De l’histoire ancienne de la Grèce/05

De l’histoire ancienne de la Grèce
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 710-725).
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DE L'HISTOIRE


DE LA GRECE.




LA RETRAITE DES DIX MILLE.


Grote’s History of Greece[1]




Il y a près d’un an qu’ont paru les volumes IX et X de l’Histoire de la Grèce, par M. Grote, et ce ne sont pas les moins intéressons de ce remarquable travail. Sans chercher à excuser le retard que j’ai mis à les signaler aux lecteurs de la Revue, je vais indiquer les trails principaux de la période conquise dans cette dernière publication.

La plus grande partie du tome IX est consacrée au récit d’un des épisodes les plus curieux de l’histoire grecque. Je veux parler de la fameuse retraite des dix mille, événement romanesque s’il en fut, qui d’abord ne parut qu’un trait d’héroïsme militaire, un pendant de l’expédition des Argonautes, mais qui, dans le fait, en révélant la faiblesse de la monarchie persane, prépara la conquête de l’Asie par Alexandre. Malgré les glorieux souvenirs de Salamine et de Platée, le grand roi était demeuré dans toutes les imaginations comme un fantôme menaçant pour l’Europe : dix mille témoins proclamèrent un jour que ce colosse, si terrible de loin, n’était qu’un vain épouvantail. Le fer à la main, ils venaient de traverser les plus belles provinces d’Artaxerce, et c’est à peine s’ils y avaient rencontré des soldats assez hardis pour leur disputer le passage. Dès ce moment, l’empire des Perses fut condamné à devenir la proie des Hellènes, aussitôt qu’ils auraient pu réunir leurs forces sous un chef habile et entreprenant.

Outre le merveilleux de l’événement, l’expédition des dix mille offre encore un intérêt particulier par la relation qu’en a laissée un de leurs capitaines, écrivain original, dont le caractère semble appartenir plutôt à notre époque qu’à l’antiquité. Xénophon est le premier auteur grec qui se montre dégagé des préjugés d’un patriotisme étroit, et qui juge les hommes et les choses avec l’impartialité d’un cosmopolite. En le lisant, ce n’est que par le dialecte dont il fait usage qu’on devine sa patrie ; mais les bons soldats de tous les pays et de tous les temps le reconnaîtront pour leur camarade. Chez lui, l’honneur militaire passe avant l’amour du pays. Il est vrai que l’année à laquelle il appartenait fut la première armée permanente sortie de la Grèce. L’attachement au drapeau, l’esprit de corps, s’y étaient développés parmi des dangers de toute espèce, et sans doute en même temps, mais à l’insu des soldats eux-mêmes, il s’y mêla un sentiment d’orgueil hellénique, un patriotisme, non plus de ville, mais de nation, qui devait dans la suite réunir tous les Grecs contre les barbares, de même qu’au moyen âge le christianisme arma les peuples de l’Europe contre les musulmans. L’éducation des camps laisse des traces ineffaçables ; nulle autre n’établit plus rapidement entre les hommes une communauté d’idées et de mœurs. Chez nous, la conscription a consacré irrévocablement l’unité de la France, et chacun de nos régimens est une école où le conscrit échange les habitudes et jusqu’au dialecte de sa province pour les sentimens et la langue du soldat français.

Xénophon s’est formé à pareille école. Il est Grec plutôt qu’Athénien, et, plus que tout, homme de guerre. L’anarchie et le désordre, ces fléaux des armées, lui sont insupportables. Tel est le motif de son aversion pour le gouvernement d’Athènes, où l’on ne sait ce que c’est que respect et subordination. Cependant, ainsi que le remarque M. Grote avec beaucoup de justesse, Xénophon est éloquent, délié, habile à manier les hommes, il possède à un haut degré toutes les qualités brillantes particulières aux Athéniens ; mais il semble qu’il ait honte d’en faire usage. Militaire, il méprise des institutions qui permettent à un discoureur habile de commander à des hommes de cœur et d’expérience. S’il admire Sparte, c’est que Sparte est un pays de discipline, où chacun exécute sans raisonner ce que les chefs décident. Tout jeune encore, il avait trouvé la domination lacédémonienne reconnue, en Grèce, et il s’étonne naïvement que plus tard on ait changé un ordre de choses établi. En Asie, les aventuriers, ses compagnons d’armes, veulent le prendre pour leur général : il refuse, parce qu’il n’est pas Spartiate, et qu’il y a des Spartiates dans l’armée. Les Xénophons de notre temps, ce sont les officiers qui ne veulent point passer colonels parce qu’ils ont des camarades avant eux sur le tableau d’avancement. Plein d’humanité et de sentimens généreux, comme les hommes qui ont souvent exposé leur vie, Xénophon donne son cheval à un soldat éclopé, mais il ne se fait pas faute de rosser les traînards et les fricoteurs, et souvent il laisse voir sa partialité pour le bâton comme moyen de discipline. C’est à son respect pour tout ce qui est autorité qu’il faut attribuer, je crois, ses croyances superstitieuses, son attention aux songes et ses scrupules en matière de présages. Il est aussi ponctuel à s’acquitter de ses sacrifices et autres menus suffrages païens qu’à bien aligner ses hoplites et ses peltastes ; mais d’un autre côté il est toujours homme de grand sens, et de plus très fin, comme un vieux routier de guerre : il connaît toutes les ruses et toutes les friponneries des devins qu’il consulte ; aussi dans l’occasion il les surveille de près, incapable de tricher lui-même, comme faisait Agésilas, qui s’écrivait des oracles dans le creux de la main pour en tirer une contre-épreuve sur le foie des victimes. Xénophon n’était pas un esprit fort comme le roi de Sparte ; jamais pourtant la superstition ne lui fit faire une sottise, seulement il avait grand soin d’être toujours en règle avec ses dieux. Pressé par un capitaine de ses amis de prendre du service dans l’armée de Cyrus, sa résolution bien arrêtée, il consulta son maître Socrate, qui le renvoya à l’oracle de Delphes, conseil un peu étrange de la part d’un si grand philosophe. Xénophon s’en alla fort docilement consulter la Pythie ; mais, au lieu de lui demander s’il devait aller en Asie ou rester en Grèce, il lui adressa cette question : « A quel dieu dois-je sacrifier pour réussir dans l’entreprise où je m’engage ? » - La Pythie répondit : « A Jupiter roi, » et là-dessus Xénophon partit pour l’Asie en sûreté de conscience. Cromwell, très pieux aussi, disait à ses mousquetaires : « Ayez confiance en Dieu et visez aux rubans de souliers. » Cela revient au mot de La Fontaine : « Aide-toi, le ciel t’aidera ! » Xénophon commence ainsi son traité du commandement de la cavalerie : « Avant tout, il faut sacrifier, et prier les dieux que tu puisses penser, parler, agir dans ton commandement de manière à leur plaire, ayant pour but le bien et la gloire de l’état et de tes amis. » Courier, dont j’emprunte la traduction, parait croire que l’orthodoxie païenne du disciple de Socrate n’est qu’une sage prudence inspirée parle sort de son maître, qu’il n’avait nulle envie de partager. Il se peut en effet que Xénophon tint à ne se pas brouiller avec les fanatiques de son temps ; toutefois il faut se rappeler que la plus grande partie de sa vie se passa loin d’Athènes, soit dans les camps, soit sur une terre hospitalière où les Anytus n’étaient guère à craindre. Je crois plutôt qu’en philosophe pratique, Xénophon prenait les choses et les hommes pour ce qu’ils étaient. Il ne voulait rien réformer, respectait tout ce qui était ancien, persuadé qu’en tout lieu et en tout temps on peut vivre en honnête homme et bien mener ses affaires.

