De l’histoire ancienne de la Grèce/04

De l’histoire ancienne de la Grèce
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 699-705).
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DE L’HISTOIRE


ANCIENNE


DE LA GRECE.




HISTORY OF GREECE,
by G. GROTE. —- Tome VII et VIII, London, 1850, Murray.[1]




Les deux nouveaux volumes que M. Grote vient de publier sont presque entièrement remplis par la lutte acharnée que se livrent Athènes et Lacédémone pour l’empire de la Grèce, depuis l’année 424 jusqu’en 403 avant Jésus-Christ. Le récit commence à la rupture de la paix de Nicias et finit à l’abaissement politique d’Athènes, ou plutôt au rétablissement de sa constitution démocratique, un moment renversée par les armes de Lysandre. Alcibiade, tour à tour l’idole et le fléau de sa patrie ; Nicias, partisan de la paix à tout prix et général malgré lui dans la guerre la plus désastreuse ; Callicratidas, modèle de toutes les vertus helléniques ; Lysandre, personnification terrible du génie dominateur de Sparte, tels sont les principaux personnages dont M. Grote avait à raconter les actions et à peindre le caractère. Peu d’époques de l’histoire grecque excitent un aussi vif intérêt ; mais, d’un autre côté, il n’en est pas qui soit plus difficile à traiter pour un écrivain de notre temps. En effet, il faut forcément redire ce qu’ont déjà raconté Thucydide et Xénophon, ce que nous avons tous péniblement traduit au collége, ce que nous avons relu plus tard, lorsque nos professeurs n’ont pas réussi à détruire radicalement en nous le goût de la littérature ancienne. Pour entrer dans la carrière illustrée par le prince des historiens grecs, on doit braver d’abord le reproche de témérité ou même de présomption. Traduire Thucydide dans une de nos langues modernes, c’est, disent les doctes et répètent les ignorans après eux, c’est une entreprise impossible. Se servir de son témoignage pour l’appliquer à un système historique nouveau, n’est-ce pas tenter de construire un édifice moderne avec des matériaux taillés, et merveilleusement taillés, pour un monument inimitable ? C’est entre ces deux écueils que M. Grote avait à louvoyer, et il l’a fait avec une habileté singulière. Au mérite de traducteur, il a joint celui de critique érudit et de commentateur ingénieux. Cette dernière tâche, toujours difficile et souvent ingrate, est trop négligée par bien des savans modernes qui croiraient indigne d’eux d’aplanir à leurs successeurs les obstacles qu’ils ont eux-mêmes péniblement surmontés.

Rien de plus utile cependant et de plus propre à répandre le goût et l’intelligence des études historiques. La plupart des auteurs anciens exigeraient un commentaire perpétuel, non pour expliquer la grécité ou la latinité, mais pour rendre intelligibles au lecteur moderne les mœurs, les passions, les idées des personnages qui ont vécu dans une société complètement différente de la nôtre. Si le besoin d’un tel commentaire n’est pas plus généralement senti, je pense qu’il ne faut pas l’attribuer à la supériorité de notre intelligence, mais plutôt à la facilité qu’on a aujourd’hui à se payer de mots et à n’examiner les choses que superficiellement. Je me hâte d’ajouter, de peur d’être accusé d’injustice et de mauvaise humeur contre mon siècle, qu’il est assez naturel qu’on n’apporte pas dans l’étude de l’histoire ancienne l’esprit de critique ou même de curiosité que l’histoire contemporaine rencontre d’ordinaire. En effet, pourquoi contrôler péniblement le récit d’événemens dont les résultats n’affectent pas visiblement nos intérêts matériels ? Les historiens de l’antiquité, surtout les Grecs, à part la vénération ou l’horreur que notre éducation de collége nous a inspirée, exercent sur nous par leur art merveilleux la même séduction que leurs poètes. Aux uns et aux autres on fait sans scrupule de larges concessions, et, de même qu’on ne s’avise pas de reprocher à Eschyle de donner à son Prométhée un rôle qui s’écarte en maint endroit du mythe accrédité, on ne s’embarrassera guère qu’Hérodote ou Thucydide prêtent à leurs grandes figures historiques des actions dont la vraisemblance est souvent contestable.

