De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle/02

De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 214-240).
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DE
L’INSTRUCTION DU PEUPLE
AU DIX-NEUVIÈME SIÊCLE

II.
L’INTERVENTION DE L’ETAT DANS L’ENSEIGNEMENT.
L'ANGLETERRE ET LES COLONIES ANGLAISES.

On a vu au prix de quels sacrifices d’argent et de quels efforts persévérans, éclairés, unanimes, les États-Unis sont parvenus à organiser un bon enseignement pour le peuple[1]. Il faut maintenant observer l’instruction populaire dans les autres sociétés qui représentent la civilisation moderne, et l’on doit s’attendre à l’y trouver établie sous des formes bien différentes. Ici une première objection se présente, qu’il importe d’indiquer, de discuter même avant d’aborder ce nouveau côté du sujet. Est-il juste, est-il utile que les pouvoirs publics, agissant au moyen de l’impôt, — état ou commune, pouvoir central ou administration locale, — interviennent dans l’instruction ? À cette question deux groupes d’hommes dont le nombre, il faut l’avouer ; tend à s’accroître depuis quelque temps ont nettement répondu que cette intervention n’était pas seulement inutile, qu’elle était nuisible. Ce sont d’une part des économistes à outrance qui croient résoudre tous les problèmes d’organisation sociale par le monotone refrain du laissez faire ; d’autre part, des catholiques rétrogrades qui ne voient de salut pour la société que dans une soumission complète à l’église, et que l’on s’habitue à nommer cléricaux. Les premiers, considérant la société comme émancipée et l’individu comme majeur, repoussent tout ce qui peut contrarier l’action, selon eux souveraine, de la concurrence ; les seconds regardent l’état comme incapable de professer des doctrines, puisqu’il n’a et ne peut avoir, selon eux, ni certitude, ni religion, ni science. Quelque spécieuses que paraissent ces objections des libéraux extrêmes et des catholiques théocrates, on peut y répondre et on y a souvent répondu.

La mission essentielle de l’état est, il est vrai, de faire respecter la justice, c’est-à-dire de garantir à chacun la jouissance libre, entière de ses droits ; mais lorsqu’on prétend que l’état n’a rien à enseigner parce qu’il n’a pas de doctrines, on se trompe. Tout état repose sur certaines doctrines, et de fait il les enseigne dans chacun de ses actes. Le législateur promulgue-t-il une constitution, il formule par cela même une théorie de droit constitutionnel, et cette théorie, il la rend obligatoire. Décrète-t-il un code pénal, il ne le peut faire sans distinguer le bien du mal et sans proclamer des doctrines morales, puisqu’il établit une échelle de peines graduée d’après la perversité des violations de ces lois morales. Rédige-t-il un code civil, il tranche les questions les plus délicates touchant la propriété, l’hérédité, les obligations, la durée des droits, la prescription. Dans ce cas encore, il enseigne ; il fait plus, il force chacun à respecter son enseignement et à le mettre en pratique. La société humaine s’appuie donc sur un certain nombre de principes considérés comme incontestables et appliqués comme tels. Ces principes forment la base de la législation civile, pénale et politique. L’état les affirme dans ses assemblées, dans ses tribunaux, jusque sur l’échafaud même, et le seul lieu où il ne pourrait les enseigner, ce serait l’école ! L’état n’est pas infaillible sans doute, mais en résulte-t-il qu’il ne doive ni légiférer ni punir ? Il peut se tromper sur la notion de la propriété : doit-il amnistier le vol ? La polygamie n’a pas toujours été et n’est pas encore partout un crime : on n’en frappe pas moins le bigame. Quoique sujet à l’erreur, le législateur édicte la loi et en impose le respect, parce qu’il faut bien que l’ordre social subsiste. C’est en vain qu’on le conteste : tant qu’il y aura parmi les hommes un pouvoir, ce pouvoir proclamera des doctrines, et, qui plus est, il les appliquera.

Qu’on resserre la mission de l’état dans les bornes les plus étroites, toujours accordera-t-on qu’il doit au moins protéger les personnes et les propriétés. Or quel danger les menace plus que l’ignorance grossière des classes inférieures, d’où naissent le désordre, la misère et le crime ? Pour assurer le maintien de l’ordre et le respect du droit, il faut donc répandre les lumières. Supprimez l’école, il ne reste plus comme moyen d’ordre que la prison et l’échafaud. Si l’état n’instruit plus, il faut qu’il effraie. On n’a que le choix entre le bourreau et le maître d’école. Jadis l’état n’employait que le premier ; bientôt peut-être il n’emploiera plus que le second. Eh quoi ! la société aurait le droit de punir celui qui viole ses lois, et elle n’aurait point celui de les enseigner, de les faire comprendre à tous ? Elle pourrait payer certains fonctionnaires pour condamner et poursuivre ceux qui portent atteinte à ses institutions, et il lui serait interdit d’en payer d’autres pour expliquer quelles elles sont ? Obligée d’entretenir des gendarmes, il lui serait défendu de rétribuer des instituteurs ? Non, ce serait trop absurde : comme l’a dit Macaulay en un mot qui résume tout ce débat, celui qui a le droit de pendre a le droit d’enseigner.

Le rapport de cause à effet qui relie l’ignorance à la criminalité est maintenant un fait démontré par les chiffres exacts de la statistique. A mesure que l’enseignement a fait des progrès dans un pays, le nombre des délits a diminué[2] ; donc tout l’argent employé à bâtir des écoles sera épargné à bâtir des prisons. Mais une fois ce point établi que l’état a le droit d’enseigner et qu’il en a la capacité, il n’en résulte pas encore qu’il soit opportun et nécessaire qu’il enseigne, car on peut prétendre que la liberté et l’initiative individuelle fourniront une instruction meilleure que l’enseignement officiel. C’est donc ce second point qu’il faut examiner maintenant, et comme il s’agit ici d’une question de fait, c’est par l’examen des faits qu’il faudra la décider.


I

M. Guizot a résumé en quelques mots décisifs l’expérience du passé à ce sujet : « Jamais, dit-il, dans un grand pays, un grand changement, une amélioration considérable dans le système de l’éducation nationale n’a été l’œuvre de l’industrie particulière. Il y faut un détachement de tout intérêt personnel, une élévation de vues, un ensemble, une permanence d’action qu’elle ne saurait atteindre. » Rien n’est plus vrai, et la nécessité de l’intervention de l’état n’est pas près de finir. Tant qu’il y aura d’un côté des hommes assez grossiers pour ne désirer l’instruction ni pour eux ni pour leurs enfans, et de l’autre des hommes qui croient avoir intérêt à prolonger l’ignorance pour cacher les abus dont ils vivent, les efforts des particuliers seront absolument insuffisans. — Mais, disent les représentans des églises établies en France, en Angleterre, en Italie et partout, ce que ne peuvent faire les individus, nous le ferons. Nous constituons des corps puissans et durables ; notre influence sur le peuple est grande, et les ressources dont nous disposons sont en proportion. Nous avons la permanence, l’élévation des vues, le détachement de l’intérêt individuel. Nos doctrines sont consacrées par la vénération séculaire des nations ; nous leur apportons à la fois les connaissances profanes et l’instruction religieuse, des lumières pour faire son chemin en ce monde et son salut dans l’autre. Notre enseignement est une garantie contre l’immoralité et les révolutions : formés par nous, les hommes sont plus vertueux et plus dociles ; les gouverner devient facile, et leur bonheur est assuré. Avec la non-intervention de l’état et la liberté, l’instruction sera mise à la portée de tous ; ce sera notre œuvre, nous en répondons.

A propos de ces discours sans cesse répétés, nous ne ferons pas ici le procès aux églises établies, nous ne leur demanderons pas si, en invoquant aujourd’hui la liberté, elles n’ont pas pour but de préparer les âmes à subir leur despotisme. Il s’agit seulement de voir si en effet, en l’absence de l’intervention des pouvoirs publics, elles ont réussi à organiser pour le peuple des moyens d’instruction suffisans et à l’éclairer.

Autrefois ce régime de non-intervention qu’on nous vante aujourd’hui était en vigueur : l’état ne s’occupait point de l’enseignement du peuple par la raison très simple qu’il croyait inutile et même dangereux de l’instruire, non sans motif peut-être. L’église était seule chargée de dissiper les ténèbres épaisses qui pesaient sur la classe inférieure. Or pour y parvenir qu’a-t-elle fait ? Dans un des chapitres de son beau livre de l’École, M. Jules Simon en a fait le compte, et il a montré combien l’ignorance était générale : un ouvrier, un paysan, un soldat même qui sût lire était une rare exception. L’état représenté par Charlemagne avait ouvert des écoles ; elles tombèrent sous la féodalité, et pendant mille ans l’église a fait bien peu d’efforts pour les rouvrir. Voilà donc une expérience dix fois séculaire. Est-elle assez longue pour être concluante ? Non, dit-on ; cette expérience faite sous l’ancien régime ne prouve rien, car alors nul ne pensait qu’il fût nécessaire d’instruire ces animaux grattant la terre dont parle La Bruyère. On ne peut reprocher à l’église de n’avoir pas donné d’enseignement à ceux qu’on croyait voués à une inévitable et salutaire ignorance. Soit, admettons cette excuse ; transportons-nous donc à l’époque actuelle et dans un pays où l’église a toujours été maîtresse absolue et où une enquête récente a pu faire apprécier à leur juste valeur les résultats obtenus.

