De la Commune à l’anarchie/Chap. XII


Stock, éditeur (p. 171-194).


CHAPITRE XII.


GUERRE DE RACE.


Les causes de l’insurrection de 1878, la plus terrible qu’aient à enregistrer les annales de la colonie, furent multiples.

D’une part, la spoliation des terres et les ravages des bestiaux errants : nous en avons parlé.

D’autre part, l’antagonisme naturel entre l’Aryen civilisé (?), spéculateur individualiste, et le Mélanésien demeuré à l’âge de pierre et au communisme primitif, antagonisme parfois assoupi ou latent, jamais éteint.

Enfin, les intrigues des missionnaires.

Ceux-ci, depuis le remplacement de l’amiral Guillain, leur bête noire, avaient été les maîtres incontestés du pays. De la Richerie se laissait gouverner par sa femme, que gouvernaient les prêtres ; Aleyron était forcené réacteur et, par conséquent, clérical ; de Pritzbuer semblait le subordonné de l’évêque. Le capitaine de vaisseau Olry, qui fut, vers le milieu de l’année 1878, envoyé pour nous régir, était, sinon communard, du moins, aussi avancé, bourgeoisement parlant, que pouvait se montrer un officier supérieur de cette marine où l’autocratie absolue est un dogme. Il ne collaborait pas à la République anticléricale du renégat Léo Taxil, mais sa première mesure, très commentée dans la colonie, fut d’affirmer par décret la prééminence du gouverneur sur les autorités ecclésiastiques.

Celles-ci déclarèrent aussitôt à l’audacieux une guerre mortelle.

Quelle plus mauvaise note pour Olry, auprès de ses chefs hiérarchiques, que de passer pour un administrateur incapable, réduisant les indigènes à la révolte et mettant la colonisation en danger, la perdant même ? Les missionnaires, qui, tous les ans, avaient aux environs de Nouméa de mystérieux conciliabules, pieusement appelés la « Retraite, » furent certainement au courant des menées d’Ataï, les encouragèrent sans se mettre en vue et eurent cette suprême habileté de pousser à la révolte les tribus infidèles par l’intermédiaire de tribus chrétiennes, celles de Thio. Ces dernières, après avoir participé aux premiers massacres, firent brusquement défection et finirent même par marcher contre leurs frères de race.

Forcément contradictoire, cette dualité de direction, celle d’Ataï et celle des missionnaires, sauva les colons en faisant éclater prématurément l’insurrection. Celle-ci eut pour prologue, le 19 juin, le meurtre du libéré Chêne, à vingt-cinq kilomètres de Bouloupari. Le pauvre diable vivait, depuis de longues années, avec une popiné dont il avait un enfant : tous trois furent massacrés. Pour connaître les meurtriers, la brigade de gendarmerie de La Foa arrêta les chefs des tribus voisines et, pour délivrer leurs chefs, les Canaques massacrèrent les gendarmes, dans la matinée du 25.

La guerre était commencée, impitoyable de part et d’autre. Les insulaires, qui voulaient reconquérir leur sol et leur liberté, montrèrent autant de décision que d’adresse. Au lieu d’attendre, devant leurs villages, le choc des soldats européens, ils prirent l’offensive, se divisant en deux fortes bandes, dont l’une marcha sur Bouloupari, tuant et incendiant tout sur son passage, menaçant même Nouméa, où s’enfuyait une cohue affolée de concessionnaires, tandis que l’autre, massacrant une quarantaine de colons échelonnés entre La Foa et Uaraï, poussait jusqu’à cette dernière localité et brûlait la briqueterie. Sans l’arrivée toute fortuite de la Vire, avec le commandant Rivière, qui mit aussitôt à terre une compagnie de débarquement et prit la direction supérieure des opérations, ce chef-lieu d’arrondissement important pour le pays, subissait le sort de Bouloupari.

Pendant que ses guerriers traversaient Uaraï comme une trombe, Ataï, qui était allé seul reconnaître la position ennemie, passait devant le poste. Le vaillant ne subit point, cette fois, la peine de sa témérité : se jetant à la mer à l’endroit où elle forme une petite baie, il gagna en nageant le bord opposé, où l’attendaient les siens. Quelques soldats le prirent d’abord pour une souche d’arbre flottant sur l’eau : ils s’aperçurent de leur erreur en voyant une pirogue se détacher de la côte et venir le chercher. Ils voulurent tirer, mais il était trop tard : Ataï, hors de portée, disparaissait déjà dans les marécages.

Sur leur passage, les révoltés ne manquaient pas de renverser les poteaux télégraphiques, de couper les fils et même d’emporter des sections de cent à deux cents mètres. Ils savaient que les bureaux de l’intérieur étaient pauvrement fournis de matériel et que plus longtemps les communications seraient interceptées, mieux cela vaudrait pour eux. En effet, pendant un bon mois, j’eus à faire le passage des dépêches de la côte est à Uaraï, d’où un vapeur les portait quotidiennement à Nouméa. Je couchais non plus dans mon lit mais dans mon fauteuil, en face l’appareil Morse, la tête alourdie et la main démesurément enflée par une manipulation incessante.