Il s’en fallait, je pense, que l’armée grecque d’Asie fût composée de tels philosophes. M. Grote nous la représente comme formée de deux élémens très louables, de soldats-citoyens possesseurs de petites fortunes qu’ils espéraient améliorer dans les bonnes occasions que la guerre peut offrir, et d’exilés politiques contraints de s’expatrier à cause de leurs opinions anti-laconiennes. Ici, je crains que M. Grote ne se laisse entraîner un peu à son admiration pour tout ce qui est grec, et qu’il ne voie les choses trop en beau. Remarquons d’abord que, d’après le témoignage même de Xénophon, la majorité des dix mille avait été recrutée dans le Péloponnèse, c’est-à-dire parmi les alliés ou les vassaux de Sparte. Du reste, il est bien difficile de croire que des soldats mercenaires aient jamais été l’élite d’une nation, et parce que les dix mille délibéraient et votaient dans leur camp, il ne faut pas les appeler des soldats-citoyens. Il est tout naturel qu’ils portassent en Asie les habitudes de leurs petites démocraties, et leurs chefs, qui n’avaient pas de quoi les payer, étaient bien obligés d’employer les moyens de persuasion, faute d’autres. D’ailleurs c’étaient des hommes endurcis à la fatigue, aimant leur métier et les aventures ; s’ils avaient quelque chose de commun avec ce que nous appelions soldats-citoyens ou gardes nationaux, c’est qu’ils raisonnaient beaucoup, et que leurs officiers avaient à discuter avec leurs soldats avant d’en être obéis. Il en est de même dans toute armée irrégulière, ou dont les chefs ne sont pas investis de leur autorité par un pouvoir universellement reconnu. De temps en temps, ces soldats-citoyens jetaient des pierres à leurs généraux, pillaient leurs hôtes ou les tuaient ; leur épée était toujours à l’enchère : voilà bien des rapports avec les routiers du moyen âge. Je suis prêt à reconnaître que peu d’armées ont donné tant de preuves de courage, de persévérance, de bon sens ; mais qu’en faut-il conclure ? Que les individus qui la composaient avaient avec les vices de leur métier les qualités éminentes de la race hellénique ; enfans de la Grèce, ils étaient des hommes supérieurs à tous ceux à qui ils eurent affaire. On peut objecter que le nombre des hoplites, c’est-à-dire des soldats pesamment armés, était, relativement à l’infanterie légère, beaucoup plus considérable parmi les compagnons de Xénophon que dans toute autre armée grecque du même temps. Les hoplites se recrutant d’ordinaire parmi les citoyens aisés en état de s’acheter une armure complète, M. Grote en a inféré que les dix mille appartenaient en majeure partie à la bourgeoisie de la Grèce. Par contre, on pourrait remarquer que dans toute l’armée il n’y avait qu’une quarantaine de cavaliers, tous, ainsi que Xénophon, officiers d’état-major ou volontaires. Chez les Grecs, de même que chez les Romains, les cavaliers étaient choisis parmi l’élite des citoyens, et dans Athènes le service de la cavalerie passait pour le plus honorable. Mais pourquoi appliquer à une année de mercenaires des conclusions qui ne seraient justes qu’à l’égard d’une armée nationale ? Il me semble évident que les capitaines qui avaient levé des troupes pour le jeune Cyrus étaient assez bien pourvus d’argent pour donner à leurs recrues l’équipement de soldats d’élite, et si l’on ne voit pas de cavalerie attachée à cette armée, c’est que Cyrus, se croyant assez fort de ce côté, avait demandé à ses émissaires précisément l’arme qui manquait en Asie, et qui devait lui assurer une supériorité décisive sur le champ de bataille.

