De l’histoire ancienne de la Grèce/03

DE L’HISTOIRE


ANCIENNE


DE LA GRÈCE.




HISTORY OF GREECE.
By G. Grote. Tomes V et VI.




Constatons d’abord le succès remarquable d’un livre dont nous avons déjà signalé le mérite scientifique et littéraire. La première édition est épuisée ; une seconde vient de paraître. Tout en félicitant l’auteur, félicitons aussi son heureux pays, qui possède tant de lecteur pour une œuvre grave et sérieuse. Le temps n’est plus où de semblables ouvrages pourraient espérer un pareil succès parmi nous. Autrefois, les révolutions des républiques antiques ont intéressé nos pères, mais ils vivaient sous la monarchie absolue ; nous, qui faisons des révolutions, nous n’avons plus le temps de lire l’histoire ancienne. Ses leçons nous profiteraient cependant, surtout présentées avec l’impartialité, la sagesse, la saine raison qui caractérisent le talent de M. Grote.

Nous voici arrivés à l’époque la plus brillante des annales de la Grèce. Les volumes dont nous avons à rendre compte sont remplis par l’invasion médique, le développement de la puissance maritime d’Athènes, l’administration de Périclès, enfin le commencement de la lutte terrible excitée parmi tous les peuples helléniques par la rivalité d’Athènes et de Lacédémone, guerre impie qui, en épuisant les forces d’une nation généreuse, allait la livrer bientôt sans défense aux rois de Macédoine. Dans les volumes précédens, l’auteur avait à coordonner, souvent à interpréter des documens rares et mutilés, débris informes et toujours suspects : aujourd’hui, des témoignages plus nombreux et assurément beaucoup plus respectables servent de base à son travail ; mais de là aussi une difficulté nouvelle. L’autorité d’Hérodote et de Thucydide est si imposante, qu’en présence de ces grands noms l’historien moderne a peine à conserver la liberté de ses appréciations. Toutefois M. Grote n’est point de ceux qui se laissent éblouir par la renommée même la plus légitime. Plein de respect pour ces maîtres immortels, pénétré de toute la vénération qu’il leur doit en sa qualité d’érudit et d’historien, M. Grote n’oublie pas cependant ses devoirs de juge et sait que tout témoin est sujet à faillir. M. Grote m’a tout l’air de ne croire que ce qu’on lui prouve.

Soumise à cette critique sévère, l’histoire prend une gravité qui ne sera sans doute pas du goût de tout le monde. Aujourd’hui surtout, que la méthode contraire a de brillantes autorités en sa faveur, on reprochera peut-être à M. Grote de rejeter impitoyablement les aimables fictions qu’une école moderne recherche et se complaît à commenter. — Le docte Boettiger, dans une dissertation latine, avait déjà prouvé par vives raisons, comme le docteur Pancrace, que l’histoire d’Hérodote a tous les caractères du poème épique. Le brave homme, c’est du Grec que je parle, n’y entendait point finesse, car il attachait une étiquette sur son sac, en donnant le nom d’une muse à chacun des livres de sa composition. Le ciel nous préserve de faire le procès d’Hérodote à cette occasion ! nous ne le rendons même pas responsable de ses modernes imitateurs. Seulement nous tiendrons, avec M. G rote, que le temps n’est plus où la poésie et l’histoire peuvent s’unir et se confondre. À chacun son métier. Laissons à Hérodote ses neuf muses, et ne nous étonnons pas si M. Grote nous enlève quelques-unes de nos jeunes illusions.

Ces réflexions s’offrent d’elles-mêmes quand on lit dans l’auteur anglais le récit de la mort de Léonidas et de ses compagnons. Hérodote nous montre Léonidas célébrant ses propres funérailles avant de quitter Sparte, et allant de sang-froid se battre contre trois millions d’hommes avec ses trois cents compagnons, uniquement pour apprendre au grand roi à quelles gens il allait avoir affaire. Hérodote dit expressément que Léonidas ne connaissait pas le défilé des Thermopyles, et que ce fut seulement après s’y être établi qu’il crut un instant à la possibilité de fermer l’entrée de la Grèce aux barbares. Ce dévouement solennel, ces jeux funèbres, tout cela est homérique, c’est-à-dire sublime. Malheureusement la réflexion vient, et l’on se rappelle que la diète des Amphictyons siégeait aux lieux mêmes où mourut Léonidas, et qu’en sa qualité de roi de Sparte, Léonidas ne pouvait pas ignorer la position des Thermopyles, s’il ne les avait pas visitées lui-même ; que de plus, en sa qualité de petit-fils d’Hercule, il avait nécessairement ouï parler d’un lieu célèbre dans les légendes héroïques de sa divine famille ; enfin on voit, par le témoignage même d’Hérodote, que les Grecs, confédérés appréciaient toute l’importance des Thermopyles, puisqu’ils y avaient dirigé un corps considérable, et que leur flotte, en venant stationner à la pointe nord de l’île d’OEubée, avait en vue d’empêcher les Perses de tourner cette position par un débarquement opéré sur la côte de la Locride, en arrière du défilé.