Mon collègue de Bouloupari, ancien sergent-major, mourut très bravement à son poste : il transmettait un télégramme au chef-lieu, lorsque les Canaques envahirent son bureau. Il comprit ce qui l’attendait et eut la présence d’esprit d’établir instantanément la communication directe entre Nouméa et Uaraï, ce qui se fait par l’introduction de deux fiches métalliques dans un commutateur. Aussitôt après, il fut tué ; son surveillant, Clech, courant à son secours, eut les mains et la tête brisées comme il enjambait une balustrade. Madame Clech fut saisie, garrottée avec les draps de son lit et violée, après quoi on lui fendit l’abdomen et coupa les paupières. Ces détails paraîtront affreux : on ne pouvait cependant attendre autre chose de sauvages exaspérés dont on avait pris le pays et méconnu la liberté ; la guerre n’est-elle pas logiquement l’atrocité même ? Tuant sans pitié et poussant l’ironie cruelle au point d’ouvrir le ventre aux femmes qu’ils avaient violées, pour y déposer le cadavre d’un enfant égorgé par eux, ou bien encore enfonçant lubriquement une bouteille, pointe en avant, dans des matrices sanglantes, les indigènes néo-calédoniens subissaient les influences ataviques et espéraient, à force d’horreurs, dégoûter les Blancs de leurs velléités colonisatrices.

Les plus à plaindre, au milieu de cet égorgement général, — car les représailles ne se firent pas attendre, — étaient les déportés, amenés malgré eux chez un peuple qui poursuivait de sa haine tous les Blancs, — quelles que fussent leurs opinions politiques ou sociales. Un grand nombre, établis aux environs de Bouloupari, tombèrent, non sous les flèches empoisonnées des sauvages, comme le racontèrent des journaux européens, car les Néo-Calédoniens n’ont pas de flèches, mais sous le casse-tête et le tamioc[1].

Quelques jours plus tard, marchant en tête d’une colonne de reconnaissance, le commandant militaire de la colonie, le colonel Gally-Passebosc, était mortellement atteint de deux coups de feu. Il expira comme venait d’arriver en rade de Nouméa le navire qui devait le ramener en France où l’attendait, à quarante-deux ans, le grade de général de brigade. Brave, humain et généreux, cet homme qui fut pleuré de ses soldats, semblait le frère aîné de ceux-ci bien plus que leur chef : il était digne d’exercer une autre profession.

Sa mort produisit une grande impression de stupeur. Comment, ces sauvages si méprisés osaient se soulever et même venir à bout de leurs maîtres ! Les bourgeois libéraux de Nouméa, affolés, jetaient feu et flammes et parlaient d’atroces représailles ; ils me rappelaient les hommes d’ordre de Paris à l’entrée des Versaillais, ces honnêtes et modérés infâmes, dignes de boire du sang dans des crânes : l’être humain est bien vil lorsqu’il a peur !

Une insurrection canaque, si vigoureuse dès le début, si différente des insurrections antérieures, me surprit. Très inquiet pour mon père et ma mère fort exposés sur leur montagne solitaire, je les fis venir chez moi, en dépit des criailleries du sieur Gaillard qui prétendait, comme chef d’arrondissement, s’arroger le droit de régir mon bureau. Il était temps ; quarante-huit heures plus tard, la paillotte flambait avec tout ce qu’elle contenait, car mes parents n’avaient emporté que leur linge de corps et quelques effets.

C’était un dimanche, vers dix heures du soir : nous revenions, Dubois et moi, d’une promenade pédestre et, comme cela lui arrivait quelquefois, mon surveillant était légèrement émêché. Nous venions de franchir le maigre torrent desséché limitant le poste au sud-est, quand une sentinelle nous arrêta avec ces paroles alarmantes :

« Monsieur Malato, regardez donc ? on dirait qu’il y a le feu à la maison de vos parents. »

Je bondis vers le plateau du télégraphe, suivi de Dubois, et jette un regard vers la paillotte abandonnée : c’est vrai, elle flambe ! Et, pour enlever tous doutes, de la maison Henry partent trois ou quatre détonations.

— Ils sont attaqués ! Ils appellent au secours ! s’écrie Dubois.

Je me précipite à mon appareil : la boussole des deux galvanomètres renverse comme une folle et pas de réponse !

— Le fil est coupé des deux côtés ! exclamai-je.

Je me trompais : il ne l’était que d’un seul, sur la ligne d’Oégoa. Sur celle de Touho, il demeurait intact, comme je le vis, le lendemain ; mais un violent orage ayant éclaté dans la journée, le titulaire de ce bureau avait rompu la communication et ne la rétablit que le matin suivant.

— Les pauvres Henry ! Il faut aller à leur secours ! opinait Dubois.

Mon surveillant m’émerveillait : d’habitude il n’était rien moins que brave, mais son plumet lui eût fait rendre des points à César. Il brandissait un diminutif de sabre, acheté naguère dans une vente aux enchères publiques, et semblait prêt à tenir tête à une légion de diables noirs !