Dans le royaume de Naples, les anciens gouvernemens avaient livré l’instruction de tous les degrés à la direction souveraine du clergé. Les membres de la commission supérieure de l’enseignement étaient des dignitaires de l’église ou des personnes affiliées à quelque congrégation religieuse. L’instruction secondaire était aux mains des jésuites, et c’étaient les ordres monastiques qui fournissaient presque tous les maîtres aux écoles primaires. Si maintenant nous recherchons dans un excellent rapport du ministre du royaume d’Italie, M. Natoli, quels fruits avaient donnés les travaux et les efforts des corporations religieuses, voici ce que nous trouvons. Dans les Deux-Siciles, la moyenne des personnes sachant lire et écrire ne s’élevait pas à 1 sur 10 ! Dans la Basilicate, sur 1,000 habitans, 912 étaient complètement illettrés. Dans les autres provinces, les Calabres, les Abruzzes, la Sicile, la proportion était de 900 sur 1,000. Chez les femmes, l’ignorance était la règle générale : à peine 2 sur 100 savaient lire et écrire, et encore comment le savaient-elles ? Ce chiffre est effrayant quand on songe que les femmes de la bourgeoisie sont comprises dans le calcul, et on peut en conclure que dans les campagnes on ne rencontrait pas une femme du peuple ayant reçu les premières notions de l’instruction élémentaire. Quand on a sondé ainsi jusqu’au fond l’étendue de cette opaque ignorance, on ne s’étonne plus que ces provinces si favorisées de la nature, douées d’un sol fertile et du plus beau climat, habitées par une race intelligente, soient pauvres, et que la seule industrie prospère y ait été celle du brigandage. L’homme sans instruction est un puissant agent de désordre et un détestable instrument de production. Imprévoyant, incapable de se procurer de l’aisance par un travail bien conduit, il est toujours prêt à quitter l’outil ou la bêche pour prendre le fusil et à exploiter la grande route plutôt que la terre.

L’histoire de l’enseignement primaire au Portugal nous offre un exemple plus décisif encore. Dans ce pays, comme chez les autres nations catholiques, l’église seule était jadis chargée d’instruire le peuple. Or au XVIIIe siècle, quand le ministre Pombal, éclairé sur les besoins de la société nouvelle, voulut se rendre compte de l’état de l’instruction populaire, il trouva une ignorance profonde et générale. En 1772, il forma le projet de doter chaque commune d’une école ; il en fit ouvrir immédiatement 400, et il établit même sur le vin et l’eau-de-vie un impôt spécial appelé subside littéraire, faisant ainsi, par une combinaison originale et juste, contribuer les consommateurs de spiritueux au progrès des lumières, afin que le, vice payât lui-même le remède qui devait l’extirper. L’impôt demeura, comme toujours et partout, mais les écoles qu’avait ouvertes Pombal disparurent après sa chute. En 1807, on comptait dans les écoles primaires 24,000 élèves, seulement ; après les désastreuses guerres de l’empire et la réaction absolutiste et cléricale qui les suivit, ce chiffre se réduisit à 8,000, ce qui signifie qu’il y avait 3 élèves par 1,000 habitans : autant dire que l’enseignement primaire était réduit à rien. Voilà donc le magnifique résultat obtenu par l’initiative individuelle combinée avec les efforts du clergé et des ordres religieux ! Après le triomphe des idées libérales en 1834 et l’établissement du régime constitutionnel, la législature portugaise comprit qu’il était urgent de s’occuper de l’instruction publique. Une loi fut votée en 1836, successivement amendée et complétée par les lois et arrêtés du 20 septembre 1844, 20 décembre 1850 et 1er janvier 1851. Par une réaction qu’expliquent les abus du passé, l’école a été complètement soustraite à l’influence de l’église. La sécularisation a été radicale. Le prêtre n’entre dans l’école ni pour l’inspecter ni même pour y donner l’instruction religieuse. Grâce à l’intervention de l’état, le nombre des élèves s’accrut rapidement. En 1855, le chiffre des écoles primaires s’élevait en tout à 1,319, dont 1,189 entretenues par l’état, 33 par les communes et 48 par des particuliers ou des associations charitables. Le nombre des élèves était de 36,465, dont 1,906 filles, pour 3,844,000 âmes. Ce sont là encore, il faut bien l’avouer, des résultats désolans, car cela ne fait qu’une école par trois paroisses d’une superficie moyenne de 74 kilomètres carrés et par 3,000 habitans, et un écolier par 85 habitans. Cette situation déplorable tient à diverses causes dont les trois principales sont l’apathie invétérée et héréditaire des habitans, la place trop petite faite à l’initiative des administrations locales et l’opposition du clergé à une organisation d’où il est exclu. Sans examiner ce point, un fait du moins est certain : tant que l’église a été seule chargée de l’instruction populaire, celle-ci a été littéralement nulle, et si elle ne fait pas plus de progrès depuis que l’état s’en occupe, c’est par suite surtout de l’hostilité du clergé. Lorsqu’il a été le maître absolu, il n’a rien fait, et maintenant qu’il a cessé de l’être, il empêche les autres de faire mieux que lui.

Mais les adversaires de l’intervention de l’état en matière d’instruction ne se rendront peut-être pas encore. Le royaume de Naples, diront certains d’entre eux, est un pays catholique. Or le clergé, de qui dépendait l’enseignement, n’avait aucun intérêt à le répandre. Pourvu que le peuple allât à la messe, à la communion et obéît au curé, celui-ci se déclarait satisfait. La lecture était à ses yeux une science sans utilité et non sans danger, car elle conduit souvent à l’hérésie : la réforme est née en même temps que l’imprimerie. D’ailleurs à Naples, sur cette terre classique du despotisme, l’initiative de l’individu étant nulle, la liberté ne pouvait porter ses fruits ordinaires, et quant au Portugal, les conditions de l’épreuve n’étaient guère plus favorables. Soit encore. Prenons donc le pays par excellence de la liberté et de l’initiative individuelle, l’Angleterre.

Voici une nation où la richesse abonde et où les particuliers sont habitués à de grands sacrifices pour des objets d’intérêt général, où différentes communions se disputent l’empire des âmes, et où chacune d’elles a intérêt à fonder des écoles pour s’en emparer. Le protestantisme, mettant la Bible entre les mains des fidèles, fait de la lecture une nécessité pour tous. Depuis longtemps, il s’est établi des associations puissantes et rivales pour rétribuer des instituteurs et répandre l’instruction dans le peuple. Par conséquent, ce pays remplissait mieux qu’aucun autre toutes les conditions propres à faire réussir le régime de non-intervention qu’on préconise. Or ici encore l’expérience a été malheureuse, et l’initiative des individus, fortifiée par l’association sous toutes ses formes, s’est montrée impuissante à procurer au peuple les moyens de s’instruire. Au moment où l’état s’est vu forcé d’intervenir, les enquêtes officielles ont montré que l’enseignement était détestable et l’ignorance extrême.

