De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle/03

DE
L’INSTRUCTION DU PEUPLE
AU DIX-NEUVIÈME SIÊCLE

III.
L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE ET LES MOYENS D’APPLICATION.

L’intervention des pouvoirs publics est indispensable pour procurer à tout un peuple les moyens de s’instruire, tel est le point que nous avons essayé d’établir[1], et qui n’admet pas de sérieuses contradictions. Partout où l’état s’est abstenu, l’enseignement primaire a été presque nul et l’ignorance extrême : l’on ne citera pas un seul pays dans lequel les individus, même groupés en puissantes associations, les églises établies ou les corporations, soient parvenus à ouvrir un nombre suffisant d’écoles. — Mais est-ce assez que les communes et l’état fondent les établissemens nécessaires ? ne faut-il pas que la loi oblige les parens à y envoyer leurs enfans ? Déjà traitée en France par plusieurs écrivains compétens, notamment par M. Victor Cousin dans son livre souvent cité sur l’enseignement en Prusse, la question de l’instruction obligatoire vient d’être imposée récemment à l’attention de tous par les conclusions hardies d’un ministre qui, sortant des bornes d’une approbation purement théorique, n’a pas craint de réclamer l’adoption immédiate d’une mesure qui ne permettrait plus à personne de laisser ses enfans dans une ignorance absolue. La proposition de M. Duruy a paru soulever de si vives oppositions et des appréhensions si sincères, qu’il est nécessaire d’examiner avec une attention scrupuleuse le fondement de ces résistances et de ces alarmes. Avant d’imposer aux citoyens une obligation nouvelle, il faut démontrer trois choses : d’abord que cette mesure est juste, ensuite qu’elle est utile, enfin qu’elle est applicable, c’est-à-dire que dans l’application les inconvéniens ne dépassent pas les avantages. C’est sous ce triple rapport que nous considérerons l’instruction obligatoire.


I

Ceux-là seuls qui nient la distinction entre le bien et le mal peuvent soutenir que la liberté de l’homme est illimitée. Dès qu’on reconnaît que certaines actions sont mauvaises, il faut admettre aussi que nul n’a le droit de les commettre. Le droit de faire ce qui est contre le droit ne se peut comprendre. Quand une action ne nuit qu’à son auteur, ou lorsqu’elle ne cause aux autres qu’un tort tel qu’il serait plus nuisible de la punir que de la tolérer, la règle à suivre est la tolérance. Au contraire, quand une action porte préjudice à autrui, que le délit est facile à constater et que la punition est utile, la société a le droit et même le devoir d’intervenir. Celui qui a commis un acte injuste et nuisible tombe sous le coup de la législation répressive. Or tel est le cas du père de famille qui ne donne pas à l’esprit de ses enfans cette culture élémentaire sans laquelle ils ne peuvent devenir des êtres intelligens et moraux. Le père, en agissant ainsi, manque à l’accomplissement d’un devoir naturel. En leur refusant la nourriture spirituelle qui leur est indispensable, il nuit à ses enfans tout autant que s’il ne leur donnait pas les alimens que réclame l’entretien de leurs forces. Il nuit aussi à la société en introduisant dans son sein des hommes ignorans, prédisposés à l’erreur, à l’immoralité, au crime même, et qui par conséquent seront pour elle une cause de désordre, de périls et de dépenses. Il y a donc dans le fait de ce père tous les élémens qui constituent un délit que la loi peut empêcher ou punir[2].

La plupart des auteurs qui ont écrit sur le droit naturel ont admis que les parens devaient non-seulement nourrir, mais instruire leurs enfans, des alimens étant aussi indispensables à l’esprit qu’au corps. On pourrait ici multiplier les citations ; nous n’en ferons qu’une, empruntée au fondateur de la science, au premier qui ait essayé de formuler en un corps de doctrines les prescriptions de la conscience. Les enfans, dit Puffendorf, ont le droit d’exiger de leurs parens la nourriture, et par nourriture, ajoute-t-il, il faut entendre non-seulement tout ce qui est nécessaire, pour la conservation de la vie, mais tout ce qui est indispensable pour former les enfans à la société et à la vie civile[3]. Les écrivains venus après Puffendorf ont presque tous répété ses paroles, et le code civil les a consacrées dans un texte précis. L’article 203 porte : « Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfans, » Dans la pensée du législateur, élever signifie instruire ; sinon, ce mot serait une répétition inutile de nourrir, et contractent ensemble veut dire qu’ils s’obligent non l’un vis-à-vis de l’autre, comme on l’a prétendu, mais tous deux solidairement et l’un à défaut de l’autre. Les parens doivent à leurs enfans la nourriture du corps et celle de l’esprit, tel est le sens de l’article 203. L’article 385 du même code le prouve avec évidence. Il impose au père ou à la mère survivant, qui jouit de l’usufruit des biens des mineurs, la charge expresse de leur donner « une éducation en rapport avec leur fortune. » Ici la pénalité qui frappe les parens est d’application facile : c’est la privation de l’usufruit. Il suffirait d’ajouter dans le même esprit une sanction pénale à l’article 203 pour rendre l’instruction obligatoire dans la pratique. Le principe en est inscrit dans nos lois civiles ; ce qui manque, c’est l’indication de la peine qui doit frapper celui qui n’obéit pas à la loi. Telle est l’opinion des commentateurs les plus estimés du code.

Chaque fois que des hommes de science et des philanthropes se réunissent pour chercher le moyen d’améliorer la condition du peuple, ils proclament l’urgente nécessité de rendre l’enseignement obligatoire. Tous les congrès qui ont eu lieu sur le continent dans ces dernières années se sont prononcés dans ce sens. Naguère encore le congrès de bienfaisance de Francfort, après un examen approfondi, votait ce principe à l’unanimité sur le rapport de M. le docteur Stubenrauch. « La liberté du père ou du tuteur et son droit sur l’enfant et le pupille, disait le rapporteur, ne vont pas jusqu’à l’abus de ce droit, et rien ne peut les dispenser de remplir les devoirs que la nature leur impose. L’enfant a de son côté un droit non moins sacré : il a droit à une éducation conforme à sa destinée. Ce droit de l’enfant, c’est assurément au père ou au tuteur qu’il appartient d’y satisfaire ; mais l’état a également une tutelle à exercer. Il doit veiller à ce que les parens ne méconnaissent pas leurs obligations ; il doit les aider et au besoin les contraindre à faire ce qu’exige le bien-être futur de leurs enfans. Ceux-ci ne pouvant eux-mêmes se protéger contre l’imprévoyance, l’aveuglement ou la cupidité de leurs parens, c’est la société qui doit les protéger et les défendre. L’intérêt des enfans n’est pas seul en jeu : il y a aussi l’intérêt de la société qui exige que l’on tarisse la source des vices, des misères et des crimes. Or cette source est surtout l’ignorance. Si l’on tolère, sous prétexte de respecter l’autorité paternelle, cette espèce d’homicide moral qui consiste à priver les jeunes esprits des lumières dont ils ont besoin pour se développer, on doit s’attendre à voir grandir le nombre des pauvres et des criminels. Ainsi, en tant qu’il représente l’intérêt de tous, l’état a le droit d’intervenir pour réprimer des faits qui menacent l’ordre et la sécurité publique. Cette intervention se résume en ces mots : empêcher l’abus de l’autorité paternelle, et protéger les droits des mineurs en même temps que l’intérêt social. »

Les adversaires de l’instruction obligatoire font valoir deux objections. Ils prétendent qu’en la proclamant on porte atteinte premièrement à la liberté individuelle, en second lieu à la liberté de l’enseignement. La liberté individuelle ! Qu’est-ce à dire, et de qui viole-t-on la liberté ? De l’enfant ? L’objection n’est pas sérieuse, car chaque jour le père force son fils à aller à l’école, et le maître l’oblige à apprendre sa leçon. Réclamerez-vous contre cette contrainte imposée au mineur, et demanderez-vous pour lui le droit inviolable à l’ignorance ? Est-ce donc alors la contrainte imposée aux parens que vous combattez ? En ce cas, il vous faut aussi condamner la contrainte imposée au criminel, et défendre en lui le principe de la liberté individuelle méconnu et violé. Quoi ! la loi punit sévèrement celui qui affame le corps de ses enfans, et le père coupable qui priverait l’âme de son fils de toute nourriture spirituelle ne pourrait même être contraint à remplir cette obligation sacrée ! Et la société devrait permettre à des hommes aveuglés de perpétuer dans son sein les ténèbres, le crime, le paupérisme, tous les maux, en privant une partie des générations nouvelles des bienfaits de l’instruction ! L’état croit pouvoir, en vue de sa sécurité, imposer au jeune homme la dure obligation de quitter son foyer, sa famille, son travail, de perdre dans les casernes quelques-unes de ses plus belles années, de verser même son sang et d’obéir à la volonté d’autrui ; il s’empare de l’homme, le retient sous les drapeaux, lui enseigne le maniement des armes et le punit très sévèrement, s’il se dérobe à cet enseignement forcé. Voilà ce que fait l’état, et il ne pourrait pas obliger un enfant à s’instruire, à devenir un citoyen utile à soi et aux autres ! Il pourrait établir l’impôt du sang, et il n’aurait pas le droit de décréter la bienfaisante conscription des lumières et de la civilisation ! Imposer la caserne serait légitime et imposer l’école serait inique !

On invoque encore la liberté de l’enseignement, que l’instruction obligatoire viole, affirme-t-on. Cette objection n’a point de fondement sérieux. Le père est libre de donner lui-même l’éducation à ses enfans dans le sein de la famille, ou de les envoyer dans tel établissement qu’il voudra. La seule chose qu’il ne peut faire, c’est de ne pas les instruire du tout. Liberté d’enseignement ne peut jamais signifier liberté de l’ignorance. De ce que les parens ont la garde et la direction de l’enfant, il ne s’ensuit pas qu’il leur soit permis de le faire mourir de faim. Ces objections faites au nom de la liberté individuelle et de la liberté de l’enseignement paraissent bien suspectes, quand on les voit soulevées surtout par ceux qui redoutent la liberté et s’effraient du progrès, tandis que les défenseurs habituels de la liberté et le peuple lui-même, qui doit subir la contrainte, réclament l’instruction obligatoire.

Ainsi donc, ou bien il faut soutenir que le père qui refuse d’instruire ses enfans ne commet pas un acte sujet à répression, ce qui est nier les principes les plus incontestés du droit naturel et même du droit positif, ou bien il faut admettre que la société peut contraindre les parens à remplir les obligations contractées envers ceux à qui ils ont donné le jour. Or ce que la société peut faire dans ce cas-ci, elle doit le faire. Son droit est en même temps un devoir. L’état, comme tout homme, est tenu, dans la mesure du possible, de faire respecter la justice et de protéger ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. Ce principe est si généralement admis que chaque fois qu’il s’agit de l’intérêt des mineurs, la société intervient par ses représentans judiciaires, et qu’elle ne permet pas au père de dilapider la fortune de ses enfans. S’agit-il de leurs intérêts d’argent, nul ne repousse cette intervention ; s’agit-il de leur intérêt moral et spirituel, on crie à l’arbitraire ! D’où vient cette contradiction ? C’est que jusqu’à ce jour les hommes ont attaché plus de prix à la conservation de leurs biens qu’au développement de leurs facultés intellectuelles. Et cependant aussi grande est la supériorité de l’esprit sur le corps, aussi légitime, aussi nécessaire est l’intervention de l’état s’appliquant à défendre les intérêts moraux des mineurs comme à garantir leurs intérêts matériels.

