De la Commune à l’anarchie/Chap. X


Stock, éditeur (p. 135-149).


CHAPITRE X.


ÉTUDES LOCALES.


Au bout d’un mois et demi de séjour à Oubatche j’eus une surprise bien agréable : mon père et ma mère vinrent m’y rejoindre. Ils avaient cru pouvoir sans bassesse demander cette unique faveur, que le chef de la colonie leur accorda immédiatement.

Ils arrivaient par un steamer, en même temps que le sous-lieutenant Blanchard, destiné à remplacer de Beaujeu, et le surveillant du télégraphe Dubois, fraîchement émoulu de l’infanterie de marine.

Une vie très heureuse, après tant d’orages, commença pour nous. Mes parents avaient loué aux Henry, pour vingt francs par mois, une case perchée sur un monticule, à cent mètres de leur maison, qu’elle dominait. Elle ressemblait assez à notre habitation de l’île des Pins, pareillement blanchie à la chaux de corail et entourée d’une vérandah, avec deux pièces à l’intérieur. Un clair ruisselet, dérivé artificiellement des montagnes, murmurait devant notre porte et descendait se perdre vers la mer, après avoir alimenté la cuisine et la buanderie de nos voisins anglais. Des touffes de citronnelle sauvage, dont nous tirions une boisson remplaçant le thé, croissaient çà et là sur les plateaux voisins, auxquels se reliait le nôtre. En regardant de la plage vers l’intérieur le coup d’œil était, à la fois, pittoresque et imposant : au dessus du store, la maison Henry, ombragée de flamboyants, arbres aux fleurs pourpres ; plus haut la nôtre, tache blanche perdue sur un fond vert et bleu, plus loin, des montagnes en amphithéâtre, traversées horizontalement de la base au sommet, par des rangées de gradins, semblables à ceux d’un cirque immense. Ces gradins marquaient la place des anciennes tarodières, étagées régulièrement et arrosées par une ingénieuse série de canaux. La culture du taro demande beaucoup d’eau et les Canaques passés maîtres dans les travaux d’irrigation, en prennent aux torrents voisins. C’est à ces vestiges de plantations qu’on peut reconnaître la puissance des tribus aujourd’hui disparues ou en voie d’extinction.

Dubois ne tarda pas à prendre femme, occasion qui, à Oubatche, devenait tous les jours plus rare. Bouliac, fille de Béata, déjà mise à mal, cherchait à donner un père à son enfant. Le surveillant du télégraphe eût peut-être préféré une vestale, selon l’usage des hommes qui, ayant fort libéralement disposé de leur corps, n’entendent pas se mésallier à des roulures. Mais il n’y avait pas grand choix de sujets, puis Bouliac parlait couramment le français, cuisinait et lavait proprement : Dubois devint son heureux époux et le resta trois ans ; après quoi, il la congédia sans cérémonie, pour épouser de la main droite la fille d’un colon.

Ce ménage logeait dans un kiosque élevé en hâte, en attendant qu’on édifiât un bureau convenable que j’habiterais, abandonnant l’ancien à mon surveillant. L’administration coloniale était en veine de prodigalités : elle venait de voter un crédit de deux cent quarante mille francs pour la construction d’une route circulaire enveloppant l’île. Les chefs de poste et d’arrondissement, entre lesquels fut répartie cette somme, se contentèrent généralement de faire brûler les herbes recouvrant l’ancien sentier indigène et, en qualité de « gérants de caisse », mirent la caisse dans leur poche, vraisemblablement pour mieux la gérer. Trois ans plus tard, je fus, moi aussi, gérant de caisse et ne songeai pas un instant à attenter à la propriété de l’État. Pour un futur anarchiste ! j’en rougis.