J’ai eu le bonheur, il y a quelques années, de passer trois jours aux Thermopyles, et j’ai grimpé, non sans émotion, tout prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents. Là, au lieu du lion de pierre élevé jadis à leur mémoire par les Spartiates, on voit aujourd’hui un corps-de-garde de chorophylaques ou gendarmes portant des casques en cuir bouilli. Bien que le défilé soit devenu une plaine très large par suite des atterrissemens du Sperchius, bien que cette plaine soit plantée de betteraves dont un de nos compatriotes fait du sucre, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter les Thermopyles telles qu’elles étaient cinq siècles avant notre ère. À leur gauche, les Grecs avaient un mur de rochers infranchissables ; à leur droite, une côte vaseuse, inaccessible aux embarcations ; enfin, entre eux et l’ennemi s’élevait un mur pélasgique, c’est-à-dire construit en blocs de pierre longs de deux ou trois mètres et épais à proportion. Ajoutez à cela les meilleures armes alors en usage et la connaissance approfondie de l’école de bataillon. Au contraire, les Perses, avec leurs bonnets de feutre et leurs boucliers d’osier, ne savaient que courir pêle-mêle en avant, comme des moutons qui se pressent à la porte d’un abattoir. On m’a montré à Athènes des pointes de flèches persanes trouvées aux Thermopyles, à Marathon, à Platée ; elles sont en silex. Pauvres sauvages, n’ayez jamais rien à démêler avec les Européens ! S’il y a lieu de s’étonner de quelque chose, c’est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas eut le tort d’occuper de sa personne un poste imprenable et de s’amuser à tuer des Persans, tandis qu’il abandonnait à un lâche la garde d’un autre défilé moins difficile, qui vient déboucher à deux lieues en arrière des Thermopyles. Il mourut en héros ; mais qu’on se représente, si l’on peut, son retour à Sparte, annonçant qu’il laissait aux mains du barbare les clés de la Grèce ?

Voilà dans sa nudité le fait raconté par Hérodote en poète et en poète grec, c’est-à-dire qui recherche le beau et le met en relief avec autant de soin que quelques poètes aujourd’hui recherchent le laid et se complaisent à la peinture des turpitudes humaines. La fiction, dira-t-on, vaut mieux que la vérité. Peut-être ; mais c’est en abusant des Thermopyles et de la prétendue facilité qu’ont trois cents hommes libres à résister à trois millions d’esclaves, que les orateurs de l’Italie sont parvenus à laisser les Piémontais se battre tout seuls contre les Autrichiens.

Ce n’est pas chose nouvelle que de reprendre Hérodote, et le bonhomme a été si mal traité autrefois, qu’en faveur de la justice tardive qu’on lui rend aujourd’hui, il pardonnera sans doute à M. Grote quelque réserve à se servir des admirables matériaux qu’il nous a laissés. Contredire Thucydide est une hardiesse bien plus grande, et l’idée seule a de quoi faire trembler tous les érudits. J’ai cité tout à l’heure une erreur, volontaire ou non, d’Hérodote ; en voici une de Thucydide beaucoup plus grave, et qui n’a point échappé au sévère contrôle de M. Grote. Sa critique est-elle juste ? On peut le croire : pour convaincre Thucydide, M. Grote n’emploiera d’autres preuves que celles que lui fournira Thucydide lui-même.