Ce ne sera pas sans surprise, je pense, que nos militaires liront que cette division grecque si estimée et si redoutable traînait à sa suite un nombre considérable de non-combattans. M. Grote remarque que dans les marches la plupart des hoplites faisaient porter leur bouclier par un esclave ; presque tous avaient leurs hétaïres, c’est-à-dire leurs « femmes de campagne, » pour parler comme M. le duc de Lorraine. Pour des Grecs de ce temps, cela semble un grand luxe. Il parait que beaucoup de ces dames étaient de condition libre, et probablement menaient leurs esclaves avec elles. Une multitude de chariots et de bêtes de somme portaient le bagage ; enfin un grand troupeau suivait l’armée pour la nourrir dans ses traites. On le voit, cette troupe ne ressemblait guère aux légionnaires romains qui portaient sur leurs épaules armes et vivres, et que Marius appelait ses mulets. Notons encore un détail curieux sur l’organisation d’une armée à cette époque : celle-là n’avait pas un seul interprète, pas un chirurgien en titre ; ce ne fut qu’après une affaire assez chaude qu’on s’avisa de répartir entre les différentes bandes les hommes qui prétendaient avoir quelques connaissances médicales.

Cyrus, frère puîné d’Artaxerce, roi de Perse, gouvernait pour lui une grande partie de l’Asie Mineure. C’était un prince habile, actif, ambitieux, plein de qualités brillantes, généreux surtout. Depuis longtemps il méditait de s’emparer du trône, et, connaissant le courage des Grecs ainsi que les moyens de se les attacher, il avait pris à sa solde un corps nombreux d’auxiliaires de cette nation. Il eut été dangereux de les recruter ouvertement pour faire la guerre au grand roi ; Sparte, alors en paix avec Artaxerce, n’eût pas souffert ces enrôlemens. D’ailleurs peu de soldats se fussent trouvés assez résolus pour aller combattre si loin de leur patrie un prince dont on vantait partout la puissance. Cyrus s’y prit avec adresse. Les recrues qu’on lui envoyait de Grèce devaient, disait-il, l’aider à soumettre un petit peuple rebelle à l’autorité du grand roi, et il ne s’agissait que d’une campagne d’assez courte durée. Sous ce prétexte, il avait réuni un corps d’environ quinze mille hommes (les dix mille étaient tout autant) dont il donna le commandement à un Spartiate nommé Cléarque, le seul des capitaines grecs qui fût alors dans sa confidence. Bien que chef désigné de la division auxiliaire, Cléarque n’avait qu’une autorité assez médiocre, chaque capitaine ayant sa troupe particulière d’aventuriers levée par lui, qu’il regardait comme sa propriété et dans laquelle il n’eût pas souffert qu’on intervînt. Les Grecs, bien traités par Cyrus, charmés de ses manières affables, s’éloignèrent de la côte sans défiance, et ce fut assez loin des limites de son gouvernement qu’ils commencèrent à soupçonner ses projets et à faire leurs réflexions ; mais ils étaient déjà bien avancés, et, après tout, il leur était assez indifférent de combattre contre Artaxerce ou contre les Pisidiens. Cyrus doubla leur solde, leur paya un mois d’avance, et, gagnés par un si noble procédé, ils jurèrent de le suivre jusqu’au bout du monde.

M. Grote a décrit et expliqué avec sa sagacité ordinaire tous les mouvemens de l’armée de Cyrus depuis son départ de Sardes jusqu’à son arrivée dans la Babylonie. Mettant à profit les observations des voyageurs modernes aussi bien que les commentaires des érudits de toutes les époques, il a jeté une vive lumière sur le récit de Xénophon, qui n’a pu toujours indiquer d’une manière fort intelligible la marche de ses compagnons dans un pays dont il ignorait la langue. Si l’on se rappelle que l’armée grecque n’avait qu’un interprète, que son état-major ne possédait pas une carte, et que Cyrus, jusqu’au dernier moment, fit un mystère de ses projets, on s’étonnera que l’auteur grec ait pu donner tant de détails précis sur cette expédition. Un des faits les plus extraordinaires, expliqué, ce me semble, de la façon la plus plausible par M. Grote, c’est la facilité avec laquelle l’armée d’invasion arriva jusqu’à quelques marches de Babylone sans coup férir et presque sans voir d’ennemis. Les défilés de la Cilicie et de la Syrie, occupés par des troupes nombreuses, sont abandonnés sans combat ; plus loin, un immense retranchement de quinze lieues de long se présente devant l’armée de Cyrus, mais elle ne trouve pas un soldat pour le lui disputer. À Cunaxa, l’ennemi paraît enfin. Tout se prépare pour la bataille ; mais ce n’est point une bataille que cette journée où périt Cyrus. Tout se réduit à une escarmouche entre les gardes des deux prétendans à l’empire, ou plutôt à un duel entre les deux frères, avec plusieurs centaines de milliers de témoins. Cyrus succombe, et tout est fini. Quant aux Grecs, leur coopération se borne à chanter leur péan et à baisser leurs piques. L’ennemi s’enfuit, et s’enfuit si vite, qu’ils ne peuvent ni frapper un coup ni faire un prisonnier. — Quelle guerre est-ce là ? demanderont les militaires. — La guerre civile en pays despotique, répondra M. Grote. L’empire des Perses était divisé en un certain nombre de provinces gouvernées par des satrapes, chefs féodaux presque indépendans, mais trop lâches ou trop odieux à leurs vassaux pour se mettre en rébellion ouverte contre un souverain nominal qui conservait encore quelque prestige pour ses peuples. Au moment où la guerre éclata entre les deux frères, chacun de ces seigneurs féodaux n’eut qu’une seule pensée, une seule politique : ce fut de se maintenir dans sa satrapie, quel que fût l’événement. Ils se gardèrent bien de prendre parti pour l’un ou l’autre des deux frères. Tant que Cyrus marche en avant, ils fuient devant lui, sûrs, s’il réussit, de se faire un mérite de ne pas lui avoir résisté, attentifs en même temps à ne pas se brouiller avec Artaxerce tant qu’il lui restera quelques ressources. Ce système de duplicité dure toute la campagne, et, depuis le satrape jusqu’au dernier soldat, il semble que tout le monde le pratique. Les seules gens qui se battent, ce sont les compagnons de table des deux frères (ainsi les rois de Perse nommaient leurs gardes du corps), parce qu’ils savent que la table de l’un ne peut exister en même temps que celle de l’autre. Je ne répondrais pas même que Cléarque n’eût appris assez des manières persanes dans sa marche, pour ne pas imiter la politique prudente des satrapes, et de quelque vitesse que les Égyptiens, en ligne devant lui à Cunaxa, firent preuve pour s’enfuir, je serais tenté de croire que les Grecs ne mirent pas une très grande ardeur à les suivre. Dans ce déplorable gouvernement de la Perse, il était à peu près indifférent à tout le monde que l’idole reconnue s’appelât Cyrus ou bien Artaxerce, et si plus tard Alexandre eut des batailles à livrer, c’est qu’il voulait non-seulement le trône de Darius pour lui-même, mais encore les satrapies des grands vassaux pour ses Macédoniens.