On combat néanmoins au nom même du peuple une mesure qui va le priver d’une partie de ses ressources. Plus d’une famille pauvre obtient, dit-on, par le travail des enfans un supplément de salaire qui lui est indispensable. Nous pourrions répondre d’abord que le père n’a pas le droit d’exploiter ainsi les forces naissantes de ses enfans, et que c’est bien mal comprendre l’intérêt des ouvriers que de réclamer pour eux la faculté de perpétuer les causes de leur infériorité. Il y a plus, la science économique démontre rigoureusement que l’obligation scolaire ne peut diminuer le revenu des classes laborieuses. En effet, une certaine quantité de travail doit être accomplie, et une certaine somme est affectée à le rétribuer. Défendez aux enfans en âge d’école de s’en charger, il faudra qu’on s’adresse à d’autres enfans plus âgés ou à des adultes, et ceux-là toucheront ce qui serait revenu aux premiers. De toute façon, le travail sera exécuté par des membres de la classe ouvrière, et celle-ci jouira de la rétribution. La même somme de salaire, sans diminution, lui reviendra. Cette loi, qu’établit la théorie, a été confirmée par les faits. La récente enquête anglaise sur le travail des enfans a démontré que l’interdiction légale, loin de nuire, a plutôt profité aux travailleurs des industries où elle est appliquée. Il ne faut donc point s’étonner si les plus intelligens des ouvriers et des maîtres réclament d’une commune voix pour les enfans la limitation des heures de travail et l’obligation scolaire.


II

Le droit de la société de décréter l’enseignement obligatoire étant démontré, il faut faire plus : il faut prouver que cette mesure est nécessaire, et que les inconvéniens ne dépassent pas ici les avantages. L’intervention de l’état est si souvent arbitraire, peu utile ou positivement nuisible, il est si dangereux d’affaiblir le ressort de l’initiative individuelle, qu’il ne convient de se soumettre à une contrainte nouvelle que si celle-ci est indispensable. La tutelle du pouvoir doit diminuer d’ailleurs à mesure que les citoyens voient mieux ce qu’ils peuvent et doivent faire. Il semblerait donc que ce soit aller contre le mouvement, de notre époque que d’investir l’état d’une attribution nouvelle. C’est cet ordre de considérations qu’il faut aborder maintenant.

Que les attributions de l’état doivent aller en se restreignant sans cesse jusqu’à l’annulation finale, comme le soutiennent les économistes, ou doivent s’étendre, encore, comme d’autres écrivains essaient de le démontrer[4], c’est là une grosse question que nous ne pouvons discuter ici ; mais les faits prouvent sans réplique que, s’il est des domaines d’où la main du pouvoir se retire, il en est d’autres où elle tend à s’avancer, soit pour aider et stimuler, soit pour prévenir et punir. Autrefois, pour ne citer qu’un exemple, la loi réglementait le travail et les échanges, et l’administration appliquait ces règlemens ; aujourd’hui la liberté absolue tend à devenir la règle. Dans le cercle de la production économique, l’état a donc perdu du terrain ; mais, à mesure que l’humanité s’ouvre une sphère nouvelle d’activité, de nouvelles lois se font pour réprimer les délits qui peuvent s’y commettre. En second lieu, la conscience publique devient plus sensible sur certains points. Ce qui jadis, avec des mœurs plus violentes et une perception plus confuse de nos obligations morales, semblait naturel paraît aujourd’hui odieux, par exemple le pillage des villes prises d’assaut, le massacre des prisonniers, l’esclavage, le servage, le travail des enfans dans les mines et dans les manufactures, cette forme moderne et particulièrement poignante de la servitude des faibles. Or c’est dans cette dernière catégorie de méfaits aperçus de nos jours par la conscience mieux éclairée qu’il faut ranger le délit des parens qui privent leurs enfans de toute nourriture intellectuelle. C’est donc en vain qu’on parlerait à ce sujet de l’incompétence croissante et de l’abdication nécessaire de l’état. Il est plus d’un crime que l’on considérait jadis d’un œil indifférent, et dont le public, plus pénétré du sentiment de justice, réclame aujourd’hui la répression. Cette question préliminaire résolue, il reste à prouver que, pour répandre l’instruction dans tous les rangs d’un peuple, il faut la proclamer obligatoire. Voici comment s’exprime à ce sujet un éminent écrivain qu’on a jugé diversement comme philosophe, mais dont nul n’a contesté l’autorité en matière d’enseignement : « Une loi qui oblige les parens, les tuteurs, les maîtres d’ateliers ou de fabriques à justifier, sous des peines correctionnelles plus du moins fortes, que les enfans confiés à leurs soins reçoivent les bienfaits de l’instruction publique ou privée, sous ce principe que la portion d’instruction nécessaire à la connaissance et à la pratique de nos devoirs est elle-même le premier de tous les devoirs et constitue une obligation sociale tout aussi étroite que celle du service militaire, selon moi, une pareille loi, légitime en elle-même, est absolument indispensable, et je ne connais pas un seul pays où cette loi manque et où l’instruction populaire soit florissante. » L’expérience générale prouve la vérité de ces paroles de M. Cousin. Même aux États-Unis, pays exceptionnel où la diffusion des lumières dans toutes les classes est favorisée par les mœurs, les institutions démocratiques, les traditions séculaires et les nécessités de la religion dominante, on regrette d’avoir laissé tomber en désuétude l’ancienne obligation établie par les fondateurs des états. « Je ne connais qu’un moyen, dit un publiciste américain, M. Henry Bernard, de désarmer la sauvagerie native de cette future armée d’électeurs dont l’ignorance peut menacer notre organisation sociale et politique, c’est de porter une loi générale qui oblige tous les enfans à fréquenter l’école, et qui leur assure à tous une bonne éducation morale. » Déjà même un état, celui qui a pour capitale l’Athènes américaine, Boston, et où le goût de la culture intellectuelle est le plus répandu, le Massachusetts, a rétabli l’obligation sous des peines très sévères. Une loi du 30 avril 1862 impose à toutes les communes le devoir de prendre des mesures contre le vagabondage et le défaut de fréquentation de l’école. Tout enfant de sept à seize ans qui contrevient aux règlemens établis peut être condamné à une amende de 20 dollars, à la charge des parens, ou être placé par autorité de justice dans un établissement d’éducation ou de correction[5]. Cet exemple montre une fois de plus que ce sont les pays les plus libres et les plus jaloux de leurs droits civiques qui respectent le moins la liberté de l’ignorance.

En Europe, les seuls pays qui aient réussi à faire pénétrer l’instruction dans toutes les classes sont ceux qui ont rendu l’enseignement obligatoire. Ceux qui ont reculé devant cette mesure n’ont pas atteint le but qu’ils avaient en vue, malgré les efforts persévérans des pouvoirs publics et les subsides sans cesse croissans qu’ils ont consacrés à l’enseignement primaire. Pour montrer les avantages du système coercitif, rien de plus instructif et de plus concluant que de comparer l’instruction chez les peuples qui l’ont accepté et chez ceux qui l’ont repoussé. Nous étudierons donc les résultats obtenus d’une part en France et en Belgique, d’autre part en Prusse et en Suisse. En France, on le sait, nul ne s’occupa au moyen âge d’instruire le peuple. Le concile de Latran de 1179 et celui de 1215 avaient bien ordonné qu’auprès de chaque église cathédrale une prébende serait affectée à entretenir un maître chargé de l’instruction gratuite des enfans, il y eut même un fonctionnaire ecclésiastique, nommé écolâtre, qui devait surveiller les écoles ; mais ces écoles étaient très rares et se bornaient à former des chantres et des enfans de chœur. Avec la réforme naquit la nécessité de donner à tous quelques lumières, puisque tous étaient appelés à lire la Bible et à se rendre compte de leurs croyances ; même dans les pays qui repoussèrent le protestantisme, l’idée vint qu’il fallait tirer le peuple de sa séculaire ignorance. Les états-généraux d’Orléans en 1560, ceux de Blois en 1576 et 1588 appelèrent l’attention du roi sur le manque d’écoles. La noblesse alla jusqu’à proposer de faire payer par les bénéfices ecclésiastiques un subside annuel pour entretenir dans tous les villages « pédagogues et gens lettrés, » chargés d’enseigner aux enfans pauvres les principes de la religion chrétienne, d’une bonne morale, et les autres connaissances nécessaires. Le tiers-état insista, demandant que le clergé ne pût s’affranchir de l’obligation qu’on lui imposait sous prétexte de la négligence des parens ou des tuteurs. Une ordonnance fut rendue pour répondre aux vœux des états. Il y était même stipulé que le maître d’école serait nommé de commun accord par les autorités municipales et ecclésiastiques. En 1563, Charles IX essaya de mettre l’ordonnance à exécution dans Paris ; mais l’écolâtre fit une opposition énergique : il soutint qu’on violait les privilèges de l’église. Comme de raison, le roi céda, et le clergé, l’emportant, parvint à arrêter tout progrès de l’instruction. Les vœux des états-généraux furent oubliés avec bien d’autres, et la condition des classes inférieures devint pire encore par suite des longues guerres de Louis XIV et des misères du XVIIIe siècle. Écrasées par la famine, les maladies et l’impôt, tristes conséquences d’un détestable gouvernement, elles avaient peine à subsister ; comment auraient-elles songé à s’instruire ? Cependant, même à cette époque si dure pour les pauvres, un homme songea à leur apporter le pain de l’esprit, que l’église établie négligeait de leur offrir. Un chanoine de la cathédrale de Reims, Jean-Baptiste de la Salle, fonda en 1679 l’institut des frères des écoles chrétiennes. A sa mort, en 1719, la société avait des écoles dans huit diocèses, et en 1789 les frères donnaient l’instruction à 30,000 enfans.

Les hommes de la révolution comprirent que l’établissement d’une démocratie libre n’est possible que par la diffusion des lumières. Les trois assemblées révolutionnaires s’en occupèrent, et trois esprits éminens firent successivement un rapport sur l’organisation de l’instruction primaire, Talleyrand, Condorcet et Daunou. Sur le rapport de Talleyrand, la constituante vota l’organisation d’une instruction publique élémentaire, commune et gratuite pour tous. Condorcet, voulant transformer l’égalité de droit établie par la loi en égalité de fait amenée par l’instruction nationale, proposa la gratuité de l’enseignement à tous les degrés. La convention s’occupa à diverses reprises de l’instruction populaire. Elle décida d’abord qu’il y aurait une école primaire par 1,000 habitans. L’ignorance était punie de la privation des droits politiques. Chaque école était divisée en deux sections, une pour les garçons avec un instituteur, une pour les filles avec une institutrice, et le salaire de tous deux était fixé au minimum de 1,200 francs. À ce chiffre glorieux, si élevé pour l’époque, on reconnaît combien on prisait haut les fonctions de l’homme qui devait instruire le nouveau souverain, le peuple. Enfin à la veille de se séparer, le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), la convention adopta, sur le rapport de Daunou, un système infiniment au-dessous des hautes visées des premières années d’enthousiasme et de foi en l’avenir. L’état, qui devait d’abord suffire à tout, n’était plus tenu que de fournir les bâtimens. Le traitement de l’instituteur devait être payé par les autorités locales, et aucun minimum n’était fixé. Examiné par un jury spécial, l’instituteur était nommé par l’autorité départementale et surveillé par l’autorité communale. Toutes ces lois, monumens intéressans des idées qui dominèrent successivement, n’avaient pas abouti à établir une seule école, et la tourmente révolutionnaire avait emporté presque toutes les anciennes. Il est plus facile de créer une armée de soldats qu’un corps d’instituteurs, et on eut plus tôt fait de chasser du territoire l’ennemi du dehors que l’ennemi du dedans, l’ignorance.