De fait, nos voisins anglais ne devaient pas être à la noce. Deux filles, l’une de dix-sept ans, l’autre de quatorze, et un fils d’à peu près quinze étaient venus rejoindre leur père, et la petite Lili. Quelle belle proie pour les Canaques, grands appréciateurs de femmes blanches ! Malgré les sympathies auxquelles avaient droit les révoltés, pouvait-on laisser torturer et massacrer tout ce monde ?

Il est vrai qu’avec leurs nombreux serviteurs, leur arsenal et leurs munitions, de guerre comme de bouche, les Henry pouvaient, une fois de plus, soutenir un siège. Peut-être même eussent-ils résisté mieux que les jeunes soldats du poste, méprisant un ennemi qu’ils ne connaissaient pas et commandés par un officier peu brave, en revanche fort imprévoyant. Mais, avaient-ils eu le temps de rassembler leurs gens ? En tous cas, ce n’était pas l’heure de se perdre en réflexions. Mon Canaque, Hilario, me semblant à peu près sûr, je le plaçai en sentinelle à quelques pas du bureau, armé d’une poignée de sagaïes, et sans prévenir mes parents, de peur de les alarmer sur mon compte, je m’éclipsai pour voler au secours de la vieillesse et du sexe faible.

Peut-être, eût-ce été le rôle du lieutenant Gaillard, qui pouvait distraire une escouade sur ses vingt hommes et l’envoyer soit par terre soit par mer dans la baleinière du poste, là où Dubois et moi allions au pas de gymnastique. Mais cet officier, perdant la tête, avait réfugié sa précieuse personne à la caserne, après voir fait noyer une provision de poudre.

Nous ne courions pas au combat les mains vides : Dubois avait son coupe-choux et moi une façon de mousquet prêté par les Henry quelques jours auparavant, en prévision d’éventualités. À la vérité, je manquais de balles, aussi les avais-je remplacées par des cailloux : on fait ce qu’on peut ! Et un seul coup à décharger ! Enfin, au petit bonheur !

À mesure que nous avancions, nous distinguions notre pauvre paillotte ou plutôt l’amas de flammes qui la dévorait. La nuit était à demi-obscure, la lune ne montrant parcimonieusement qu’un quartier de sa surface ; nous ne voyions âme qui-vive : sans doute, les Canaques étaient-ils tapis dans les buissons. Comment ne nous apercevaient-ils pas ?

Une voix nous arrêta soudain, à quarante mètres de la maison Henry :

« Qui vive ? »

— Amis ! répondis-je, très rassuré pour la famille anglaise.

La sentinelle était un libéré, employé des Henry, qui montait la garde, armé d’un fusil meilleur que le mien. Nous échangeâmes rapidement quelques mots : j’appris que les indigènes s’étaient bornés à l’incendie, sans pousser jusqu’à une attaque, sans même se montrer, que, d’autre part, les Henry, en même temps qu’ils tiraient pour donner l’alarme, s’étaient mis en état de défense.

Tout allant pour le moins mal, je manifestai l’intention de retourner sur nos pas.

— On doit nous chercher et nous croire tués, dis-je à Dubois. Ici, on peut se passer de nous : rentrons vite.

Je me représentais l’inquiétude de ma mère, courant après moi et m’appelant dans tous les recoins du poste.

— Vous avez raison, me répond le surveillant que le grand air avait dégrisé et, par suite, rendu à son léporisme habituel. Allez tout doucement, je serre la main au fils Henry et vous rejoins dans deux minutes.

Confiant dans sa parole, je m’en retournai à petits pas, la main sur la gâchette de mon fusil, scrutant de l’œil l’épaisseur des fourrés. Cependant, les deux minutes se passent, puis cinq, puis dix, et Dubois ne reparaît pas. Il ne se montra que le lendemain au petit jour, ayant passé la nuit à boire du vin chaud avec les Anglais pour se donner du courage.

Je compris bientôt de quoi il retournait et résolus d’accélérer mon allure. À ma gauche, s’étendaient quelques maigres bouquets de cocotiers ; à ma droite, se reliant en pente douce aux montagnes de l’intérieur, couraient d’épais buissons où il me semblait entrevoir des lueurs inquiétantes. Je lève le chien de mon fusil, bien décidé, malgré toutes mes sympathies pour les insurgés, à me défendre à outrance s’il plaît à ceux-ci de se payer du rumpsteak sur ma personne.

C’est la première fois que je vais être engagé dans un vrai combat pour mon compte. La mise en scène n’a rien d’encourageant : les ténèbres et des ennemis invisibles, disposés à ne faire aucun quartier.

Justement, ils sont bien là, car, au poste, éclate une fusillade nourrie : on les a donc aperçus ; il va falloir en découdre !

Je regarde mon arme : malédiction ! la capsule a faussé compagnie, je n’ai plus en mains qu’un manche à balai. Et comme je le brandis avec indignation, voici la platine qui s’échappe du bois et tombe à terre.

