De l’Organisation du suffrage universel/02

De l’Organisation du suffrage universel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 806-829).
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DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL

II.[1]
EXPÉDIENS ET PALLIATIFS

Au premier problème posé : — Comment faire pour conjurer la crise de l’État moderne ? et ainsi résolu : Organiser le suffrage universel, — s’ajoute et se lie un second problème, dont les données peuvent, ou doivent même être formulées ainsi : Comment organiser le suffrage universel de telle façon que, tout en restant universel et égal, il dégage la meilleure représentation, permette la meilleure législation, et assure enfin le fondement le plus solide qu’il soit possible de donner à l’État ?

Tant que ce second problème n’est pas résolu, le premier ne l’est qu’à demi : il peut l’être scientifiquement, philosophiquement ; il ne l’est point pratiquement et politiquement. Or il nous faut ici une solution pratique et politique ; plus encore que d’une doctrine, nous avons besoin d’un texte de loi. Cette solution politique, il y a peut-être un moyen de la trouver et sûrement, si le moyen existe, ce ne saurait être que celui-ci : Repasser un à un tous les systèmes imaginés depuis qu’on s’est aperçu des vices du suffrage universel, depuis cinquante ans que nous l’avons ; les analyser un à un et les critiquer par rapport à chacun des termes énoncés, en se souvenant qu’il ne s’agit pas seulement de corriger ou d’atténuer tel ou tel des inconvéniens du suffrage universel inorganique, mais bien d’organiser le suffrage universel ; de l’organiser profondément et presque au sens qu’a le mot en biologie ou en physiologie ; qu’il ne s’agit pas de moins que de mettre d’accord l’institution nationale avec la vie nationale ; et, en somme, de substituer à quelque chose de très simple, mais de mort-né, quelque chose de vivant, mais par là même d’assez complexe.

Ainsi, le chemin est tracé : aller du tout simple au moins simple, du moins simple au plus compliqué, et, cependant, prendre garde que si aucun de ces systèmes ne fournit à lui seul, sans doute, la solution cherchée, chacun d’eux ou quelqu’un d’entre eux peut apporter un élément de solution ; que si aucun d’eux, sans doute, n’organise le suffrage universel, plusieurs d’entre eux peuvent quand même servir à l’organiser. — Nous ne verrons donc guère, au début, que les plus timides et, par conséquent, les moins efficaces, ceux qu’on appellerait volontiers des expédiens ou des palliatifs ; mais, s’ils contiennent quelque parcelle dont on puisse tirer de l’ordre et de la vie, et qui soit à quelque degré un principe d’organisation, il serait dommage de la perdre, pour les avoir jugés trop vite et les avoir rejetés trop dédaigneusement.


I. — EXPÉDIENS COMPATIBLES AVEC LA FORME ACTUELLE

L’Éducation du suffrage universel.

Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est que l’éducation du suffrage universel n’est pas faite et qu’il faut la faire. Là-dessus, on n’hésite pas ; on ne s’interroge pas ; et pourtant, il vaudrait la peine d’y réfléchir : en effet, qu’est-ce, au juste, que de faire l’éducation du suffrage universel ? et cette éducation, si hautement désirable, peut-on ou ne peut-on pas la faire ? et à supposer qu’on l’entreprenne, avec quels instrumens, par quels procédés ? On en voit trois ou quatre : l’école, la presse, les associations libres, enfin une sorte d’auto-éducation, — l’électeur, en votant, s’apprenant à voter, comme c’est, si l’on en croit le proverbe, en forgeant qu’on devient forgeron.

L’école, l’école primaire, de la ville au village. Mais qu’y enseignera-t-on ? La lecture, l’écriture, les quatre règles de l’arithmétique, un peu d’histoire et de géographie ; avec cela force « leçons de choses ». Et après ? Tout homme qui sait lire est un homme sauvé : soit, puisqu’on nous l’affirme ; mais tout homme qui saura lire saura-t-il choisir un hon député ? Quel rapport nécessaire y a-t-il entre savoir lire et savoir voter ? Bien peu de personnes s’en sont embarrassées, et l’on a eu tôt fait de les traiter d ! « ignorantins », d’ « obscurantistes » ou, ce qui dit tout, de « réactionnaires ». On est parti bravement, et généreusement, en campagne. Nous avons découvert et expérimenté une folie nouvelle, la folie scolaire. Qui niera qu’il y eût des maisons d’école à bâtir et des communes à pourvoir de maîtres d’école ? Mais pourquoi cette architecture ? et pourquoi cette apothéose ? Des monumens, partout des monumens ! L’État aidera les communes à jeter l’argent par les fenêtres, pourvu que les fenêtres aient des sculptures, et toujours plus de frontons et toujours plus de devises ! Au sommet, en plein ciel, l’instituteur transfiguré, versant sur le pays des torrens de lumière. Ce n’est plus l’humble fonctionnaire, dont l’utile et modeste office était de faire épeler les enfans. C’est une espèce d’apôtre. L’instituteur primaire, c’est l’Homme qui forme l’homme et le Citoyen qui prépare le citoyen.

Afin de l’aider dans sa tâche, on l’a muni d’un vade-mecum ou d’un guide, d’un manuel d’instruction morale et civique. L’instruction primaire, en général, c’était bien ; mais un enseignement spécial, moral et civique, c’est mieux. Des hommes politiques considérables et les plus populaires de nos professeurs se sont mis à en fabriquer à l’envi, de ces petits traités, qui devaient porter au loin la saine doctrine. Au fond des Landes ou de la Basse-Bretagne, il n’y aurait plus désormais un seul paysan qui ne sût par cœur tous les articles de la Déclaration des droits, chef-d’œuvre de l’esprit humain ! Nous avions déjà des soldats de sept ans : nous allions maintenant avoir des citoyens de sept ans, ferrés sur la théorie du scrutin non moins que sur le maniement du fusil. Et peut-être les avons-nous eus, peut-être bien les avons-nous, ces bataillons de jeunes citoyens. A sept ans, ils sont de première force et réciteraient leur manuel, comme le parfait taleb récite le Koran, de bas en haut et de haut en bas, de droite à gauche et de gauche à droite, à l’endroit et au rebours, par la fin et le commencement.

Pendant que le maître les tient en classe, c’est merveilleux : avez-vous lu leurs rédactions ? Mais, à treize ans, les parens les reprennent, et ils s’en vont à l’atelier ou à la charrue. A vingt et un ans, quand ils atteignent l’âge électoral, de toutes les notions plus ou moins abstraites dont on leur avait gavé la mémoire, il ne reste rien, que des bribes et des mots naufragés, qui flottent… « Etes-vous républicain ? — Oui, monsieur, je suis républicain, par la grâce de… l’Auteur de la nature. » Car c’est cela, et ce n’est que cela ; un catéchisme qui a détrôné l’autre, qui n’est pas mieux compris et qui pénètre moins. C’est cela : une sorte d’initiation religieuse, faite de trop bonne heure et qu’il est impossible ou très difficile de défaire ou de refaire plus tard. Et ce caractère religieux est si accusé, qu’un écrivain anticlérical et franc-maçon comme Bluntschli a proposé sérieusement d’instituer, vers la vingtième ou la vingt-cinquième année, une fête solennelle de la « confirmation civique ». Tant il pensait aussi que l’école laissait à faire, ou qu’il y avait après elle des pertes à réparer ; que le citoyen en exercice n’était plus que vaguement l’apprenti citoyen ; et qu’entre treize ans et vingt-cinq les vertus de l’éducation subissaient un inquiétant déchet !