Les Grecs apprirent le soir que la bataille qu’ils croyaient gagnée était perdue : accident assez commun à la guerre, dit-on, où chacun s’imagine que le sort d’une journée se décide dans le poste qu’il occupe. Cependant ils ne pensèrent pour lors qu’à leur souper, qu’ils firent cuire avec les flèches des Perses et les boucliers de bois des Égyptiens ; puis ils réfléchirent au parti qu’il leur fallait prendre. D’abord ils offrirent à un frère de Cyrus, nommé Ariée, de le faire roi ; mais déjà, avant de souper, Ariée avait fait sa paix particulière avec Artaxerce. Il fallut bien parlementer avec les gens du grand roi ; les dix mille étaient tout disposés à se mettre à son service, mais on n’accepta pas leurs offres, et il fut réglé qu’ils s’en retourneraient, non plus en conquérans, comme ils étaient venus, mais en payant de leur argent les rations qu’on leur délivrerait. Cet arrangement déplaisait fort à la plupart des soldats, qui s’étaient flattés de faire leur fortune en Asie et qui maintenant ne trouvaient plus à qui louer leur épée. Force leur fut pourtant de se résigner, et l’on se mit en marche pour regagner l’Asie Mineure. Avant d’entrer en Mésopotamie, les Grecs avaient traversé un grand désert, et le retour par le même chemin les effrayait fort ; on leur promit de les conduire par une autre route, et de fait on les fit passer sur la rive gauche du Tigre. À vrai dire, ce mouvement était un peu suspect, et il est probable que les satrapes qui accompagnaient les Grecs, et Ariée lui-même, leur ancien compagnon d’armes, n’avaient pas de très bonnes intentions à leur égard. — Toutefois il faut remarquer que les Perses ne firent aucune tentative pour que l’armée grecque se divisât en détachemens, ce qui leur eût permis de l’accabler en détail. Au contraire, elle marcha toujours concentrée et en ordre de bataille. C’était, de la part de Tissapherne, le principal des lieutenans d’Artaxerce, une lourde faute que les capitaines grecs prirent pour une preuve de bonne foi. Gagnés par ses promesses, ils se rendirent sans défiance à une entrevue, où on les assassina. Tissapherne pouvait profiter du premier moment de stupeur où les Grecs durent être plongés, pour les attaquer et les mettre en pièces ; mais il jugeait d’eux par ses compatriotes : Cyrus mort, tous les Perses s’étaient soumis à Artaxerce, et le satrape ne doutait pas que les soldats étrangers, privés de leurs généraux, ne demandassent quartier. Il les laissa respirer une nuit, et le matin il trouva leur phalange en bon ordre, commandée par d’autres capitaines, et chaque homme résolu à se faire tuer avant de rendre ses armes. Xénophon et les officiers énergiques qui restaient dans le camp des Grecs leur avaient dit : — « Les Perses ont assassiné nos chefs ; c’est une preuve qu’ils ont peur de nous et qu’ils se sentent incapables de nous tenir tête sur un champ de bataille. Nous sommes, il est vrai, en pays ennemi, mais dix mille Grecs armés passent partout. Un grand fleuve s’oppose à notre marche. Remontons vers sa source jusqu’à ce qu’il soit guéable. En attendant, nous vivrons de ce que nous prendrons à l’ennemi. » Au premier mot de cette harangue, un soldat éternua : c’était un augure favorable chez les anciens, et Xénophon, en s’écriant : « Que Jupiter te bénisse ! » se hâta de faire remarquer l’heureux présage à ses compagnons. Cet éternuement ne fut pas peut-être sans influence pour faire adopter un projet si audacieux. M. Grote, en louant la présence d’esprit de Xénophon, qui tire parti du moindre accident pour frapper son auditoire, exprime l’opinion que le projet de cette héroïque retraite ne pouvait être couru que par un Athénien. « Il fallait, dit-il, un Athénien habitué à la vie de la place publique, instruit dès son enfance dans l’art de persuader et de gouverner, pour ranimer le moral d’une masse éperdue, telle que fut un instant cette armée sans généraux. » Selon M. Grote, une autre troupe manquant de l’habitude grecque de la vie politique, incapable de délibérer d’une façon parlementaire, qu’on me passe ce mot, se trouvant dans la même position, aurait probablement succombé au découragement.