L’empire, qui organisa l’instruction secondaire, ne fit presque rien pour l’enseignement primaire. La loi de 1802 confie la nomination de l’instituteur au conseil municipal, sous la haute surveillance du préfet. La commune doit fournir le logement. Le traitement se composera de la rétribution scolaire fixée par le conseil municipal. La gratuité est limitée au cinquième des élèves. Une seule fois l’instruction primaire reçut un subside du budget impérial : il s’élevait à 4,250 francs. Les frères furent admis à rouvrir leurs écoles en prêtant serment et sous la surveillance de l’université. Le seul service rendu par l’empire à l’enseignement primaire fut le décret du 17 mars 1808, autorisant la fondation de quelques écoles normales. La première fut créée à Strasbourg par un préfet dont l’Alsace n’a pas oublié la bienfaisance éclairée, M. Lezay de Marnesia. La restauration fit un peu plus que l’empire ; mais, par la composition des comités scolaires où l’élément ecclésiastique dominait, par les faveurs accordées aux congrégations enseignantes, elle en vint à remettre au clergé l’instruction du peuple. L’ordonnance du 29 février 1816 renferme, outre un excellent préambule, une disposition qui eût été très féconde, si on l’avait appliquée. L’article 14 porte : « Toute commune sera tenue de pourvoir à ce que les enfans qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire et à ce que les enfans indigens la reçoivent gratuitement. » Mais comment obliger les communes à exécuter cet article, au moyen de quels fonds y pourvoir ? Voilà ce qu’il aurait fallu régler pour arriver à un résultat pratique. A défaut de dispositions coercitives, il ne se produisit aucune amélioration notable. La situation de l’enseignement populaire était des plus affligeantes ; il suffit de parcourir les pièces officielles pour s’en convaincre. On lit dans une circulaire de M. de Guernon-Ranville aux recteurs, du 20 janvier 1830 : « Les écoles manquent ou s’écroulent, des livres sont vainement demandés à des parens indigens ; des instituteurs plus indigens encore végètent péniblement, en proie aux plus rudes privations : tel est le tableau désolant que présente depuis trop longtemps l’instruction primaire. » La restauration à sa chute laissa, paraît-il, 20,000 communes pourvues d’une école quelconque ; mais ce qu’étaient ces écoles, on le sut plus tard, quand M. Guizot eut envoyé par toute la France 490 inspecteurs pour les visiter. M. Lorain a résumé les résultats de cette inspection générale, l’une des plus complètes et des mieux dirigées qu’on ait faites dans aucun pays et qui s’étendit à 33,456 établissemens, tous inspectés et décrits dans les rapports adressés au ministre. On voit dans ce livre le tableau peint sur le vif de ces misérables écoles, de ces maîtres plus misérables encore, et l’on peut se convaincre une fois de plus de l’impuissance radicale de l’initiative privée en fait d’enseignement primaire, — même avec l’appui d’une église protégée et puissante et avec le concours de congrégations nombreuses et animées d’un esprit ardent de prosélytisme. M. de Guernon-Ranville, le dernier ministre de l’instruction publique de la restauration, ayant compris qu’il fallait une intervention énergique de l’état, avait publié le 14 février 1830 une ordonnance qui contient des prescriptions réellement efficaces. Toute commune était obligée de pourvoir à l’enseignement primaire et de fixer un traitement convenable pour l’instituteur. Elle devait faire face aux frais soit sur ses ressources ordinaires, soit au moyen d’un impôt extraordinaire. Quand la commune était trop pauvre, le département lui votait un subside, et en cas de besoin l’état pourvoyait au déficit. Des écoles modèles devaient être établies pour former des instituteurs. Les principes généraux de cette loi étaient si bien conçus, qu’ils furent repris trois ans après par M. Guizot ; mais le gouvernement de la restauration n’eut pas le temps de les appliquer, et d’ailleurs il lui aurait sans doute manqué l’énergie, le dévouement et l’esprit libéral nécessaires pour organiser l’enseignement du peuple.

En résumé, l’ancien régime n’avait rien fait pour éclairer le peuple, personne n’en voyant ni l’utilité ni la convenance. La révolution, attendant tout du progrès et de la diffusion des lumières, avait décrété, avec une ardeur généreuse, diverses lois dont les principes étaient bons, mais pour lesquelles tout avait manqué, le temps, l’argent et les hommes. L’empire, toujours absorbé par le soin de ses armées, avait oublié les écoles, et la restauration les avait abandonnées aux congrégations religieuses. Après 1830, tout était donc à réorganiser ou à créer : c’est ce qu’entreprit M. Guizot avec le concours d’autres hommes éminens, parfaitement préparés à le seconder, MM. Villemain, Cousin, Poisson, Thénard, Gueneau de Mussy et Rendu. De leurs travaux sortit la loi du 28 juin 1833. Comme, malgré quelques regrettables modifications, elle sert encore de base à l’organisation actuelle de l’enseignement primaire, il est nécessaire d’en rappeler les principales dispositions.

Dès l’abord est proclamé le principe à défaut duquel on n’a jamais réussi nulle part. Toute commune est tenue d’entretenir au moins une école où seront reçus gratuitement tous les enfans indigens sans exception. La commune est le prolongement de la famille. C’est l’association primordiale, naturelle, nécessaire, de ceux qui vivent groupés autour d’un même centre et que relient de communs intérêts. S’il est une entreprise dont l’exécution est indispensable à la sécurité, au bien-être de tous, et à laquelle ne peuvent suffire les individus isolés, c’est la commune qui doit y pourvoir. S’agit-il d’un intérêt local, comme l’éclairage ou le pavage des rues, la commune doit tout demander à ses propres ressources. S’agit-il au contraire d’un intérêt à la fois local et général, comme la viabilité et l’instruction, des circonscriptions plus puissantes, le département, l’état, doivent venir au secours des communes trop pauvres, qui, abandonnées à elles-mêmes, resteraient en arrière et entraveraient le progrès de toute la nation. C’est dans ce sens qu’est conçue la loi de 1833. Les dépenses de l’école communale doivent être prises sur les revenus ordinaires de la commune, et, en cas d’insuffisance, sur le produit d’une taxe spéciale, qui ne doit pas excéder trois centimes additionnels au principal de ses contributions directes. Si cela ne suffit pas, le département intervient également au moyen d’une taxe pouvant aller jusqu’à deux centimes additionnels. Au-delà, c’est au budget de l’état de compléter la somme nécessaire. A côté de l’obligation de l’état se trouve inscrit son droit. En cas de mauvaise volonté de la commune ou du département, le gouvernement peut établir par ordonnance les taxes nécessaires à l’entretien de l’école. L’existence de celle-ci était ainsi assurée, point d’une importance capitale, que n’avaient pu atteindre les lois précédentes.

Restait à instituer les autorités qui auraient à diriger l’enseignement primaire. La loi en créait deux, le comité communal et le comité d’arrondissement. En 1835, on établit en outre un inspecteur par département, et ensuite, sur la demande des comités d’arrondissement, un inspecteur par arrondissement. Autre mesure excellente empruntée à la Prusse, d’après l’avis de M. Cousin, chaque département dut avoir son école normale entretenue sur les fonds départementaux. Le traitement de l’instituteur ne pouvait jamais être inférieur à 200 fr. La commune devait lui fournir une maison d’habitation et verser entre ses mains le produit de la rétribution des élèves, fixée par le conseil communal. La religion était comprise dans les matières dont l’enseignement est obligatoire ; mais les enfans des dissidens pouvaient recevoir à part les leçons des ministres de leur culte. Telles sont les principales dispositions de la loi de 1833, à laquelle le nom de M. Guizot reste attaché, et qui est sans contredit la mesure la plus utile du règne de Louis-Philippe.

Dans son ensemble, la loi de 1833 est une bonne loi, puisqu’elle a été efficace et qu’elle a amené la fondation de nombreuses écoles ; mais c’est une loi timide. Si, conformément à l’avis de M. Cousin, on avait proclamé l’enseignement obligatoire, comme l’élan eût été plus général, plus énergique ! Le peuple et les pouvoirs publics se sentant sous la contrainte d’un devoir à remplir, comme le progrès eût été plus rapide, plus universel ! Pour ne pas imposer à la parcimonie malentendue des communes des sacrifices auxquels elles n’étaient point habituées, le traitement de l’instituteur fut fixé à ce chiffre dérisoire de 200 francs, chiffre poignant quand on songe à tout ce qu’il représente de privations et d’humiliations. Ce fut une faute ; c’est montrer trop peu de respect pour l’enseignement que de ne pas garantir à ceux qui le distribuent même le salaire d’un manœuvre. L’autorité morale du maître souffre des misères de sa condition[6].

Les deux comités superposés étaient une excellente institution, et M. Guizot multiplia ses efforts pour les éclairer et pour leur inspirer le zèle dont il était animé lui-même. Ses efforts semblent avoir été vains. Ces comités, qui, aux États-Unis, en Angleterre et même au Canada, sont l’âme de l’enseignement primaire, ont rendu peu de services en France. Malheureusement dans ce pays, déshabitué depuis l’ancien régime de se gouverner lui-même, les communes rurales ne possèdent point un groupe de personnes capables de diriger l’école ou disposées à le faire. Le comité communal se montra souvent tracassier, ignorant. Le comité d’arrondissement, bien composé, était éloigné et par suite lent à l’action, indifférent, inerte. On a depuis supprimé ces institutions, et c’est à tort : elles étaient peut-être peu utiles ; mais, l’intérêt pour l’instruction se répandant, elles pouvaient le devenir. C’était beaucoup déjà que de forcer dans tout le pays un certain nombre d’hommes à s’occuper de temps en temps de l’enseignement. Comment d’ailleurs réveiller le goût et introduire l’habitude de l’administration locale, sinon en imposant aux localités le soin de gérer leurs propres affaires ? La loi de 1833 avait mal réglé le mode de nomination de l’instituteur : le conseil communal présentait une liste dans laquelle le comité d’arrondissement devait faire son choix ; c’est le contraire qu’il aurait fallu. — C’est l’autorité supérieure, mieux instruite et ayant des vues plus larges qui aurait dû arrêter une liste où elle pouvait avoir égard aux droits de l’avancement et du mérite ; c’eût été ensuite à l’autorité locale de choisir d’après ses convenances et ses sympathies. Une dernière lacune, la plus regrettable de toutes, a été signalée dans la Revue même avec une grande force par M. Jules Simon. Rien n’avait été fait pour l’instruction des filles ; M. Guizot avait consacré à cet objet un titre entier, il dut l’abandonner. Il resta pour les filles l’école commune aux deux sexes ou l’école des congréganistes. Celle-ci l’emporta, et comme la femme est le centre de la famille et l’inspiration du foyer, peu à peu l’influence ultramontaine s’est glissée dans le pays et a fait les dangereux progrès que l’on constate chaque jour.

Malgré ses imperfections et ses lacunes, la loi de 1833 donna des résultats remarquables, grâce à l’impulsion imprimée aux différentes administrations. Le nombre des écoles normales s’éleva de 13 en 1830 à 76 en 1838, fréquentées par plus de 2,500 élèves. Pendant les quatre années qui s’écoulèrent de 1834 à 1838, 4,557 écoles communales s’ajoutèrent aux 10,316 existant déjà. En 1849, 3 millions 1/2 d’enfans participaient à l’instruction primaire, tandis qu’en 1832 il n’y en avait que 1,935,624 : le progrès était donc magnifique ; mais il n’avait été obtenu que par l’intervention énergique du pouvoir central. Il avait fallu imposer d’office 20,961 communes, c’est-à-dire plus de la moitié, pour les dépenses obligatoires de l’enseignement, tant les campagnes en comprenaient peu l’utilité. Qu’on préconise encore l’autonomie locale en fait d’enseignement !