L’école ne suffit donc pas : l’instruction primaire ne suffit pas, même renforcée d’une instruction civique sur manuels spéciaux. Certes, c’est faire quelque chose pour l’amélioration à venir du corps électoral que de réduire le nombre des illettrés, de ceux qu’en Italie, avec un sens plus lin des nuances, on nomme les sans-alphabet, analfabeti ; car c’est quelque chose que de savoir lire. Mais ce n’est pas assez, et même, au point de vue politique, comme d’ailleurs à tous les points de vue, ce n’est pas le plus important. Le plus important, le voici : Sachant lire, lira-t-on ? et, si on lit, que lira-t-on ? Et nous sommes amenés ainsi à rechercher ce que peut la presse, ce qu’elle vaut comme second facteur, comme auxiliaire, pour l’éducation du suffrage universel. Elle peut au moins autant que l’école. Mais « elle peut », en ce point, signifie « elle pourrait ». Elle pourrait infiniment si… Si elle n’était pas ce qu’elle est devenue.

Oui, si ceux qui l’ont en mains l’eussent voulu, elle eût pu modifier à la longue et façonner, transformer et conformer un peu le corps électoral. L’homme reçoit aisément ses pensées et ses opinions toutes faites. La presse avait donc devant elle un vaste champ d’action et, dans l’État moderne, un grand rôle à jouer, un rôle qui faisait d’elle, autrement que par figure de style, une puissance de l’État… C’est cette part essentielle dans la vie et dans la direction de l’État que John Stuart Mill revendiquait pour elle, quand il disait « qu’elle avait remplacé le Pnyx et le Forum, et que, grâce à elle, dans le régime représentatif, se conservait comme une trace de démocratie directe. »

Mais ce n’est calomnier, ni injurier, ni dénigrer personne que de le reconnaître sincèrement : nulle part, peut-être, elle n’a été, en tout cas elle n’est plus, à d’honorables exceptions près et sauf en ce qui touche le patriotisme, à la hauteur de sa mission. Nos journaux les plus sages et les mieux informés, les seuls qui aient du poids et de l’autorité chez nous et au dehors, ne sauraient guère contribuer à l’éducation du suffrage universel, parce qu’ils ne vont pas assez avant dans le peuple ; et, aussi bien dans ces journaux mêmes, que de questions sont traitées légèrement, sans étude, à la hâte et presque au pied levé ! Que de formules vides de sens, d’aphorismes non vérifiés, de préjugés momifiés en phrases de convention ! que d’oripeaux et de « clichés », ou, d’un seul mot, que de fétichisme politique ! Pour d’autres, c’est la frivolité et le dilettantisme mêmes ; ce qu’on appelle « l’esprit » et ce qu’on appelait « la gauloiserie », raffinés et tournés en un « parisianisme » de café et de coulisses, avec un reportage impudent, qui ne respecte ni devoirs, ni droits, ni deuils, ni misères, et qui s’indigne quand il se trouve encore quelqu’un qui, ne croyant pas devoir mettre tout le monde dans ses secrets de famille, ose défendre sa porte à un « représentant de la presse ».

Hâtons-nous, du reste, de l’avouer, puisque ce n’est que justice : s’il y a là un mal qui, invétéré et exaspéré, se changerait en une vraie maladie sociale, la presse n’est pas seule coupable, et le public l’est autant qu’elle. La presse sert au public ce qu’il aime : elle a tort de le lui servir, mais le public a tort de l’aimer. Voilà pour les péchés capitaux de la presse : le manque d’idées et de connaissances, la routinière banalité du fond et de la forme, la satisfaction à peu de frais, la course au renseignement, exact ou inexact, la précipitation à conclure, l’habitude de trancher en tout, la tendance à entraîner l’opinion publique et à la dévoyer sur des sujets qui ne sont pas matière d’opinion publique, le penchant à la suspicion et la complaisance au scandale. On ne veut rien dire de plus, ni faire même l’allusion la plus voilée à certaines pratiques : nous ne parlons ici de la presse qu’en tant qu’agent d’éducation pour le suffrage universel.

Mais il est une observation d’une portée plus générale et qu’on ne peut pas ne pas faire. Puissance ou non, la presse est un produit de ce siècle. Or, économiquement, qu’est-ce qui donne à ce siècle sa physionomie entre tous les autres ? C’est qu’il a vu baisser les prix, s’étendre le marché, diminuer la qualité, s’accroître le goût et le besoin de gagner. A tous égards, la presseront il s’est plaint parfois, est son sang et sa fille. A mesure que le prix des journaux a baissé, leur clientèle s’est étendue ; à mesure que la presse est apparue comme un instrument de lucre ou de spéculation, on ne lui a plus guère assigné pour but que de gagner. La préoccupation de « l’affaire » a dominé, puis absorbé, jusqu’à ce qu’elle achève un jour de l’étouffer, la préoccupation doctrinale. En même temps et d’un autre côté, à mesure que le public s’étendait, la qualité de la presse descendait à cette médiocrité qui est le lot et comme la loi des foules. Ce n’est pas la presse qui a élevé le public jusqu’à elle, c’est le public qui a attiré la presse jusqu’à lui. Elle n’a pas haussé le public à un sou jusqu’à une politique raisonnée et consciente : elle s’est contentée de jeter à tout le public indifféremment sa pâture quotidienne de politique à un sou. Ne pouvait-elle pas comprendre et pratiquer autrement son rôle ? C’est une grande question, mais pour toutes ces raisons, ce qu’il y a de sûr, c’est que la presse n’a pas fait l’éducation du suffrage universel et que, pour la faire, il lui faudrait elle-même se refaire du tout au tout.

Outre l’école et la presse, il y aurait encore, pour faire cette éducation, les associations libres. Et à la vérité, elles ne manquent pas, mais elles ne sont ni assez nombreuses ni assez suivies. Quelques-unes ont déjà tenté et accompli d’excellente besogne, mais plutôt en vue de l’instruction générale que de l’éducation politique, et, on le répète, l’une ou l’autre, ce n’est pas tout un. Peut-être ne s’y essaieraient-elles pas sans danger ; et le danger, pour une société qui voudrait travailler à l’éducation du suffrage universel, serait de devenir la chose d’un politicien ou d’un groupe de politiciens, lesquels ne la regarderaient que comme un outil à pétrir sous leurs doigts la pâte électorale. Deux ou trois grandes associations ont à peu près, quant à présent, échappé à ce péril, mais on voit bien les grippeminauds qui les guettent. Alors, elles seraient perdues pour le bien à faire, l’éducation et non la captation de la liberté ou du droit politiques ; elles ne seraient plus — et la plupart des autres en sont là — que de pures ou d’impures boutiques, hypocrites succursales de comités, dont l’éducation du suffrage est le moindre souci et qui ont, au contraire, un intérêt certain à ce que cette éducation, tant prônée par eux, se passe en belles paroles, mais, venant aux actes, à ce qu’elle ne soit jamais faite.

Reste enfin le suffrage universel auto-didacte, l’auto-éducation du suffrage universel, en laquelle l’âme noble et quelque peu naïve de John Stuart Mill a professé une foi si touchante, et si ruinée en nous par l’expérience. Mais quel gaspillage de temps et de peine ! quels tâtonnemens et quelles malfaçons, si l’on devait tout tirer de soi-même, s’instruire sans maîtres, à la sueur de son front, et, à chaque fois, réinventer son art ! Depuis que l’humanité se connaît, elle ne s’est appliquée qu’à cela : à devenir forgeron autrement qu’en forgeant et quand, pour le devenir, il lui en eût coûté un trop dur effort, la lassitude l’a prise ; — et elle n’a pas forgé. Au surplus, et quoi qu’il en soit, il y a cinquante ans que nous votons, et votons-nous « mieux », savons-nous mieux voter qu’au premier jour ?

Et, d’autre part, toute éducation, même dite mutuelle, suppose quelqu’un qui veuille bien enseigner et quelqu’un qui veuille bien apprendre. Dans l’égalité absolue, l’éducation est impossible ; et qui se résignera à apprendre ? qui se dévouera, — ou se risquera, — à enseigner ? Où sont les influences sociales ? les influences fixes et sûres, celles qui s’exerçaient d’elles-mêmes, tacitement et de proche en proche, par le seul fait de la position acquise ? Où est la « hiérarchie sociale » ? Qui donnera, et qui recevra un conseil ? Qui l’offrira, et qui le demandera ? Qui l’apportera, et qui le supportera ? Il n’y a plus que des électeurs : tout citoyen est électeur, tout électeur est souverain, tout souverain se gouverne et gouverne à sa guise ; nul n’est plus souverain, plus électeur, plus citoyen que nul autre, et comme nul autre n’a à apprendre, nul non plus n’a à enseigner.