La première enquête, faite en 1803, constata une situation déplorable. L’on ne trouva que 1 enfant fréquentant les écoles sur 1,712 habitans. L’état s’était abstenu, l’église anglicane au XVIIIe siècle s’était très peu occupée d’éclairer le peuple, et les classes riches n’avaient pas encore compris que contribuer à améliorer le sort des classes inférieures est un de leurs devoirs. Une nouvelle enquête ouverte en 1818 ne révéla guère de progrès. Les grandes guerres continentales avaient absorbé toutes les ressources et toute l’attention du pays. C’était beaucoup déjà cependant que d’essayer de voir clair dans une question qui ailleurs ne préoccupait point encore beaucoup les hommes d’état. En 1833, nouvelle enquête ; cette fois on découvrit une certaine amélioration. Environ 13 pour 100 des enfans allaient à l’école, mais celle-ci était généralement plus que médiocre, et le nombre des élèves qui y apprenaient à lire et à écrire couramment était très restreint. Enfin en 1833 le parti de la réforme, à la tête duquel se trouvaient lord Brougham et John Russell, parvint à faire adopter par le parlement le principe si passionnément contesté de l’intervention de l’état en matière d’enseignement primaire. Une somme de 20,000 livres sterling fut votée afin de venir en aide à la construction des bâtimens d’école. Pour ne point irriter encore plus les rivalités, religieuses déjà si excitées sur cette question, on répartit également le travail entre les deux grandes sociétés d’éducation, la National Society et la British and foreign Society. Depuis 1833, les subsides accordés par le gouvernement ont été sans cesse en augmentant, et ils s’élèvent maintenant à 20 millions de francs par an ; néanmoins les résultats sont encore loin d’être satisfaisans. Voici en quels termes M. Stuart Mill appréciait, il y a quelques années, la situation de l’enseignement primaire dans son pays : « L’instruction donnée en Angleterre au moyen des souscriptions volontaires a été tellement discutée en ces derniers temps qu’il est inutile d’en faire la critique détaillée. Je dirai seulement que, comme quantité, elle est et sera longtemps encore insuffisante, tandis qu’en qualité, quoiqu’il y ait tendance à l’amélioration, elle n’est jamais bonne que par accident et en général si mauvaise qu’elle n’a guère de l’instruction que le nom. » La tendance à l’amélioration dont parle M. Stuart Mill date du jour de l’intervention de l’état et a été en proportion de celle-ci. Tout ce qui concerne cette intervention a été réglé par la loi de 1847, amendée en 1862. Aujourd’hui toute école qui dépend de l’une des principales communions obtient un subside, à la condition qu’elle se soumette à l’inspection officielle et qu’elle offre des garanties suffisantes de capacité chez l’instituteur, de moralité, et d’instruction chez les élèves. Les grandes sociétés d’écoles, la société de l’église établie (National Society), la société britannique et étrangère (British and foreign Society), la société wesleyenne (Wesleyan éducation Committee) et la société catholique continuent à entretenir la plupart des établissemens d’instruction primaire ; mais, s’étant soumises à l’inspection officielle, elles prennent part aux subsides de l’état dans la proportion de 8 shillings par an et par enfant qui a satisfait à l’examen et qui a fréquenté régulièrement l’école. Les institutions fondées par les particuliers ont les mêmes droits en se soumettant aux mêmes obligations.

Autrefois l’Angleterre manquait d’établissemens pour former des instituteurs capables de remplir convenablement leur importante mission. Il n’y avait que deux écoles normales dignes de ce nom, celles de Battersea et de Borough-Road[3], et encore ont-elles langui aussi longtemps qu’elles n’ont eu à compter que sur les contributions volontaires. Il existe aujourd’hui 34 écoles normales en Angleterre et dans le pays de Galles. Le subside parlementaire couvre 60 pour 100 des frais, et c’est grâce à ce secours que la plupart se sont fondées et se soutiennent[4]. Au centre siège le conseil privé de l’éducation, constitué en vertu d’une patente royale en 1839. Ce conseil ne peut agir sur les établissemens privés et contribuer au développement de l’instruction que par les subsides qu’il accorde pour aider à construire des écoles et à payer ou encourager les maîtres. Les inspecteurs, qu’il nomme de concert avec les autorités ecclésiastiques des différentes communions, lui permettent de contrôler l’emploi des fonds qu’il accorde et de constater les progrès accomplis, mais non de diriger ou d’améliorer l’enseignement. Le seul moyen de contrainte dont il dispose est le retrait de son concours pécuniaire. Pour chaque école qu’il admet à participer au subside parlementaire, il faut un contrat dont les conditions sont librement débattues entre les fondateurs et le conseil. L’état agit donc par voie de bienfaits, non par voie d’autorité. Il intervient comme un philanthrope opulent qui conseille et secourt, non comme un souverain qui commande et impose.

On le voit, le système anglais constitue une transaction entre celui qui confie l’organisation de l’enseignement primaire aux pouvoirs publics et celui qui l’abandonne complètement à l’initiative des particuliers. Le parlement n’a pu aller plus loin, parce qu’il s’est trouvé arrêté par la jalousie des sectes dissidentes et par les appréhensions de l’église établie. La plupart des hommes qui s’occupent spécialement de cette question en Angleterre reconnaissent cependant que l’instruction du peuple laisse encore beaucoup à désirer malgré le million de livres sterling que le gouvernement y consacré chaque année. Nos cotons et nos machines, disent-ils, défient toute concurrence, tant pour leur qualité que pour leur bas prix ; au contraire notre enseignement primaire n’est remarquable que par son imperfection et par sa cherté. La Prusse fait trois fois plus de bien avec une dépense trois fois moindre. Comme dans une question de fait il faut entendre les témoignages des gens compétens et bien informés, on nous permettra d’invoquer ici celui de sir J. Pakington, ancien ministre de la marine, et l’un des hommes d’état qui s’est le plus occupé de l’amélioration de l’instruction populaire. « Pendant longtemps, disait-il récemment dans un meeting, nous avons négligé l’éducation du peuple, oubliant que la prospérité durable de ce grand empire dépend surtout du développement moral et intellectuel des masses. Il en est résulté que l’Angleterre a été devancée par d’autres pays. Oui, nous nous sommes laissé dépasser par plusieurs nations de l’Europe, par les États-Unis d’Amérique et même par quelques-unes de nos colonies qui ont eu la sagesse de comprendre que les institutions libérales venues d’Angleterre ne produiraient tous leurs fruits que par le concours d’un peuple éclairé et moral. »

Dans ces dernières années, un progrès réel a été accompli. En mars 1858, on estimait que 1,750,000 enfans seulement fréquentaient une école quelconque, ce qui faisait environ 1 élève sur 11 habitans. Le nombre des enfans, entre 8 et 15 ans, devant être à peu près de 4,500,000, on en trouvait 2,750,000 qui ne recevaient point d’instruction. En 1861, lors de la dernière grande enquête, il y avait en Angleterre et dans le pays de Galles, non compris l’Ecosse et l’Irlande, 58,975 établissemens d’instruction avec 2,536,462 élèves, ce qui fait environ 1 élève par 8 habitans, ou moitié moins qu’aux États-Unis, et environ autant qu’en France. On estime que l’instruction élémentaire d’un enfant coûte par an 30 shillings[5], ce qui ferait une dépense totale pour l’enseignement élémentaire d’environ 80 millions de francs ; sur cette somme, les différentes sociétés d’école fournissent un peu plus de 25 millions, le gouvernement 20 millions, et les rétributions scolaires couvrent le reste. Cette dépense est très grande pour 2,536,462 élèves et 20 millions d’habitans, car la France, avec plus de 37 millions d’habitans, ne débourse en tout que 58 millions de fr. pour 4,336,368 élèves. Quant aux résultats définitifs, qu’on peut juger à peu près par le nombre d’adultes sachant lire et écrire, ils sont tout aussi peu satisfaisans en Angleterre qu’en France : les relevés faits dans les paroisses montrent que plus du tiers des conjoints sont complètement illettrés, et les différentes enquêtes ont révélé parfois un tel degré d’ignorance qu’on trouverait difficilement ailleurs des exemples aussi affligeans.

Les vices du système anglais sont nombreux, et on ne les conteste plus depuis que la dernière enquête de 1858-1861 les a mis en pleine lumière. Le bureau central de l’enseignement, obligé de faire des contrats particuliers et d’entretenir des rapports administratifs avec six ou sept mille directions d’école, est surchargé de travail et ne peut exercer une influence suffisante sur les progrès de l’instruction. Le subside parlementaire se répartit d’une manière extrêmement inégale et souvent en raison inverse des besoins. Un district entier manquerait d’école, l’état ne pourrait rien pour diminuer le mal, car il n’a nulle initiative : il ne peut venir en aide qu’aux établissemens déjà existans. Il s’ensuit que les subsides qu’il accorde se répandent extrêmement peu dans les campagnes. Les localités aux besoins desquelles l’initiative privée a déjà pourvu reçoivent beaucoup, celles où tout est à créer ne reçoivent rien[6]. Comme les écoles sont dirigées par les ministres des cultes et que l’enseignement religieux y occupe une très grande place, chaque secte est obligée d’entretenir des maîtres et d’organiser une institution à son usage. Or il arrive toujours que, dans telle ou telle localité, le nombre des dissidens est trop restreint pour en faire les frais. Les enfans sont ainsi privés d’instruction ou n’en reçoivent qu’une très médiocre. Si l’état devait accorder ses subsides à toutes les paroisses en proportion de leur population et de leurs besoins, on estime que la dépense totale s’élèverait à 100 millions de francs au moins. Sans doute ce sacrifice, quelque énorme qu’il puisse paraître, serait loin d’être exorbitant, puisqu’il n’atteindrait pas encore ce que les états les plus jeunes de l’Union américaine consacrent à l’instruction primaire ; mais à ce prix même il est reconnu qu’on n’arriverait pas à des résultats satisfaisans : c’est le système tout entier qui devrait être modifié.