C’est avec cette indifférence que les gens du monde, et peut-être même que bien des érudits lisent l’histoire ancienne. Pour ceux qui tiennent, comme M. Grote, à démêler la vérité des événemens et les causes qui les ont produits, que de contradictions, que d’incertitudes, leur apparaissent dans les meilleurs historiens ! Outre le doute que font naître des témoignages évidemment suspects de passion ou de partialité, notre ignorance d’une foule de lois, de coutumes, d’habitudes, notre embarras pour nous reporter à des idées ou à des préjugés de vingt siècles en çà rendent excessivement difficile l’appréciation des événemens les mieux constatés. Dans cette étude critique, l’érudition et la science politique, trop rarement compagnes de nos jours, doivent s’entraider et se soutenir à chaque pas. Nous avons remarqué déjà les connaissances toutes spéciales qui distinguent M. Grote à ces deux titres, et la lecture de ses derniers volumes n’a fait que nous confirmer dans notre jugement.

L’histoire ancienne écrite par des modernes porte toujours quelque indice des préoccupations du temps où elle a été composée. Au moyen-âge, on faisait d’Alexandre une espèce de chevalier errant. Courier, qui se moquait tant des seigneurs de Larche qui faisaient cuire du mouton, Courier, en dépit de son style archaïque, laisse deviner plus d’une fois, dans les fragmens de son Hérodote, le publiciste populaire de la restauration. M. Grote, spectateur de la lutte qui partage l’Europe entre la démocratie et l’aristocratie, montre franchement ses opinions sur les questions du moment, tout en nous racontant les révolutions de la Grèce antique. Je suis loin de lui en faire un crime. Si le but de l’histoire est d’instruire les hommes, ne doit-elle pas varier ses leçons selon les époques, selon les besoins de chaque génération ? A chacune son enseignement spécial. Il fut un temps où les rois seuls trouvaient dans l’histoire des leçons utiles ; le moment est venu pour les peuples d’y apprendre leurs devoirs. Pour nous, qui vivons sous un gouvernement fondé sur le suffrage universel, l’étude de l’histoire grecque offre un intérêt particulier, et l’exemple de la petite république d’Athènes peut être profitable pour la grande république de France.

La plupart des historiens de l’antiquité, et après eux tous les modernes, n’ont remarqué que les défauts du gouvernement populaire d’Athènes, et les ont repris avec plus ou moins d’aigreur. Thucydide et Xénophon étaient des exilés ; le dernier fut pensionnaire de Sparte. À ce titre, leur témoignage doit être suspect de partialité ; cependant il a toujours été accepté de confiance, et les modernes ont même exagéré, en les répétant, leurs critiques contre la démocratie. M. Grote s’est fait son apologiste, et, à notre sentiment, il a été souvent heureux dans ses efforts pour la justifier des nombreux méfaits qu’on lui impute. À vrai dire et à examiner les choses de près, ce n’est pas la constitution athénienne dont M. Grote fait l’éloge et qu’il propose pour modèle : c’est bien plutôt le caractère athénien dont-il fait ressortir les admirables qualités, et dont, en dépit de tous les préjugés, il nous force d’admirer la constance et la grandeur.

En effet, que faut-il louer dans l’histoire d’Athènes ? Est-ce un gouvernement où d’importantes magistratures se tirent au sort, où les questions les plus graves s’agitent et se décident sur la place publique par une multitude excitée par des orateurs instruits par principes à soulever les passions populaires, où le pouvoir sans durée peut passer des mains du plus vertueux citoyen dans celles d’un scélérat éloquent ? Non certes ; mais ce qu’il y a de vraiment admirable, c’est de voir le peuple athénien conserver d’année en année la direction des affaires au plus grand homme de son temps, c’est son respect pour la loi qu’aucune passion ne peut lui faire oublier, c’est sa constance dans les revers, et par-dessus tout son bon sens et l’intelligence de ses véritables intérêts. M. Rollin et bien d’autres nous ont habitués à considérer les Athéniens comme le peuple le plus léger de la terre, frivole, cruel, insouciant, ne pensant qu’à ses plaisirs. Pourtant ce peuple si léger et si frivole nommait tous les ans Périclès stratège : c’est comme président ; il riait de bon cœur aux comédies qui tournaient ce grand homme en ridicule, mais, au sortir du théâtre, il retrouvait le respect pour le pouvoir. Ce peuple décrétait l’expédition de Sicile, parce qu’il avait de l’ambition ; mais il choisissait pour général Nicias, le chef du parti aristocratique, parce qu’il le tenait pour honnête homme et bon capitaine. Les bourgeois d’Athènes voyaient tous les ans les Péloponnésiens ravager l’Attique, couper leurs oliviers, brûler leurs fermes, arracher leurs vignes, et pas un ne demandait la paix, parce que Périclès leur avait dit qu’en abandonnant à l’ennemi une partie de leur territoire, ils pouvaient, au moyen de leur flotte, conserver et étendre leur empire. Lorsque, dans la funeste expédition de Sicile, Athènes eut perdu la fleur de ses hoplites et de ses marins, quelques mois lui suffirent pour armer de nouveaux vaisseaux, rassembler de nouveaux soldats et gagner de grandes batailles. Observons encore que cette constance, cet héroïsme, car il faut appeler les choses par leur nom, est partagé par tout un peuple ; qu’il n’est pas provoqué par la peur qu’inspirent quelques tyrans. C’est le résultat de délibérations prises avec calme, après une discussion approfondie, dans laquelle toute opinion a pu librement se produire, et même être écoutée par une multitude, non de 750 hommes, mais de 1,000. Nous sommes fiers, et non sans raison, des quatorze années de notre première république et de notre énergie à repousser l’invasion de l’Europe ; mais Athènes combattit Lacédémone et le grand roi alliés contre elle sans égorger les suspects dans les prisons sous prétexte de réchauffer le patriotisme, sans opposer à la terreur de l’invasion étrangère la terreur des supplices décrétés par des bandits ou des insensés contre les plus généreux citoyens.