Au résumé, si l’éducation du suffrage universel doit faire l’objet de tous nos vieux, ni l’école seule, ni la presse seule, ni, seules, les associations libres, ni le suffrage universel, se développant et s’éclairant par sa force intrinsèque, ne peuvent l’entreprendre avec chance de succès. Réunies, l’école, la presse et les associations libres y arriveraient-elles, que, les générations se succédant, l’œuvre serait sans cesse à recommencer. Et persevérât-on, recommençât-on toujours, que ce ne serait pas encore assez. Le suffrage universel, amendé par l’éducation et fait par elle plus viril, serait préférable, incomparablement, à ce suffrage universel brutal, enfantin et barbare : mais, encore et toujours, le même problème s’imposerait, et encore et toujours s’imposerait la même solution. « Élever » le suffrage universel ne dispenserait pas de l’organiser. L’éducation du suffrage universel rendrait vraisemblablement plus facile, mais à peine moins urgente et ne rendrait pas moins nécessaire l’organisation du suffrage universel ; et celle-ci demeurerait supérieure à celle-là, d’autant que le corps vivant est supérieur à de la matière dégrossie.


Le vote obligatoire.

Une deuxième plaie du suffrage universel inorganique, c’est le grand nombre des abstentions. Elles atteignent des proportions telles qu’on a pu voir des Chambres ne représenter certainement qu’une minorité, par rapport au total des électeurs inscrits. Pour nous en tenir au passé, les statistiques officielles déclarent, aux élections d’octobre 1889 (et l’on se rappelle combien à ce moment les passions politiques étaient montées et combien la lutte était vive) une moyenne de 76,6 votans pour 100 électeurs portés sur les listes, soit près d’un quart d’abstentionnistes, quel que puisse être le motif de l’abstention ou de l’absence. Lin quart, c’est la moyenne ; mais, dans plusieurs départemens, le chiffre des abstentions dépasse sensiblement le tiers. Dans quelques-uns, il arrive presque à la moitié des électeurs inscrits.

Depuis 1889, l’indifférence, le détachement, n’ont fait encore qu’augmenter et l’on peut, par la simple observation, évaluer à un tiers environ, dans la plupart des circonscriptions, le chiffre des abstentions aux élections dernières. Défalquez les bulletins blancs, les bulletins nuls, les votes fantaisistes : il reste un député élu par la moitié, plus un, de moins des deux tiers des électeurs inscrits. — c’est-à-dire par moins d’un tiers, — c’est-à-dire par une minorité, — dont il faut une fiction un peu forte pour faire une majorité, la majorité et même, dans la rhétorique parlementaire, « le pays ».

Les abstentions creusent donc et minent en quelque sorte la plupart des élections : elles condamnent les majorités à n’être que des apparences et les Chambres, que des fantômes. Et non seulement elles réduisent à des minorités les prétendues majorités ; non seulement elles restreignent à l’excès la quantité des électeurs réellement représentés, mais elles ont une détestable action sur la qualité des représentans, et de contre-coup en contre-coup elles détériorent toute la politique. Car si, suivant un mot aussi juste que piquant, ce sont toujours, à la guerre, les mêmes qui se font tuer, ce sont toujours, aux élections, les mêmes qui ne se font pas tuer, pour cette raison péremptoire qu’ils ne répondent pas à l’appel. Oui, ce sont toujours les mêmes et, par malheur, ce sont toujours les plus posés, les plus rassis, les plus intelligens, il faut le dire : ce sont, les meilleurs, d’où il suit que notre sort à tous dépend des moins bons ou des pires.

Mais qu’y faire ? Traîner aux urnes ces réfractaires ou ces récalcitrans ? Décréter le vote obligatoire ? On sait des législateurs amateurs et même des législateurs en titre qui ne reculeraient pas devant cette extrémité. Tout récemment, deux propositions portant obligation de voter ont été soumises à la Chambre, l’une venue de la droite, et l’autre d’une de nos gauches ; ce qui prouve au moins que le fléau de l’abstention n’épargne aucun parti. Il sera curieux de voir ce que décidera sur ce sujet une assemblée dont chaque membre a, chaque jour et dix fois par jour, à la bouche ces syllabes sacrées : « la souveraineté nationale », puisque, enfin, si je suis souverain, le premier usage que j’aie le droit de faire de ma souveraineté, c’est précisément de n’en pas faire usage. Un souverain qu’on oblige à l’exercice de la souveraineté a « un supérieur humain » et, par définition, n’est plus un souverain ; une souveraineté de l’exercice de laquelle on ne pourrait pas, quand il plaît, s’abstenir et qu’on ne pourrait pas au besoin abdiquer, n’est plus une souveraineté ; c’est, dans le langage du droit comme en logique, une servitude.

Il faut, par conséquent, choisir entre « le vote obligatoire » et « la souveraineté du peuple. » Se résout-on à passer outre et convient-on, comme nous le disons, nous, que voter n’est ni l’exercice d’une prétendue souveraineté, ni l’affirmation positive d’un prétendu droit naturel, mais une commission, une charge ou une fonction sociale, conférée par l’Etat au profit de l’Etat, l’objection théorique disparaît en partie, mais tout n’est pas fini. En effet, quelle sera la sanction ? Le vote est obligatoire, sous peine… Sous peine de quoi ? Nécessairement, voici quelle sera la peine : lorsqu’on aura négligé de voter deux ou trois fois et qu’on aura reçu deux ou trois avertissemens, après s’être vu afficher à la porte de la mairie, on sera rayé de la liste électorale.

La belle affaire ! et le beau sermon que fera le juge à ce citoyen peu zélé : « Un tel, il y a cinq ans que vous n’avez voté. Eh bien ! vous ne pourrez voter que dans cinq ans, quand, par la suspension de votre devoir électoral, vous aurez appris ce que c’est que le devoir électoral ! » Et, sans doute, nous sommes si étrangement faits qu’un tel, qui ne votait jamais, sera peut-être puni et souffrira peut-être d’être privé de suffrage. Mais, pour parler de pénalité, ce n’est pourtant pas là une pénalité. Que si l’on veut de vraies peines, des peines afflictives (seront-elles aussi infamantes ? ) quelles seront-elles ? L’amende ? la prison même ? Alors combien d’amende ? et combien de prison ? Un franc, — comme dans le canton de Schaffouse ? Deux francs, — comme dans Saint-Gall ? De un à trois francs, avec réprimande, et vingt francs, en cas de récidive dans les six ans, — comme en Belgique ? Et justement, la Belgique vient de faire, en grand, une application du vote obligatoire. Mais, ainsi que le remarquait un des rapporteurs, « ce principe de l’obligation existe, du reste, dans ses lois. On est obligé de faire partie du conseil de famille ; on ne peut se soustraire aux fonctions de juré ; on ne peut refuser le service de la garde civique, et il faut participer aux élections de la garde. » — L’argument est irrésistible, pour les pays qui jouissent encore du régime bourgeois de la garde civique. Mais, pour les autres, qui ne le connaissent plus, ce serait s’exposer à quelque ridicule que d’instituer la salle de police, « les haricots » du suffrage universel ; et l’effet obtenu, quand on enverrait réfléchir les citoyens trop mous ou les souverains trop fainéans que nous sommes, sur l’inconvénient qu’il y a à dédaigner la souveraineté, ne serait probablement pas celui que l’on aurait poursuivi. Et puis, n’y a-t-il pas abus à conclure de l’obligation de faire partie d’un conseil de famille, ou de l’obligation de remplir les fonctions de juré, ou de l’obligation de s’acquitter du service militaire, ou de l’obligation de payer l’impôt, — à l’obligation de voter ? Je sais toujours à qui l’on doit nommer un conseil de famille et qui peut être le tuteur ; de qui j’ai à apprécier les actes que l’on incrimine ; à qui, soldat, je dois obéir, et à qui, contribuable, je dois verser mon argent ; mais, électeur, je ne sais pas toujours pour qui je dois et puis utilement voter. Lorsque je sors du régiment, j’en sors libéré du service ; lorsque je reviens de chez le percepteur, j’en reviens libéré de ma dette ; lorsque je reviens du scrutin, je n’en reviens pas toujours représenté. Néanmoins me contraindrez-vous à aller perdre mon temps pour égarer ma voix, s’il n’y a, d’aventure (et c’est une aventure fréquente), aucun des candidats en qui j’aie confiance ? Et, à défaut de l’acte utile, m’astreindrez-vous au simulacre ? Devrai-je faire, de par la loi, le geste auguste de l’électeur ? — Ombres lamentables et lamentables urnes !