Certains faits ont pu à cet égard faire illusion. Ainsi les ouvriers des grandes villes ont relativement un développement intellectuel remarquable. Plusieurs causes y ont contribué. Ils touchent de forts salaires, et la jouissance d’une certaine aisance fait naître le désir de s’instruire. La race est énergique, active, douée d’une grande spontanéité et d’une remarquable aptitude pour l’association. De là sont nées ces institutions de tout genre : sociétés de secours mutuels, sociétés coopératives, sociétés de lecture, clubs et réunions, qui ont tant fait pour répandre les lumières parmi le peuple. En outre les moyens de s’instruire abondent. Les manufacturiers généreux et bien inspirés, les sectes rivales, les négocians enrichis ouvrent à l’envi des écoles. Malheureusement à côté des localités favorisées où l’instruction est très répandue, il en est d’autres où règne une ignorance dont on ne peut se faire une idée. La récente enquête sur le travail des enfans a révélé à ce sujet des faits si affligeans que l’Angleterre entière en a frémi de honte et de remords, comme à la vue d’un mal caché qui aurait déshonoré cette société si brillante et si prospère, et de toutes parts a retenti le mot réforme. Ce mot du reste, même en une matière si délicate, ne devrait effrayer personne, car pour améliorer le régime existant l’Angleterre ne devrait rien emprunter à l’étranger ; il lui suffirait de prendre à l’Écosse et à l’Irlande ce qui s’est fait de bon dans ces deux pays.


II

L’organisation de l’enseignement primaire en Écosse remonte, je crois, plus haut que partout ailleurs. Elle date d’un acte de Jacques VI portant que dans chaque paroisse il sera établi une école publique avec un maître capable d’enseigner, le tout aux frais des paroissiens, proportionnellement à leur nombre et à leur richesse. Le principe fondamental était posé ; l’instruction du peuple était proclamée un service public auquel chacun est tenu de concourir par l’impôt. Un acte du parlement de 1696 compléta le système et régla tous les points d’application. L’école est soumise à l’église presbytérienne, religion d’état de l’Écosse. Le minimum du salaire de l’instituteur est fixé ; les propriétaires sont tenus de se réunir pour voter les fonds nécessaires, et s’ils ne le font pas, les commissaires répartiteurs des taxes lèveront d’office l’impôt scolaire. C’est à cet acte si simple dans sa forme que l’Écosse dut sa civilisation et sa prospérité. La nature ne l’avait point comblée de ses faveurs. Un sol rude, granitique et pauvre, un climat si froid et si humide que les fruits n’y mûrissent guère et que l’avoine est la principale céréale et le fond de la nourriture de ses sauvages habitans, des tribus farouches, ignorantes, superstitieuses, sans cesse en guerre les unes contre les autres, vivant de pillage aux dépens des populations pacifiques et industrieuses des terres basses, tel était le peuple écossais jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Cent ans après, tout est changé. Sur ce sol ingrat, fécondé maintenant par le travail le plus intelligent, on trouve une nation morale, prospère, religieuse, tolérante, éclairée, et très supérieure sous ce rapport aux Anglais, — qui jadis méprisaient leurs barbares voisins, — les égalant dans le commerce et l’industrie, les surpassant dans l’agriculture. « Partout où un Écossais se trouve placé, remarque M. Biot dans son curieux livre sur l’enseignement primaire en Écosse, l’instruction qu’il a reçue dans les écoles paroissiales donne à son esprit un tour particulier d’observation, et lui permet de s’étendre fort au-delà du cercle d’objets qui occupe l’attention des personnes de ces mêmes classes qui n’ont point été ainsi élevées. » On parlait à Londres de l’Écossais du XVIIe siècle comme des Esquimaux, dit Macaulay. L’Écossais du XVIIIe siècle fut considéré, non plus avec mépris, mais avec envie. On se plaignait que partout il l’emportait sur les autres. Mêlé aux Anglais et aux Irlandais, ii s’élève au-dessus d’eux, disait-on, comme l’huile surnage au-dessus de l’eau. D’où venait cette prodigieuse transformation ? De l’influence de l’école presbytérienne, obligatoirement soutenue par l’argent de la commune. C’est sans contredit un des plus mémorables exemples de l’action qu’exerce la diffusion des lumières sur la moralité et le bien-être des nations.

Si c’est à l’Écosse que l’Angleterre doit emprunter le principe de l’école communale, c’est à l’Irlande qu’elle doit prendre celui de l’école laïque. Jusqu’à la fin du siècle dernier, l’Irlande avait été plongée dans une ignorance complète. La raison principale en était facile à découvrir. La très grande majorité des habitans était catholique, et un statut de Guillaume III interdisait à tout catholique le droit d’enseigner. En 1781, ce statut fut aboli, et en 1793 le parlement irlandais encouragea directement l’enseignement populaire par des subsides. Il se fonda dès lors un assez grand nombre d’écoles mixtes où les enfans des protestans et des catholiques, assis sur les mêmes bancs pour apprendre à lire et à écrire, recevaient ensuite l’instruction religieuse des ministres de leur culte respectif. La grande enquête ouverte en 1806, et dont le rapport ne parut qu’en 1812, démontra qu’une éducation indépendante des sectes et commune à tous pourrait seule réussir. Les protestans, qui avaient la richesse et le pouvoir, n’auraient pas voulu soutenir de leur argent des écoles catholiques, et les catholiques, qui formaient précisément le peuple qu’on désirait instruire, n’auraient pas voulu fréquenter les écoles protestantes.

Une puissante association s’était fondée, en 1811, sous le nom de société de Kildare, dans la pensée de répandre l’instruction en dehors de tout esprit de secte et de propagande. Le comité directeur était composé de 21 anglicans, de 4 quakers, de 2 presbytériens et de 2 catholiques. Il avait adopté pour principe de ne se guider ni dans le choix des maîtres ni dans l’admission des élèves par aucune considération dogmatique. Pendant les heures de classe, on lisait l’Écriture sainte, mais sans aucun commentaire. Tout livre portant la moindre empreinte de controverse religieuse était strictement interdit. C’était un admirable exemple de tolérance sur cette terre d’Irlande si souvent ravagée et ensanglantée par les haines furieuses des sectes rivales.

Ce fut à la société de Kildare que l’état confia le soin de distribuer des subsides. Le succès fut d’abord très grand. De 1817 à 1825, on organisa 1,490 écoles fréquentées par plus de 100,000 élèves ; mais le succès même ne tarda pas à soulever l’animosité de la fraction la plus fanatique des deux communions. Les anglicans étaient mécontens de voir l’égalité établie entre eux et les ministres du culte catholique. Les ultramontains auraient voulu détruire l’enseignement national au profit des corporations religieuses ; les catholiques modérés au contraire comprenaient très bien que, sans le secours de l’état, il était impossible de répandre les lumières dans ces comtés pauvres qui n’auraient jamais pu entretenir les instituteurs dont ils avaient un si urgent besoin. Après des discussions violentes et prolongées, les catholiques des deux partis se décidèrent à en appeler à l’autorité infaillible aux décisions de laquelle tous deux faisaient profession d’obéir. Le pape Grégoire XVI répondit en 1841 par une lettre que la propagande adressa aux évêques d’Irlande. Cette réponse mérite attention, car elle montre que, même dans une question aussi grave que celle de l’enseignement primaire, Rome se décide à transiger quand elle croit y trouver son intérêt[7]. Le pape ne condamne pas l’école laïque, il exige même qu’on n’y enseigne point du tout la religion, de sorte que le principe moderne de la sécularisation de l’enseignement primaire donné par l’état, que l’église combat ailleurs comme une monstruosité, est accepté par elle en Irlande comme en Hollande, c’est-à-dire là où le pouvoir étant protestant, elle ne peut espérer régner en souveraine.

L’approbation du souverain pontife assura le succès de l’enseignement national. Les prêtres permirent à leurs paroissiens d’envoyer leurs enfans dans les écoles mixtes, et beaucoup d’écoles catholiques, dont les ressources étaient insuffisantes, se sécularisèrent, se soumirent aux règlemens généraux, et obtinrent des subsides. Bientôt les locaux et les bâtimens manquèrent, tant était grand l’empressement à recevoir une instruction naguère encore condamnée du haut de la chaire. Le progrès fut rapide et constant. En 1833, on comptait 789 écoles et 107,000 élèves ; en 1843, 2,912 écoles et 355,000 élèves ; en 1853, 5,023 écoles et 550,000 élèves ; enfin, en janvier 1863, 6,010 écoles et 811,973 élèves. De janvier 1861 jusqu’en 1863, plus de 520 écoles, dont 287 écoles catholiques, s’étaient soumises à la législature nationale. On peut donc affirmer qu’en Irlande l’école laïque soutenue par les subsides de l’état a pleinement réussi et ne donne lieu à aucune plainte de la part des parens, car leurs sentimens religieux ne sont pas froissés par un enseignement indépendant et du gouvernement et des sectes.

C’est à lord Stanley (depuis lord Derby) que l’Irlande doit en grande partie la généralisation d’un système qui a couvert d’écoles ce pays qui n’en avait que de rares et de misérables, et il est honorable pour le chef du parti conservateur et ultra-anglican d’avoir contribué si efficacement à répandre l’instruction parmi ces populations catholiques vouées à une misère héréditaire et à une ignorance qui semblait sans remède. Une loi de 1861 est venue confirmer la charte de 1845, qui avait constitué le comité directeur en personne civile ; elle a codifié les règlemens antérieurs et déterminé les mesures d’application, l’instruction religieuse, l’emploi des livres, l’inspection. Le salaire des instituteurs varie entre 600 et 1,300 francs, et celui des institutrices entre 1,050 et 400 francs. Tout le monde est satisfait du régime actuel, et peu à peu les lumières se répandent.