Il y a certaines pages dans l’histoire d’un peuple que tout le monde a lues et qui laissent une impression ineffaçable, d’après laquelle on forme presque toujours un jugement sur ce peuple, jugement d’autant plus injuste, qu’il dépend en général de l’art qu’a mis l’historien à présenter au lecteur une scène d’horreur ou de pitié. Plus qu’aucune autre nation, nous sommes intéressés à protester contre cette manière de procéder, car qui nous jugerait d’après la Saint-Barthélemy ou le 2 septembre nous jugerait assurément fort mal. M. Grote s’est attaché, dans plusieurs chapitres de ses deux derniers volumes, à justifier les Athéniens de quelques accusations banales trop long-temps exploitées à leur préjudice. M. Grote excelle, à notre avis, dans la discussion des témoignages historiques, et il faut toujours admirer son imperturbable opiniâtreté à pénétrer jusqu’au fond des choses, à écarter tous les sophismes, pour ne former son opinion que lorsque le bon sens a été pleinement satisfait. Nous renvoyons surtout le lecteur à l’examen de deux faits célèbres que l’on cite toujours en preuve de la légèreté et de la cruauté athénienne. Nous voulons parler de la condamnation des généraux vainqueurs aux Arginuses et de celle de Socrate. Sans affaiblir la pitié que doivent inspirer ces illustres victimes, l’auteur présente ces grands procès sous un jour nouveau, et, s’il en déplore le résultat avec tous les gens de bien, il atténue, du moins en partie, le sentiment d’horreur qui poursuit encore leurs juges.

Le premier de ces procès célèbres a toujours été fort mal présenté par les historiens modernes, qui n’ont vu dans l’affaire qu’un exemple de superstition déplorable. Les amiraux d’Athènes vainqueurs dans le combat des Arginuses ne purent, dit-on, par suite d’une tempête, recueillir, les morts abandonnés aux flots et leur rendre les derniers devoirs. Le peuple, entiché de ses idées sur les ombres errantes et privées de sépulture, punit du dernier supplice six de ses généraux coupables d’avoir négligé les morts pour sauver les vivans. M. Grote, en rectifiant les faits, a complètement changé la couleur de l’affaire. Il prouve par des témoignages irrécusables qu’il ne s’agissait pas de morts seulement, mais bien des équipages vivans de vingt-cinq trirèmes athéniennes désemparées dans le combat, et que, par une incroyable négligence, les amiraux athéniens laissèrent périr sans secours, tandis que la tempête n’était pas assez forte pour empêcher les débris de la flotte péloponnésienne d’effectuer tranquillement leur retraite. M. Grote demande quel serait le jugement que prononcerait aujourd’hui une cour martiale contre un capitaine de vaisseau qui resterait à l’ancre, tandis que coulerait bas devant lui un navire rempli de ses camarades. Selon toute apparence, si le cas était possible aujourd’hui dans une marine européenne, le coupable paierait de sa tête son indigne lâcheté.