Toutefois, à condition de ne pas s’accrocher opiniâtrement à « la souveraineté du peuple », peut-être serait-il, un jour, possible et légitime de rendre le vote obligatoire ; mais seulement après qu’on aurait assuré à tout électeur le vote utile. Les Belges eux-mêmes n’ont pas superposé le vote obligatoire au suffrage universel pur et simple et complètement inorganique. Et nous en revenons encore au même point : que de tenter, présentement, l’éducation du suffrage universel et d’établir, présentement, l’obligation du vote, ce sont bien, si l’on veut, des expédiens, dont le bénéfice d’ailleurs est, présentement, incertain ; mais que l’un ne dispense point d’organiser le suffrage universel, et que l’autre est inacceptable, à moins que le suffrage universel n’ait, avant de l’admettre, été organisé. Peut-être aussi, quand, en organisant le suffrage universel, on aura rendu le vote sûrement utile, pourra-t-on faire l’économie d’une contrainte, et sera-t-il alors inutile de rendre le vote obligatoire.


II. — CHANGEMENS SEULEMENT DANS LA FORME

De ces expédiens, ou de ces palliatifs, l’éducation du suffrage universel et l’obligation du vote, — l’éducation est difficile à faire, elle serait constamment à recommencer ; — l’obligation est difficile à imposer, tant que l’utilité du vote n’est pas garantie à tout électeur. Mais n’étaient ces difficultés, ces doutes sur l’efficacité de l’éducation et sur l’équité de l’obligation, pour l’éducation, il n’y aurait qu’à l’entreprendre, et il n’y a même pas de loi à faire ; pour l’obligation, il y aurait à faire une loi, mais si le principe en peut être débattu, si l’opportunité en peut être contestée, cette loi, du moins, serait faisable, comme l’éducation le serait, sans toucher au suffrage universel tel qu’il est, sans y rien changer. L’éducation du suffrage et l’obligation du vote sont l’un et l’autre des expédiens, des palliatifs qui n’exigent aucun changement, même dans la forme actuelle du suffrage. Il y en a d’autres, au contraire, qui exigeraient des changemens dans la forme, et quelques-uns, des changemens, minimes, il est vrai, dans la substance du suffrage actuel. Parmi les premiers : le scrutin de liste à substituer au scrutin d’arrondissement ; le vote public à substituer au vote secret ; la limitation des dépenses électorales à substituer à la liberté de ces dépenses. — On ne dit pas que tout cela doive être substitué à ce qui existe, mais seulement qu’on pourrait l’y substituer, et que ce sont encore des expédiens ou des palliatifs proposés, lesquels emporteraient des changemens dans la forme du suffrage universel. Ces expédiens, que valent-ils ? Et que donneraient ces changemens ?


Scrutin de liste ou scrutin d’arrondissement.

C’est une question qui n’a jamais été tranchée, depuis que l’on procède à des élections, de savoir lequel des deux modes est le préférable : du scrutin de liste ou du scrutin d’arrondissement. Le scrutin de liste a ses partisans, mais le scrutin d’arrondissement a les siens ; le scrutin de liste a ses adversaires, mais le scrutin d’arrondissement en a d’aussi résolus et d’aussi bien armés. Le scrutin de liste a ses mérites, mais le scrutin d’arrondissement n’est pas sans en avoir une part ; le scrutin de liste a ses inconvéniens, mais le scrutin d’arrondissement n’en a-t-il point, et davantage ? L’éloquence, la force dialectique qu’on a mises à soutenir le scrutin de liste n’ont d’égales que la force dialectique et l’éloquence qu’on a dépensées pour soutenir le scrutin d’arrondissement. L’abondance d’exemples on faveur du premier ne le cède pas d’un seul à l’abondance d’exemples en faveur du second. Autant pour l’un, autant pour l’autre ; les membres les plus ingénieux de tous les parlemens qui se sont succédé se sont bornés à mieux aimer les uns, l’un, et les autres, l’autre ; — quelquefois même, tantôt l’un, tantôt l’autre.

L’empressement avec lequel on a quitté le scrutin d’arrondissement pour adopter le scrutin de liste serait incomparable et décisif, sans l’empressement avec lequel on a quitté le scrutin de liste pour revenir au scrutin d’arrondissement. De 1789 à 1875, la France a accueilli, puis rejeté, une douzaine de constitutions, et, sous toutes ces constitutions, elle a fait une douzaine de fois le voyage ; le pendule législatif a oscillé une douzaine de fois entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste, proclamés tour à tour exécrables et supérieurs. En 1793, l’uninominal ; en 1795, la liste ; en 1814, l’uninominal ; en 1817, la liste ; en 1820, l’uninominal : en 1848, la liste par département ; en 1852, l’uninominal ; en 1871, la liste ; en 1875, l’uninominal ; en 1885, la liste ; en 1889, l’uninominal. Et de même hors de France. Certains pays, comme l’Italie, qui avaient le scrutin de liste, l’ont remplacé par le scrutin d’arrondissement ; mais ils avaient eu auparavant le scrutin d’arrondissement, qu’ils avaient remplacé par le scrutin de liste, — et il n’est pas bien sûr qu’ils s’en tiennent là. Certains pays, comme l’Angleterre, les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne, ont essayé d’une combinaison des deux procédés, et ne s’en sont pas trouvés plus mal, — ni mieux. Ainsi, ni l’infériorité ni la supériorité d’un mode de scrutin sur l’autre n’a été catégoriquement, irréfutablement démontrée, ni par des raisonnemens, ni par les résultats.

Les partisans du scrutin d’arrondissement font valoir que, avec le scrutin de liste, « il est impossible que les électeurs connaissent tous les candidats. » Cela est vrai ; mais est-il vrai que, avec le scrutin d’arrondissement, tous les électeurs connaissent le candidat ? — Avec le scrutin de liste, disent-ils, le comité est tout-puissant, au chef-lieu du département : et, avec le scrutin uninominal, le comité n’est-il pas tout-puissant au chef-lieu de l’arrondissement ? — « Le scrutin de liste favorise le mouvement plébiscitaire » ; mais le scrutin uninominal l’entrave-t-il ? et ne pourrait-on pas répondre que, plus les circonscriptions sont petites, plus elles sont dans la main et à la merci du pouvoir central ? — « Le scrutin de liste favorise des coalitions qui révoltent la conscience publique, et c’est la nuance extrême qui impose ses volontés. » Et en quoi le scrutin d’arrondissement empêche-t-il les coalitions, ou garde-t-il de la chute aux extrêmes ? Mais on ajoute : « Par le scrutin de liste, la minorité est sacrifiée. » Ne l’est-elle donc pas par le scrutin d’arrondissement ?