J’avoue que je ne puis partager l’opinion de M. Grote, quelque habileté qu’il ait mise à la soutenir. Sans doute le caractère et la fermeté de Xénophon eurent beaucoup d’influence sur le sort de ses camarades : sa bonne mine, ses belles armes, son éloquence naturelle, sa faconde athénienne, sa connaissance du cœur humain, le servirent utilement ; mais, à mon avis, ce qui sauva les Grecs, ce ne fut pas leur éducation politique, mais bien leur éducation militaire. Ils firent leur admirable retraite parce qu’ils étaient des soldats, non plus des citoyens. J’ajouterai que les mésaventures partielles qui leur arrivèrent chemin faisant furent causées par ces habitudes politiques que M. Grote admire, et qui au fond ressemblent fort à de l’indiscipline. C’est surtout dans une retraite que les vrais soldats montrent toute leur supériorité. Habitués a compter les uns sur les autres, confians dans l’expérience de leurs chefs, ils ne connaissent ni les paniques auxquelles sont sujettes les troupes de nouvelle levée, ni les inquiétudes continuelles qui les harassent plus que les fatigues de la guerre. Résolus, insoucians, habiles à découvrir des vivres, sachant se reposer lorsque le danger a cessé, les vieux soldats l’emportent par leur expérience encore plus que par leur courage. M. Grote, qui a si bien raconté la funeste expédition de Sicile, aurait pu se rappeler qu’alors les harangueurs ne manquaient point dans l’armée athénienne. Elle avait parmi ses chefs des gens de cœur et de bons capitaines, mais les soldats étaient jeunes : c’étaient des citoyens armés, faciles à décourager, s’alarmant de tout, raisonnant sur tout, écoutant leur imagination plutôt que la voix de leurs officiers. Certes, ce n’était pas avec une armée de citoyens que Suwarof fit sa belle retraite dans les montagnes de la Suisse avec les Français à ses trousses ; ses soldats ne délibéraient point : ils savaient souffrir et obéir.

C’est précisément l’organisation très vicieuse de l’armée grecque qui rend sa retraite si extraordinaire et qui fait la gloire de ses généraux. Élus par les soldats, ils n’avaient qu’une autorité assez précaire, bien différente de celle qu’auraient eue des chefs nommés par un gouvernement régulier sur une armée nationale. Aussi de temps en temps leurs soldats voulaient les lapider ou bien les juger. Il est vrai que ces velléités d’indiscipline ne leur vinrent jamais que dans de bons quartiers et hors de la présence de l’ennemi. En résumé, les dix mille me paraissent avoir été de vieux soldats fort intelligens, médiocrement disciplinés, excellens sur le champ de bataille, mais détestables en garnison.

Sans guides, harcelés par la cavalerie persane, ils se mettent en route se dirigeant vers le nord, et toujours emmenant leurs femmes de campagne et leurs bagages. Après plusieurs pénibles journées de marche et de combats continuels, ils apprennent qu’ils se trouvent à la frontière d’une province montagneuse, enclavée dans les domaines du grand roi, mais rebelle à son gouvernement : c’est le pays des Carduques. Ils s’y jettent, et là les Perses cessent de les poursuivre ; mais les montagnards leur disputent le passage. Les Grecs les battent, et par la rapidité de leur marche surprennent les défilés où les Carduques auraient pu les accabler. Délivrés d’ennemis courageux, mais inexpérimentés, les Grecs ont bientôt à lutter contre des obstacles bien plus redoutables : le froid, la neige, les attendent dans les âpres montagnes de l’Arménie. Là encore l’énergie des chefs, la constance des soldats, sauvent l’armée d’une destruction complète. Désormais la plus rude partie de sa tâche est terminée. Sauf quelques escarmouches peu sérieuses, elle s’avance toujours vers le nord sans être inquiétée, et enfin tout à coup, au sommet d’un col élevé, l’avant-garde aperçoit le Pont-Euxin. Toute l’armée pousse un long cri de joie. La mer, pour ce peuple de matelots, c’était déjà la patrie.

Mais ils ne sont pas au bout de leurs fatigues. Longtemps unis par le danger commun, ils commencent à se diviser dès qu’ils ont atteint le rivage. Quelques-uns des chefs, et probablement Xénophon était du nombre, se sentaient séduits par la gloire de fonder une colonie au milieu des barbares, une rivale des riches villes grecques du Bosphore, appelée sans doute à de plus hautes destinées, car quelle colonie avait jamais été fondée avec dix mille hoplites pour citoyens ? Cette gloire et cet avenir touchaient peu la masse des soldats. Les uns brûlaient de désir de revoir la terre natale ; d’autres, ne voulant pas rentrer chez eux les mains vides, proposaient de se louer à quelque roi ou satrape pour une solde avantageuse ; un grand nombre trouvait plus simple de se jeter sur quelque ville grecque du Bosphore et de la piller. D’un autre côté, les harmostes ou gouverneurs Spartiates, instruits qu’un gros corps de troupes avait atteint le rivage du Pont-Euxin, s’alarmaient de ses dispositions justement suspectes et cherchaient les moyens de s’en débarrasser, battus dans quelques expéditions témérairement entreprises et par détachemens isolés, exclus de la plupart des villes grecques effrayées de leurs violences, les dix mille sentirent bientôt que leur union était toute leur force, et se résignèrent de nouveau d’assez bonne grâce à obéir à leurs chefs, qui, par leurs protestations de respect pour l’empire de Lacédémone, parvinrent à rassurer les harmostes et obtenir des vaisseaux pour les transporter en Europe. On les reçut assez mal à Bysance, où leur méchante réputation les avait précèdes ; ils furent contraints pour vivre de se louer à un roi de Thrace fort pauvre, mais avec lequel il y avait parfois de bonnes razzias à faire chez ses voisins. Enfin le gros de cette armée, diminuée par des désertions individuelles et par l’abandon de plusieurs petits corps qui profitaient d’occasions favorables pour retourner en Grèce, repassa une seconde fois en Asie et se mit au service de Lacédémone, en ce moment brouillée avec le grand roi, l’ancien ennemi des dix mille. Cette fin de leur expédition ne confirme-t-elle pas ce que j’avançais en commençant, à savoir que cette armée différait de toutes celles que la Grèce avait produites, précisément parce que l’esprit militaire y dominait le sentiment national ? La longue durée de la guerre du Péloponnèse avait créé des soldats dans un pays où l’on n’avait vu encore que des citoyens armés. La guerre était devenue une profession avouée, et bien des hommes, ainsi que Xénophon, la regardaient comme la plus noble de toutes. La fortune de quelques-uns des condottieri de Cyrus montra les avantages de cette carrière nouvelle. Depuis lors, l’Asie fut remplie d’aventuriers grecs, et c’est à ce pays que tous les hommes d’audace et d’ambition allèrent demander la gloire et la fortune.