L’expérience de l’Australie n’est pas moins instructive que celle de l’Irlande, et montre clairement la voie que l’Angleterre devrait suivre pour améliorer son enseignement primaire. Le système adopté naguère encore en Australie était le système anglais de l’instruction donnée par les sectes (denominational system). L’état accordait aux ministres des différens cultes des subsides pour l’entretien des écoles dont ils conservaient la direction. Le local était bâti sur les terres de l’église et le maître nommé par les pasteurs. Le bureau de l’instruction (board of education) n’avait que le droit d’inspecter et celui de refuser ses secours. Ce système présentait dans la jeune colonie les mêmes inconvéniens que dans la mère-patrie : il coûtait énormément et ne donnait que des résultats insuffisans. Dans les localités nouvelles et encore faiblement peuplées s’établissaient des ministres de différentes confessions, qui s’empressaient d’ouvrir une école et de demander un subside. Celui-ci était généralement accordé, mais néanmoins les ressources étaient trop minimes. Là où on aurait pu établir une bonne école, ouverte aux enfans de tous les cultes, cinq ou six élèves végétaient dans un pauvre local avec un maître incapable. La colonie de Victoria votait annuellement 120,000 livres sterling ou 3 millions de francs pour l’enseignement primaire, somme considérable eu égard au chiffre de la population, car c’est comme si, proportion gardée, l’Angleterre dépensait 200 millions de francs pour le même objet, et cependant tous les besoins n’étaient pas satisfaits, par suite de l’inégalité de la répartition.

Convaincue des vices du système, la législature, tout en maintenant les anciens subsides aux écoles de secte, établit une organisation semblable à celle de l’Irlande, basée sur le principe d’écoles nationales ouvertes à tous et soumises à une inspection régulière. Le nouveau régime eut beaucoup de succès. Déjà en 1861 le national-board, le bureau des écoles nationales, absorbait 50,343 liv. sterl. et le bureau des écoles des sectes, denominational board, 105,000 liv. sterl. On arriva enfin à des résolutions plus radicales. La loi de l’instruction publique de 1862 (educational act) supprime les deux anciens bureaux (boards) chargés de la distribution des subsides et les fond en un seul, organisé d’après le système irlandais. Quatre heures par jour sont consacrées à l’instruction laïque, tandis que l’instruction religieuse est remise au ministre du culte auquel chaque enfant appartient. Le salaire des maîtres s’élève de 100 à 300 livres sterl., et la rétribution des élèves (fee), qui est de 1 ou 2 shillings par semaine, double à peu près leur revenu. L’enseignement est obligatoire. Ces mesures sont excellentes ; elles prouvent que ces jeunes sociétés qui se développent si rapidement à nos antipodes comprennent aussi bien que les États-Unis et mieux que nous la nécessité de l’enseignement populaire.

III

Si, après avoir constaté l’insuffisance du système volontaire anglais, on veut se convaincre encore davantage de la nécessité de l’intervention des pouvoirs publics en matière d’instruction primaire, il faut étudier l’état de cette instruction dans une colonie anglaise où l’on peut voir se développer librement deux races très différentes, les Anglo-Saxons et les Français, je veux parler du Canada. Avant l’organisation de l’enseignement par voie législative, les campagnes étaient plongées dans une ignorance absolue. Les deux villes principales, Québec et Montréal, avaient seules quelques établissemens où les enfans des classes aisées venaient puiser les connaissances élémentaires, trop vite oubliées. Un voyageur, Talbot, après avoir parcouru à cette époque le Haut-Canada, déclare n’avoir vu, pendant cinq ans de séjour, que deux personnes tenant un livre à la main ; il est vrai, ajoute-t-il, que les livres y sont aussi rares que les pommes sur les montagnes de la zone polaire. Dans le Bas-Canada, habité par les Français, savoir lire et écrire était un talent si rare que plus d’un membre du parlement ne le possédait pas. Un journal de Québec proposait de fonder une école d’adultes pour communiquer aux législateurs ces connaissances indispensables. L’un des gouverneurs de ce temps, lord Durham, s’étonnait, en arrivant dans la colonie, qu’on n’eût rien fait pour l’instruction des classes inférieures. Enfin dans le Haut-Canada la législature intervint en 1841 et 1843 pour établir un système général d’enseignement primaire soutenu par les subsides de l’état et des communes. Nous trouvons ici encore un de ces hommes qui, comme MM. Barnard et Horace Mann aux États-Unis, consacrent une indomptable énergie et un esprit élevé et juste, appuyé sur de vastes connaissances administratives, à l’œuvre de l’éducation nationale. Le révérend docteur Ryerson, après avoir étudié avec soin les institutions scolaires de l’Europe et de l’Amérique, publia un rapport sur l’instruction primaire dans le Haut-Canada, dont les conclusions furent ratifiées par le parlement. Il emprunta à l’Allemagne ses écoles normales, à l’Irlande son système d’instruction religieuse, aux États-Unis le principe fécond que l’enseignement du peuple est un service public auquel il faut pourvoir par l’impôt, et l’on arriva ainsi à établir une organisation dont les Canadiens sont fiers, et à juste titre, à en juger par les rapides progrès qu’elle a provoqués.

Chaque commune (township) est divisée en sections d’une étendue suffisante pour soutenir une école. Dans chaque section, les électeurs nomment une commission de trois membres (trustees) constituée en personne civile sur qui repose la propriété de l’école et de tous les biens et revenus qui peuvent lui appartenir. Ce comité nomme l’instituteur, surveille l’enseignement, lève les taxes votées à cet effet par les contribuables, et en réalité dirige tout le service sous la condition obligatoire que l’école sera ouverte pendant au moins six mois de l’année. Un fonds composé d’un subside parlementaire et d’une somme égale levée sur les biens-fonds dans chaque commune est distribué entre toutes les sections en proportion du nombre d’élèves qui fréquentent l’école publique.

Les écoles sont visitées deux fois chaque semaine par des inspecteurs que nomme le conseil du comté et qui sont tenus de donner annuellement une conférence dans chaque section, de manière à faire pénétrer ainsi partout un reflet d’une vie intellectuelle plus élevée. Réunis en commission, ils examinent les candidats instituteurs et leur délivrent le diplôme. La direction supérieure appartient à une autorité centrale divisée en deux branches : le pouvoir exécutif, confié à un surintendant général (chief superintendent of education), et le pouvoir législatif, exercé par le grand conseil de l’instruction publique. Les fonctions du surintendant sont très importantes. Il paie directement tous les subsides et il décide toutes les questions litigieuses que soulève l’application de la loi. C’est à lui que sont adressés tous les rapports des comités locaux, qu’il résume dans le rapport général soumis chaque année au parlement. Nous trouvons ici un principe d’administration emprunté à l’Angleterre et qu’il faut noter. Les Anglais confient souvent à un seul fonctionnaire la direction complète d’un service avec le droit de nommer directement tous ses subordonnés. Dans les tribunaux, au lieu d’une cour composée de cinq magistrats, un seul juge siège et décide. Quand il s’agit d’éclairer un débat, ils font volontiers appel aux lumières des corps délibérans ou des comités consultatifs ; mais dès qu’il s’agit d’administrer, de juger, ils préfèrent s’en rapporter aux décisions d’un seul, parce qu’ainsi la responsabilité du bien et du mal s’attache à une personne nettement déterminée, et quand le public a lieu de se plaindre, il sait à qui il doit s’en prendre. La responsabilité collective est une très faible garantie de bonne administration, tendis que la responsabilité individuelle en est une excellente. D’ailleurs un chef de service capable choisira beaucoup mieux ses employés que le ministre, pour deux raisons : d’abord parce qu’il sait mieux les conditions que doivent réunir ceux qu’il doit nommer, ensuite parce qu’il a un intérêt direct à ne pas faire de mauvais choix, attendu qu’il en porterait la peine et devant l’opinion publique, qui le contrôle, et devant le pouvoir suprême, dont il dépend.