Les partisans du scrutin de liste répliquent : « Avec le scrutin d’arrondissement, les élections, à y bien regarder, n’ont point de sens politique, ou elles en ont peu, ou elles en ont moins qu’avec le scrutin départemental : elles ne déterminent point de courant politique. » — « Tant mieux ! tant mieux ! s’écrient les autres : avec le scrutin uninominal il n’y a pas, comme vous dites, de courant politique, mais il n’y a pas de crues subites et de débordemens : c’est un petit Hot qui coule lentement, mais sûrement ; qui dort un peu, mais auquel on peut sans imprudence confier sa barque. » Les partisans du scrutin de liste reprennent alors : « Mais, avec votre scrutin d’arrondissement, nous n’aurons jamais que des choses médiocres et des hommes médiocres, des intérêts et des députés de clocher. » — « Ce sont les intérêts réels, leur riposte-t-on du camp opposé, et les hommes médiocres sont les hommes pratiques. Après tout, vous en avez usé, du scrutin de liste, il n’y a pas longtemps : quels hommes si éminens nous a-t-il donnés ? »

« Enfin (et c’est le coup que tenaient en réserve les défenseurs du scrutin de liste), enfin ! le scrutin d’arrondissement fausse l’esprit même du régime : le représentant, avec lui, n’est plus qu’un commissionnaire, qui assiège les ministres et les bureaux ; si bien que des électeurs aux candidats, des comités aux députés, des députés aux chefs île groupes, et des chefs de groupes aux ministres, la politique n’est plus qu’un marchandage. » Le coup est bien lancé et il porte, mais le scrutin d’arrondissement n’en est pas frappé à ne s’en plus relever : « Commissionnaires pour commissionnaires ! peuvent encore répondre ses apologistes : au lieu de commissionnaires d’arrondissement, vous aurez des commissionnaires de département. Le régime n’y gagnera rien, et les ministres y perdront ; car, pour n’être plus assiégés par un seul député, ils le seront par toute une députation. »

S’il n’y avait que ces raisons pour et contre le scrutin de liste ou pour et contre le scrutin d’arrondissement, il semblerait que leurs avantages, comme leurs inconvéniens respectifs, se compensent et que, au total, ils s’équilibrent presque ; que les deux procédés se valent : qu’on est, entre eux, dans une complète liberté d’indifférence ; — et l’on ne s’expliquerait pas que tant et de si célèbres orateurs aient prononcé tant et de si longs discours en faveur de l’un ou de l’autre. Soit en faveur de l’un, soit en faveur de l’autre, les motifs invoqués sont, en général, négatifs : on n’affirme pas la supériorité de l’un des deux modes de scrutin ; on nie la supériorité de l’autre : le scrutin de liste a contre lui ceci, mais le scrutin uninominal n’a-t-il pas cela ? Et les critiques ou les reproches qu’on se renvoie de l’un à l’autre ne manquent, ni d’un côté ni de l’autre, de fondement. Mais, tout de même, entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste, il n’y a pas égalité parfaite, et si l’on considère, comme on le doit, à quelles fins est institué le suffrage, le scrutin de liste a sur le scrutin uninominal une supériorité positive.

Premièrement — le droit de suffrage est institué par l’État au profit de l’État, qui cherche, dans les élections, une impulsion et une direction, ou une indication, pour la politique. Par suite, plus l’impulsion sera énergique, plus la direction sera ferme, plus l’indication sera nette, — plus le scrutin tournera au profit de l’État et meilleur sera le mode employé. Si le scrutin de liste donne mieux cette impulsion, cette direction ou cette indication, il répond mieux à la première fin du suffrage, il sert mieux l’État, il vaut mieux que le scrutin d’arrondissement.

En second lieu, — le droit de suffrage est institué pour assurer à tous les citoyens, avec la meilleure législation, la meilleure représentation de leurs intérêts les plus généraux. Par suite, plus il y aura de citoyens représentés, mieux ils seront représentés, plus généraux ou moins particuliers seront les intérêts représentés, meilleure sera la représentation, et meilleure la législation, — plus le scrutin tournera au profit commun de tous les citoyens et meilleur sera le mode employé. Si le scrutin de liste donne mieux cette représentation plus générale, cette législation inspirée de plus haut, et de vues moins fermées, il répond mieux à la seconde fin du suffrage, il sert plus de citoyens, et sert mieux tous les citoyens, il vaut mieux que le scrutin d’arrondissement.

Mais ce n’est pas tout. Moins la division électorale sera arbitraire, plus elle respectera la géographie et l’histoire, et meilleur sera le mode de scrutin. Or, le département est déjà un découpage, arbitrairement l’ait sur la carte de France, mais l’arrondissement l’est bien plus, et la circonscription l’est bien plus encore. La circonscription, en effet, n’a de base que dans un chiffre de population, lui-même arbitrairement fixé : il est convenu qu’il y aura un député par 100 000 habitans. Mais pourquoi 100 000 ? et pourquoi prend-on ces 100 000 habitans ici plutôt que là ? Ce découpage, opéré arbitrairement, du territoire en circonscriptions électorales se prête à tous les calculs et à toutes les combinaisons ; il renverse ou détruit toute relation, tout rapport entre la force ou l’importance des partis dans le pays et leur représentation dans le parlement, comme on l’a vu en Allemagne, aux élections pour le Reichstag, comme nous le voyons en France, et comme on vient de le voir en Angleterre. De plus, en associant violemment et bien qu’ils en jurent, des intérêts locaux souvent contradictoires, il opprime et supprime, sans qu’il puisse s’exprimer, l’intérêt général ; il ne laisse debout que des intérêts particuliers, et ce qu’il y a de plus privé parmi les intérêts particuliers.

Inversement, moins la division sera arbitraire, plus elle respectera la géographie et l’histoire : moins elle sera artificielle, plus elle se rapprochera de la nature ; et moins elle se prêtera aux calculs trop retors et aux combinaisons trop habiles, plus elle conservera et serrera le rapport entre les différens partis et leur représentation au parlement et moins elle permettra à des intérêts par trop particuliers de s’entre-déchirer et de s’entre-dévorer, de déchirer et de dévorer l’intérêt le plus général. Si le département est, en France, moins artificiel que l’arrondissement ou la circonscription, s’il est plus près de la nature, plus près de la géographie et de l’histoire, s’il est plus vivant, le scrutin de liste s’adapte mieux à la vie nationale et vaut mieux que le scrutin d’arrondissement.

Pour que le scrutin uninominal eût le principal avantage qu’on fait valoir en sa faveur, à savoir que le candidat y peut être connu de tous les électeurs, il faudrait des circonscriptions bien plus petites que l’arrondissement ou la section de 100 000 habitans. Mais l’avantage disparaîtrait et serait accablé tout de suite sous les inconvéniens : augmentation de la quantité, déjà trop grande, des sièges à la Chambre ; diminution de la qualité, déjà trop défectueuse, du personnel parlementaire ; rétrécissement, amincissement des intérêts, déjà trop menus et trop courts ; prime à la richesse, déjà trop privilégiée dans les luttes électorales ; capitulation et remise du suffrage aux comités, déjà trop puissans et trop audacieux.