Le procès de Socrate occupe en entier le dernier chapitre du huitième volume. Après avoir instruit l’affaire avec une minutieuse exactitude, l’auteur arrive aux conclusions suivantes : « Que Socrate était le plus honnête homme du monde, mais qu’il était pourtant coupable sur tous les chefs d’accusation, et qu’il fallait une tolérance extraordinaire de la part des Athéniens pour qu’un procès ne lui eût pas été intenté trente ans plus tôt. » M. Grote a expliqué de la manière la plus lucide le caractère original et inimitable de l’enseignement de Socrate. Bien différent des autres sophistes ou philosophes (de son temps les deux mots étaient synonymes), Socrate n’avait point de doctrine qu’il imposât à ses disciples ; mais il les obligeait à penser, et à penser juste. Comme l’acier qui fait jaillir le feu du caillou, Socrate développait l’intelligence de ses interlocuteurs, et, pour me servir des expressions de M. Grote, « son but et sa méthode n’étaient pas de faire des prosélytes et d’imposer des convictions par autorité, mais bien de former des chercheurs sérieux, des esprits analytiques et capables de conclure pour eux-mêmes. »

Par la conversation la plus spirituelle, par la dialectique la plus pressante, Socrate réduisait à l’absurde tout mauvais raisonneur. Dans une de nos sociétés modernes, il eût été tué en duel ou serait mort sous le bâton. Dans Athènes, il s’était fait beaucoup d’ennemis, et, selon Xénophon, il y avait quantité de gens qui, après avoir causé une fois avec lui, s’enfuyaient ensuite du plus loin qu’ils l’apercevaient. Nulle part, on n’aime un homme qui nous prouve que nous sommes des ignorans ou des niais. Cependant la cause la plus grave de la haine qu’inspirait Socrate à un grand nombre de ses concitoyens paraît avoir été ses relations avec des hommes qui avaient fait le plus grand mal à leur pays, Alcibiade et Critias. L’un et l’autre furent ses disciples, et, bien qu’il n’approuvât nullement leur conduite, il leur conserva toujours, comme il semble, un attachement singulier. En outre, il ne déguisait pas son mépris pour la constitution athénienne. « Vous tirez vos magistrats au sort, disait-il ; au moment de vous embarquer aimeriez-vous prendre pour pilote l’homme que le hasard aurait désigné ? » En matière de religion, il était décidément hétérodoxe, et, sans parler de son génie, il laissait trop voir son opinion sur les mythes de l’état, amas informe de superstitions dont on n’avait pas même encore essayé de faire ressortir quelques préceptes de morale. La religion chez les anciens, disons mieux, la superstition, changeait à chaque ville, presque à chaque bourgade ; mais malheureusement elle était intimement liée avec la politique et la nationalité. Un hérétique à Athènes était donc quelque chose comme un transfuge, comme un ennemi de la république. Socrate, jugé d’après toutes les formes de procédure reçues, fut convaincu par un jury nombreux, sur tous les chefs, ou plutôt il se glorifia d’être coupable. Il aurait pu, selon toute apparence, se soustraire à la mort et peut-être même à une condamnation, s’il avait voulu se défendre autrement. M. Grote suppose, non sans raison, qu’arrivé au terme de sa carrière, il aurait préféré une mort sublime, et qui laissait un grand enseignement, à l’obligation de rompre ses habitudes.

Les lois athéniennes étant données, Socrate a dû être condamné, cela est incontestable ; mais nous demanderons à M. Grote si ce résultat est à la gloire de ce régime pour lequel il montre parfois un peu trop de partialité.

En terminant, nous remarquerons que l’appréciation du jugement de Socrate et l’explication des causes qui l’ont provoqué ont été exposées, il y a cent quatorze ans, par Fréret, qui arrive à peu près aux mêmes conclusions que M. Grote[2]. M. Cousin, dans l’argument qui précède l’Apologie de Socrate, au premier volume de son éloquente traduction de Platon, prouve également en quelques mots que le jugement était conforme aux lois existantes[3]. Cependant M. Grote n’a cité ni Fréret, ni M. Cousin. Je suis bien loin de croire qu’il ait eu le moins du monde la pensée de déguiser un plagiat : je crains plutôt que M. Grote n’ait lu ni Fréret, ni M. Cousin ; il s’est donné cependant la peine de réfuter un M. Forchammer, professeur allemand, qui trouve que Socrate était un grand coquin. On croit trop en Angleterre à la spécialité des Allemands pour l’érudition et la philosophie. La mode est aux systèmes allemands. M. Grote est un trop bon esprit pour admettre l’imagination en matière d’histoire et de linguistique ; il me permettra de lui rappeler qu’il existe en France des érudits et des philosophes sérieux.


PROSPER MERIMEE.

  1. voyez les livraisons du 1er  avril 1847 1848 et du 1er  juin 1849.
  2. Hist. de l’Académie des Inscr., t. XLVII, p. 209.
  3. Voyez encore, sur le même sujet, les Fragmens philosophiques de M. Cousin, t. I, p. 115, 4e édition.