À la fin de son huitième volume, M. Grote avait laissé Sparte parvenue à l’apogée de sa puissance, Athènes humiliée, et Lysandre donnant à toutes les petites républiques de la Grèce des gouvernemens de son choix. Les deux volumes suivans, outre l’épisode des dix mille, contiennent le récit de la révolution nouvelle qui dépouilla Sparte du prestige qui l’entourait. Son triomphe n’avait point été le résultat de sa force matérielle, encore moins de la supériorité de sa politique. Elle avait dû ses succès aux fautes de ses adversaires, au génie et au bonheur d’un grand capitaine, enfin à l’organisation militaire de ses troupes, alors mieux exercées que celles de toutes les autres cités helléniques. Lycurgue avait voulu que ses Spartiates, sans cesse surveillés les uns par les autres, ne connussent d’autres jouissances que les satisfactions de l’orgueil. Inattaquables dans leur vallée du Taïgète, ils n’en devaient sortir que pour frapper de grands coups, sans laisser à l’ennemi le temps de connaître ses vainqueurs. Il leur avait défendu d’étendre leurs limites, et le renom d’invincibles était le seul avantage qu’ils devaient chercher dans les batailles. La dernière guerre, en assujettissant toute la Grèce, épuisa les forces de Sparte. Cette nation ne réparait point ses pertes, et ses familles, décimées par le fer, ne se recrutaient pas par des adoptions étrangères. À mesure que la fleur de ses guerriers était moissonnée, son aristocratie sentait croître son importance et grandir ses privilèges. Bientôt ce ne fut plus un peuple, mais une caste. En même temps les victoires de Lysandre firent connaître aux Lacédémoniens une civilisation raffinée à laquelle jusqu’alors ils étaient demeurés étrangers. Éloignés de leur gymnase, débarrassés de la tutèle farouche de leurs vieillards, les Spartiates, envoyés dans les villes grecques ou asiatiques comme harmostes ou représentans de leur sénat dominateur, se familiarisèrent vite avec le luxe et ses jouissances. Ils s’y livrèrent avec l’emportement effréné de barbares délivrés d’une longue contrainte. Leur esprit exclusif, leur intolérance soupçonneuse, leur dureté militaire, leur mépris pour le reste des hommes, les rendaient partout odieux. Ils y joignirent, après la guerre du Péloponnèse, les violences les plus coupables et la cupidité la plus effrontée. Des soldats élevés au milieu de serfs toujours tremblans voyaient partout des hilotes, et se croyaient tout permis. La domination de Sparte fit regretter celle d’Athènes. Selon la remarque fort juste de M. Grote, les gouverneurs athéniens étaient retenus d’abord par la douceur de leur éducation nationale, puis ils savaient que tout acte arbitraire pouvait être dénoncé au peuple d’Athènes, juge souvent impartial, toujours sévère pour quiconque occupait un poste élevé. Abattre un homme puissant était un plaisir pour la démocratie athénienne ; elle épiait sans cesse ses actions ; elle avait des orateurs toujours prêts à tonner contre l’apparence même d’une faute. À Sparte, il en était tout autrement. Là, tout se faisait avec mystère. L’esprit de caste dictait les jugemens, et il était avéré qu’un Spartiate ne pouvait être condamné par ses pairs ; les éphores eussent sacrifié tout un peuple avant de sévir contre un enfant de leurs vieilles familles.

À côté de ces vieilles familles auxquelles tous les honneurs, tous les privilèges étaient réservés, il y avait à Sparte une classe de citoyens pauvres, incapables d’exercer la moindre influence dans l’état, et cependant soumis, comme les autres, à la discipline de Lycurgue, admis à partager les périls de la guerre, mais tenus à toujours dans une honteuse infériorité. C’étaient les plébéiens. Au-dessous d’eux, il y avait encore deux classes, les périoeques ou les domiciliés, et les hilotes ou les serfs. Les plébéiens, plus rapprochés des familles gouvernantes, témoins jaloux de tous les avantages dont elles jouissaient, n’avaient pas contre l’aristocratie de Sparte une haine moindre que celle des autres Grecs. Au milieu de la paix profonde qui suivit les victoires de Lysandre, un plébéien nommé Cinadon forma le projet de détruire le gouvernement de sa patrie en soulevant les périœques et les hilotes. La conspiration fut découverte au moment où elle allait éclater. Les éphores punirent avec leur secret ordinaire un petit nombre de coupables ; mais, dans cette occasion, ils purent voir les sentimens du peuple qu’ils gouvernaient. « Plébéiens, domiciliés, hilotes, au rapport de Xénophon, étaient tous prêts à suivre Cinadon ; tous détestaient les Spartiates et voulaient les manger crus. »