Je prenais mes repas avec mes parents, mais regagnais ensuite mon bureau. L’ombre et la clarté se succèdent sans transition sous les tropiques : les nuits où la lune oubliait de paraître, on aurait cru errer dans la conscience d’un ministre, tant l’obscurité était épaisse. Quelles n’étaient pas les transes de ma mère, lorsque, tâtant du pied le sol pour me maintenir dans le sentier, je déambulais de notre montagne au télégraphe ! De fait, la moindre erreur d’itinéraire eût pu m’amener sur les bestiaux, couchés dans les hautes herbes, et me faire saluer d’un bon coup de corne. Il fallait, pour rassurer les angoisses, signaler par un cri mon arrivée sur la route, — car route il y avait de la maison Henry au poste, — puis, une fois rendu à destination, hausser et abaisser alternativement ma lampe allumée, le long de la vérandah, signal auquel ma mère répondait de même. Une fois cette télégraphie optique terminée, j’empoignais la Henriade et ne tardais pas à m’endormir profondément.

Le travail était insignifiant, dérisoire : mais il fallait rester à portée des sonneries, qui d’un moment à l’autre, pouvaient vibrer pour l’imprévu. La communication avec Houaïlou, à moins de quarante lieues à vol d’oiseau mais à plus de soixante par le fil, ne marchait pas toute seule, surtout par les temps orageux. Savin, bien outillé, arriva cependant à correspondre directement avec ce poste. Oh ! alors, les bons loisirs, car ils en avaient pour des heures à bavarder, faisant virer comme une folle l’aiguille de mon galvanomètre. J’en profitais pour pousser des excursions dans la montagne, bien sûr de ne décevoir personne, car l’officier galopait dans les tribus, en quête de popinés, les soldats n’envoyaient jamais de dépêches, Henry une tous les trois mois et aucune voile, aucun vapeur n’étaient en vue. Maintes fois, partant ainsi aux heures de clôture et appréhendant de revenir avec un fort retard, j’établissais d’avance la communication directe entre mon correspondant du nord et celui du sud ; puis, la conscience légère, je m’enfonçais dans la profondeur des fourrés ou des ravines, franchissant les torrents sur des carcasses d’arbres pourris, — ce qui me valut plus d’une dégringolade — ou m’égarant à la recherche des sépultures canaques.

Ces lieux de repos ont un aspect bizarre : ce sont généralement d’énormes pâtés de roches, entourés d’un inextricable réseau d’arbustes, lianes et plantes grimpantes. Les indigènes, antérieurement à l’arrivée des Européens, se contentaient, pour la plupart, d’exposer leurs morts, soutenus par des piquets sur les branches des arbres ou au sommet des roches ; quelques tribus devaient cependant, les enterrer ou plutôt les recouvrir d’une légère couche de cailloux. Aujourd’hui, sous la double influence des missionnaires et de l’administration, l’inhumation est devenue la règle. L’endroit choisi pour y mener les ancêtres dormir du dernier sommeil est écarté, d’un accès difficile : l’approche n’en est indiquée que par les fientes d’oiseaux et les débris de coquillages provenant soit d’anciens repas funéraires soit des provisions déposées auprès des morts et consommées par les rongeurs ou les rapaces.

J’avais un flair tout particulier pour découvrir ces cimetières et, une fois arrivé devant l’un d’eux, aucun obstacle ne m’arrêtait. Âmes sensibles qui me lisez et qui avez peut-être jeté l’anathème à Ravachol pénétrant dans la tombe d’une marquise, accablez-moi : j’ai violé des sépultures et chipé des crânes, que je déposais sur mes étagères comme de simples potiches.

Le désir indiscret d’aller taquiner d’innocents Mélanésiens n’était pas ce qui m’animait. Brûlant d’un malheureux penchant pour l’anatomie, l’ethnologie et quelques autres sciences naturelles, j’avais conçu l’ambitieux projet de reconstituer l’histoire des tribus néo-calédoniennes, qui ne m’en eussent probablement su aucun gré. Lorsque, un peu plus tard, j’appris la découverte encore récente par Henri Filhol d’un débris fossile de grand pachyderme, prouvant la jonction de l’île, aux temps préhistoriques, avec un continent austral, je me mis dans la tête de trouver, moi aussi, mon fossile de marque.