L’idéal serait d’unir les avantages éprouvés du scrutin de liste et les avantages éprouvés du scrutin d’arrondissement, en bannissant les inconvéniens de l’un et de l’autre ; de faire des circonscriptions à la fois larges et étroites : assez étroites pour que le candidat soit connu de ses électeurs et représente des intérêts précis ; assez larges pour qu’il ne représente que des intérêts généraux et ne soit ni un parvenu de l’argent, ni un domestique des comités, ni une créature de l’administration ; puisque, plus la circonscription s’étend, moins l’argent et les comités et l’administration, quoi qu’on en dise, peuvent être les maîtres du suffrage. Il est chimérique d’y penser, tant que la circonscription n’a que cette base unique du territoire ou de la population, tant que le suffrage universel demeurera inorganique ; mais l’idéal, on y toucherait, si le suffrage universel était organisé ; si l’on classait les hommes, les électeurs, et suivant le lieu qu’ils occupent géographiquement, et suivant la place qu’ils occupent socialement ; si la circonscription avait cette double base, et, en quelque manière, si elle était double. La querelle serait alors vidée entre les deux scrutins classiques. Une conciliation interviendrait qui, par la fusion de leurs avantages et l’élimination de leurs inconvéniens, tournerait grandement au profit de l’État et des citoyens, au profit de tous et de chacun. Sans doute cela n’est qu’un rêve, avec le suffrage universel inorganique, d’avoir tout ensemble ce qu’il y a de bon dans le scrutin de liste et ce qu’il y a de bon dans le scrutin d’arrondissement ; ce rêve, pourtant, serait aisément réalisable, et se réaliserait de lui-même, dès que l’on organiserait le suffrage universel. Mais fondre ensemble les qualités du scrutin de liste et du scrutin d’arrondissement, asseoir le suffrage sur une double base, territoriale et sociale, autrement dit organiser le suffrage universel, c’est plus qu’un changement léger dans la forme, c’est la métamorphose de ce suffrage ; et l’on ne veut traiter, pour l’instant, que des changemens légers dans la forme.

Si donc tout le débat se borne, pour l’instant, à choisir du scrutin de liste ou du scrutin d’arrondissement, ayant en vue les lins auxquelles le suffrage est institué, le scrutin de liste paraît préférable ; mais le but à poursuivre, l’objet à atteindre, la solution radicale du problème politique, la nécessité d’aujourd’hui ou de demain n’en reste pas moins ce que nous avons dit : organiser le suffrage universel.


Vote secret ou vote public.

De même que c’est, avec le suffrage universel inorganique, une question de savoir ce qui vaut le mieux du scrutin uninominal ou du scrutin de liste, c’est une autre question de savoir aussi ce qui vaut le mieux, du vote secret ou du vote public. John Stuart Mill, qui avait tenu pour le vote secret, autrefois, quand il y avait des classes « dirigeantes », une hiérarchie, des influences, un prestige social, s’était plus tard rallié au vote public, en voyant à quel point ce prestige s’était affaibli et combien les classes « dirigées » étaient promptes et ardentes à s’émanciper. « A présent, j’en suis convaincu, un vote bas et malfaisant, écrivait-il, vient beaucoup plus souvent de l’intérêt personnel ou de l’intérêt de classe du votant, ou de quelque vil sentiment chez l’électeur que de la crainte ou de la dépendance d’autrui. » Comme l’électeur ne dépend plus de personne ou dépend moins de tout le monde, et comme il n’a personne à craindre, le vote secret n’a plus de raison d’être et il y a, au contraire, plus d’une raison pour le vote public. Voter est un devoir public qui doit être rempli publiquement, ainsi que le devoir de juré, — Mill recourait toujours à cette comparaison, — sans haine et sans peur, à la face de tous.

C’était attendre autant de la moralité du suffrage universel qu’il attendait déjà de son intelligence, lui prêter autant de capacité à se conduire qu’il lui en prêtait à s’instruire, — et c’était se leurrer sur ce que sont les hommes et ce qu’est la politique. — Pas plus, d’ailleurs, qu’entre le scrutin de liste et le scrutin d’arrondissement la question n’a été tranchée, entre le vote public et le vote secret. Cependant, le vote secret est plus répandu et correspond mieux à l’état de nos mœurs, de nos esprits et de nos consciences. Notre civilisation occidentale, telle qu’elle est, ne s’accommoderait plus du vote public, bon pour des races qui n’en sont point au même degré que nous : aussi ne le trouve-t-on qu’au nord et au sud-est, à la lisière de cette civilisation, dans les marches de l’Europe moderne, au Danemark, en Hongrie.

Il veut une franchise plus rude que la nôtre et nous coûterait trop de courage civique. On se plaint du nombre des abstentions, sous le régime du vote secret ; mais, si le vote était public, il dépasserait le nombre des votans, et nous tomberions d’un mal dans un pire. Tout autour de nous on l’a bien compris, et plus les législations sont récentes, plus elles entourent de précautions minutieuses le secret du vote. L’Angleterre, mère des parlemens, n’oblige plus le citoyen à affronter le grand jour des hustings. Les Belges se vantent d’avoir porté le vote secret à sa perfection. L’électeur belge entre dans l’ « isoloir » et y demeure seul avec sa « souveraineté », avec sa liberté, sa responsabilité, et le reste, En Grèce, il y a autant de boîtes ou d’urnes que de candidats ; l’électeur passe devant toutes et dépose un oui ou un non dans chacune : bien entendu, au dépouillement, il n’y a que les oui qui doivent compter. La Suisse, qui est une nation, non de ce temps, mais de plusieurs temps, mêle et pratique tous les modes, depuis le vote à main levée et par acclamation dans les landsgemeinden des cantons primitifs jusqu’au vote secret, par bulletins, en matière fédérale.

Que l’on ne s’y méprenne donc pas. Lorsque, dans certains pays, comme en Suisse, le suffrage universel se comporte mieux que dans d’autres, ce n’est point parce que le vote est secret ou public (puisqu’il y est tantôt secret et tantôt public) ; c’est parce que la Suisse est la Suisse, et que des institutions locales de tout genre, — politiques et économiques, — de la commune avec son active et robuste vitalité, au canton et à la Confédération des cantons — y sont autant d’écoles et d’organes de démocratie, organisant spontanément, et presque physiquement, en chaque citoyen, comme par hérédité, par aptitude transmise, le suffrage universel inorganique. — Mais, quel que soit le mode usité, les résultats ne varient pas sensiblement ; ni le vote le plus secret, ni le vote le plus public n’améliore guère le suffrage universel si, en droit et de fait, il est et se maintient absolument inorganique.

Limitation des dépenses électorales.

La substitution du vote public au vote secret devait surtout, dans la pensée de John Stuart Mill, prévenir la corruption du suffrage ; elle ne pouvait, en aucune façon, le guérir de son ignorance ; — et, même de la corruption, n’était-ce pas une illusion encore, de croire qu’il l’en guérirait ? Cette illusion, Mill, si confiant qu’il fût dans les vertus éducatrices du suffrage, ne l’avait eue qu’à moitié. Il avait prévu ce que deviendrait, dans une société toute démocratique, la puissance de l’argent, et contre cette puissance de l’argent, il voulait que l’on protégeât la liberté et la dignité du suffrage ; qu’on limitât par une loi les dépenses électorales, qu’il fût justifié de toutes, ou que l’élection fût annulée, comme entachée et viciée ; et, de plus, que le candidat ne pût personnellement effectuer aucune dépense, la loi l’eût-elle autorisée ; et plus encore : que les dépenses électorales, nécessaires et légitimes, fussent mises à la charge soit de l’État, soit de la circonscription qui aurait un représentant à élire.

Il y avait assurément du bon dans cette idée, et d’abord, l’idée elle-même, le principe même. Si la représentation est une fonction publique, les frais d’élection doivent être imputés aux dépenses publiques. Ce ne peut être l’objet d’une dépense privée, que de se faire élire à une fonction publique. En décider et en disposer autrement, c’est donner le change sur la nature de cette fonction ; c’est présenter comme une faveur à acheter, ce qui n’est qu’un office à remplir ; c’est supposer au profit du candidat ce qui doit être au profit de l’État ; et c’est faire des fonctions publiques l’apanage de la fortune, ou du moins faire de l’élection un jeu, de la fortune un gros atout ; c’est introduire la corruption dans l’acte de la vie nationale d’où elle devrait être le plus impitoyablement chassée.

