, et que j’appris le lendemain… ô ciel ! être mon ami.

Comme maintes fêtes sacrées de l’antiquité, les pilous, non les parodies grotesques que, pour un peu de tabac, exécutent aujourd’hui devant l’Européen gouailleur les Canaques dégénérés, mais les grands pilous, réunissant parfois cinq mille assistants, et dont j’ai pu voir les derniers, étaient un prétexte de débauche. Peu à peu, les deux sexes, rompant l’ordre primitif, s’étaient rapprochés ; beaucoup cheminaient, amoureusement enlacés sous la même couverture. Parfois, des couples d’hommes nus et de femmes ou même d’hommes seuls disparaissaient vers les buissons pleins d’ombre !

Devant moi, se tenant par la taille, allaient, l’œil au guet, trois popinés habituées à venir au poste, par conséquent, me connaissant. L’une s’étant retournée, me regarda avec stupeur. — « Kérapoin » ? (Eh ben, quoi ?) lui demandai-je, imitant de mon mieux l’intonation canaque. Elle ne me répondit pas et, ses deux compagnes m’ayant examiné, je les entendis murmurer le mot « poupoualé » (étranger blanc).

Fort surpris d’avoir été découvert, je jetai un coup d’œil sur ma toilette : le pan de ma couverture frottant sur ma jambe gauche avait enlevé peu à peu la couche artificielle de noir ; je n’étais plus qu’aux deux tiers Canaque. Et, cependant, ce qui me restait de teinture, il me fallut trois jours et quinze bains pour le faire partir !

En vain essayai-je de me couvrir de façon à cacher mon déplâtrage. — « Câpo telegraph ! » (Le chef du télégraphe), murmura une des trois femmes, constatant mon identité.

De son côté, Pinson venait d’être reconnu : il me rejoignit. Les indigènes nous regardaient avec plus de stupeur que de colère, peut-être notre calme nous tira-t-il d’un fort mauvais pas ; peut-être aussi l’idée que nous pouvions être toute une bande armée empêcha-t-elle une attaque. Les danseurs, sans la moindre absorption d’alcool en étaient arrivés à ce point de griserie où la bête reparaît sous le masque humain. Nombre d’entre eux tout au moins les chefs et leurs familiers, devaient être au courant du grand mouvement insurrectionnel qui se tramait : pour défense contre deux mille guerriers, nous possédions, à nous trois, un coup de poing-revolver, laissé hors de notre portée dans une poche du vêtement de Hook.

Nous l’échappâmes belle, cette fois, car, au matin, nous étant rhabillés et mis en route pour Oubatche, nous apprîmes que les indigènes avaient pourchassé, à coup de pierres quelques soldats maraudeurs, presque à l’entrée du poste. Quelques semaines plus tard, nous ne nous en serions pas tirés à si bon compte.