Les traces d’anciens êtres aquatiques ou emplumés, que l’on découvre dans le terrain crétacé de la côte ouest, principalement vers Uraï, ne me semblaient pas dignes de moi : il me fallait le squelette ou, tout au moins, le crâne d’un homme contemporain du mammouth. Je n’eus pas le bonheur d’arriver à mes fins, en dépit d’explorations aussi persistantes qu’accidentées ; les plus antiques débris humains exhumés dans mes courses aventureuses paraissaient, au plus, âgés de quelque dix siècles et, en tenant compte des intempéries atmosphériques auxquelles ils avaient été soumis, j’étais porté à réduire ce temps à plus de moitié. Le plus beau spécimen de prognathisme, un crâne blanc et poli comme de l’ivoire, que j’avais soigneusement déposé dans une malle, chez mes parents, périt — pour la seconde fois ! — en 1878, dans l’incendie de leur paillotte.

Il est difficile d’assigner une date à l’arrivée des Mélanésiens en Nouvelle-Calédonie. Très vraisemblablement, ils vinrent d’Australie : l’analogie de type est bien plus grande qu’avec les Néo-Hébridais, qui se servent fort habilement de l’arc inconnu aux Néo-Calédoniens. Il est vrai que ceux-ci n’ont pas davantage le boomerang qui a pu être inventé après leur émigration d’Australie. Les autres armes, fronde, sagaïe et casse-tête, sont identiques, de même le vêtement, si l’on veut bien appeler ainsi le moinô et le tapa. Enfin, il faut noter quelques vagues ressemblances des mots : une des plus bizarres est par exemple, l’appellation australienne akariki, chef, qui se retrouve non seulement dans l’appellation néo-calédonienne correspondante aliki et dans le nom propre Aréki, mais même à Taïti sous la forme arihi. Le changement de l’r en l et le remplacement du k par une forte aspiration sont fréquents ailleurs même qu’en Océanie.

Quelques savants linguistes ont trouvé de l’analogie entre le chinois et l’othomi, langue parlée dans une partie du Mexique avant l’arrivée des Espagnols. Sans prétendre leur faire concurrence je citerai une demi-douzaine de mots pris dans les divers dialectes néo-calédoniens et qui offrent une grande ressemblance avec les mêmes mots chinois et othomis.

Français       Chinois       Othomi       Canaque
Je Ngo nuga, nga go (dialectes touaourou et canala)
toi ni nuy ndiou (— hienghène)
lui na na ( — touaourou et Canala)
vieux kou ko kan ( — touaourou)
peu sie tsi sié (rien, pas, non — Canala)
diable kouei koua kouémo (la nuit, l’ombre — Canala)
(Mauvais génie)

Du reste, il est curieux de constater comme, à côté des filiations naturelles, le hasard opère des rapprochements. Quelle plus grande dissemblance existe-t-il qu’entre le Grec antique, à l’esprit subtil, poète, philosophe, initiateur de civilisations et le primitif sauvage océanien ? Et quelle plus grande ressemblance, néanmoins, qu’entre le verbe néo-calédonien Koundouc (boire) et le substantif grec kundukus (une coupe) ?

Les Polynésiens arrivèrent les derniers dans la contrée, il y a un peu moins de deux cents ans. Leur principale émigration vint de l’île Ouvéa, du groupe Wallis, et, abordant à la plus septentrionale des Loyalty, ils lui donnèrent le nom de leur patrie. Leur grand-chef Ouanéguéï soutint des luttes homériques contre le chef noir Nékara, qui défendait son sol : à la fin, les deux éléments s’unirent et fusionnèrent. Ouvéa dut à cet apport de sang polynésien un développement considérable, elle passa même pour la terre des esprits et les descendants d’Ouanéguéï, élevés au rang de grands enchanteurs, furent consultés avec respect par les chefs de la grande terre, comme le prouvera l’histoire ci-dessous, un peu longue, mais curieuse :

Il était jadis un puissant chef, du nom de Pahouman, qui régnait vers la Tiouaka, grande rivière qui a son embouchure à Wagap. Un jour, il alla se promener, suivi de quelques-uns de ses guerriers ; chemin faisant, ils arrachèrent des cannes à sucre, et Pahouman, avisant un gros banian voisin le montra à ses compagnons, leur disant : « Montons sur cet arbre pour manger nos cannes. »

Ainsi, firent-ils et comme une bande de singes, ils s’installèrent à califourchon sur les robustes branches, cachés par l’épais feuillage. À ce moment, Apitéhéguène, un potentat de petite marque vint à passer sous le banian sans apercevoir ceux qu’il portait. Pahouman, dédaigneusement, laissa tomber de sa bouche un morceau d’écorce mâché sur la coiffure de ce chef qui, ne sentant rien, continua tranquillement son chemin.