Le principe est bon, cela n’est, pas douteux, de limiter les dépenses électorales ; mais il faut se garder de n’aboutir, en pratique, qu’à rendre la corruption plus hypocrite, car la corruption est chose si subtile, et le corps social, comme le corps humain, lui offre tant de prises que, sans doute, elle s’infiltre toujours par quelque endroit. Ce n’est pas l’argent seul qui corrompt, et ce n’est pas avec l’argent qu’on corrompt le plus. Il y a les places et les promesses de places, et l’on y recourt d’autant plus volontiers et d’autant moins scrupuleusement que c’est, comme on dit, l’État qui paye. La multiplication des fonctions et des fonctionnaires, ce miracle de l’État moderne, n’a peut-être donc pas, en dernière analyse, d’autre cause : c’est que la corruption électorale, de cynique est devenue dissimulée ; de directe, indirecte ; et de privée, publique.

Mais s’il en est ainsi, les finances même, et la morale, se trouveraient bien que le trésor prît à sa charge les dépenses électorales. Il n’y aurait plus qu’un danger : ce serait que l’État ou le gouvernement, — lequel n’est fait jamais que d’argile humaine, — se fît corrupteur, à son tour. Les hommes étant ce qu’ils sont, il n’est pas de loi qui puisse les préserver de se laisser corrompre. La loi forcera plus ou moins la corruption à se cacher, mais elle ne fera pas, de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés, plus que des hommes.

Quand même, enfin, la corruption serait extirpée du suffrage, il n’en serait ni moins ignorant, ni moins incohérent, ni moins inorganique, ni moins anarchique. Expédiens, palliatifs ou changemens légers dans la forme n’y pouvant rien ou ne pouvant pas assez, voyons, parmi les systèmes proposés, ceux qui n’entraîneraient que des changemens minimes en substance.


III. — CHANGEMENS MINIMES EN SUBSTANCE
L’âge.

Ce ne sont, eux aussi, que des expédiens, des palliatifs. Le premier consiste à reculer de quelques années l’âge électoral. Le suffrage étant un droit conféré par l’État, l’État peut le conférer à l’âge qui est jugé convenable. Et l’âge où l’État le confère n’est pas le même dans tous les pays. Il est de 20 ans en Suisse et en Hongrie, de 21 ans en France, en Italie, en Grèce, en Angleterre, ou Suède ; de 23 ans dans les Pays-Bas ; de 21 ans en Prusse et en Autriche ; de 25 ans en Belgique, dans l’Empire allemand (pour le Reichstag), en Espagne, en Norvège ; il est de 30 ans au Danemark.

Rien, par conséquent, ne s’opposerait, en principe ou en droit, à ce qu’il lut reculé et porté, chez nous, de 21 à 23 ou à 25 ans. En fait et dans l’exécution, ce ne serait peut-être pas non plus très difficile, puisque le service militaire est maintenant obligatoire pour tous et que les militaires ne votent pas. On y gagnerait la maturité que peuvent donner deux ans ou quatre ans de plus, dans cette période de formation, et, si l’armée, par l’habitude de l’ordre et de la discipline, par l’esprit de corps, peut contribuer vraiment à l’éducation civique, à 23 ans ou à 25, cette éducation serait plus avancée.

Mais justement, parce que le service militaire est obligatoire pour tous et parce que, en France, les militaires ne votent pas, le besoin de reculer par une loi l’âge de l’électorat se fait sentir avec moins d’urgence. Le fait suffit, sans réviser le droit. À coup sûr, il paraît bizarre et il est bizarre, en effet, de déclarer majeur, pour l’exercice de sa « souveraineté » sur lui-même et de sa part de « souveraineté » sur ses concitoyens, un homme qu’on retient en minorité, pendant quelques années encore, quant aux actes de sa vie civile, sinon les moins sérieux, du moins les plus personnels et qui ne peuvent guère engager que lui. Mais il ne faut pas faire de changemens apparens et soulignés par une loi là où les changemens se font tout seuls, discrètement, sans blesser, par le train quotidien des choses.

Il est toujours fort délicat d’ôter un droit ou d’y retrancher. Et, d’autre part, il ne faut pas non plus exagérer la valeur de l’âge comme élément de la capacité électorale. Il en a une évidemment, mais elle n’est pas absolue : le coefficient s’élève et s’abaisse, avec les individus. Tirer de l’âge seul une présomption de capacité électorale et régler sur lui seul le droit de suffrage, c’est, en voulant lui faire rendre plus qu’elle ne peut donner, fausser une idée juste. Cette idée juste, on la faussait, en la poussant jusqu’à l’absurde, quand on proposait, en Belgique, de conférer l’électorat « aux citoyens les plus Agés dans la proportion de 10 pour 100 de la population communale. » Les citoyens les plus âgés ne sont pas nécessairement les seuls capables ni même les plus capables de voter.

N’admettre que des électeurs de 25 ou de 30 ans n’est une sûreté ni contre la corruption, ni contre l’ignorance, ni contre l’incohérence, ni contre la mobilité, ni contre aucun des maux du suffrage universel. Reculer l’âge de l’électorat et attendre que le suffrage universel en devienne sage, éclairé, conséquent et incorruptible, serait s’exposer à attendre longtemps et, finalement, manquer le but. Il peut n’être pas mauvais de le faire, et même il doit, être assez bon de le faire, par la loi si on le peut, dans la pratique si on ne le peut plus par la loi ; mais ce n’est pas, à beaucoup près, tout ce qu’il y aurait, tout ce qu’il y a à faire.


Le domicile.

Et tout ne serait pas fait si, en même temps qu’on reculerait l’âge électoral, on exigeait, pour conférer le droit de vote, une plus longue durée de domicile. Cette durée, comme l’âge de l’électorat, n’est pas la même dans les divers pays. Les conditions en sont ordinairement plus rigoureuses pour l’électorat communal que pour l’électorat politique, et cela va de soi, si tout citoyen, où qu’il puisse résider, a des intérêts politiques dans l’État, mais peut néanmoins ne pas avoir d’intérêts municipaux dans la commune qu’il habite en passant, sans s’y établir à perpétuité ; ce que la théorie traduit ainsi : « L’État est de droit public et général ; la commune est, surtout, de droit privé et local. » Les conditions peuvent donc être plus strictes pour l’électoral communal que pour l’électorat politique, qui, institué par l’État pour l’État, est, comme l’État, de droit public et général.

Suivant les différens pays, le domicile requis est de six mois, un an, deux ans et même trois ans. Il se peut que six mois, ce soit trop peu, mais deux ou trois ans, c’est trop. Exiger de l’électeur deux ou trois ans de domicile, — ou le priver du droit de voter, — n’est-ce pas perdre de vue le monde contemporain et s’attarder aux environs de 1800 ou de 1810 ? Au cours de ce XIXe siècle, la grande industrie a comme déraciné et mobilisé l’homme ; elle a bouleversé les conditions du travail et, par là même, les conditions de l’habitation ; car l’homme va où est la vie, laquelle est où est le travail. Si le travail abonde et dure, il reste ; s’il manque, il part pour le chercher. Or, la production dépendant de la demande, la demande étant capricieuse, irrégulière et la grande industrie participant un peu de la spéculation, la demande se déplace, la production se déplace, le travail se déplace et l’homme se déplace après lui. S’il serait excessif de prétendre que « c’est un continuel exode des masses ouvrières en continuel mouvement », il ne l’est pas de dire que beaucoup d’ouvriers sont obligés de se déplacer assez souvent et qu’il n’en est guère d’assurés de trouver toujours le travail et la vie dans le même lieu.

On ne pourrait, par conséquent, exiger pour l’électorat une trop longue durée de domicile, sans enlèvera beaucoup d’ouvriers le droit de vote, sans leur reprendre d’une main ce qu’on leur avait donné de l’autre, sans commettre une manifeste injustice et sans réduire à un suffrage restreint le suffrage proclamé solennellement universel.

Six mois de domicile sont-ils trop peu et redoute-t-on d’ouvrir ainsi la porte à des compagnons turbulens, qu’il serait prudent de laisser dehors ? A-t-on peur de livrer la place aux grandes compagnies du suffrage, à l’armée roulante de la politique ? alors, qu’on demande un an, au lieu de six mois, si le profit que l’État y peut faire vaut le mécontentement qu’on ne manquera (pas de soulever, et si c’est la peine de toucher à une loi fondamentale pour n’y changer qu’une virgule. Mais on ne peut demander plus d’un an, parce que demander plus, ce serait faillir aux conditions de la politique dans l’État moderne, qui sont les conditions de la vie, qui sont les conditions du travail dans le monde moderne, et s’éloigner de la vie, alors que ce doit être tout l’effort de la politique de s’en rapprocher et de la suivre.