Il s’agit du jugement célèbre qu’il porte contre Cléon. C’est à Cléon, pour le dire en passant, que nous devons « l’histoire de la guerre du Peloponnèse, » car il fit bannir Thucydide, qui, voyant se fermer pour lui la carrière politique, écrivit l’histoire de son temps. La postérité, loin d’en savoir gré à Cléon, a toujours fait de son nom un synonyme de la bassesse acharnée contre le talent. Et, comme si ce n’était pas assez de la plume de fer de l’historien, Aristophane, avec ses railleries acérées, est venu donner le coup de grace an malencontreux corroyeur. La Guerre du Peloponnèse et les Chevaliers, n’en est-ce point assez pour enterrer un homme dans la fange ? Aussi tout helléniste tient Cléon pour un tribun factieux et pour un concussionnaire. Suivant M. Grote, Cléon n’est point encore jugé, et cette opinion si nouvelle mérite qu’on l’examine de près. Rappelons-nous que M. Grote n’est point un partisan à outrance de la démocratie, et qu’il fuit le paradoxe. Ce n’est pas parce que Cléon fut un corroyeur, ce n’est pas parce qu’il fut l’idole de la lie du peuple que M. Grote prend sa défense ; le seul sentiment de la justice l’anime, et c’est pour avoir lui avec attention les pièces du procès qu’il en demande la révision.

Oublions d’abord, nous dit-il, les facéties plus ou moins venimeuses d’Aristophane, qui n’est pas plus une autorité en matière d’histoire ancienne que les spirituels auteurs du Punch ou du Charivari n’en sont une pour l’histoire de notre temps. Un rapprochement curieux donne la valeur du témoignage d’Aristophane. La représentation des Nuées précéda d’un an celle des Chevaliers ; on en peut conclure que vers ce temps-là, pour frapper ainsi à tort et à travers Socrate et Cléon, Aristophane n’était pas toujours honnêtement inspiré.

Quant à Thucydide, M. Grote nous prouve que le grand historien, homme de guerre fort médiocre, laissa prendre à sa barbe, et par une impardonnable négligence, une place très importante, qu’il devait et qu’il aurait pu facilement défendre. Il pensait à autre chose ce jour-là ; peut-être écrivait-il l’oraison funèbre des Athéniens morts à Samos, tandis que Brasidas surprenait Amphipolis. Thucydide fut jugé selon les lois de son pays. Cléon exagéra peut-être son manque de vigilance ; quant aux conséquences de sa faute, elles étaient déplorables, et les juges ne furent pas plus sévères alors que ne serait aujourd’hui un conseil de guerre dans un cas semblable. Éloigné des affaires par un parti politique, Thucydide a jugé ce parti, et surtout son chef, avec une rigueur où se trahit un sentiment d’inimitié personnelle. Lui-même en fournit des preuves par la manière dont il apprécie les actes de ses adversaires. Choisissons l’exemple le plus notable, la prise de Sphactérie par Cléon.

La guerre du Péloponnèse durait depuis plusieurs années avec des chances diverses, sans que la fortune se déclarât ouvertement pour Athènes ou pour Lacédémone. Dans le Pnyx, on était divisé sur la politique à suivre. Les uns, on les appelait les oligarques, inclinaient à la paix ; les autres, c’étaient les démocrates, voulaient continuer la guerre avec un redoublement d’activité. Les premiers, habitués à reconnaître l’ancienne suprématie de Sparte, étaient prêts à s’y soumettre encore, croyant qu’on pouvait faire bon marché d’une insignifiante question d’amour-propre, lorsqu’il s’agissait d’acheter par cette concession le retour de la prospérité matérielle. Les autres, au contraire, s’indignaient d’accepter une position secondaire, et revendiquaient pour leur patrie le droit de ne traiter avec Sparte que d’égale à égale. Cléon fit prévaloir la politique belliqueuse, et, en dirigeant lui-même les opérations militaires, il porta à la rivale d’Athènes le coup le plus terrible qu’elle eût encore reçu. Toute la flotte lacédémonienne fut capturée à Sphactérie, et un corps de troupes, où l’on comptait cent vingt Spartiates, bloqué dans cette île, mit bas les armes devant Cléon. Jusqu’alors on avait réputé les Spartiates invincibles sur terre. Ils vivaient sur leur vieille réputation des Thermopyles, et l’on croyait qu’on pouvait peut-être les tuer, jamais les prendre. Cette renommée tomba avec Sphactérie. Lacédémone fut humiliée, et demanda la paix. Pour quelque temps, la supériorité d’Athènes fut établie dans toute la Grèce.