De retour dans sa case, Apitéhéguène déroula son turban d’écorce pour se peigner avec l’espèce de trident en bois que portent comme parure quelques indigènes. Grande furent sa surprise et son indignation lorsqu’il aperçut le détritus de canne à sucre. « Qui m’a fait cette insulte ? » se demanda-t-il, sans pouvoir trouver la réponse. La nuit venue, il s’endormit, mais d’un sommeil agité. Il eut un rêve dans lequel il voyait la tribu de Pahouman montée sur un banian et qui menaçait de le frapper à coups de cannes à sucre.

— « Je tiens, mon insulteur ! » se dit Apitéhéguène et, comme il était homme de décision, il partit, dès le lendemain, pour l’île d’Ouvéa, dans une petite pirogue, afin de demander l’aide du grand-chef Ouanéguéï, qui possédait les esprits.

Le voyage s’accomplit heureusement et Ouanéguéï, mis au courant par le pauvre chef, lui tendit deux feuilles de bois sculpté, en accompagnant ce cadeau des paroles suivantes : « Je ne te donnerai maintenant que ceci, car ta pirogue est trop petite (voulait-il dire par là que la visite d’Apitéhéguène n’avait pas été assez cérémonieuse ou qu’une misérable coquille de noix ne pouvait contenir un talisman de premier ordre ? c’est un mystère que je n’ai pu élucider). Mais va quand même et fais la guerre. »

Apitéhéguène revint chez lui, assembla les vieux de sa tribu et tint conseil avec eux toute la journée. La décision fut de commencer les hostilités, le présent d’Ouanéguéï devant assurer la victoire. Le lendemain matin on marcha contre Pahouman. Celui-ci, qui avait entendu parler du voyage à Ouvéa, se tenait sur ses gardes : il n’y eut donc pas surprise, mais lutte en règle. Néanmoins, les guerriers d’Apitéhéguène, bien que de beaucoup les moins nombreux, triomphèrent, grâce à leur confiance dans le talisman.

Le vaincu laissa brûler son village et sans perdre la tête, battit en retraite le long de la Tiouaka, renforçant sa troupe des hommes valides de toutes les localités voisines. Puis, il revint attaquer son ennemi qui, à son tour écrasé par le nombre, plia et regagna avec les siens Wagap.

« Ce n’est pas la peine de les poursuivre maintenant, déclara Pahouman : restons ici pour manger ceux que nous avons tués et demain, nous exterminerons les autres. »

Apitéhéguène était dans sa tribu, réfléchissant aux solutions : la nuit arrivait et il ne savait encore quel parti prendre. Tout à coup, une idée lui traversa le cerveau et, appelant un de ses hommes, il lui donna l’ordre d’aller à Amoua, informer les habitants mâles qu’il les demandait tous pour cette même nuit. Le messager partit sur-le-champ, remonta la rivière de Ti-yée et, arrivé près d’un lieu qu’on nomme Toumondou, s’arrêta pour se reposer : sans le vouloir il s’endormit.

Or, cette nuit là, le grand chef Ouanéguéï adressa à son protégé un caillou de guerre pour lui assurer la victoire. Il lança ce talisman, qui traversa la mer et entra dans la Ti-yée. À ce moment, le guerrier d’Apitéhéguène rêvait : il voyait un caillou qui montait dans la rivière et lui disait : « J’arrive d’Ouvéa, je viens faire la guerre : il faut que tu me prennes et me caches. »