Un minimum de capacité.

Reculer la limite d’âge pour donner de la maturité, prolonger la durée du domicile pour donner de la stabilité an suffrage universel ne sont donc que des expédiens, et des expédiens de peu d’effet. Mais l’extrême ignorance n’est point un défaut moindre que les autres. Pour la combattre, on a plus d’une fois songé à exiger des électeurs un minimum de capacité.

Quel minimum ? Savoir lire ? savoir lire et écrire ? savoir lire, écrire et compter ? Où est l’identité ou seulement l’analogie entre savoir lire et savoir élire ? Il n’y en a aucune. Mais, encore que de savoir lire ne soit nullement une garanti » ; de capacité politique, celui qui sait ce qu’il fait a, de faire ce qu’il doit faire, une chance que n’a pas celui qui ne sait pas ce qu’il fait. Il est triste, aux jours de scrutin, d’entendre, comme on pouvait naguère l’entendre dans nos villages, des électeurs dire au distributeur de bulletins : « Donne-moi le bon ! » prendre le papier, le plier en quatre, et le remettre tranquillement au maire, — heureux quand c’était celui qu’ils voulaient, — mais hors d’état de s’en apercevoir, si on les trompait !

De pareils faits appuient et confirment l’axiome : « On ne devrait pas plus concéder le suffrage à un homme qui ne saurait pas lire qu’on ne le concède à un enfant qui ne sait pas parler. » L’Italie a refusé de concéder le suffrage aux hommes qui ne savent pas lire et écrire, et elle a bien fait. La Belgique, après maintes hésitations et malgré maintes résistances, s’est résignée à le leur conférer : elle a eu tort, s’il est exact qu’il y eût en Belgique 100 000 hommes en âge électoral, qui fussent incapables de lire et d’écrire (le nombre total des électeurs devant être de 1 200 000). Mais toutes deux, l’Italie et la Belgique, étaient maîtresses de la situation. Elles n’avaient pas déjà le suffrage universel. Nous l’avons, nous, et nous ne sommes plus les maîtres. La seconde République a concédé inconsidérément le suffrage aux illettrés, et nous sommes en présence du fait accompli, de la sottise passée depuis cinquante ans dans la loi. En politique, une sottise de cinquante ans ne cesse pas d’être haïssable, mais elle a cessé d’être réparable.

D’ailleurs, le temps, qui souvent aggrave les fautes, atténue peu à peu celle-ci. Il y avait, en 1854, 69 pour 100 seulement de Français mâles — et d’âge électoral — capables de signer leur acte de mariage ; en 1887, il y en avait presque 90 pour 100. Au fur et à mesure que le corps électoral se renouvelle, la proportion des illettrés, des analfabeti décroît, et l’école primaire, du moins, si elle n’a pas produit des citoyens qui font ce qu’ils doivent faire, a produit des gens qui peuvent savoir ce qu’ils font. Il y a beaucoup moins d’hommes de 21 ou de 25 ans complètement illettrés que de 55 ans et au-dessus, et peu à peu, la vie efface et redresse l’erreur des visionnaires de 1848, l’erreur d’avoir fait « à l’enfant qui ne sait pas parler » le funeste cadeau du suffrage universel, quitte à être scandalisés, au bout de quelques semaines, que l’on n’eût pas encore « appris à lire au peuple ! »

Et là non plus il n’y a pas de loi à faire, ni d’examen électoral à instituer, ni de subterfuge à inventer, pour retirer aux illettrés le moyen de voter sans leur retirer le droit de vote. Il n’y a qu’à laisser aller le temps et couler la vie. C’est le cas de se rappeler le précepte ancien, et de « donner du temps au temps. » Mais que l’on se persuade bien que, lors même que le dernier illettré aura fini par disparaître du corps électoral, le suffrage universel sera resté, politiquement, à peu près aussi incapable, et ne sera pas devenu du coup ce qu’il faut qu’il devienne, pour que l’État moderne soit l’État à la fois très stable et très progressif qu’il veut être.


Toute innovation, toute réforme, en politique, doit être considérée et jugée d’un triple point de vue : quant à sa « possibilité », à la facilité de son introduction ou de son exécution ; quant au changement qu’elle apporte dans les institutions, au trouble dans les habitudes ; quant à son rendement, à l’effet utile qu’elle peut donner.

Si, de chacun de ces points de vue, l’on examine chacun des expédiens ou palliatifs proposés, voici ce qu’on en retiendra :

L’éducation du suffrage universel est facile à décréter, mais difficile à faire ; elle ne causerait ni changement ni trouble, mais rendrait moins qu’on n’en attend. Le vote obligatoire serait, aussi, facile à inscrire dans la loi, une fois son principe accepté, mais le principe en est, pour nous, inacceptable, en l’état actuel du suffrage. Une fois même ce principe accepté, le vote obligatoire serait difficile à faire fonctionner, faute d’une sanction pratique ; s’il rendait un peu, il jetterait du trouble dans les habitudes et trop de trouble pour ce qu’il rendrait.

Le scrutin de liste pourrait être sans trop de difficulté substitué au scrutin d’arrondissement ; ce serait changer une fois de plus la législation, mais peu changer aux habitudes : et cette substitution rendrait davantage, mais à elle seule pas assez. — Le vote public serait très difficile à substituer au vote secret, changerait trop aux habitudes et peut-être ne rendrait pas grand’chose. — Limiter les dépenses électorales serait sans doute plus facile à dire qu’à faire, changerait beaucoup aux habitudes, rendrait quelque chose, mais trop peu.

Reculer l’âge de l’électorat serait relativement facile, changerait peu dans les habitudes, à cause du service militaire, obligatoire pour tous, mais rendrait peu. — Prolonger la durée du domicile électoral serait moins aisé, changerait trop, à cause de la mobilisation des ouvriers par la grande industrie, rendrait peu et serait antidémocratique. — Rayer les illettrés des listes serait difficile, changerait et troublerait beaucoup, la prescription ayant semblé pour eux créer une sorte de quasi-droit, et rendrait peu, au prix de ce qu’on risquerait, en touchant, comme on ne saurait l’éviter, à la substance même du suffrage universel.

Si maintenant, on se reporte aux données du problème politique, tel qu’il se pose devant nous : Organiser le suffrage universel : de manière, qu’il reste universel et égal ; qu’il dégage la meilleure représentation et permette la meilleure législation ; qu’il assure à l’État un fondement solide, on doit convenir que la solution définitive n’est nulle part où nous avons jusqu’à présent cherché. Rien, en effet, dans ce que nous avons vu jusqu’à présent, n’organiserait le suffrage universel. Mais, bien qu’aucune de ces mesures ne nous offre la solution et n’apporte l’organisation nécessaire, la plupart d’entre elles, malgré tout, ne sont pas incompatibles avec une organisation du suffrage universel, quelle qu’elle doive être ; quelques-unes même aideraient ou peuvent servir à cette organisation.

Et, au demeurant, ce ne sont là, il est bon de s’en souvenir, que des expédions ou des palliatifs, puisque la méthode ordonnait de commencer par le plus simple. Montant du plus simple au moins simple, et du moins simple au plus complexe, nous continuerons, à travers les combinaisons et les systèmes proposés, — en empruntant à chacun d’eux les élémens qu’il est susceptible de fournir, — à nous rapprocher de l’organisation qui, selon nous, pourrait, seule, régler ou régulariser le suffrage universel et, seule, sauver de l’anarchie l’État moderne, inorganique de naissance.


CHARLES BENOIST.

  1. Voir la Revue du 1er juillet.