Tous les bonheurs ! Et le feu roulant des soldats continue dans ma direction : il ne me manquerait plus que d’être tué par une balle intelligente !

Dans les temps reculés, une escouade de forçats avait creusé le long de la route un large fossé servant à l’écoulement des pluies. Je m’y précipitai comme dans une tranchée et, le dos courbé, le pas rapide, arrivai à l’entrée du poste.

« Halte-là ! Qui vive ? » Et j’entends le factionnaire armer son fusil.

— Télégraphe !

Les soldats ébahis, mes parents qui, désespérés, me cherchaient partout, m’entourent, ne comprenant pas comment j’ai pu échapper à l’œil perçant des Canaques.

La nuit se passe en alertes continuelles, mais non en paniques : les soldats rient comme de vrais Gaulois ; leurs sentinelles se jettent des plaisanteries grasses. Quant au lieutenant, toujours calfeutré dans la caserne, il n’en mène pas large. Ah ! si l’ennemi avait un peu de décision, comme avec deux ou trois attaques simultanées sur différents points, et un peu d’élan il aurait raison de nous !

L’ennemi ! Faut-il donc l’appeler ainsi ce peuple noir qui combat pour son indépendance ? Proscrits pour la cause de la liberté, allons-nous passer du côté des oppresseurs ?

Telles sont les questions que mes parents et moi nous nous posons avec amertume.

Hélas ! la réponse n’est que trop claire.

Oui ces hommes, en se soulevant contre l’autorité ont pour eux le droit naturel. Ils veulent vivre à leur guise, sur le sol où ils sont nés : rien de plus juste. Mais ils ne distinguent pas, — le pourraient-ils d’ailleurs ! — entre le fonctionnaire qui les opprime, le colon qui, lentement le dépossède et le paria bouclé de force dans leur île, de par la rancune politique ou la vindicte sociale.

Forçats, déportés, femmes, enfants, vieillards, aussi bien que galonnés et messieurs ventrus, tout ce qui a visage blanc leur est odieux et mérite non seulement la mort, mais la torture la plus cruelle. Et, au milieu de leur œuvre inexorable de destruction, jamais l’éclair de pitié ne jaillit.

Il faut bien se préserver, préserver les siens : tout ce qu’on peut faire c’est de rester sur la défensive.

Cette étroitesse a d’ailleurs perdu les insurgés canaques. Eussent-ils ouvert leurs rangs à ceux des Européens qui n’avaient rien à craindre ni à espérer, aux forçats plus encore qu’aux déportés qu’un scrupule patriotique eût retenus pour la plupart, négocié sous main avec les Anglais qui pouvaient les approvisionner d’armes, ils auraient été les maîtres du pays, y compris peut-être Nouméa.

Mais, pour cela, il fallait un sens exact de la situation et, par dessus, la volonté de transformer cette guerre de race en guerre sociale : la victoire était à ce prix.

Les Anglais, qui avaient laissé prendre la Nouvelle Calédonie et qui n’ont point perdu l’espérance de la rattacher un jour à leur grande colonie australienne, eussent certainement favorisé le soulèvement indigène s’ils avaient pensé y trouver des avantages. Il y eut de la part des marins britanniques quelques tentatives, très peu, restées généralement ignorées pour fournir des armes aux insurgés ; mais pour enseigner l’entretien et l’usage de ces armes il eût fallu des cadres européens. L’emploi de la hausse du chassepot était un mystère et, au bout de six ou sept coups, l’arme encrassée, considérée comme inutile, était souvent jetée. Les révoltés, d’ailleurs, ne possédèrent jamais plus d’une cinquantaine de fusils, enlevés en différentes fois aux surveillants militaires, aux gendarmes et aux colons massacrés.

Le lendemain de l’incendie de notre paillotte, quelques Canaques se montrèrent timidement aux environs du poste. Mon correspondant de Touho était rentré en communications avec moi. Je lançai sur cette ligne la nouvelle alarmante. La journée s’écoula tranquille, le lieutenant avait réintégré son habitation : il faillit y être tué. Un geste de la popiné qui vivait avec lui, le fit se retourner comme un sauvage, approché en tapinois allait le frapper, l’indigène disparut aussitôt. Dans la soirée, la montagne à moins de deux cents mètres du télégraphe, se hérissa de lueurs étranges : les insurgés, rampant comme des couleuvres tentaient d’incendier les herbes sèches qui eussent communiqué le feu au poste. Aussitôt une demi-douzaine de soldats grimpèrent sur le plateau et commencèrent à tirailler sur les torches qu’on voyait avancer ou reculer à ras du sol. Fusillade inoffensive, les guerriers ayant eu l’ingénieuse précaution de ne pas porter à la main leur torche, qui devait servir de cible, mais de la fixer au bout d’une sagaïe longue de deux mètres dont ils tenaient l’autre extrémité. Néanmoins, ces coups de fusil, qui ne tuaient personne, empêchèrent une attaque.