Le dormeur ne tarda pas à se réveiller et, averti par le songe, il chercha autour de lui des végétaux avec le suc desquels il pût entièrement se noircir le corps. Cette œuvre accomplie, il s’attacha aux jambes des ouatchitchis, petits coquillages blancs et légèrement rosés, d’une grande valeur pour le Canaque ; autour des reins, il se passa une ceinture de poumbouhée, puis s’arma de son casse-tête et d’une poignée de sagaïes. Se trouvant alors en état de recevoir le précieux don d’Ouanéguéï, l’homme descendit le cours de la Ti-yée jusqu’à un endroit où il s’arrêta soudain, car c’était là que son rêve s’était terminé. Tout à coup, il s’exclama : « Qu’est-ce ? Oh ! un poisson » et il s’élança de ce côté, poussant des cris de guerre et dansant, avec le simulacre de lancer une sagaïe ; puis, nouvelle pause, pendant laquelle le Canaque invoqua mentalement les esprits. Le cérémonial n’était pas encore fini : après avoir fait mine de frapper le poisson avec son casse-tête, le messager prit cette arme de la main gauche et tendit la droite vers la rivière, en s’inclinant presque jusqu’au sol et en fermant les yeux.

Alors, fait qui paraîtra bizarre aux incrédules Européens, quoique beaucoup moins invraisemblable que le mystère de l’Incarnation, le caillou de guerre sortit de la bouche du poisson et vint se poser dans la main du guerrier qui, rapidement, l’enveloppa avec un lambeau d’étoffe indigène, c’est-à-dire de fibres d’arbres grossièrement apprêtées. Cette opération accomplie, l’homme se leva, fit une vingtaine de pas doucement, puis prit sa course et ne s’arrêta que devant la demeure d’Apitéhéguène. « Eh bien, demanda celui-ci, où est le renfort ? » — « Le renfort nous est venu cette nuit d’Ouvéa, » répondit le messager. — « Olée ! » exclama le chef ravi et, d’un cri terriblement rauque, il appela tous ses guerriers, auxquels, d’un ton grave, il dit : « Le caillou de guerre, le caillou sacré est arrivé d’Ouvéa. » Une grande clameur belliqueuse accueillit cette nouvelle et Apitéhéguène, vraisemblablement mis en veine d’exercices vocaux, continua en murmurant sur un ton bas et tout à fait sinistre : « Aoue ! ti ti ti ti ti ti ti ! » fermant les yeux et tournant la tête de droite à gauche, autant de fois qu’il y avait de « ti ti ti. » Les hommes répondaient par un cri sauvage et prolongé de « Ou ! »

Tout cela était bel et bon ; mais, pour vaincre, il fallait toucher le caillou de guerre après un cérémonial qui ne pouvait être accompli que la nuit, ce qui renvoyait la bataille décisive au lendemain. « Sous peine de mort, dit Apitéhéguène à ses sujets, que personne d’entre vous ne parle du caillou. Si Pahouman apprenait ce qu’il en est, tout serait perdu, car lui aussi possède les esprits. » Cette sage objurgation n’empêcha pas le moins du monde un traître d’aller trouver le chef ennemi pour lui révéler le secret terrible. La nouvelle qu’il lui apprit, non en particulier mais devant ses guerriers et ses sorciers, épouvanta ce monde qui, au lieu de poursuivre sa marche victorieuse, battit en retraite, malgré la répugnance de Pahouman, le seul qui se sentît d’humeur à lutter quand même.

Après une nuit d’incantations, Apitéhéguène, en présence de sa tribu, toucha avec respect le caillou de guerre qu’un vieux sorcier sortit d’un panier richement orné. Un cri terrible de tous les assistants alla jusqu’aux oreilles de Pahouman qui, malgré l’avis de ses vieux conseillers, s’était rapproché, entraînant, tant bien que mal ses troupes nombreuses mais découragées. Bref, un combat eut lieu, mais de courte durée : le protégé d’Ouanéguéï remporta une complète victoire, à la suite de laquelle Pahouman et les siens disparurent sans plus faire parler d’eux. Sans doute, allèrent-ils se réfugier sur l’autre côte.

Un second récit, d’un genre différent, se raconte beaucoup le soir, à la veillée, dans la région d’Oubatche.