La question de l’enseignement religieux dans les écoles a reçu ici une solution qui mérite d’être signalée parce qu’elle tient le milieu entre le système irlandais et le système américain. Ce n’est point tout à fait la sécularisation radicale comme aux États-Unis, et cependant la liberté de conscience est scrupuleusement respectée. Dans aucune école, les enfans ne sont tenus de lire ou d’entendre lire des extraits d’un livre religieux quelconque ou de s’associer à une pratique de dévotion, quelle qu’elle soit, sans le consentement de leurs parens. L’instituteur ne peut s’occuper de l’instruction religieuse avec les élèves qui veulent y participer qu’en dehors des heures de classe ; mais s’il doit éviter de parler des dogmes d’une secte particulière, il est tenu cependant d’inculquer aux élèves les principes généraux de la morale et de la religion naturelle. Il ne sera pas superflu de citer, au sujet de cette importante matière, les termes mêmes dont s’est servi le conseil supérieur de l’instruction publique. « Le système adopté en Irlande doit servir de modèle pour le Haut-Canada. Là, ainsi que le constate la commission de l’éducation nationale irlandaise, on s’efforce partout d’imprimer fortement dans les âmes des jeunes enfans la conviction de la nécessité de la religion ; on cultive pratiquement le sens moral, on fait aimer Dieu, on éveille le sentiment d’une piété sincère, mais toujours en évitant de parler des dissidences qui caractérisent les différentes communions. Ici nos instituteurs devront agir dans le même sens. Joignant l’exemple au précepte, ils auront pour idéal la piété, la justice, le saint amour de la vérité. Ils stimuleront le patriotisme, le dévouement à l’humanité, la bienveillance universelle. Ils se rappelleront que la sobriété, l’activité, la frugalité, la chasteté, la modération, sont des vertus aussi nécessaires à la conservation de la liberté des peuples qu’à l’ornement de la vie sociale. Enfin, autant que l’intelligence de leurs élèves le permettra, ils leur feront comprendre la destination de l’homme et les obligations qui en résultent, et ils prépareront ainsi leur bonheur futur en fécondant leurs bons instincts et en leur inspirant de l’horreur pour toute espèce de mal moral. » Ce système emprunté à la loi du Massachusetts paraît bon. Confier à l’instituteur laïque l’enseignement des vérités morales et religieuses auxquelles l’homme peut s’élever par la seule force de la raison et réserver au prêtre les dogmes qui reposent sur la révélation, tel est le moyen adopté pour assurer d’une part l’indépendance de l’état, d’autre part le respect de la liberté de conscience.

Le parlement canadien et les sections scolaires n’ont pas reculé devant les dépenses qu’exigeait le développement de l’instruction. Tandis qu’en 1850 on ne consacrait à l’enseignement primaire que 102,619 livres sterling, on donnait pour le même objet 194,420 livres sterling en 1856. En moins de six ans, la somme était doublée. Le sacrifice s’élevait presque au niveau de ceux que s’imposent les États-Unis. Pour une population de 953,225 âmes, il était d’environ 5 francs par tête. Comprenant l’importance décisive qui s’attache à former de bons instituteurs, la législature vota 625,000 francs (25,000 livres sterling) pour construire à Toronto une école normale que l’intelligent gouverneur du Canada, lord Elgin, ouvrit solennellement, à la satisfaction générale, le 24 novembre 1852. En 1856, le nombre des instituteurs s’élevait à 2,622 avec un salaire annuel variant de 1,500 à 8,000 fr., et 1,067 institutrices avec un salaire de 1,250 à 3,000 francs. Le chiffre des enfans fréquentant les écoles primaires montait en tout à 251,145, dont 113,725 filles, ce qui donne 1 élève par 7 habitans. Depuis 1857, les progrès ont été rapides, surtout la qualité de l’enseignement s’est notablement améliorée sous l’impulsion et par les bons exemples des instituteurs sortis de l’école normale de Toronto.

Comme complément de l’école primaire, on a établi à peu près partout des bibliothèques populaires dans le genre de celles des États-Unis. Il ne suffit pas en effet d’apprendre à lire aux enfans, il faut encore leur inspirer le goût de la lecture et mettre à leur portée des livres attrayans et instructifs. C’est ce que l’on a commencé à comprendre depuis quelque temps en France et en Belgique, où de différens côtés on a fait les plus louables efforts pour doter les communes de ces utiles institutions. Dans le Haut-Canada, pays d’origine anglo-saxonne, où par suite on ne fait guère appel à l’intervention de l’état, on n’a pas craint d’y avoir recours pour favoriser la création des bibliothèques populaires, tant on est convaincu de leur utilité. Il est intéressant de voir comment le pouvoir central et les administrations locales ont combiné leur concours, parce qu’on pourrait peut-être trouver ici un exemple utile à suivre. Un fonds spécial a été constitué, le public library fund, et les communes votent aussi une taxe pour l’acquisition de livres. Le conseil supérieur de l’instruction publique a publié un catalogue de plus de 6,000 ouvrages qu’il peut se procurer à prix réduit, parce qu’il en prend un grand nombre. Le comité d’école ou le conseil communal envoie la liste des livres qu’il désire acquérir en y ajoutant le prix, et il reçoit, outre les ouvrages demandés, d’autres volumes pour une valeur égale. L’état intervient ainsi pour moitié dans la création de l’institution, et le conseil supérieur, plus éclairé que les autorités locales, peut l’enrichir de livres que celles-ci n’auraient point songé à réclamer. Une salle est appropriée à la bibliothèque populaire, souvent dans l’école, et l’instituteur en est le conservateur. Il a de cette façon sous la main les moyens de continuer à s’instruire, ressource qui fait presque toujours défaut aux maîtres dans les campagnes, et il peut aussi continuer de diriger la culture intellectuelle de ses anciens élèves par les livres qu’il leur prête et leur recommande. Les bibliothèques sont le complément indispensable des écoles, et partout en Europe, à l’exemple des États-Unis et du Canada, particuliers, communes et états devraient rivaliser d’efforts et de sacrifices pour en créer.

L’organisation de l’instruction populaire dans le Bas-Canada offre peut-être plus d’intérêt que celle du Haut-Canada, parce qu’elle montre comment un pays très arriéré sous ce rapport peut d’un seul bond et en très peu d’années se mettre presqu’au niveau des nations les plus avancées. Cette étude présente encore un autre enseignement ; elle permet de voir de quelle façon, au milieu d’une population d’origine française, on est parvenu à résoudre un problème qu’on déclare insoluble en France même, en ayant à la fois des administrations locales indépendantes et un service efficace de l’instruction, c’est-à-dire en décentralisant sans désorganiser.

La loi organique de l’enseignement primaire dans le Bas-Canada date de 1847 ; elle a été amendée à différentes reprises par des actes subséquens. En voici les principales dispositions.

Le premier lundi de juillet, chaque année, dans chaque commune, les propriétaires de biens fonds et « les habitans tenant feu et lieu » se réunissent en assemblée générale pour élire un comité d’école composé de cinq membres. Ce comité forme un corps moral, une fondation jouissant de tous les droits d’une personne civile, possédant les biens de l’école et ayant le droit d’agir en justice et de s’y défendre. Ses pouvoirs sont très étendus ; il veille à l’entretien des bâtimens, nomme ou destitue les instituteurs, lève directement les taxes destinées à subvenir aux frais de l’enseignement, poursuit devant le juge de paix les contribuables récalcitrans et fait exécuter ses jugemens par saisie et vente des meubles et immeubles du défendeur condamné. Les commissaires élus sont tenus, sous peine d’amende, de remplir leurs fonctions, qui sont considérées comme un devoir civique. — Voilà donc la base de tout le système, une institution solidement assise et vigoureusement armée pour l’action. Elle a tous les droits de l’individu et une durée perpétuelle. Le grand mérite de la fondation est qu’elle survit aux décisions variables des majorités, chose essentielle dans un état démocratique où tout est sans cesse remis en question par les fréquens renouvellemens qu’amène l’élection. La fondation favorise aussi et appelle les sacrifices des particuliers pour des œuvres d’utilité générale. Les personnes dont la bienfaisance est éclairée seront disposées à enrichir l’école de leurs dons, parce qu’elles savent que la commune en profitera seule. Peu d’hommes feront un legs ou une donation en faveur de la nation, parce qu’il semble que c’est apporter une goutte d’eau à l’océan. Il y en aura davantage qui donneront à l’école du voisinage, parce qu’ils la connaissent, qu’ils en apprécient l’avantage et qu’avec peu d’argent on obtient un grand résultat. Faire du bien à ses semblables n’est point chose facile quand on veut éviter d’affaiblir en eux le ressort salutaire de la responsabilité : or donner à l’école est un moyen qui ne présente point de danger, car instruire l’enfant, c’est préparer l’homme à se suffire. Les fondations, il est vrai, constituées comme elles l’ont toujours été en Europe, offrent un grand danger et donnent lieu à d’inévitables abus. Gérées par des administrateurs spéciaux que le fondateur désigne une fois pour toutes ou par des commissions qui se recrutent elles-mêmes, elles échappent au contrôle indispensable de l’opinion publique, végètent dans la routine, cessent de répondre aux besoins nouveaux, et, obstinément attachées aux traditions du passé, se transforment en foyers d’opposition à tout progrès, à toute réforme. Elles provoquent ainsi l’animadversion violente des générations nouvelles et elles la méritent. Il ne reste plus alors qu’à les supprimer comme les nations européennes ont supprimé les corporations religieuses, ou à les modifier profondément comme l’Angleterre a entrepris de le faire pour ses fondations d’enseignement, — dont la dernière enquête de 1861 a révélé les nombreux et intolérables abus. Au Canada, comme aux États-Unis, on est parvenu à éviter ces dangers par une mesure bien simple. On a confié la nomination des administrateurs des fondations scolaires au suffrage des citoyens. De cette façon, on combine la stabilité des institutions du passé avec la mobilité que réclament les transformations des sociétés modernes. On assure la perpétuité de l’école sans la livrer à l’empire de l’esprit rétrograde, et l’on est certain qu’elle répondra toujours aux besoins du présent.