Tandis que au dedans comme au dehors s’amassait une tempête formidable contre l’empire de Sparte, le relâchement des mœurs de la caste privilégiée lui faisait perdre parmi les Grecs l’estime mêlée d’aversion qui faisait la plus grande partie de sa force. Des conquêtes lointaines avaient éparpillé ses guerriers sur le continent européen et même en Asie. Les éphores, peut-être pour se débarrasser d’une jeunesse inquiète et dangereuse, commençaient la guerre contre le grand roi. Ils soulevaient les villes grecques de l’Asie Mineure, et leur offraient, non point la liberté, mais un protectorat presque aussi onéreux que la domination persane. Le moment de la plus grande puissance apparente de Sparte était celui de sa faiblesse réelle. Une insigne perfidie détermina une explosion qui devait délivrer la Grèce.

Phœbidas, capitaine Lacédémonien, traversait la Béotie avec un petit corps de troupes. Il trouva les Thébains agités par des factions et disposés à la guerre civile. D’abord il se posa en arbitre, entra dans Thèbes ; puis, avec l’aide de quelques mauvais citoyens, toujours prêts à recourir à l’étranger dans leurs discordes intestines, il s’empara par surprise de la citadelle et s’y fortifia. Le scandale et l’indignation furent énormes dans toute la Grèce, et ce qui y mit le comble, c’est que les éphores, tout en désavouant Ploebidas pour la forme, maintinrent et renforcèrent même la garnison lacédémonienne dans la citadelle de Thèbes. « L’action était blâmable, disaient les Spartiates, mais utile. » Ce mot répondait à tout, et levait tous les scrupules, si de tels hommes en eurent jamais.

Une si odieuse infraction du droit des gens eut la récompense qu’elle méritait. Thèbes jusqu’alors avait été sans influence politique ; on s’était accoutumé à la regarder comme un pays déshérité du génie hellénique, qui ne produisait que des athlètes ou des poètes, et qui ne pouvait donner à la Grèce ni un capitaine ni un homme d’état. Thèbes fut réhabilitée le jour où elle osa lever l’étendard de la révolte contre l’oppression lacédémonienne. Deux hommes éminens se révélèrent tout à coup, qui donnèrent à l’insurrection une force irrésistible. Pélopidas et surtout Epaminondas transformèrent la tactique. Avant eux, les batailles n’avaient été que des chocs où les plus braves, les plus adroits, les mieux exercés, remportaient la victoire ; ils firent des Thébains les soldats les plus manœuvriers de la Grèce. À la bataille de Leuctres, Épaminondas trompa les Lacédémoniens sur le point de son attaque, et tomba en masse sur une partie de leur ligne qu’il enfonça. Cette journée fit perdre à Sparte le vieux préjugé qui la faisait regarder comme invincible, et la moitié de ses alliés se tourna aussitôt contre elle. Dans une autre campagne, Épaminondas, surprenant les passages de la Laconie, faillit emporter Sparte, et fit trembler cette ville orgueilleuse, qui se vantait que ses femmes n’avaient jamais vu la fumée d’un camp ennemi. De dominateurs insolens, les Spartiates furent réduits à exciter la compassion d’une partie de la Grèce. Athènes craignit que si son ancienne rivale succombait dans la lutte, Thèbes, autrefois si méprisée, ne succédât à son empire et n’en usât pas avec plus de modération. On vit à Mantinée une armée athénienne combattre pour ceux qui naguère avaient asservi sa patrie. Là Epaminondas, renouvelant sa manœuvre de Leuctres, battit encore les Lacédémoniens ; mais à cette époque les généraux marchaient au premier rang et s’exposaient comme les moindres soldats. Au milieu de la mêlée, il fut frappé d’un coup mortel. Aussitôt le combat cessa, et les Thébains, s’arrêtant interdits, laissèrent l’ennemi se rallier en arrière. L’année précédente, Pélopidas s’était fait tuer dans une escarmouche où l’avait entraîné son bouillant courage. Privée de ses deux chefs, Thèbes retomba dans l’obscurité ; Athènes seule produisait plusieurs générations successives de grands hommes. Lorsqu’on rapporta Epaminondas dans sa tente, il demanda où étaient Daïphantus et Iollidas, deux de ses lieutenans. Ils venaient d’être tués. « Faites la paix, » dit-il à ses Thébains en expirant, car il voyait qu’ils n’auraient plus de chefs.

La Grèce n’en avait pas davantage. Les batailles de Leuctres et de Mantinée avaient brisé la domination Spartiate, mais sans y substituer un autre pouvoir. Chaque république, après la guerre, demeura indépendante, mais épuisée. Il n’y en avait plus une qui put prétendre à devenir la tête du corps hellénique ; et cependant le royaume de Macédoine, naguère considéré comme un pays barbare, grandissait et allait accabler de sa masse tous ces petits états divisés par leurs rivalités nationales, trop faibles pour résister à l’ennemi commun, trop jaloux les uns des autres pour se donner un chef qui rassemblât et dirigeât leurs forces dispersées.