Un rat, un goëland et une poule sultane vivaient ensemble en camarades et s’étaient associés pour chercher leur nourriture. Or, il advint, une fois, que les vivres manquant, tous trois tirent conseil. « Allons pêcher, dit le goëland ; allons aux récifs, la marée sera bientôt basse ; nous prendrons beaucoup de poissons. » La poule sultane appuya cette proposition. « Ah ! soupira le petit quadrupède, cela vous est bien facile, à vous qui avez des ailes, mais moi comment ferai-je pour vous suivre ? » — « Construisons une embarcation, répondit le pratique volatile et tu viendras avec nous. » Cette idée ayant été adoptée, on se mit à l’œuvre : le rat rongeait, coupait et creusait des cannes à sucre, que les oiseaux disposaient ensuite en forme de pirogue : la coque, le mât, la voile, le gouvernail, tout était en canne à sucre. L’ouvrage fut promptement terminé ; les oiseaux mirent l’embarcation à flot, le rat y sauta joyeusement et partit, escorté de ses deux associés.

En arrivant au grand récif, alors à sec, les oiseaux dirent au rat : « Reste ici, nous allons pêcher et reviendrons tout à l’heure avec nos provisions. » Puis ils partirent à tire d’aile et disparurent bientôt à l’horizon.

Le temps se passait, le goëland et la poule sultane ne revenaient point. Pressé par la faim, le rat se mit à dévorer la voile, puis le mât, puis, las d’attendre toujours en vain, le gouvernail et, finalement l’embarcation. Il venait à peine de ronger le dernier morceau, lorsque les deux oiseaux parurent, tenant dans leur bec les poissons qu’ils avaient attrapés. — « Eh bien, cria la poule sultane, nous avons fait bonne pêche, mais où est ta pirogue ? » « — Hélas ! répondit le rat, ne vous voyant pas revenir et ayant faim, je l’ai mangée. » « Comment ! s’exclama le goëland avec colère, nous travaillons à te construire une embarcation et tu la dévores ! Tant pis pour toi ! Puisque tu es ici, restes-y ! » Et, n’écoutant que leur indignation, les oiseaux s’envolèrent, laissant le rat se désoler, crier et pleurer.

Déjà, la marée commençait à remonter. « Je suis perdu, » se disait tristement l’abandonné. Avisant un caillou qui était encore à sec, il y sauta au moment où la mer commençait à gagner sa place : « Hélas ! murmurait-il, tout à l’heure l’eau m’atteindra et il faudra bien que je meure ! »

Comme il était en train de se lamenter, un poulpe passa et l’aperçut ; « Que fais-tu là, petit ? » lui demanda-t-il ? — « J’attends la mort, répondit le rat ; le goëland et la poule sultane m’ont abandonné. » Et il raconta son histoire. « Ah ! ah ! fit le poulpe qui était une bonne créature, te voilà dans une vilaine situation, mais je vais t’en tirer. Saute sur mon dos et, quoique je n’aille pas très vite, je te conduirai quand même à terre. » Le rongeur, tout joyeux, sauta sur la tête de l’animal complaisant. Celui-ci, en effet, ne nageait guère rapidement ; toutefois, on s’approchait de la terre et, enfin, on n’en fut plus qu’à une courte distance.

Le rat, échappé à la mort, ne se sentait plus d’aise : il riait et dansait comme un fou ; sans respect pour son sauveur, il lui urina sur la tête. « Que fais-tu donc ? » demanda l’animal des mers, qui sentait l’autre se trémousser. — « Ce n’est rien, répondit le rat ; c’est la vue de la terre qui me réjouit. » Puis, comme on n’était plus qu’à quelques brasses du rivage, le cynique exprima plus complètement son allégresse en souillant de ses ordures son bienfaiteur, auquel il cria, après s’être élancé à terre : « Maintenant, regarde-toi ! »

Le poulpe aperçut alors ce que l’ingrat lui avait laissé pour prix du service rendu. Furieux il voulut se précipiter à sa poursuite, mais les roches aiguës déchirèrent ses tentacules et, tout meurtri de ses efforts, il dut regagner le fond des mers.

Ce conte, paraît-il, est symbolique : le rat, dans l’esprit du La Fontaine noir, incarne l’imprévoyance et l’ingratitude canaques… il aurait bien pu dire humaines !