Sous la république de 1848, M. Carnot, comprenant que des institutions démocratiques et libres ne peuvent s’établir que par la diffusion des lumières, déposa un projet de loi qui rendait l’enseignement primaire gratuit comme aux États-Unis, obligatoire comme en Suisse et en Allemagne. Les subsides de l’état furent immédiatement doublés. En 1847, ils s’élevaient à 2,399,808 francs ; en 1848, ils furent portés à 5,920,000 francs. Pour l’avenir, afin d’augmenter les traitemens des instituteurs et de remplacer les rétributions scolaires supprimées par la gratuité, la part contributive de l’état devait être portée à plus de 47 millions, chiffre bien honorable pour celui qui osa le proposer, chiffre encore très modeste eu égard à l’immense intérêt qui est en cause. Le projet de M. Carnot ne fut point voté. La réaction triompha, et la loi du 15 mars 1850, présentée par M. de Falloux, fut adoptée. Cette loi est conçue dans un esprit de défiance contre l’instituteur et d’hostilité contre l’enseignement laïque. C’étaient les congréganistes, les frères et les sœurs qui devaient sauver la société en répandant les bonnes doctrines dans le peuple. Un décret organique de 1852 et une loi de 1854 vinrent modifier encore la loi de 1833 et constituer le régime actuel, dont voici les traits principaux. La direction de l’enseignement a été enlevée aux autorités locales et électives pour être remise à des autorités dépendantes du gouvernement. C’est le préfet, le représentant direct du pouvoir exécutif, qui nomme l’instituteur, qui peut le réprimander, le suspendre, le destituer, qui en un mot le tient à sa merci dans ses mains fermes et irresponsables. La surveillance de l’école est exercée par le curé, souvent hostile, et par le maire, nommé, comme le préfet, par le pouvoir exécutif. Pour l’inspection, il y a d’abord les inspecteurs primaires au nombre de 299, et au-dessus d’eux les inspecteurs d’académie au nombre de 89, enfin les inspecteurs généraux au nombre de 4. Les anciens comités sont remplacés par les délégués cantonaux, que désigne la commission départementale, et par cette commission elle-même, dont les 13 membres sont nommés par le ministre, sauf le préfet, le procureur-général, l’évêque et un autre ecclésiastique, qui en font partie de droit. La commission départementale se réunit deux fois par mois ; elle nomme le jury chargé de conférer les certificats de capacité, elle fixe le taux des rétributions scolaires, elle édicté les règlemens généraux et juge les instituteurs en matière disciplinaire. Au sommet de la hiérarchie siège le conseil impérial de l’instruction publique, corps1 consultatif dont le ministre prend l’avis pour toutes les mesures concernant son département. En ce qui touche le règlement de la part contributive de la commune, du département et de l’état dans les dépenses, le système de la loi de 1833 a été maintenu.

Telle est dans son ensemble l’organisation actuelle de l’enseignement primaire en France. Voyons maintenant ce qu’elle présente de bon et jugeons-la surtout par les résultats qu’elle a produits. Dans la constitution des autorités scolaires, il y a un côté excellent et il y a un côté détestable. Le bon côté, c’est le système d’inspection ; le mauvais côté, c’est le mode de nomination du maître et de surveillance de l’école. L’inspection est faite par des hommes compétens, souvent anciens instituteurs eux-mêmes, et qui rendent de grands services pour un bien faible traitement. Les mieux rétribués ont 2,400 fr. par an, les autres 2,000 ou 1,600 fr., et des frais de tournée calculés à 7 francs par jour. Chacun d’eux a en moyenne 300 écoles à visiter.

Outre l’inspection, qui ne comporte qu’une ou deux visites par an au plus, il est bon qu’il y ait à côté de l’école un groupe d’hommes, un comité qui s’occupe de l’enseignement, qui encourage et surveille l’instituteur, qui donne l’impulsion et la vie à tout le régime. C’est là ce qui manque complètement à présent ; mieux valaient encore les anciens comités de 1833 que ce qui les remplace aujourd’hui. Les délégations cantonales et communales sont un rouage inutile et qui ne marche pas. Sur 2,809 délégations, 765 seulement sont portées comme fonctionnant ; mais celles-là mêmes ne se réunissent presque jamais, et tout se borne à quelques visites aux écoles faites de temps en temps par l’un ou l’autre de leurs membres.

La disposition la plus mauvaise de la loi actuelle est celle qui fait nommer l’instituteur par le préfet. Cette attribution est contraire au principe essentiel de la division des fonctions si judicieusement appliqué en Amérique, qui veut des hommes spéciaux pour des fonctions spéciales, the right man in the right place. Le préfet ne peut pas bien connaître les besoins de l’école. D’ailleurs il dépend du ministre de l’intérieur, non du ministre de l’instruction publique. Il est et doit être un agent politique ; or il convient que l’école soit soustraite à la sphère politique. Le système de la loi de 1850 était bien meilleur ; il attribuait la nomination de l’instituteur aux conseils municipaux sur une liste dressée par le conseil académique. Chaque autorité était ainsi dans son rôle naturel. Le conseil académique avait égard à la capacité, aux droits de l’ancienneté et des services rendus, et le conseil municipal aux convenances locales. L’autorité communale conservait assez d’initiative pour ne point devenir indifférente à l’école et non assez de puissance pour imposer de mauvais choix. Le système actuel est un fâcheux exemple de confusion des pouvoirs et de mauvaise centralisation.

Le curieux rapport présenté par M. Duruy en 1864 nous permet de résumer en chiffres exacts la situation de l’enseignement primaire à cette époque. Il n’y a pas de bonne organisation de l’instruction primaire sans de bonnes institutions pour former des maîtres d’école. Sous l’inspiration de M. Cousin et à l’exemple de ce qui se fait en Allemagne, la loi de 1833 avait admirablement pourvu à cette nécessité ; elle avait décidé que chaque département serait obligé d’entretenir une école normale primaire. Conçu dans un esprit de réaction haineuse contre l’instruction laïque et contre les instituteurs qui en étaient les représentans, la loi de M. de Falloux eut pour but de désorganiser et d’amoindrir l’enseignement normal. Sous prétexte qu’on avait transformé les instituteurs en demi-savans incrédules, envieux, impatiens, en socialistes enfin, on réduisit le nombre des matières enseignées, et on abaissa le niveau des études. N’ayant, disait-on, à apprendre aux enfans qu’à lire et à écrire, ils n’avaient pas besoin eux-mêmes d’en savoir davantage. Profonde erreur ! pour communiquer aux autres les plus humbles connaissances, il faut avoir soi-même l’esprit ouvert, éclairé. Pour donner le goût de la lecture, il faut que le maître puisse en montrer les avantages en donnant aux élèves quelques notions de morale, d’histoire, de sciences naturelles, d’agronomie, non point d’une manière didactique, mais par des exemples, des récits, des anecdotes, au moyen de quelques explications simples et claires. Sans revenir au régime de 1833, on s’en est rapproché dans la pratique, tant les effets de la loi de 1850 étaient mauvais. On compte aujourd’hui en France 107 établissemens spécialement chargés de former des maîtres pour les écoles publiques, à savoir : 76 écoles normales, 7 cours normaux et 24 écoles stagiaires. Ces établissemens contiennent 3,359 élèves, fournissant en moyenne un millier de sujets admis aux examens. C’est trop peu, car on estime que le nombre des places vacantes est annuellement de 1,451. L’administration est donc forcée de faire appel à plus de 400 candidats formés hors de ses établissemens. Pour le recrutement des institutrices, il existe 13 écoles normales et 53 cours normaux, donnant l’instruction à 1,200 élèves maîtresses, dont 401 sont admises à l’examen. La situation des instituteurs a été notablement améliorée dans ces dernières années. Après cinq ans de service le minimum légal est actuellement de 600 et de 700 francs pour les maîtres, de 400 et de 500 fr. pour les institutrices. La moyenne du traitement était en 1863 de 798 fr.[7]. Le traitement actuel, quoique augmenté et combiné ordinairement avec la jouissance d’une habitation, est encore bien inférieur à ce qu’il devrait être. L’humble maître d’école, on l’oublie trop, remplit dans notre société la plus haute mission : c’est lui qui est chargé de former l’esprit du souverain moderne de qui émanent tous les pouvoirs, c’est-à-dire du peuple, et il est rémunéré, on rougit de le dire, peut-être un peu plus qu’un valet de pied, mais bien moins qu’un cocher de bonne maison, qui est en outre entretenu par son maître. Et pourtant ces pauvres instituteurs forment un corps qui n’est pas sans lumières et dont le dévouement est souvent admirable, comme on a pu le constater en des circonstances récentes. En réponse à une question posée par le ministre de l’instruction publique au sujet des moyens d’améliorer l’enseignement primaire, six mille mémoires ont été envoyés, dont douze cent sept étaient vraiment remarquables. En peu d’années, on a vu s’ouvrir un nombre rapidement croissant de cours d’adultes. Au 1er février de cette année, il y en avait 24,065, mouvement magnifique, qui prouve et le besoin d’instruction chez le peuple et un zèle bien méritoire chez les maîtres. Le soir, après une fatigante journée, après cinq ou six heures de leçon, — rude et ingrate besogne, — quand ils pourraient enfin goûter quelque repos, ils recommencent leur dur labeur, ils enseignent les élémens à des hommes faits, gratuitement, sans rémunération aucune ; parfois même ces maîtres, qui ont tout au plus le nécessaire, fournissent encore la lampe qui éclaire la classe et la bûche qui la chauffe. Cette levée en masse des instituteurs français pour chasser l’ignorance qui les environne peut se comparer à l’entraînement des instituteurs américains entrant en foule dans l’armée fédérale qui combattait l’esclavage. Pour récompenser ce zèle accompagné de si lourds sacrifices, sait-on de quelle somme le ministre de l’instruction publique peut disposer ? Pour 25,000 instituteurs, il a 50,000 francs, juste quarante sous pour chacun d’eux !

Au 1er janvier 1864, on comptait dans les 37,510 communes 52,435 écoles primaires publiques, dont 20,703 pour les garçons, 17,683 mixtes, et 14,059 pour les filles seules. 818 communes étaient encore dépourvues de toute école, et 8,198 communes l’étaient d’écoles spéciales pour les filles. C’est une immense lacune ; aussi le ministre de l’instruction publique annonce-t-il qu’une loi sera présentée au corps législatif pour la combler. De ces écoles communales, 11,099 sont dirigées par des congréganistes, ce qui fait presque une sur cinq. Sur le nombre total des écoles, 18,427 sont jugées bonnes par les inspecteurs, 34,020 laissent à désirer. Les deux tiers environ exigent donc des réformes et des améliorations. Les écoles publiques sont fréquentées plus ou moins régulièrement par 3,413,830 enfans, dont 2,053,674 garçons et 1,360,156 filles. A côté des écoles publiques, 16,316 écoles libres sont ouvertes, dont 13,208 pour les filles et 3,108 pour les garçons. Le nombre total des écoles est donc de 68,761 avec 4,336,368 élèves. Comme d’après le dernier recensement la population s’élevait à 37,382,225, on trouve une moyenne de 10,7 enfans par 100 habitans, une école publique par 712 habitans, une école quelconque par 549 habitans.