C’est pourtant cette expédition de Sphactérie que Thucydide s’est efforcé de rabaisser comme la plus facile des entreprises, bien plus, comme une faute politique énorme. Ceux qui voulaient la paix achetée par des concessions sont, à ses yeux, les seuls gens habiles, et, à l’appui de son opinion, Thucydide rattache à l’affaire de Sphactérie les désastres qui accablèrent Athènes quelques années plus tard. Cette manière d’argumenter est aussi facile que de faire des prédictions après les événemens ; mais il oublie que ces désastres furent les conséquences de fautes déplorables qu’on ne peut imputer à Cléon. Athènes, enivrée de ses succès, méprisa ses ennemis, les irrita, les humilia sans les écraser ; puis, comme tous les présomptueux, elle finit par expier cruellement sa folle témérité. Tout cela ne prouve rien contre Cléon. Peut-être après la prise de Sphactérie eut-il le tort de ne pas conseiller une paix glorieuse, mais il ne s’ensuit pas qu’il ne l’eût pas préparée par la vigueur de ses dispositions.

Aux yeux de M. Grote, Cléon est le représentant d’une classe de citoyens nouvelle encore en Grèce au temps de Thucydide, et formée par les institutions populaires de Clisthènes et de Périclès. La constitution athénienne avait ouvert à tous les citoyens la carrière des emplois politiques, mais long-temps elle ne put détruire les vieilles habitudes et le respect enraciné pour les familles illustres. Un fait analogue s’est reproduit à Rome. Lorsque les plébéiens eurent obtenu, après de longs efforts, le droit de prétendre au consulat, ils ne nommèrent d’abord que des patriciens. De même à Athènes, les familles illustres et les grands propriétaires territoriaux furent long-temps, malgré la constitution la plus démocratique, en possession de fournir seuls à la république ses généraux et ses hommes d’état. Périclès, en remettant la discussion de toutes les affaires à l’assemblée du peuple, avait créé le pouvoir des orateurs. Il était lui-même le plus éloquent des Grecs, et il offrit pendant près de quarante années le spectacle admirable d’un talent merveilleux, faisant toujours prévaloir la raison et le bon sens. Après lui, l’éloquence continua à régner dans les assemblées ; mais bien souvent, dans les démocraties, c’est la passion et la violence du langage qu’on appelle de ce nom. Sans doute, Cléon n’eut pas plus l’éloquence de Périclès que son incorruptible probité, mais il continua pourtant sa politique, et l’on ne peut alléguer contre lui aucune violence, aucune mesure contraire aux lois de son pays. On cherche en vain dans ses actes de quoi justifier l’indignation et la haine qui s’attachent à sa mémoire. Vraisemblablement, Cléon demeura au-dessous de sa tâche, car ce n’est pas impunément qu’on succède à Périclès ; mais on peut croire, avec M. Grote, que le grand grief de ses contemporains fut qu’homme nouveau, pour parler comme les Romains, il aspira le premier aux honneurs, et qu’il constata le premier l’égalité des droits de tous les citoyens.

Bien des gens aujourd’hui sauront un gré infini à Cléon d’avoir été corroyeur, et se le représenteront comme un ouvrier démocrate tannant le cuir le matin et pérorant le soir dans les clubs. Il n’en est rien, et ce point vaut la peine qu’on s’y arrête ; je laisserai M. Grote un instant pour rechercher quelles gens étaient les démocrates d’Athènes, quatre cents ans avant J.-C. — Cléon sans doute était corroyeur, c’est-à-dire qu’il possédait, exploitait des esclaves, lesquels préparaient les cuirs, mais il n’était pas plus artisan que plusieurs de nos candidats parisiens aux élections de 1848 n’étaient ouvriers, bien qu’ils en usurpassent le titre. Un homme libre ne travaillait guère de ses mains à Athènes, et comment cela lui aurait-il été possible ? Tout citoyen d’Athènes était à la fois juré, soldat et marin. Tantôt il lui fallait siéger dans sa dicastérie, et passer souvent plusieurs journées à juger des procès, moyennant trois oboles par séance ; tantôt on le plaçait devant une rame et on l’envoyait en station pour plusieurs mois dans l’Archipel ; ou bien, couvert des armes qu’il lui fallait acheter de ses deniers, il partait pour la Thrace ou la côte d’Asie, payé, il est vrai, un peu plus cher qu’un juge, lorsqu’il possédait un cheval ou bien les armes d’uniforme dans l’infanterie de ligne. S’il eût été artisan, que seraient devenues cependant ses pratiques ? qui aurait pris soin de sa boutique et des instrumens de son métier ? L’homme libre, le citoyen se battait, votait dans l’agora, jugeait au tribunal, mais il aurait cru s’avilir en faisant œuvre de ses dix doigts. Pour travailler, on avait des esclaves, et tel qui n’aurait pas eu le moyen d’avoir un bœuf dans son étable était le maître de plusieurs bipèdes sans plumes ayant une ame immortelle. Ces esclaves faisaient les affaires domestiques et exerçaient la plupart des métiers, concurremment avec un certain nombre d’étrangers qui, protégés par les lois d’Athènes, faisaient fleurir l’industrie dans la ville, à la condition de ne jamais se mêler de politique. On sait que s’immiscer des affaires de la république, pour un étranger domicilié, pour un métoeque, c’était un cas pendable.