Athènes et Sparte, qui obtinrent pendant quelque temps l’empire de la Grèce, en usèrent l’une et l’autre assez mal, et le perdirent promptement par leur faute. Peut-être était-ce une conséquence fatale des institutions helléniques qu’aucune cité ne put prendre de l’ascendant sur les autres sans en abuser. En effet, comment les citoyens de la ville dominatrice pouvaient-ils oublier leurs mœurs, leurs habitudes, leurs préjugés pour l’utilité ou le bien-être général ? Leur point de vue était trop étroit, leur attachement à leur patrie ressemblait trop à une affection de famille pour qu’ils consentissent à partager équitablement les avantages de leur position. D’un autre côté, la domination d’une cité sur les autres était d’autant plus intolérable qu’elle n’était ni fondée sur un droit ou sur une tradition antiques, ni appuyée par une force matérielle assez prépondérante pour décourager les tentatives d’opposition. Tous les Grecs se regardaient comme enfans d’une même race, descendans des mêmes héros, objets de la prédilection de dieux également vénérés. Entre les principales villes, il n’y avait que de légères différences de population. Leurs soldats ne se distinguaient qu’à peine par le plus ou moins de soin apporté à l’armement et aux exercices militaires. Une circonstance fortuite, un capitaine habile ou heureux pouvaient toujours élever une cité médiocre au rang des plus puissantes. C’est ce qui arriva pour Thèbes lorsque Epaminondas dirigea son armée. De là pour chaque ville l’espoir persistant d’un retour de fortune et un attachement exclusif à sa petite nationalité.

Après une bataille, les citoyens de la ville victorieuse traitaient comme des vassaux ceux de la ville vaincue. Tour à tour les Athéniens et les Lacédémoniens formèrent une espèce d’aristocratie parmi les Grecs, aristocratie pauvre et partant avide, qui demeura toujours indifférente aux intérêts des populations sujettes. Les barbares du Nord firent peser quelque temps un joug de fer sur l’Europe occidentale soumise par leurs armes ; cependant ils adoptèrent la patrie des vaincus, et bientôt combattirent pour son indépendance et pour sa gloire. Il n’en fut point ainsi dans la Grèce. Le Lacédémonien harmoste dans une ville alliée, l’amiral athénien chargé de lever les tributs sur les îles sujettes, les pressuraient peut-être moins cruellement que le Franc ne rançonnait les serfs qu’il avait conquis dans un coin de l’empire romain, mais ils restaient étrangers parmi le peuple subjugué, et le fruit de leurs rapines passait à Sparte ou bien à Athènes.

Les institutions de Rome ont, au premier abord, une analogie remarquable avec celles des petits états helléniques, et on peut s’étonner que des vices semblables n’aient pas amené les mêmes catastrophes. Doit-on attribuer les succès durables de Rome au bon sens propre à la race italique, ou bien à un heureux hasard ? C’est une question dont la solution est au-dessus de mes forces. Je remarque seulement que les premiers progrès de Rome furent beaucoup moins rapides que ceux d’Athènes ou de Sparte, et ce fut un bonheur pour la première. Ses conquêtes lentes et graduées n’en furent que plus certaines, et chacune lui servit de moyen et pour ainsi dire d’échelon pour en entreprendre de plus importantes. Dans tous les temps, sa politique fut de s’approprier les institutions qu’elle avait appréciées chez ses voisins, de fortifier son aristocratie par toutes les supériorités, d’accroître sa population en s’assimilant l’élite des petites nations qui l’entouraient. Elle attira dans ses murs la richesse et les talens de toute l’Italie, et ce ne fut qu’après avoir bien constaté l’accroissement de ses forces matérielles qu’elle étendit au loin ses conquêtes. Elle s’en assura la possession tranquille en y transplantant sans cesse l’excédant de sa population et en garnisonnant de ses colonies les provinces subjuguées par ses armes. Cette prudente politique fut inconnue à la Grèce. Loin de songer à augmenter sa population, chaque cité hellénique se montrait si jalouse de ses droits, qu’elle excluait de son sein les étrangers qui auraient pu lui être le plus utiles. Les antiques institutions de la Grèce semblent témoigner même de la crainte d’un accroissement de citoyens. Les colonies grecques ne conservaient que des liens très faibles avec leur métropole. Loin d’être des postes avancés pour des conquêtes futures, elles étaient plutôt un exil pour l’excédant de population de la cité mère. Aucune ville grecque, à l’exception de Sparte, n’eut un sénat comparable à celui de Rome, où les traditions gouvernementales, comme on dirait aujourd’hui, se transmettaient de génération en génération. Le hasard de la naissance ou bien un choix arbitraire composait le sénat de Lacédémone ; aussi les préjugés, l’entêtement, le mépris du progrès, furent toujours les vices caractéristiques de cette assemblée. Le sénat de Rome se recrutait parmi ses adversaires mêmes. Le tribun démocrate, devenu sénateur, prenait dans la curie l’esprit de corps et le respect des institutions qu’il avait d’abord combattues. Le patricien, averti sans cesse par ses nouveaux collègues des dispositions de l’esprit public, s’appliquait à conjurer les révolutions par des concessions opportunes. Le sénat enfin, continuellement rajeuni, absorbait tous les partis en lui-même et les dominait par la puissance de ses vieilles traditions. Je ne crois pas qu’aucune compagnie ait réuni dans son sein et plus heureusement combiné deux élémens nécessaires à la grandeur d’un état, l’esprit de conservation et l’esprit de progrès.

Le fractionnement de la Grèce en petites républiques et son incurable répugnance à la centralisation dans le gouvernement diminuèrent sensiblement ses forces comme nation, mais favorisèrent au plus haut degré le développement des talens individuels ; aucun peuple, en effet, n’a eu la gloire de produire tant d’hommes éminens en tous genres. Au moyen âge, les républiques italiennes offrirent un spectacle semblable. Comme la Grèce, elles furent une proie facile pour les peuples qu’elles appelaient barbares, et qui savaient se former en masses compactes. Est-ce une loi de nature que la puissance d’une nation soit incompatible avec la supériorité d’intelligence des individus ?


PROSPER MERIMEE.

  1. Tomes IX et X, in-8o, London 1852. — Voyez les livraisons du 1er avril 1847, du 1er août 1848, du 1er juin 1849 et du 15 mai 1850.