La dépense complète pour l’enseignement primaire montait à 58,646,952 francs, dont 25,316,593 francs ont été payés par les communes, 5,203,036 francs par l’état, et 4,905,814 francs par les départemens ; le reste a été couvert par les revenus des fondations et la rétribution des élèves. Comme l’état avait accordé environ 1,200,000 fr. de subsides pour construction de bâtimens d’école, le sacrifice total imposé au budget montait à 6,464,029 fr. 70 c. En additionnant tout ce qu’ont payé les pouvoirs publics, état, départemens, communes, on arrive à la somme de 38,042,363 fr., ou environ 1 fr. par tête. Aux États-Unis, même dans les contrées nouvellement colonisées, la dépense monte à 5 fr. par tête, dont la plus grande partie est demandée à l’impôt direct. Le Canada ne recule pas devant une charge de 3 fr. 50 c. par tête malgré la rareté du capital et les désavantages d’un climat hyperboréen. Comment la France, avec son sol si riche, son beau ciel, ses capitaux si abondans et son budget de 2 milliards, ne pourrait-elle payer autant pour instruire ses enfans que son ancienne colonie ?

Au premier abord, le chiffre des élèves fréquentant l’école paraît assez satisfaisant : l’enquête de 1863 a montré que parmi les enfans de 7 à 13 ans, au nombre de 4 millions environ, il n’y en avait guère que 700,000 qui n’avaient reçu aucun genre d’instruction, ce qui fait à peu près 1 sur 4 1/2 ; mais lorsqu’on examine les choses de plus près, on trouve les résultats moins favorables. En effet, un tiers des élèves ne suivent la classe que pendant quelques mois à peine, 48 pour 100 seulement la fréquentent régulièrement pendant toute l’année. Quant au degré d’instruction acquise, il correspond à l’assiduité de la fréquentation. Les deux cinquièmes des enfans quittent l’école ayant si peu appris qu’ils auront bientôt tout oublié ; trois cinquièmes à peine profitent de l’enseignement, et encore le tableau de l’instruction des miliciens et des conjoints prouve qu’il faut même rabattre de ce chiffre. En 1862, un tiers des conscrits ne savaient ni lire ni écrire. Sur 100 hommes contractant mariage, 28 ne savaient pas même signer leur nom, et sur 100 femmes il y en avait 43 qui étaient complètement illettrées. Si l’on tient compte de ce fait que beaucoup de personnes de la classe laborieuse savent seulement tracer péniblement leur nom, on peut en conclure que presque la moitié de la population est plongée dans l’ignorance, c’est-à-dire qu’elle ne sait point assez lire et écrire pour que cela lui soit de quelque utilité.

Et ce n’est pas tout. Quelque affligeant que soit ce chiffre, comme il n’indique qu’une moyenne, il ne donne pas une idée exacte de l’ignorance où sommeille une grande partie de la France. Une carte statistique publiée récemment par M. Manier, sous les auspices du ministère de l’instruction publique, permet de mieux apprécier tout ce que la situation a de déplorable. Sur cette carte, les départemens sont teintés de couleurs différentes d’après le nombre de conscrits illettrés qu’ils ont eus de 1857 à 1861. Le blanc indique ceux où il ne s’en est trouvé que 5 sur 100 ne sachant ni lire ni écrire, et le noir, à l’autre extrémité de la gamme des tons, ceux où il y en avait 66, c’est-à-dire les deux tiers. Or on n’en rencontre que 4 dans la première catégorie : le Doubs, le Bas-Rhin, la Meuse et la Haute-Marne, tandis que 25 se trouvent relégués dans la dernière classe, qui comprend toute la Bretagne, tout le centre de la France et plusieurs départemens du midi[8]. Comme un orateur l’a très bien dit dans une discussion récente au sein de la chambre des députés, cette carte de l’instruction populaire en France ressemble à un ciel noir et sombre dont quelques rares percées de lumière font ressortir l’opacité. Dans certains départemens, l’ignorance des femmes est presque aussi générale que dans le royaume de Naples ou en Espagne. Ainsi dans l’Ariège 14 sur 100 seulement ont pu signer leur contrat de mariage ; dans les Pyrénées-Orientales, 17 ; dans la Haute-Vienne, 19 ; en Bretagne, de 22 à 24.

Est-il possible qu’on tolère plus longtemps une situation aussi triste, aussi humiliante dans un pays de suffrage universel où chacun, homme et femme, devrait au moins savoir lire et écrire ? Il est effrayant de penser que les destinées d’un pays comme la France et par suite celles de l’Europe entière dépendent du vote d’une foule incapable de s’éclairer par elle-même et de discerner son véritable intérêt. Il ne faut donc point s’étonner qu’en présence de ces faits le ministre de l’instruction publique ait proposé pour guérir ce mal invétéré, l’ignorance populaire, l’adoption d’un remède énergique, l’obligation imposée à tous les parens d’envoyer leurs enfans à l’école. Il suffit de constater les principaux résultats obtenus en Allemagne pour montrer combien ce remède est efficace, et, quoi qu’on en dise, d’application facile.

Dans l’Allemagne protestante, comme en Écosse, en Norvège, aux États-Unis, l’école primaire est née de la réforme, parce qu’elle était la condition de son succès. La réforme met entre les mains de tous un livre, la Bible, et elle commande de le lire. Elle fait appel au jugement individuel appliqué aux Écritures saintes, et non à une autorité infaillible ou à la tradition. Il faut donc que le protestant sache lire ; c’est pourquoi dans tous les états réformés le clergé a fait d’immenses et persévérans efforts pour fonder des écoles et pour y amener les enfans. L’instruction obligatoire remonte aux premières années de la réforme, et elle a été une loi de l’église longtemps avant d’être une loi de l’état. Cette contrainte a été imposée non point par le génie du despotisme, mais par celui de la liberté. Elle n’a pas été édictée au nom des droits de l’état sur l’enfant ; on a tenu compte avant tout du droit de l’enfant sur lui-même : aussi l’instruction obligatoire a-t-elle été toujours accueillie sans hostilité par l’opinion publique. L’adresse que Luther envoya en 1524 aux corporations municipales la pose en principe, et ce grand homme y revient souvent dans ses écrits. « Eh quoi ! dit-il, si l’on peut en temps de guerre obliger les citoyens à porter l’épieu et l’arquebuse, à plus forte raison ne peut-on et ne doit-on pas les contraindre à instruire leurs enfans, lorsqu’il s’agit d’une guerre bien plus rude à soutenir, la guerre avec le mauvais esprit qui rôde autour de nous, cherchant à dépeupler l’état d’âmes vertueuses ! C’est pourquoi je veille, autant que je le puis, à ce que tout enfant en âge d’aller à l’école y soit envoyé par le magistrat. » Lorsqu’au commencement du XVIIIe siècle Frédéric-Guillaume de Prusse publia ses ordonnances royales pour l’amélioration des écoles et obligea tout enfant non confirmé à s’y rendre, il ne fît que reproduire des prescriptions anciennes. Le strict devoir des parens chrétiens d’instruire leurs enfans avait déjà été imposé par la loi aussitôt après les désastres de la guerre de trente ans. Dans le Wurtemberg, une ordonnance royale prescrivant la fréquentation des écoles date de 1649, l’année même qui suit la paix de Westphalie. Le règlement général de Prusse de 1763, que l’on considère souvent comme ayant établi l’obligation, ne fait que déterminer plus exactement l’âge d’école de 5 à 14 ans. La seule innovation réelle, c’est qu’il ajoute le calcul à l’instruction religieuse.

En Prusse comme dans toute l’Allemagne, l’école primaire est entretenue aux frais de la commune et dirigée par elle sous la haute surveillance de l’état. L’autorité scolaire est représentée d’abord dans les localités mêmes par un comité que nomme le conseil communal (schulvorstand). Ce comité surveille l’enseignement, et le ministre du culte en est président de droit. Les comités locaux, responsables devant la commune, remplissent généralement leur mission avec exactitude et dévouement. Au-dessus d’eux, on trouve un comité provincial (schulcollegium). Les membres de ce comité, nommés directement par le ministre de l’instruction publique, sont des fonctionnaires spéciaux ordinairement très air courant de toutes les questions pédagogiques. Un des membres du comité, le schulrath ou conseiller d’école, est investi du pouvoir exécutif dans la province : c’est le préfet scolaire, le véritable directeur de l’instruction primaire. D’une part, il dépouille les rapports des comités locaux, en fait le résumé, propose les mesures administratives, les changemens à introduire ; de l’autre, il transmet les décisions ministérielles. Il est l’intermédiaire toujours bien informé entre les autorités locales et l’autorité centrale. Il ne décide jamais rien par lui-même. Le pouvoir législatif appartient au schulcollegium. Le rôle du schulrath correspond assez exactement à celui du superintendant dans les états de l’Union américaine.

Voici maintenant comment force est donnée à la loi qui rend l’instruction obligatoire. Tous les ans, à Pâques, le bourgmestre de la commune dresse la liste des enfans qui vont entrer dans leur sixième année et qui sont tenus de se rendre à l’école. Une copie de cette liste est envoyée aux ministres des divers cultes, et les parens sont avertis qu’ils doivent donner l’instruction à leurs enfans. Ils peuvent, bien entendu, les placer dans des institutions privées ou leur faire donner l’éducation chez eux ; mais ils doivent en prévenir le président de la commission locale, qui apprécie les motifs de leur détermination. Nul ne peut employer un enfant à moins de s’engager à le laisser aller à l’école. Beaucoup de grands établissemens ont une école jointe à la fabrique, où ils font donner l’instruction aux enfans engagés dans leurs travaux. Dans l’école pratique, tous les matins, le maître fait l’appel nominal et inscrit les absens sur un tableau imprimé qu’il envoie chaque semaine au président du comité local. Celui-ci fait appeler devant lui les parens des absens, il s’enquiert des motifs des absences, il montre les avantages de l’instruction et recommande plus de régularité. Comme il est en même temps ministre du culte, son influence est grande, surtout dans les campagnes, et il est bien rare qu’il faille avoir recours à l’application des peines de l’amende et de la prison. Le nombre total des condamnations monte à quelques centaines, et le total des amendes à 2,000 ou 3,000 fr. Répartis sur une population de 19 millions d’habitans, ces chiffres montrent que le schulzwang ou obligation scolaire a cessé d’être une contrainte. Les enfans du cultivateur, de l’ouvrier, même le plus nécessiteux, se rendent à l’école parce que nul ne s’en dispense ; ils y vont chaque jour, naturellement, comme leur père se rend à son travail. L’habitude étant générale, on ne se soucie pas d’y faire exception, et l’action des mœurs est maintenant plus puissante que celle des lois. On croit même qu’on pourrait supprimer l’obligation légale sans que le nombre des élèves diminuât, du moins pendant quelque temps, parce que les familles ; pauvres ont vu par expérience les bons effets de l’instruction. Les adversaires de l’enseignement obligatoire en font le plus effrayant tableau ; ils montrent les pères de familles traqués par la police, frappés d’amende, condamnés à la prison, privés d’une partie de leurs ressources. Rien n’est moins exact : instruire ses enfans est un devoir si naturel, qu’il suffit de le rappeler aux parens et de les obliger une première fois à l’accomplir ; bientôt ils s’en acquittent spontanément, avec satisfaction et orgueil. Voilà ce que prouve l’exemple de l’Allemagne.

En 1857, il y avait en Prusse 2,943,251 enfans tenus d’aller à l’école. Sur ce nombre, 2,758,472 fréquentaient régulièrement les 24,292 écoles communales ouvertes à cette époque ; 70,220 se trouvaient dans les écoles privées ; restaient 114,559 enfans, qui étaient dans les établissemens d’instruction moyenne, ou qui recevaient leur éducation dans la famille même. Sur 1,000 habitans, la Prusse avait donc 157 élèves dans les écoles primaires, tandis que la France en 1863 n’en avait que 116 ; mais ce chiffre est loin d’indiquer toute la supériorité de la Prusse sous ce rapport ; elle éclate surtout dans les résultats obtenus. Nous avons vu qu’en France, par suite de la fréquentation irrégulière de l’école, un tiers de la population est complètement illettré. En Prusse, tous les miliciens savent lire et écrire, et l’instruction des femmes ne doit guère être inférieure, car le nombre des filles fréquentant les écoles est aussi grand que celui des garçons. En présence de ces faits, n’est-il pas naturel qu’on réclame avec instance l’adoption de la mesure qui les a produits ?