Les Oébias, ces farouches rois de la montagne, voulaient la guerre aux blancs ; les petites tribus de la côte la désiraient et la craignaient à la fois. Quelques Canaques revinrent au poste, les jours suivants, se déclarant tous innocents de l’incendie de notre paillotte dont ils ne pouvaient soupçonner les auteurs. Les tentatives d’enlèvement du poste à les en croire, n’existaient que dans notre imagination ; pour preuve de leurs dispositions amicales, ils apportaient des poules, des bananes, des ignames. Le commandant profita de notre malheur : se montrant tantôt sévère, tantôt conciliant, il arracha aux indigènes nombre de ces cadeaux en nature. Lorsque, plus tard, on accorda des indemnités aux victimes de l’insurrection, nous ne reçûmes jamais un sou, non plus que d’autres déportés : les grosses sommes allèrent aux riches propriétaires ou éleveurs qui en avaient le moins besoin.

En dépit de la détente apparente, le fil télégraphique était sans cesse coupé. Dubois, qui eût mieux aimé se trouver ailleurs, ne partait pas plutôt réparer une rupture vers Hienghène qu’une autre se produisait vers Oégoa. L’intérêt commun exigeait le maintien de nos communications : je faisais alors un métier qui n’était pas le mien. Je partais avec mon indigène, en réquisitionnais deux ou trois autres sur ma route et traversais avec eux montagnes, vallées, forêts et rivières, ayant bien soin de les faire marcher devant moi et portant négligemment la main, de temps à autre, à la crosse de mon revolver.

Pauvre revolver ! J’eusse été aussi en peine de le faire fonctionner que mon fusil. Après le massacre des télégraphistes de Bouloupari, nous avions été pourvus par l’administration de revolvers de fort calibre ; le chien du mien qui avait probablement oublié de grandir, se rabattait obstinément auprès du percuteur de la cartouche sans parvenir à l’atteindre. Trois fois, je l’envoyai à la Direction de l’artillerie, en demandant réparation ou changement et trois fois on me le renvoya intact. De guerre lasse, je le gardai et le mis à mon côté, comme le sabre de la Grande Duchesse, pensant qu’il pourrait toujours faire peur aux malintentionnés.

Du reste, nous étions terriblement pauvres en matériel. Un jour, le fil de fer manquant, car une portée avait été enlevée par les Canaques, Dubois dut s’emparer de toute la ferraille qu’il put trouver y compris les anses de marmites, et s’en servit, soudure faite, pour opérer le raccord. Une autre fois, manquant de chlorhydrate d’ammoniaque pour ma pile Leclanché, j’envoyai mon Canaque puiser de l’eau de mer, remplaçant le sel qui me faisait défaut par celui contenu dans l’Océan et, d’une manière ou d’une autre, nous marchions toujours.

Le 1er septembre fut une date joyeuse pour les blancs et un deuil pour les insurgés : Ataï, qui avait réussi à tenir campagne contre les colonnes mobiles partant de Canala et d’Uaraï, fut surpris ce jour-là dans les forêts de la chaîne centrale à Amboa. Avec lui périrent un sorcier — qui ne le fut pas assez pour éviter le trépas — et un grand nombre de guerriers : une cinquantaine de femmes furent faites prisonnières, Naïna, qui se trouvait là, eut la chance de s’échapper : il avait déjà failli être pris le 7 août, à Farino, par les Canalas, au service des blancs.

Ataï mourut le rire à la bouche : un guerrier de Nundo, Segon, lui coupa la tête qui fut envoyée en France. Une des oreilles ayant été dévorée par un auxiliaire, les expéditeurs galonnés n’éprouvèrent, dit-on, aucun scrupule à en prendre une au premier cadavre venu pour rapparier leur trophée. Quels sont les plus sauvages ?

Cette insurrection fit la fortune d’un officier de marine, l’enseigne de vaisseau Servan, petit-fils de l’ancien ministre girondin. Il était chef de l’arrondissement de Canala et, aux premiers troubles, voyant les grandes tribus de Gélima et Kaké entrer en bouillonnement, prêtes à se joindre aux révoltés, il conçut l’audacieuse idée de les compromettre pour les attacher à la cause française. Il les rassembla et lui-même vêtu d’un tricot et d’un caleçon, une plume d’aigle servant de coiffure, carabine à la main, il partit à leur tête, seul de blanc. C’était le soir : à la nuit, on fit halte devant les villages révoltés. Les Canalas commençaient à parler avec animation et leur chef de guerre, Nundo, qui se faisait remarquer par sa véhémence, ne proposait rien moins que de tuer l’officier blanc.