On est tenté de se demander si cette abominable institution de l’esclavage n’était pas intimement liée avec l’existence des démocraties antiques, et si elle n’était pas au fond la base de l’égalité politique entre tous les citoyens. Dans l’antiquité, nul homme libre ne devait son existence à un autre homme libre. C’était de la république seule qu’il recevait un salaire, et, son esclave étant sa chose, il pouvait se dire à bon droit qu’il n’avait besoin de personne. La différence de fortune marquait cependant des distinctions inévitables entre les citoyens ; mais comment ne pas reconnaître pour son égal celui qui délibère avec vous dans le même tribunal, qui serre son bouclier contre le vôtre dans la même phalange ou sur le même vaisseau ? Ajoutez que, débarrassé par ses esclaves des préoccupations de la vie matérielle, le citoyen d’une ville grecque demeurait tout entier à la vie politique. Il avait le temps d’apprendre les lois de sa patrie, d’en étudier les institutions et de se les rendre aussi familières que le peuvent faire chez nous les hommes qu’on appelle par excellence les représentans du peuple. Enfin, ce qui est particulièrement essentiel dans une démocratie, la communauté de pensées nobles et généreuses, l’amour de la gloire et le respect de soi-même, tous ces sentimens étaient entretenus et fortifiés sans cesse parmi ces citoyens qui, riches ou pauvres, laissaient à des esclaves tous les travaux manuels et bas.

Car il faut bien le dire, il y a des professions inférieures les unes relativement aux autres, et, quelque partisan de l’égalité que l’on soit, il est impossible de les avoir toutes en même estime. Interrogez ces ouvriers qui travaillent ensemble à bâtir un édifice. Voyez la fierté de celui qui vous dit qu’il est maçon et l’air humilié ou colère de cet autre, obligé de convenir qu’il est garçon. Le premier se croit le bras droit de l’architecte, le second sait qu’il n’est que le bras droit du maçon, pour lequel il prépare les pierres et le plâtre. Que sera-ce si l’on compare des professions encore moins rapprochées, si l’on oppose, par exemple, aux travailleurs de la pensée les travailleurs de l’aiguille ou du hoyau ? Les premiers, qui ont des idées philosophiques, aujourd’hui surtout, ne se croiront peut-être pas plus utiles que les autres à la chose publique et fraterniseront volontiers avec les artisans ; mais ces derniers se défendront-ils toujours d’un sentiment de jalousie et ne réclameront ils pas quelquefois l’égalité de droits d’une façon qui ne sera ni modérée ni fraternelle ? Dans nos sociétés modernes, la position de l’ouvrier vivant du salaire que lui donne un de ses concitoyens tient de celle de l’homme libre et de celle de l’esclave. Dans les sociétés antiques, les deux positions étaient nettement tranchées, et, à vrai dire, tout homme libre était un être privilégié, un aristocrate.