Toutefois il est probable que la proclamation de l’obligation scolaire n’amènerait tous les enfans à l’école que si cette mesure était appuyée par la pression de l’opinion publique ou par l’influence des ministres du culte. Les pays protestans jouissent sous ce rapport d’un grand avantage. Les pratiques obligatoires du culte catholique, l’assistance à la messe, la confession, la récitation même du catéchisme, n’exigent à la rigueur aucun degré d’instruction. Il semble qu’on puisse être un très bon et très fervent catholique et être en même temps très ignorant, puisque les populations les plus soumises à l’église ont été jusqu’à présent les moins éclairées. Tout au moins peut-on dire que le clergé catholique n’a vu aucune incompatibilité entre une piété très satisfaisante à ses yeux et une ignorance absolue ; dans les pays où il était le maître, à Naples ou dans les états romains, par exemple, il n’a jamais rien fait pour la dissiper. Sans doute tous les peuples réformés ne sont pas des peuples instruits, puisque comme exception on peut citer l’Angleterre ; mais il est du moins certain qu’un protestant qui ne sait pas lire ne peut remplir l’un des premiers devoirs que son culte lui impose. Le clergé réformé a été ainsi conduit à pratiquer le principe de l’instruction obligatoire : il a énergiquement soutenu l’état quand il a imposé la fréquentation de l’école, tandis que le clergé catholique, ou bien s’est opposé à cette mesure, ou bien ne l’a que mollement appuyée. Il est une autre différence encore qu’il faut noter : la communion catholique se fait vers onze ans, la communion protestante vers seize. L’instruction religieuse retient ainsi les enfans à l’école plus longtemps dans les pays réformés que dans les pays catholiques. Il est donc bien plus difficile d’obtenir dans ceux-ci une fréquentation régulière de l’école et une diffusion générale de l’instruction. C’est pour ce motif qu’il est à la fois plus nécessaire et moins facile d’y établir l’enseignement obligatoire, et que l’opinion publique doit faire ce que le culte opère ailleurs.


III

La comparaison des résultats obtenus en Belgique et en Suisse nous montrera les mêmes différences que nous venons de constater entre la France et la Prusse. En Belgique, malgré les efforts sérieux qu’on a faits depuis quelques années, malgré une législation assez bonne et de notables sacrifices d’argent, on trouve une ignorance persistante. En Suisse au contraire, on voit l’instruction généralement répandue grâce à l’enseignement obligatoire.

Pendant la réunion de la Belgique à la Hollande, le gouvernement du roi Guillaume s’efforça de répandre l’instruction dans les provinces méridionales. Celles-ci, catholiques et encore brisées des suites de la domination énervante de l’Espagne et de l’Autriche, étaient très arriérées. L’application de la loi et des méthodes hollandaises, qui étaient excellentes, fit beaucoup de bien. Malheureusement, après la révolution de 1830, les communes, laissées à elles-mêmes, abandonnèrent presque partout l’œuvre si heureusement commencée : preuve nouvelle qu’on ne peut confier l’instruction populaire exclusivement aux administrations locales sans la compromettre et la ruiner. Les cours et les institutions destinés à former de bons maîtres disparurent. Beaucoup de communes, jusque-là contraintes de porter à leur budget des sommes réservées à l’enseignement, profitèrent de leur autonomie pour les supprimer. La misère atteignit la plupart des instituteurs. Presque tous cherchèrent un métier qui leur assurât au moins de quoi vivre ; ceux-là seuls restèrent qui ne se trouvaient propres à aucune autre profession. A une réaction aveugle contre le système hollandais, qui amena la fermeture des meilleures écoles, succéda une indifférence non moins funeste, qui empêcha d’en créer de nouvelles. Il fallut l’intervention active du pouvoir central pour arrêter cette marche en arrière. La loi communale de 1836 et ensuite, en 1842, la loi organique de l’enseignement primaire suscitèrent un mouvement de progrès qui ne s’est plus arrêté. La loi de 1842 n’a subi aucune modification depuis son origine, elle régit encore actuellement l’instruction du peuple en Belgique : il est donc nécessaire de la faire connaître.

Dans ses dispositions principales, cette loi rappelle la loi française de 1833. Elle décide d’abord que dans chaque commune il y aura au moins une école primaire établie dans un local convenable ; mais la commune n’est pas tenue nécessairement de rétablir à ses frais, quand il est suffisamment pourvu aux besoins de l’enseignement par les écoles privées. Tous les enfans indigens ont droit à recevoir l’instruction gratuitement. Le conseil communal nomme l’instituteur ; seulement il est tenu de le choisir parmi les candidats qui ont fréquenté avec fruit pendant deux années au moins les cours des écoles normales soumises à l’inspection. Les frais de l’instruction primaire sont à la charge des communes ; dans quelques cas prévus cependant, la province d’abord, ensuite l’état, accordent des subsides. La direction de l’école appartient à l’autorité locale, sauf pour ce qui concerne l’enseignement de la religion et, de la morale, dont la surveillance est attribuée aux ministres du culte. Un double système d’inspection est établi, une inspection laïque et une inspection ecclésiastique, exercées, l’une par des inspecteurs cantonaux et des inspecteurs provinciaux, l’autre par des inspecteurs diocésains, les premiers nommés par le gouvernement, les seconds par les évêques.

Telle est dans son ensemble la loi organique de 1842. Très vivement combattue d’abord par le parti libéral quand le parlement eut à la discuter, elle n’a cessé d’être attaquée depuis par les hommes les plus ardens de ce parti. On reproche surtout à cette loi d’avoir fait entrer le prêtre dans l’école à titre d’autorité. En Belgique, dit-on, l’état et l’église sont complètement séparés ; c’est donc aller contre l’esprit de la constitution que d’accorder des pouvoirs aux ministres des cultes, qui sont tout à fait indépendans de l’autorité laïque. On comprendrait ce système ailleurs, en France par exemple, où l’état intervient dans la nomination des évêques. En Belgique, où l’église n’a aucun lien avec l’état, on ne saurait l’admettre. D’ailleurs l’épiscopat désire naturellement voir les écoles des congréganistes remplacer les écoles communales : il n’aime pas l’enseignement laïque ; on a chaque jour la preuve que quand il peut lui nuire, il n’y manque pas. On ne peut nier que ces objections n’aient un fondement très sérieux. L’auteur de la loi de 1842, M. Nothomb, soit par entraînement de parti, soit par conviction personnelle, a voulu soumettre l’école à l’influence prépondérante du clergé. Il est certain que ce système présente de grands dangers pour l’avenir dans un pays où le clergé constitue, non un corps placé en dehors des luttes politiques et uniquement désireux de répandre les vérités et la morale évangéliques, mais une milice guerroyante, un parti militant, conduisant ses bandes fidèles à l’assaut du scrutin. Quoi qu’il en soit de cette question, qui donne lieu aux plus vifs débats, il est incontestable que l’instruction primaire a fait des progrès. Le dernier rapport officiel constate qu’au 1er janvier 1861 il y avait en tout 5,558 écoles primaires, dont 3,908 soumises à l’inspection, et 1,650 entièrement libres. En comparant ce chiffre à celui de la population, on voit qu’il y a par 1,000 habitans 1,12 écoles ou 1 école par 854 habitans : c’est presque moitié moins qu’en France ; mais on ne peut en conclure aucune infériorité pour la Belgique, où la densité presque double de la population permet de fournir autant de facilités à l’instruction avec moitié moins d’écoles. Il n’y a en tout que 1,374 écoles exclusivement pour les filles, et le principe de la séparation des sexes se propage lentement, malgré les efforts des autorités civiles et ecclésiastiques, parce que l’application exigerait la construction de bâtimens nouveaux. Le nombre des enfans fréquentant l’école s’élève pour tout le pays à 515,892, soit environ 1 élève par 9 habitans. C’est la même proportion qu’en France, d’où l’on peut conclure que, comme dans ce pays, un peu moins du cinquième des enfans ne reçoivent aucune instruction ; mais ici non plus il ne faut pas se fier à ce que ces chiffres présentent d’assez satisfaisant. La plupart des élèves ne fréquentent pas régulièrement l’école, et un tiers seulement suivent le cours complet d’études élémentaires. Quant aux résultats définitifs, ils sont moins brillans encore qu’en France : un tiers environ des miliciens belges sont complètement illettrés, soit 31 pour 100, tandis qu’en France le chiffre n’était que de 30 pour 100 en 1861, et même en 1865 il est descendu à 25,73 pour 100[9]. Le degré d’instruction des miliciens ne donne pas une idée exacte de l’ignorance qui pèse encore sur les classes inférieures en Belgique. D’après de récentes enquêtes sur le degré d’instruction des-ouvriers dans les grands centres industriels, on peut admettre que plus de la moitié de la population est encore complètement illettrée. Le symptôme le plus regrettable, c’est que dans ces dernières années le progrès de l’instruction a été nul : il y a même un mouvement de recul. Ainsi, de 1857 à 1860, en trois ans, le nombre des enfans fréquentant l’école n’a pas même augmenté de 1 pour 100, tandis que la population s’est accrue de 3 pour 100. Dans quatre provinces, le chiffre des élèves a même décru. Les inspecteurs attribuent ce fait inattendu à deux causes principales : l’augmentation de la rétribution scolaire et le développement de l’industrie, qui arrache les enfans à l’école pour les assujettir à ses rudes travaux.

On ne peut cependant pas accuser les pouvoirs publics d’indifférence à l’endroit de l’instruction du peuple. Ils sont loin, très loin sans doute, d’avoir fait tout ce qu’ils devaient, et pour juger de leurs efforts il faut oublier les sacrifices que s’imposent les États-Unis ou même le pauvre Canada ; mais en comparaison de ce qu’ont exécuté la plupart des autres états européens, on peut dire que la Belgique, depuis qu’elle est gouvernée par les représentans des idées libérales, n’a point négligé l’instruction populaire. En 1843, la dépense pour cet objet s’élevait au chiffre total de 2,631,639 fr. ; en 1860, elle a été de 6,783,349 francs. Ainsi, en moins de vingt ans, elle a presque triplé. Elle va maintenant à 1 fr. 43 c. par tête, ce qui fait environ moitié plus qu’en France. Le minimum légal de l’ensemble des allocations perçues par l’instituteur est fixé à 700 fr., et en fait la moyenne monte à 843 francs. Les institutrices touchent 825 francs. La construction de bâtimens d’école convenables est de la plus haute importance pour les progrès de renseignement ; en Belgique, le gouvernement l’a bien compris, et il a affecté à trois reprises différentes un subside d’un million pour venir en aide aux communes. Celles-ci, assurées du concours de l’état et de la province, se sont mises à l’œuvre, et de tous côtés on construit des écoles nouvelles. De 1858 à 1860, on en a bâti plus de trois cents, qui ont exigé une dépense de 4,555,138 fr., soit 1 million et demi par an. Les 2,538 communes belges possédaient en 1860 2,465 locaux d’école, dont 1,613 réunissaient les conditions voulues. Quelques villes, sous l’influence d’administrateurs intelligens et libéraux, ont été bien au-delà de ce qu’exigeait la loi. Ainsi Gand[10], avec une population de 126,347 habitans, dépense annuellement pour l’instruction primaire 268,000 francs ou 2,12 fr. par tête, et Liège, avec 103,886 habitans, 271,000 fr. ou 2,61 par tête. En outre, depuis une dizaine d’années, Gand a consacré à la construction de ses écoles 514,000 fr. et Liège 1 million. Si l’instruction ne se répand pas davantage, il faut donc en imputer la faute à l’apathie du peuple et non à l’indifférence des pouvoirs publics. C’est pour ce motif qu’en Belgique la proclamation de l’enseignement obligatoire serait plus utile, plus nécessaire encore qu’ailleurs.