Le moment était critique, Servan ne perdit pas la tête : il joua d’audace. Se dirigeant vers Nundo, il lui tendit sa carabine, lui disant : « Nundo, je sais que tu es un brave ; je te fais cadeau de cette arme et j’espère que tu t’en serviras bien. » Tant de sang-froid démonta le farouche géant et les autres guerriers. Immédiatement, profitant de cet état psychologique, le chef d’arrondissement leur fit brûler les cases des insurgés. Désormais, les Canalas étaient forcés de servir les blancs : ils les servirent, sinon honorablement, du moins avec courage jusqu’à la fin de la guerre. Ce furent eux qui, le 1er septembre, toujours avec Servan à leur tête, tombèrent, dans les forêts d’Amboa, sur Ataï et sa tribu, déjà plus que décimée par les combats incessants ; Servan y gagna la rosette et le grade de capitaine de vaisseau, honneurs qui lui firent rompre un mariage considéré jusqu’alors comme avantageux avec la fille d’un haut fonctionnaire. Trafic des sentiments humains !

Après la mort d’Ataï, il y eut un répit relatif : Naïna et Aréki étaient traqués à outrance, obligés de fuir leurs villages dévastés. Le premier périt enfin, le 16 janvier de l’année suivante, sous les coups des Canalas qui rapportèrent triomphalement sa tête et son fusil. Petit, brun, intelligent, parlant peu le français, ce sauvage était une physionomie curieuse : on lui attribuait, sans beaucoup de preuves, la mort du colonel Gally-Passebosc. Quant au dernier grand chef, Aréki, il tint bon jusqu’au 7 février, quoique terriblement pourchassé dans la presqu’île Lebris et les marais de la côte. À la fin, manquant de vivres et désespérant d’échapper plus longtemps, il se rendit avec ses derniers guerriers. Sa contenance fut ferme et calme : il déclara toutefois n’avoir point participé au massacre des colons. On lui fit grâce de la vie et l’exila à l’île des Pins.

Le mois de septembre fut donc assez paisible : on pouvait croire l’insurrection virtuellement terminée. J’avais, lassé des tiraillements avec l’autorité militaire demandé mon changement, peu avant qu’éclatât l’insurrection. Les événements me firent revenir sur ce désir, ne voulant pas quitter mon poste au fort du danger. Le calme semblant rétabli, je reçus avis qu’en octobre, je rentrerais au chef-lieu et nous préparâmes ce que l’incendie nous avait laissé de bagages, mes parents devant naturellement m’accompagner. Nous allions quitter la vie sauvage pour nous replonger dans la civilisation, passer en soixante-douze heures, de l’âge de pierre à l’âge du papier ; mais, avant notre départ, nous faillîmes tomber dans une embuscade qui, eût-elle réussi, se fût terminée par un repas de corps dont nous eussions fait tous les frais.

Des divers potentats bronzés dont les domaines nous entouraient, le plus sympathique était, sans contredit, Malakiné chef de Diahoué, dont j’avais failli devenir le gendre. Au lieu de fatiguer comme ses collègues de ses obsessions mendiantes pour du tabac, du tafia ou des dix sous, cet auguste personnage se montrait fort avenant lorsqu’on allait le visiter. Il est vrai qu’il n’y perdait rien : on lui savait gré de son accueil et les soldats, bons enfants, partageaient avec lui tafia et gamelles lorsque, à son tour, il venait au poste. Au milieu de nos incessantes alertes nous avions conservé confiance en ses sympathies.

Aussi, l’accueillîmes-nous fort bien quand, un dimanche, il vint nous trouver, porteur d’un gros poisson fumé. Nous lui achetâmes sa marchandise et le fîmes déjeuner avec nous. Au dessert, il nous proposa une promenade jusqu’à sa tribu.

Il y avait longtemps que le surcroît de besogne m’emprisonnait au bureau. J’avais besoin d’exercice et de grand air : nous acceptâmes. Très heureusement, j’eus l’idée d’emporter mon revolver… qui ne marchait pas.

Malgré ma connaissance du chemin, Malakiné avait tenu à nous servir de guide et insistait pour nous faire passer non par la plage qui, à marée basse constituait le plus court chemin, mais par un sentier de l’intérieur. À un kilomètre du poste, nous trouvâmes une vingtaine de Canaques, labourant, selon leur coutume avec des bâtons pointus, durcis au feu. Ils avaient l’air pacifique et, tant était grande notre foi ingénue en le chef de Diahoué, que nous n’y prîmes garde : cependant, j’eusse pu reconnaître, parmi ces travailleurs apparents, des figures d’Oébias.

Malakiné, de l’air le plus naturel du monde, échangea avec eux quelques mots que nous ne comprîmes pas. Nous continuâmes, un certain temps, à suivre cette route, mais fatigué de ses détours j’exprimai nettement mes préférences pour le bord de la mer et pris cette direction, suivi de mes parents et du chef canaque qui gardait un silence mécontent. Mon mouvement de mauvaise humeur déconcertait évidemment les projets de notre guide, qui, me voyant une arme à feu au côté, pensant peut-être que ce n’était pas la seule en notre possession, avait dû inviter les Oébias à différer leur attaque jusqu’à ce qu’ils fussent encore plus nombreux ou à aller nous égorger plus loin sur la route, de façon que nous ne pussions donner l’alarme au poste. Bien entendu, ces déductions ne se firent que plus tard dans notre esprit.