En matière d’enseignement, la loi organique canadienne ne s’est pas fiée complètement à l’initiative des communes ; elle arme le pouvoir central contre leur inertie, parce qu’il s’agit d’un service d’intérêt général. Si les électeurs négligent de choisir des commissaires d’école, le gouvernement les nomme d’office à la requête du surintendant de l’instruction, et ces commissaires ont le droit de taxer les contribuables comme s’ils avaient été élus par eux.

Comment réunir les fonds nécessaires à l’enseignement public ? C’est là un point capital qui a été réglé au Canada avec beaucoup de sagesse et de fermeté. Chaque année, le parlement vote pour l’instruction primaire un subside, qui est réparti par le surintendant et son conseil entre toutes les communes suivant leurs besoins, et celles-ci sont obligées de prélever sur la propriété foncière une taxe égale au subside qui leur est attribué. Les chefs de famille sont tenus aussi de payer une rétribution mensuelle pendant les huit mois de l’année scolaire pour chaque enfant en âge de fréquenter l’école, qu’il s’y rende ou non. Cette rétribution ne peut dépasser 2 shillings par mois et par enfant. Les indigens en sont naturellement exempts. En outre les commissaires des écoles peuvent faire prélever telle somme additionnelle qu’ils jugent nécessaire : ainsi l’a décidé un amendement de 1856, qui confie au comité local un pouvoir que n’a pas le souverain : lever des impôts non votés par les chambres, car on a voulu armer d’un privilège énergique ceux qui sont chargés de faire avancer l’instruction. Du reste la garantie contre tout excès se trouve dans le renouvellement fréquent des membres du comité élus par les contribuables. Ceux-ci sont-ils mécontens, ils n’ont qu’à choisir d’autres délégués. L’autonomie de la commune est ici soumise aux décisions de l’autorité centrale, parce que les communes où l’ignorance est le plus générale seraient précisément celles qui, livrées à elles-mêmes, s’imposeraient le moins de sacrifices pour l’instruction. L’autorité centrale des écoles, mieux à même que personne de connaître les besoins de chaque localité, mesure ses secours à cette échelle, et oblige en même temps la commune de faire autant que l’état ; mais le service une fois assuré, c’est le comité local qui décide de tout souverainement et sous sa responsabilité. Il lève l’impôt et l’emploie sans devoir en rendre compte à d’autres qu’à ceux qui l’ont payé. On retrouve ici ce principe d’administration si efficace aux États-Unis, c’est-à-dire des comités spéciaux investis de pouvoirs très étendus, mais qui dépendent directement des électeurs. L’autorité centrale trace à l’autorité locale la limite de ses obligations, et cette dernière est libre et souveraine dans tout ce qui concerne l’application. C’est faire à chacun sa juste part. Au centre, on est mieux placé pour saisir l’ensemble du service, et dans les localités pour en diriger les détails.

La loi n’a point énuméré les matières obligatoirement enseignées dans les écoles primaires : ce point si important est abandonné à la décision des comités ; mais, conformément à la tradition ancienne, l’instruction religieuse se donne dans l’école, qui devient ainsi confessionnelle. Restait à pourvoir aux besoins des dissidens. Voici le singulier expédient adopté par le législateur. L’article 26 de la loi de 1846 porte que la minorité dissidente a le droit de signifier par écrit au comité de la majorité qu’elle n’approuve point l’instruction donnée, et qu’elle a choisi trois syndics ou commissaires pour élever une autre école. Du moment que la minorité réunit vingt enfans en âge de fréquenter les classes, c’est-à-dire entre cinq et quinze ans, elle constitue un district scolaire. Elle a droit à un subside proportionnel, et les syndics élus lèvent directement la taxe par tête d’enfant et la cotisation sur la propriété de leurs électeurs, qui sont alors dispensés de payer entre les mains du comité de la majorité. Ce système offre des inconvéniens manifestes. Il éparpille singulièrement les ressources, et il sacrifie les droits des dissidens dispersés. Il ressemble à celui qui était en vigueur en Australie et auquel on a renoncé au grand avantage des contribuables et de l’enseignement.

Dans le Bas-Canada comme dans le Haut-Canada, on a bien compris que le point capital, sans lequel rien n’est fait, est de former de bons maîtres. Trois écoles normales ont été organisées : l’une à Montréal, celle de Mac-Gill, anglaise et protestante ; une seconde, aussi à Montréal, française et catholique, portant le nom de l’intrépide navigateur qui découvrit le Canada en 1534, Jacques Cartier ; enfin une troisième à Québec, aussi française et catholique, celle de Laval. La création et l’entretien de trois établissemens au lieu d’un seul entraînent une plus grande dépense, mais ils offrent l’avantage d’attirer un plus grand nombre d’élèves et de répandre les bonnes méthodes d’enseignement dans les différentes parties du peuple. Depuis leur ouverture, en 1850, jusqu’en 1864, ces établissemens ont été fréquentés par 1,557 élèves, dont 575 ont obtenu un diplôme. Ce dernier chiffre ferait supposer peu d’aptitude chez les candidats ou beaucoup de sévérité chez les examinateurs. Sous l’influence active et éclairée du surintendant actuel de l’enseignement public, M. O.-P. Chauveau[8], des mesures excellentes ont été adoptées pour stimuler le zèle et favoriser l’instruction des instituteurs. On a organisé des associations et des conférences où ils se réunissent de temps à autre pour discuter des questions pédagogiques et pour s’initier aux nouvelles méthodes. Ils y présentent des travaux écrits qui sont soumis à une discussion publique et dont les meilleurs sont ensuite publiés dans un recueil, le Journal de l’Instruction publique, rédigé par le surintendant, M. P. Chauveau, et envoyé gratuitement à tous les maîtres d’école. Ces réunions font le plus grand bien. Les instituteurs, arrachés pour quelques jours à leur rude et uniforme tâche, y retrempent leur courage au contact de leurs confrères et de leurs supérieurs, et y puisent une provision d’idées nouvelles et d’aspirations vers le progrès. Des récompenses ont été accordées aussi à ceux qui tiennent le mieux leur classe et font faire le plus de progrès à leurs élèves. La publication du rapport général annuel tel qu’il a été rédigé l’an dernier forme encore un stimulant des plus énergiques. Ce document intéressant contient en effet les rapports particuliers de tous les inspecteurs, qui rendent compte de la façon dont l’instruction est donnée dans chaque district scolaire et souvent dans chaque école. Les lacunes, les négligences sont dénoncées sans pitié, les services rendus signalés avec éloge, et la publicité complète est ainsi la peine la plus sévère pour les uns, la récompense la plus efficace pour les autres. À ce propos, on peut signaler encore une excellente coutume des administrations de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’en Europe les rapports ne sont publiés d’ordinaire qu’assez longtemps après l’époque à laquelle ils se rapportent, en Amérique on les livre au public chaque année avec toutes les données de l’année précédente. Ce n’est pas le statisticien seul qui a lieu de se réjouir de ces procédés expéditifs. Les autorités scolaires et le public, instruits de la situation actuelle des choses, peuvent immédiatement porter remède aux abus et introduire à temps les réformes nécessaires.

Les progrès accomplis depuis l’introduction de la loi nouvelle sont vraiment remarquables, surtout dans les dix dernières années. En 1853, on comptait 2,352 institutions de tout genre avec 108,284 élèves, et les contributions locales pour l’enseignement montaient à 165,845 dollars. En 1864, il y avait 3,604 écoles avec 196,739 élèves, et les taxes locales s’élevaient à 593,964 dollars ou plus de 3 millions de francs ; à cette somme il faut ajouter le montant du subside de l’état, soit 112,158 dollars ou 583,000 francs. D’après un calcul fait en 1863, le nombre des enfans entre cinq et quinze ans accomplis aurait été de 304,429, et comme il y avait dans les différents établissemens d’éducation 193,131 élèves, on serait arrivé à ce résultat, que 60 pour 100 des enfans en âge d’apprendre les fréquentaient. Le rapport du nombre des élèves à la population totale, qui était de 1,156,000* donnait le chiffre de 16 pour 100 ; en d’autres termes, il y avait 1 écolier sur 6 habitans. Cette proportion, déjà très satisfaisante pour un état européen, est encore loin cependant des relevés faits aux États-Unis, où certains états arrivent, nous l’avons vu, au rapport de 1 élève sur 3 habitans. Toutefois, quand on se rappelle le niveau inférieur d’où le Bas-Canada est parti, quand on songe à tous les obstacles que la nature du pays oppose à la fréquentation régulière des écoles, on s’étonne presque des résultats obtenus en si peu de temps, et l’on admire l’activité et la persévérance qu’il a fallu déployer pour les réaliser.