La Suisse, grâce à cette mesure, est avec l’Amérique du Nord le pays où l’instruction est le plus répandue et où elle donne les résultats moraux, politiques et commerciaux les plus frappans. C’est grâce à la diffusion générale des lumières que ce pays peut supporter le régime le plus démocratique et concilier la pratique de toutes les libertés avec l’exercice du suffrage universel, conciliation qu’ailleurs on déclare impossible. La Suisse n’a ni flotte, ni ports ; tous les produits exotiques dont elle a besoin doivent supporter d’énormes frais de transport ; il lui manque et le fer et la houille, ces élémens indispensables de l’industrie moderne, et cependant le chiffre de son commerce extérieur, relativement à sa population est plus élevé que celui de tout autre pays, même que celui de l’Angleterre. Comment l’emporte-t-elle dans la lutte économique malgré tant de désavantages ? Par l’habileté de ses ouvriers, par l’intelligence de ses industriels et de ses commerçans, c’est-à-dire par la supériorité des lumières.

En Suisse, l’instruction est obligatoire partout, sauf dans les trois petits cantons de Schwytz, d’Uri et d’Unterwalden, habités par des pâtres, et dans le canton de Genève, où cette mesure semble inutile. Sous peine d’amende et de prison, les parens sont obligés d’envoyer leurs enfans à l’école ou de leur donner l’instruction chez eux, et dans ce cas ils n’en doivent pas moins la rétribution scolaire, comme au Canada. L’âge où l’enfant est tenu de fréquenter l’école varie : il s’étend de 6 à 12 ans dans le canton de Bâle, de 6 à 15 dans la plupart des autres cantons. Le canton et la commune s’entendent pour entretenir l’école primaire. Quand la commune est trop pauvre, elle obtient un subside, surtout quand il s’agit d’une dépense extraordinaire de construction ou d’agrandissement. Tous les cantons affectent à cet objet des sommes importantes, qui s’élèvent en moyenne à 1 franc par tête[11]. Il faut bien remarquer que ce franc par tête ne représente que la part d’intervention de l’état, qui n’est qu’accessoire, les communes étant chargées de la dépense principale[12]. Pour se mettre au niveau de la Suisse, l’état en France devrait donner 38 millions, et il n’en donne que 6, c’est-à-dire six fois moins.

Les lois organiques de l’instruction primaire ont été remaniées dans la plupart des cantons depuis 1848 dans un esprit tout démocratique. « L’enseignement dans les écoles publiques, dit la loi du canton de Vaud, sera conforme aux principes du christianisme et de la démocratie. » Les communes sont obligées d’entretenir un nombre de maîtres proportionné aux besoins des populations. L’instruction religieuse est donnée par les ministres du culte. L’instituteur laïque doit s’abstenir dans ses leçons ordinaires de tout ce qui peut avoir une tendance dogmatique, afin que la liberté de conscience soit réellement respectée. La surveillance et la direction sont exercées par deux commissions : la première centrale, nommée par le gouvernement cantonal ; la seconde locale, choisie par l’autorité communale. Il n’y a d’inspecteurs que dans quelques cantons ; mais il devrait y en avoir dans tous. La surveillance toujours intermittente des comités ne peut remplacer l’action incessante de fonctionnaires initiés par une longue pratique à tous les détails du service.

L’instruction primaire en Suisse comprend les connaissances élémentaires qu’on enseigne dans les autres pays ; mais ce qui la distingue, c’est le soin qu’elle met à développer chez l’enfant les forces du corps en même temps que celles de l’esprit. Elle ne se contente pas d’exercer la mémoire, elle fait appel à la raison, et surtout elle donne aux élèves un grand nombre de notions pratiques sur la culture, les petites industries de la campagne et l’économie domestique. On n’est pas d’avis ici, pas plus qu’en Allemagne, que l’instituteur, pour bien apprendre à lire et à écrire, ne doit guère savoir autre chose lui-même. Le maître d’école est ordinairement un homme instruit, considéré dans le village, indépendant, parfaitement rétribué, surtout eu égard à la modicité de tous les traitemens civils en Suisse. On lui a très bien enseigné les premiers élémens des sciences naturelles, la botanique, la chimie, la physique, l’économie rurale. Cet enseignement, il en a gardé une vive empreinte parce qu’il l’a reçu au milieu des collections, ou en face de la nature. Cette science vivante et pratique, il la communique de même à ses élèves. Pour développer les forces du corps, on a recours à ces exercices de gymnastique dont la Grèce ancienne tirait un si merveilleux parti. Dans beaucoup d’écoles, on apprend aussi le maniement des armes, et dans les villes on enrégimente les enfans en des corps de cadets organisés militairement, faisant l’exercice à feu au fusil et au canon, exécutant des marches et se rendant au camp une fois dans l’année. Ainsi se perpétuent, se répandent et se perfectionnent ces habitudes martiales qui, devenues un trait du caractère national, permettent à la Suisse de se passer d’armée permanente, de compter sur ses milices, et de ne donner pour sa défense que 1 1/2 franc par tête, au lieu de 10 à 15 francs qu’on paie ailleurs.

Parmi les cantons qui ont le mieux organisé l’enseignement primaire, il faut citer Zurich, Bâle, Vaud, Neuchatel, Genève. — Zurich, avec une population de 266,265 habitans, dépense pour l’instruction primaire environ 1 million 1/2, dont 1 million fourni par les communes, et le surplus par le canton. Cette somme, répartie par tête, donne à peu près 5 francs 1/2, exactement le chiffre dépensé dans l’Union américaine pour le même objet. Pour s’élever au niveau du canton de Zurich, la France devrait porter son budget de l’instruction primaire à 200 millions ; elle en est loin. Parmi les districts zurichois, il en est encore qui se distinguent d’une manière tout exceptionnelle par les sacrifices qu’ils font pour répandre l’instruction. Ainsi celui de Winterthur, qui ne compte que 32,000 âmes, dépense par an 126,694 francs sans compter les frais d’érection d’écoles nouvelles. La petite ville de Winterthur n’a que 5,000 habitans ; mais son industrie l’enrichit, et elle tire de beaux revenus de ses propriétés communales. Or à quoi emploie-t-elle son argent ? À des embellissemens de l’ordre matériel, à des théâtres, à des palais ? Non, à développer la vie intellectuelle, à bâtir des écoles : dans ces dernières années, elle en a construit trois, situées au milieu de beaux jardins, et dont la moindre a coûté plus d’un demi-million.

Dans la plupart des cantons catholiques, l’enseignement primaire a été longtemps négligé ; jusqu’en 1830, les écoles étaient très rares et l’ignorance générale. La loi de 1831 obligea chaque localité à ouvrir une école et les parens à y envoyer leurs enfans de 6 à 13 ans ; mais les communes ne se mirent à bâtir des écoles qu’à partir du moment où le canton leur accorda des subsides. C’est le même moyen qui a si bien réussi en France et en Belgique. Un canton surtout a fait récemment d’énergiques efforts pour se relever de cette infériorité : c’est le Tessin. Il est intéressant de constater les progrès récens accomplis dans ce canton, parce qu’ils montrent l’efficacité de l’enseignement obligatoire, même chez une population catholique.

Au centre du canton du Tessin siège comme autorité supérieure un conseil de l’instruction publique composé de cinq membres. Le canton est divisé en seize districts scolaires, dont chacun est visité par un inspecteur qui encourage les municipalités et qui adresse des rapports au conseil supérieur. La dernière guerre d’Italie a eu, pour effet de stimuler les efforts de tout le monde : les couvens supprimés de Lugano, de Mendrisio, Bellinzona, Locarno, ont été transformés en écoles secondaires. Les mêmes villes ont ouvert aussi tout récemment des écoles supérieures laïques pour les filles. Pendant l’année scolaire, le nombre des enfans tenus de se rendre à l’école, schulpflichtig, comme disent très bien les Allemands, était de 18,927 pour une population de 117,750 âmes ; 16,703 se trouvaient dans les écoles primaires, et parmi ceux-ci presque autant de filles que de garçons : 8,193 contre 8,519. Sur les 2,224 manquans, un certain nombre suivaient des écoles privées ou étaient retenus par des maladies et d’autres causes légitimes. Les absences non justifiées se sont réduites à 774[13]. Ces chiffres prouvent qu’en peu d’années le Tessin, qui était l’un des cantons les moins éclairés de la Suisse, est parvenu à s’élever à un niveau très satisfaisant.

Dans les cantons où l’instruction primaire est organisée depuis longtemps, on peut dire que chacun sait lire et écrire. Voici un fait curieux rapporté à ce sujet par un statisticien genevois., M. Ador, dans le Journal suisse de Statistique. Il y a quelques années, on chercha à Genève un homme complètement illettré, afin d’expérimenter une nouvelle méthode pour apprendre à lire aux adultes. Longtemps ce fut en vain ; enfin on en découvrit un, mais vérification faite, il se trouva qu’il était né en Savoie. En 1864, tous les hommes nés à Genève ont signé leur acte de mariage, et il ne s’est trouvé que deux femmes qui n’ont, pu en faire autant, Dans les cantons de Vaud, Zurich, Neuchatel, l’instruction est tout aussi répandue. La partie protestante de la Suisse est donc aussi avancée sous ce rapport que l’Allemagne du nord, et elle le doit aux mêmes dispositions légales et aux mêmes influencés.

Quand on vante l’enseignement obligatoire, on répond souvent que cette mesure tyrannique peut convenir à l’Allemagne, façonnée dès longtemps à subir tous les despotismes, mais qu’elle serait intolérable pour la France, habituée à jouir de la liberté. La Suisse est-elle donc un pays où la liberté est inconnue et où l’état impose au peuple des décrets despotiques ? Non, la Suisse est le pays de la décentralisation et de la commune indépendante ; tous les pouvoirs émanent directement du vote des citoyens ; le suffrage universel fait et défait à son gré toutes les autorités. Or l’état est sorti de son abstention habituelle pour imposer aux parens l’accomplissement de leur premier, de leur plus sacré devoir, ou plutôt c’est le peuple lui-même qui s’est imposé cette salutaire contrainte, commandée par le droit naturel et par son plus évident intérêt.

Le tableau qu’on vient de tracer d’après des renseignemens qui embrassent une assez grande partie de l’Europe occidentale prouve suffisamment, semble-t-il, la vérité de cette affirmation de M. Cousin, que l’instruction n’est généralement répandue que dans les pays où existe l’obligation scolaire. En Allemagne, en Suisse, l’ignorance est bannie, non pas seulement parce que les parens sont tenus d’instruire leurs enfans, mais parce que la proclamation du principe agit puissamment sur les pouvoirs publics, sur l’opinion, sur les habitudes, et produit ainsi un courant qui porte naturellement les générations nouvelles dans les écoles, qu’on est désormais tenu de créer en nombre suffisant. En France, en Belgique, malgré de bonnes lois et de sérieux efforts, la moitié de la population manque des connaissances élémentaires indispensables au citoyen des sociétés modernes. Il est donc urgent d’adopter la mesure qui a donné ailleurs d’aussi bons résultats.