Nous arrivâmes à Biahoué : le village semblait absolument désert. Mes parents, fatigués d’une marche de douze kilomètres, s’assirent sur le gazon, sous l’ombrage des grands cocotiers, dont Malakiné se disposait déjà à cueillir les noix à notre intention. Pour moi, j’avais des fourmis dans les jambes : je ne sais quel mobile m’entraînait plus loin : une vague intuition me fit, cependant, sous prétexte qu’il m’incommodait, laisser mon revolver à mes parents et, priant ceux-ci d’attendre mon retour, qui ne tarderait pas, je poussai seul jusqu’au Vieux Diahoué.

Il y avait, dans cette localité, distante peut être d’un tiers de lieue, sur les bords d’un joli ruisseau, une case devant laquelle, plusieurs fois, déjà dans mes courses aventureuses, je m’étais arrêté pour causer et rire avec sa propriétaire, une popiné assez avenante, d’âge sortable et qui n’était pour moi qu’une connaissance non intime. Je m’y rendis, uniquement par besoin, après ma longue claustration, de voir des visages autres que ceux du poste. Je trouvai la Canaque à sa place favorite, au pied d’un bel arbre qui, au contraire des humains, chauffait sa tête feuillue au soleil et rafraîchissait son pied dans l’onde courante. Madame Deshoulières n’eût pas choisi plus idyllique endroit pour y mener paître ses chères brebis. Mais à mon étonnement, la noire beauté qui, d’habitude ne dédaignait pas de plaisanter avec moi, en tout bien tout honneur, m’accueillit, cette fois, avec une contrainte embarrassée qui me frappa.

Elle n’était pas seule : une vieille et deux ou trois hommes, d’âge plutôt mûr, étaient accroupis sur le sol auprès d’elle. J’y pris place aussi et ne pus m’empêcher de remarquer la même expression de gêne sur tous les visages.

Cependant, un de ces hommes de la nature me passait la main sur le dos, de ce geste câlin, familier aux Canaques, qui est peut-être moins une caresse qu’une vieille habitude d’anthropophage en reconnaissance de steacks. Mon vêtement s’étant entr’ouvert sur la poitrine, je vois encore la grimace de dégoût et de haine que provoqua sur le visage de la popiné, jusqu’à ce jour si avenante, la vue de mes blancheurs pectorales. Il y avait là, toute l’exécration d’une race pour une autre à l’épiderme différemment coloré : je ne m’y mépris point.

D’autant plus que, l’un après l’autre, arrivaient de nouveaux indigènes, tous avec une physionomie des moins réjouissantes. Une intuition finit par s’éveiller en moi : ces hommes voulaient me tuer ; ils hésitaient ne se croyant peut-être pas encore assez nombreux pour lutter contre « un capitaine télégraphe » qu’ils pouvaient vraisemblablement supposer armé de la foudre, mais ce ne serait évidemment qu’un court répit.

L’image de mes parents, de ma mère surtout, surpris de leur côté et massacrés, se présenta aussitôt à mon esprit. Très heureusement, ma figure ne traduisit pas mes anxiétés : avec le plus grand sang-froid, j’annonçai à mes aimables compagnons mon intention de pousser ma promenade un peu plus loin et leur demandai d’aller, pendant ce temps, chercher un régime de bananes que je prendrais à mon retour. Sur ce, je me levai fort tranquillement : les noirs affamés, dupes de mon machiavélisme, me laissèrent aller.

Je fis ostensiblement quelques pas sans me presser, dans la direction opposée à celle que je voulais prendre ; puis le feuillage m’ayant caché aux yeux des indigènes, j’exécutai un brusque crochet à gauche et, me courbant dans les hautes herbes, pris un triple galop dans la direction de Diahoué. Il était temps ! J’entendais les Canaques que j’avais quittés en appeler d’autres par des sifflements aigus et rapides auxquels il était répondu de même. Quelques minutes de cette course échevelée m’amenèrent au but ; je respirai, apercevant mes parents, on ne peut plus vivants.

Une chose me surprit, cependant : ils étaient levés comme pour partir. Ma mère m’en donna l’explication : « Malakiné, me dit-elle, nous conseillait, comme le plus commode, de nous en retourner par le rivage avant la marée haute sans t’attendre puisque, connaissant le pays et étant bon marcheur tu pourrais nous rejoindre par des sentiers de traverse. » Ce désir de nous séparer n’était pas fait pour diminuer nos suspicions : cependant, je ne dis rien sur le moment pour ne pas provoquer chez mes parents un mouvement insurmontable qui eût pu précipiter un fatal dénoûment. Malakiné, toujours présent entendant le français, je me réservai de ne pas perdre de vue ce chef.

Nous partîmes tous quatre, nous dirigeant vers la plage : Malakiné portait un poisson fumé, de belle dimension, dont il venait encore de trouver le placement et marchant en serre-file, près de ma mère et de moi. Mon père venait le dernier, absorbé dans la lecture d’un numéro du Siècle, qui ne datait que de trois mois. Son ignorance du danger me faisait frémir et lui donner l’éveil d’une façon trop brusque était en même temps le donner au traître de mélodrame. On ne pense pas à tout : l’idée ne me vint pas d’employer la langue italienne.