Que l’on compare maintenant les institutions scolaires de l’Angleterre avec celles du Bas-Canada, et nul exemple ne démontrera d’une manière plus décisive la nécessité de l’intervention de l’état en matière d’enseignement. Voyez l’Angleterre : c’est sans contredit le pays le plus riche du monde. Le capital y abonde et s’y accumule pour se déverser sur l’univers entier ; chaque année, l’épargne de la nation met à la disposition d’entreprises de tout genre la somme inouïe de 2 à 3 milliards de francs. Ce n’est donc point l’argent qui manque. La population est très dense, condition très favorable à la fondation et à la fréquentation régulière des écoles ; la bienfaisance privée ne se lasse point de donner, et les sectes rivales s’efforcent d’attirer ces libéralités inépuisables vers l’instruction. Cependant l’Angleterre n’est point parvenue à instruire ses vaillantes populations. Considérez d’autre part le Bas-Canada, ces cent mille arpens de neige dont parlait Voltaire. Le climat est très rude. Quoiqu’il n’y ait de misère nulle part, le pays est relativement pauvre, et le capital manque partout. La population est disséminée en petits groupes, en familles même, éparpillés sur un vaste territoire. La race française, honnête, intelligente, mais dont l’inertie a été longtemps entretenue par les institutions féodales et par une soumission passive au clergé, est loin d’avoir ce ressort, cette fièvre qui pousse sans cesse en avant la race anglo-saxonne. Et pourtant, malgré tous ces désavantages, le Bas-Canada a établi un système d’enseignement primaire dont l’opulente Angleterre envie l’évidente supériorité. Si la colonie pauvre et peu active a réussi dans l’œuvre où a échoué la métropole riche et entreprenante, c’est que l’une a repoussé et que l’autre a admis le principe essentiel de l’intervention de l’état ; c’est que celle-ci a adopté l’école communale soutenue par l’impôt et une organisation uniforme pour tout le pays imposée par la loi, et que celle-là, jusqu’à présent, n’en a pas voulu. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre a été dépassée sous le rapport de l’instruction populaire par l’Ecosse ; au XIXe elle l’est déjà par l’Australie et le Canada.

En présence de tous les faits que nous venons de résumer, à moins de soutenir que dans les sciences politiques l’expérience ne prouve rien, il faudra bien admettre, semble-t-il, que sans l’intervention des pouvoirs publics il est impossible de procurer au peuple des moyens suffisans de s’instruire. Cette intervention doit être de deux sortes : il faut d’abord que la loi établisse un système général d’instruction élémentaire, afin que celle-ci se répande d’une manière uniforme sur tout le territoire et que l’on n’ait pas à constater l’affligeant contraste qu’offrent certaines localités plongées dans une déplorable ignorance à côté d’autres points où les lumières sont très répandues. Il faut en second lieu que l’état intervienne pour une part dans les dépenses de l’enseignement, parce qu’il est nécessaire et juste que les districts riches viennent en aide aux districts pauvres, attendu qu’il s’agit d’un service d’intérêt général. Toutefois il n’est pas bon que l’état paie tout ; l’exemple du Portugal semble prouver que, quand les administrations locales n’ont pas une part suffisante dans la direction et dans l’entretien de l’école, elles deviennent indifférentes au succès de l’instruction populaire. Dans tout ce qui intéresse celle-ci, il faut faire concourir les autorités communales et les autorités centrales, surtout quand ce sont des autorités spécialement scolaires.

Qu’on le remarque bien d’ailleurs, l’intervention des pouvoirs publics n’est nulle part plus efficace et moins fâcheuse que dans l’instruction, plus efficace, car en peu d’années et avec des sacrifices relativement peu lourds, une bonne loi sur l’enseignement suffit pour répandre partout les connaissances élémentaires et pour transformer une nation ; moins fâcheuse, car elle a pour effet de fournir aux citoyens les moyens de se suffire par leurs propres efforts. En toute autre matière, l’intervention de l’état tue ou amortit l’initiative des particuliers ; ici, au contraire, elle la stimule et la fait naître, car là où l’homme privé de lumières demeurera inerte faute de voir qu’ainsi il se nuit à lui-même, l’homme instruit agira parce qu’il comprendra que c’est le seul moyen d’améliorer sa condition. Voulez-vous restreindre les attributions de l’état et préparer même son abdication, instruisez le peuple. Les nations ignorantes sont des mineures : toujours elles retombent sous le régime de la tutelle, tandis que les nations éclairées ne tardent pas à s’en affranchir parce qu’elles peuvent s’en passer.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1865.
  2. L’intéressant rapport de M. Duruy sur l’instruction primaire en France donne à ce sujet des chiffres concluans. Ainsi le nombre total des accusés pour crime âgés de moins de vingt et un ans, qui avait diminué seulement de 235 de la période décennale 1828-1836 à la période décennale 1838-1847, a décru de 4,152, c’est-à-dire presque dix-huit fois plus, de la période 1838-1847 a la période 1853-1862. En 1847, on comptait 115 jeunes gens de moins de seize ans traduits en cour d’assises ; en 1862, il n’y en eut que 44. En Allemagne, en Prusse, à mesure que l’enseignement s’améliore et se répand, le nombre des crimes diminue. Dans les prisons de Vaud, de Neufchatel, de Zurich, il y a 1 ou 2 détenus ; souvent elles sont vides. Dans le pays de Bade, où depuis trente ans on a beaucoup fait pour l’instruction du peuple, de 1854 à 1861 le nombre des prisonniers est tombé de 1,426 à 691 ; aussi supprime-t-on des prisons. La Bavière, tristement fameuse par le nombre des naissances illégitimes, en voit enfin diminuer le chiffre humiliant.
  3. Pour tout ce qui concerne l’organisation de l’enseignement primaire en Angleterre, outre les travaux de M. Rendu, on peut consulter le livre plus récent de M. Reyntiens (1864), où tous les faits sont exposés avec une grande impartialité et d’après les documens officiels.
  4. Les catholiques eux-mêmes, qui ailleurs combattent l’intervention de l’état, la déclarent nécessaire en Angleterre, « Nous devons au concours de l’état, disait naguère le cardinal Wiseman, la possibilité de former de bons maîtres et l’organisation des écoles normales dont nous avons un si grand besoin. »
  5. Voyez le livre d’un savant économiste mort récemment, M. M.-W. Senior, Suggestions on popular education.
  6. Voici quelques chiffres empruntés à l’enquête de 1861 et qui donneront une idée de l’imperfection du système anglais. Dans le diocèse d’Oxford, il n’y a que 24 paroisses sur 339 dont les écoles pauvres jouissent d’un subside de l’état. Dans d’autres comtés, on trouve la proportion suivante : dans l’Herefordshire et dans le Somerset, 1 sur 280 ; dans le Devonshire, 2 sur 245 ; dans le Dorset, 10 sur 179 ; dans la Cornouaille, 1 sur 71. Sir John Pakington cite 4 paroisses pauvres de Londres qui, avec une population de 138,900 âmes, ne reçoivent qu’un subside de 12 liv. st., tandis que 4 paroisses riches, ne comptant que 50,000 habitans, obtiennent de l’état 3,908 liv. st.
  7. Un membre catholique du parlement anglais nommé par l’Irlande, M. O’Hagan, démontrait dans les termes suivans la nécessité du système actuel pour ses coreligionnaires : « Les frères de la doctrine chrétienne, quelque grand que soit leur dévouement ne peuvent fournir assez d’instituteurs pour les énormes besoins de l’enseignement. Il faut choisir entre un système d’instruction indépendant des cultes ou une union intime avec les sectes ; or ce dernier régime serait impossible en Irlande, car il fait dépendre les subsides de l’état du montant des contributions particulières. Qui donc, connaissant la misère du peuple dans ce pays, voudrait en voir l’adoption ? Les conséquences d’une semblable réforme seraient désastreuses. Les protestans irlandais, qui possèdent la richesse et les terres, seraient largement subsidiés par l’état, et ils fonderaient dans chaque paroisse une école destinée à faire des prosélytes, bien supérieure en ressources aux nôtres et par conséquent plus attrayante pour les pauvres. »
  8. On ne peut assez louer le dévouement de ces hommes à qui tout un peuple doit les moyens de s’instruire. M. Chauveau a été pendant treize ans député de Québec et pendant deux ans secrétaire provincial, c’est-à-dire ministre de l’intérieur. Orateur éloquent et jurisconsulte distingué, il a renoncé et au barreau et à la vie parlementaire pour se consacrer entièrement à son œuvre civilisatrice, l’organisation de l’enseignement primaire. M. Alphonse Le Roy, professeur à l’université de Liège, a bien fait ressortir tous les services rendus par cet homme de bien dans un travail intéressant publié en France il y a quelques années.