Ces tristes réflexions m’ont entraîné un peu loin du livre de M. Grote. J’y reviens pour signaler un de ses chapitres les plus remarquables, celui où il raconte et explique l’étonnante prospérité d’Athènes, si voisine de sa ruine, complète en apparence, à la suite de l’invasion persane. Rien de plus extraordinaire et de plus intéressant, en effet, que d’étudier un si prodigieux changement de fortune. Les mêmes hommes qui avaient vu deux fois l’Acropole au pouvoir du barbare, leurs temples détruits, leurs maisons livrées aux flammes, ces mêmes hommes, pour qui le sol de la patrie n’avait été long-temps que le tillac de leurs galères, se retrouvaient causant à l’ombre des portiques de marbre du Parthénon, au tintement de l’or mesuré par boisseaux dans le trésor de Minerve ; devant eux s’élevaient les statues d’or et d’ivoire, ouvrages de Phidias, ou, s’ils portaient la vue plus au loin, elle s’arrêtait sur une mer couverte de vaisseaux apportant au Pirée les productions de tout le monde connu. Bien plus, ces vieux marins que les Perses avaient réduits quelque temps à la vie des pirates, maintenant commodément assis dans un vaste théâtre, s’attendrissaient aux malheurs de ce grand roi qu’ils avaient si vigoureusement châtié huit ans auparavant[1]. Devenus juges compétens de la poésie la plus sublime, ils pleuraient aux lamentations de Darius et d’Atossa chantées par un des leurs, par un soldat de Salamine et de Platée.

La génération d’Eschyle vit les plus grands malheurs et la plus grande gloire d’Athènes. Cette gloire, cette prospérité, furent dues à la révélation de sa puissance maritime. Xercès obligea les Athéniens à devenir matelots, et ils régnèrent sur la mer après la bataille de Salamine. Ardens à la poursuite du barbare, ils fondèrent une ligue où entrèrent toutes les villes grecques qui avaient des vaisseaux, c’est-à-dire toutes les villes commerçantes. Bientôt leurs alliés, moins belliqueux, se rachetèrent du service militaire en payant des trirèmes athéniennes. Dès ce moment, ils cessèrent d’être alliés, ils devinrent tributaires ; mais cela se fit sans violence et par une transition presque insensible. Les contributions que payaient les alliés devaient autrefois être employées à faire la guerre aux Perses et à les éloigner des mers de la Grèce ; mais les Perses avaient demandé la paix, et aucun pavillon étranger ne se hasardait plus en vue des côtes de la Grèce, toujours bien gardées par les vaisseaux athéniens. Athènes cependant continuait de percevoir les contributions de guerre : elle les employait à bâtir ses temples, à fortifier ses ports. M. Grote me paraît un peu indulgent pour cette interprétation des traités. « La domination d’Athènes, dit il, était douce, intelligente, et ses alliés, riches et tranquilles sous sa protection redoutable, n’avaient point de plaintes réelles à former. » Cela n’est pas douteux ; mais, de quelque manière que l’on envisage la question, il est impossible de ne pas voir dans ce protectorat qui s’impose graduellement tous les caractères d’une usurpation.

En général, on surprend chez M. Grole une certaine partialité pour Athènes, et aussi je ne sais quelle aversion, qui se trahit comme à son insu, contre sa rivale, Lacédémone. Il y a peut-être dans ce sentiment une réaction involontaire contre l’esprit anti-démocratique qui a dicté la plupart des histoires de la Grèce écrites en Angleterre. M. Grote a protesté avec raison contre cette tendance. D’un autre côté, à examiner de près les institutions et le caractère des deux républiques rivales, comment se défendre de cette séduction exercée par un peuple si spirituel, si communicatif, et qui a tant fait pour l’humanité ? À cette démocratie d’Athènes, qui sait respecter la liberté de l’individu, qui toujours répand autour d’elle les bienfaits de ses arts et de sa civilisation perfectionnée, que l’on oppose le gouvernement oligarchique de Sparte, méfiant, cruel, souvent absurde, ennemi de tout progrès, jaloux de ses voisins et s’isolant par système. Ici un peuple enthousiaste pour les grandes choses, entraîné quelquefois à des fautes par une généreuse ambition, plus souvent par pur amour de la gloire ; là une nation, disons mieux, une caste brutale, dominatrice, ignorante et ne connaissant d’autre droit que la force, voulant tout rapetisser au niveau de son ignorance, et n’ayant pour toute vertu qu’un patriotisme étroit ou plutôt un orgueil exclusif. Athènes nous apparaît comme une école ouverte où toutes les qualités, tous les instincts se développent et se perfectionnent pour le bonheur de l’humanité ; — Sparte, comme une caserne où l’on ne prend qu’un esprit de corps arrogant, où l’on façonne les hommes, pour ainsi dire, dans le même moule, jusqu’à les faire penser et agir par l’inspiration de cinq inquisiteurs. Qui pourrait hésiter entre ces deux gouvernemens, qui pourrait refuser ses sympathies à celui d’Athènes ?