Les cases devant lesquelles nous passions pour aller à la mer, apparaissaient presque toutes désertes, la tribu nous attendant, sans doute ailleurs ou se préparant un alibi.

Seuls, deux ou trois vieillards impotents, accroupis à l’entrée de leur domicile, nous contemplaient d’un œil narquois. À chacun d’eux, Malakiné disait quelques mots, que je ne pouvais comprendre, appartenant sans doute à un argot spécial employé dans les circonstances non communes. Et il me semblait qu’à la suite de ces paroles mystérieuses, les regards des vieux anthropophages luisaient sur nous plus sardoniques.

Un indigène passa, de force et d’âge moyens. Le chef l’appela et, lui donnant à porter le poisson, l’invita à compléter notre bande.

De sa phrase impérative, je compris deux mots : « poupoualé lêkem », — trous du c… d’étrangers.

Il ne m’en fallait pas davantage pour être fixé sur les bons sentiments de Malakine et de ses sujets à notre… endroit.

Vivement, car le dénouement semblait proche, je mis ma mère au courant : femme à s’évanouir au contact d’une souris, elle était brave dans les réels dangers. D’un geste résolu, elle étreignit le manche de son ombrelle, pauvre arme qui eût été bien vite brisée !

Je ramassai sur la plage une branche qui, à la rigueur, pouvait servir de bâton.

Nous marchâmes ainsi pendant fort longtemps, et mon père lisait toujours le Siècle !

À un tournant, se dessina devant nous une langue de terre assez brisée, distante peut-être d’un kilomètre.

Comme je me disais que l’endroit était propice à une embuscade, un point rouge tranchant sur le feuillage d’un cocotier attira mon attention. Je le montrai à ma mère et nous ne tardâmes pas découvrir ce que c’était : rien moins qu’une vigie indigène, placée là pour signaler notre retour aux autres, les faux-cultivateurs que nous avions aperçus à l’aller.

Seulement, les Canaques n’avaient pas été malins : oubliant qu’à la guerre, il importe de voir et n’être pas vu, ils avaient choisi pour vedette un des leurs que dénonçait de loin sa chemise de laine rouge.

Cette couleur amie, arborée par un sauvage, pasticheur inconscient des Garibaldiens nous sauva la vie.

Il n’y avait pas à en douter : c’était là que nous attendait le massacre et nous pouvions discerner des points noirs, d’autres Canaques, se mouvant sous les arbres. L’heure était venue, je tournai la tête et, rencontrant le regard de mon père, lui fis un signe auquel il ne se méprit pas : il fut aussitôt près de nous. Deux mots suffirent : il tira de sa gaine mon pseudo-revolver, qu’il portait toujours au côté, je brandis mon bâton et nous passâmes sans façon de chaque côté de Malakiné, l’emprisonnant entre nous.

Ce chef, jusqu’alors, nous avait crus sans défiance et, dans la crainte d’être éclaboussé par quelques-unes des pierres ou sagaïes qui nous étaient destinées, il marchait assez loin de nous, dans la mer jusqu’à la cheville. Notre mouvement le déconcerta complètement ainsi qu’il parut à son air angoissé. Peut-être avait-il entendu parler de la façon dont les communards traitaient les otages. Son compatriote, que nous ne perdions pas de vue, semblait ahuri. Quant à ceux de l’embuscade, nous voyant sur nos gardes et prêts à la première démonstration hostile, à brûler la cervelle à leur chef — s’ils eussent connu l’impuissance de notre arme ! — ils ne bougèrent pas : nous passâmes !…

Quand nous eûmes laissé derrière nous cet endroit dangereux, Malakiné, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, essaya de nous donner le change. S’armant d’un sourire contraint et nous tapotant amicalement sur l’épaule, il eut le cynisme de nous demander si nous nous étions bien réjouis et reviendrions le gratifier d’une nouvelle visite.

Nous lui répondîmes on ne peut plus négativement et, à cette proximité du poste, nous estimant aux trois quarts sauvés, nous éclatâmes en reproches amers sur la duplicité de ce potentat, digne de rivaliser avec ses confrères européens.

Malakiné, cela va sans dire, se disculpa avec indignation, mais jusqu’à notre départ d’Oubatche, il ne remit plus les pieds au poste. Sans doute redoutait-il des représailles et rien ne nous aurait été plus facile que de l’emmener de force, car, à un kilomètre, nonchalamment couché sur l’herbe, comme un berger de Virgile, était Victor Hook à qui nous racontâmes l’affaire. En même temps, nous congédions les deux indigènes fort soulagés. Le brave suisse rebroussa chemin avec nous, critiquant quelque peu notre mansuétude, mais appartenait-il à des proscrits de se montrer féroces envers des hommes, même anthropophages, qui s’insurgeaient pour leur liberté ?




  1. Nom donné à la hachette américaine vendue par les blancs aux indigènes.