En lisant les deux derniers volumes de l’histoire de la Grèce, je me suis rappelé un aphorisme célèbre de Montesquieu, et me suis demandé si, en Grèce, le principe de la démocratie a été en effet la vertu. — L’homme qui a préparé la grandeur d’Athènes en lui ouvrant la mer, celui qui a repoussé l’invasion persane, Thémistocle, était, pour appeler les choses par leur nom, un traître et un voleur. À Salamine, il obligea les Grecs à jouer le tout pour le tout ; mais lui, il avait pris ses mesures pour être le premier citoyen de la Grèce, si la Grèce était victorieuse, ou le premier vassal de Xercès, si ses compatriotes succombaient dans la lutte. — Pausanias, le vainqueur de Platée, s’il ne trahissait pas les Grecs dans cette bataille qu’il semble avoir gagnée malgré lui, Pausanias, peu après, se vendit aux barbares après avoir pillé et rançonné les Grecs. Démarate, roi banni de Sparte, devenu courtisan de Xercès, ne lui demandait pour conquérir la Grèce que quelques sacs d’or. Il se faisait fort de gagner les principaux citoyens de chaque ville, et il est probable que, si ses conseils eussent été suivis, les Grecs d’Europe eussent été asservis comme leurs frères de l’Asie-Mineure. En effet, la cupidité paraît avoir été le vice dominant dans toutes ces petites républiques, et partout l’homme en place se servait de son pouvoir pour faire des gains illicites. Ces hommes même qui, par leur éducation bizarre, par leur orgueil immodéré, semblent plus que les autres Grecs à l’abri de la corruption, — car quelles jouissances pouvait procurer l’argent à ceux qui mettaient toute leur vanité à se priver des douceurs du luxe ? — les farouches Spartiates, une fois hors de leur séminaire, se livraient effrontément aux exactions les plus odieuses. Aristide, Périclès, célèbres l’un et l’autre par leur désintéressement, sont des exceptions au milieu de la corruption de leur patrie, et la renommée qu’ils durent à leur probité suffirait à montrer combien était général le vice dont ils furent exempts. Comment se fait-il que cette société si avide, que cette démocratie si facile à corrompre, subsista long-temps et périt peut-être plutôt par ses fautes que par ses vices ? À mon avis, le grand principe de la démocratie grecque, c’est le respect de la loi, c’est-à-dire le respect de la majorité. C’était la première idée qu’un Grec recevait en naissant et qu’il suçait pour ainsi dire avec le lait. Toutes les républiques de la Grèce se montrent à nous divisées en factions ennemies ; ces factions se combattent, en paroles s’entend, sur la place publique, et le parti vaincu se soumet paisiblement à la décision de la majorité. L’idée d’en appeler à la violence est presque inconnue, et cette discipline des partis, ce respect pour la chose jugée que nous admirons aujourd’hui dans le parlement anglais, paraît avoir été familière à tout citoyen grec. Le goût et le talent de l’éloquence étaient innés chez ce peuple privilégié. Persuader par la parole, telle était l’ambition de chacun, et, comme chacun espérait persuader un jour, il obéissait avec empressement au vœu d’un orateur aujourd’hui bien inspiré, assuré qu’on lui obéirait à lui-même une autre fois. Le récit de la retraite des dix mille est, je pense, un des exemples les plus remarquables de cette obéissance absolue que les Grecs montraient aux décisions de la majorité. Les dix mille, jetés au cœur de l’Asie sans chefs et sans organisation, se formaient en assemblée dans leur camp, discutaient leurs marches, leurs mouvemens de retraite, et exécutaient à la lettre les mesures prises à la pluralité des voix. Or, quels étaient ces soldats ? Des aventuriers, rebut de républiques en guerre les unes contre les autres, des gens perdus de dettes et de crimes, et faisant métier de vendre leur bravoure au plus offrant. Si un pareil ramas d’hommes se disciplinait si facilement, on peut juger de ce qu’étaient des citoyens pères de famille, attachés au sol de la patrie et nourris dans le respect de leurs institutions. Concluons que, si on ne peut rendre les hommes plus vertueux, il est possible de les rendre plus disciplinés, plus attentifs à leurs intérêts. C’est le résultat que les législateurs grecs avaient obtenu, et, plus que jamais, nous devrions étudier leurs institutions aujourd’hui.


PROSPER MÉRIMÉE.

  1. Le Parthénon fut achevé en 432 avant Jésus-Christ. La tragédie des Perses fut représentée en 472. La bataille de Salamine est de 480.