Reste à voir maintenant quelle sera en France la sanction la plus efficace. Le projet de loi de M. Carnot de 1848 contient d’assez bonnes dispositions. D’après l’article 26 de ce projet, tout père dont les enfans ne fréquentent pas l’école est tenu de les présenter à la commission d’examen scolaire, afin que celle-ci puisse constater s’ils reçoivent l’instruction chez eux. Les parens et les tuteurs qui négligent d’accomplir leur devoir sont soumis d’abord à la réprimande et ensuite à l’amende, mais point à la prison. Ces pénalités seraient insuffisantes parce qu’elles n’atteindraient pas les indigens, qui sont précisément ceux qu’il faut contraindre. Il en est deux autres accessoires, mais qui seraient d’un effet bien plus sûr : d’abord exclure les parens de la participation aux secours publics et employer les sommes ainsi devenues disponibles à nourrir les enfans pauvres dans les écoles et à les habiller. En Belgique, on a appliqué dans un grand nombre de communes cette mesure de coercition, et partout elle a eu les meilleurs résultats. A Bâle, dans l’école des pauvres, on distribue aux enfans du pain, de la soupe, des habillemens, et l’on est bien certain de les avoir tous. En second lieu, il faudrait faire entrer les conscrits ne sachant ni lire ni écrire dans de bonnes écoles régimentaires et au besoin ne leur point accorder de congé avant qu’ils ne sachent au moins ce que devrait savoir tout enfant de huit ans. Puisque par la conscription on enlève le jeune homme à sa famille, à son travail, qu’au moins l’état lui donne l’instruction en échange du lourd sacrifice qu’il lui impose.

En proclamant l’instruction obligatoire, conviendrait-il aussi de la rendre gratuite pour tous ? Il n’y a point entre ces deux mesures de connexion nécessaire. En Allemagne, en Suisse et en d’autres pays, l’enseignement est obligatoire et n’est point gratuit. La plupart des économistes qui admettent l’obligation repoussent la gratuité. Néanmoins je pense que dans les pays où l’instruction ne se généralise que lentement et où le principe de l’obligation serait nouveau, en France, en Belgique, il faudrait y joindre la gratuité. C’est la gratuité érigée en principe dans les écoles religieuses qui a fait leur succès. En France, depuis vingt ans, les congrégations enseignantes ont doublé le nombre de leurs élèves et conquis près d’un million d’enfans. Le nombre de leurs membres a triplé. En 1843, elles comptaient 16,958 membres, dont 3,218 hommes et 13,830 femmes, et 7,590 écoles avec 706,917 élèves. En 1864, elles ont 46,840 membres, dont 8,635 hommes et 38,205 femmes, et 17,206 écoles avec 1,610,674 enfans, — progrès prodigieux et presque effrayant quand on songe à l’avenir et au danger des principes ultramontains dont les congrégations sont les représentans convaincus et dévoués. On combat la gratuité en disant que le peuple, le paysan surtout, n’estime que ce qu’il paie, et que l’enfant ne profitera point de l’instruction transformée en aumône. Les faits prouvent que cette objection n’est pas fondée. On a vu aux États-Unis avec quelle régularité, quelle assiduité est suivie l’école gratuite. En France, le dernier rapport de M. Duruy nous fait voir que les enfans payans suivent moins régulièrement les leçons que les autres. Le même fait a été constaté en Belgique par des relevés exacts. En moyenne, le nombre des jours de présence a été de 181 pour les élèves payans, de 184 pour les élèves gratuits, et cependant ces derniers, appartenant à des familles pauvres, ont bien plus de raisons pour s’absenter que les autres. Dans quelques provinces belges, dans le Limbourg, dans le Luxembourg, on a augmenté le taux de la rétribution scolaire ; aussitôt un certain nombre de familles ont cessé d’envoyer leurs enfans à l’école. Les nombreux cours d’adultes récemment ouverts en France sont gratuits. Sont-ils déserts, ou plutôt n’est-ce pas la gratuité qui les peuple ? En 1863, 5,000 écoles communales sur 52,000 étaient gratuites. Étaient-elles moins suivies que les autres ? Non, elles l’étaient davantage. Cette première objection écartée, il reste vrai qu’il faudrait demander à l’impôt ce que les familles paient maintenant volontairement. Voyons à quoi se réduit cette difficulté. Les rétributions scolaires rapportent en France 14 millions ou 37 centimes par habitant, en Belgique 750,000 francs ou 15 centimes par tête ; c’est donc une somme bien minime qu’il faudrait prélever, comme au Canada, par une taxe spéciale, la taxe d’école. Remarquons d’ailleurs que cette taxe ne constituerait pas une charge nouvelle, car les contribuables qui la supporteraient n’auraient plus à payer la rétribution scolaire, à laquelle ils sont maintenant soumis. Le moindre emprunt contracté pour quelque expédition militaire entraîne une aggravation d’impôts bien autrement forte, et, différence décisive, aucune remise d’une charge ancienne ne l’accompagne.

Avant de terminer, il convient de répondre encore à un mot qui a été dit récemment avec un certain éclat. Pour être bon soldat, bon ouvrier, a-t-on affirmé, il n’est pas nécessaire de savoir lire et écrire. La dernière guerre américaine a glorieusement démontré cependant que le citoyen éclairé ne se bat pas mal à l’occasion. Quant à l’ouvrier, on pourrait citer mille faits qui prouvent que plus il est éclairé, plus et mieux il produit. Voyons seulement ce qui se passe en ce moment sous nos yeux en France et en Belgique. En France, l’agriculture souffre et les cultivateurs sont mécontens. Au lieu de voir dans le bas prix des blés l’inévitable conséquence de l’abondance de la récolte, ils s’en prennent à l’excellente réforme qui a établi la liberté des échanges, nécessaire, légitime surtout pour les denrées alimentaires. Le paysan croit qu’on le sacrifie à l’ouvrier des villes. On a beau démontrer son erreur par des chiffres authentiques et irréfutables : il sait à peine lire ou il ne lit pas ; ces chiffres, il ne les connaît pas, ou il n’y croit pas ; il ignore ces notions économiques élémentaires qui lui feraient comprendre que la situation actuelle résulte non de l’action des lois, mais de celle de la nature. Avec un peu plus de lumières, il verrait la cause véritable du mal et il saurait y porter remède. Autre exemple. L’agriculture se plaint de manquer de bras, et on lui répond qu’elle n’a qu’à les remplacer par des machines ; mais, pour employer des machines, il faut des ouvriers adroits, soigneux, intelligens, afin de ne pas briser ou détériorer ces engins puissans et délicats, et de plus il faut à proximité des mécaniciens pour les réparer en cas d’accident. A défaut de ces travailleurs d’élite, l’emploi de la machine est accompagné de tant de déboires et de frais qu’on ne les adopte pas, ou que même l’on y renonce. Répandez l’instruction, et l’emploi des machines se généralisera. Nulle part on n’en trouve plus qu’aux États-Unis, et nulle part la classe laborieuse n’est plus instruite[14]. La crise dont souffrent les campagnes en France provient de l’émigration des bras et des capitaux vers les villes ; elle s’explique aussi par un défaut de prévoyance chez les cultivateurs. Pour ne pas avilir le prix des produits du sol, il serait nécessaire d’en varier la nature, de rompre avec la routine, d’étendre les cultures industrielles presque toujours si rémunératrices ; mais, pour pratiquer ces conseils depuis longtemps donnés par l’économie rurale, il faudrait prévoir les besoins du marché, suivre les progrès de la science agricole, étudier et appliquer en connaissance de cause les méthodes nouvelles, et pour cela il faudrait de l’instruction.

En Belgique, les tristes effets de l’ignorance se font sentir d’une manière plus fâcheuse, plus poignante encore. Par suite du développement croissant de l’industrie, une impulsion extraordinaire est imprimée à l’extraction du charbon dans les riches bassins houillers de Mons, de Charleroi et de Liège, qui emploient un si grand nombre d’ouvriers ; il s’ensuit qu’on demande plus de bras et que le salaire hausse, circonstance qui va, semble-t-il, augmenter le bien-être de ces pauvres travailleurs qui arrachent au sein ténébreux de la terre le combustible sans lequel l’industrie actuelle ne peut vivre. Hélas ! non. S’ils gagnent plus, ils chôment davantage, et pendant deux jours de la semaine ils consomment en d’abrutissantes dépenses tout ce dont leur salaire s’est accru et au-delà. Et ainsi ce qui devrait les relever les abaisse encore, et l’augmentation du salaire, qui pourrait être un moyen de salut, devient pour eux une source d’immoralité, une cause de dépravation, — pour ceux qui les emploient un véritable fléau, car ils ne peuvent imprimer à leurs travaux l’activité continue que réclame toujours une bonne exploitation et que commandent surtout les besoins actuels. Si l’ouvrier avait plus d’instruction, il apprendrait bientôt à faire un bon usage du salaire augmenté, et, initié à de plus nobles plaisirs, il n’irait point dissiper ses forces, sa santé, son bien-être, dans les grossières excitations du cabaret. Aussi, en Belgique comme dans le département du Nord, les industriels les plus intelligens sont-ils les premiers à réclamer l’instruction obligatoire, et leurs représentans, les chambres de commerce, se font l’organe de ces vœux, dictés par une vue éclairée de leurs intérêts. A des ouvriers ignorans, ils ne peuvent espérer faire comprendre les lois économiques qui gouvernent la répartition de la richesse, et ils ont à craindre leur malveillance, leurs grèves, leur chômage. L’ouvrier mieux instruit comprendrait son véritable intérêt, et s’il avait à débattre le taux de sa rémunération, appuyé sur l’épargne antérieure, il pourrait le faire dignement, d’égal à égal, et en raison des conditions réelles du marché.

Extension du suffrage, décentralisation, autonomie des communes, liberté des échanges, liberté des coalitions, toutes ces réformes ne produiront leurs fruits qu’en raison de la diffusion des lumières. Du moment que le pouvoir d’en haut abdique la tutelle qu’il avait si longtemps exercée sur les pouvoirs locaux et sur les individus, il est urgent que ceux-ci apprennent à faire un bon usage de leur indépendance enfin conquise. Si l’on veut que l’état moderne ne repose plus sur la force, il faut lui donner pour base la raison. Le grand problème de notre temps en matière politique est, on le répète chaque jour, d’associer la démocratie, fait nécessaire, avec la liberté, besoin invincible des sociétés actuelles. Que les nations qui n’ont pas réussi jusqu’à ce jour à opérer cette conciliation s’inspirent de ce qu’ont fait celles qui y sont parvenues. Aux États-Unis et en Suisse, une liberté sans limites et sans entraves fleurit au sein d’une démocratie sans contre-poids et sans frein. D’où vient que de cette dangereuse alliance naissent l’ordre, le bien-être, la richesse, la prospérité, le progrès ? C’est que ces deux pays donnent au maître d’école la place qui lui revient, c’est qu’ils consacrent à répandre l’instruction la plus grosse part de leur revenu. Faisons comme eux, et nous recueillerons les mêmes fruits, car on voit clairement ce qui les produit. Que dans chaque commune l’instituteur soit le plus respecté et le mieux rétribué des fonctionnaires, qu’on admire dans l’école la plus belle construction, qu’on ne tolère plus que personne prive un enfant de la nourriture spirituelle dont il a besoin, que le budget de l’instruction publique soit le plus élevé de tous ; dès lors faites place au peuple, désormais éclairé sur ses droits, ses devoirs et ses intérêts, et saluez sans crainte l’avènement de la démocratie moderne ; Si vous reculez devant ces mesures, renoncez à un puéril espoir ; n’attendez pas que la liberté sorte de l’ignorance, l’ordre des ténèbres.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1865 et du 1er janvier 1866.
  2. L’économiste anglais N. W. Senior, dans ses Suggestions on popular education, résume en une série de propositions d’une grande netteté les vrais principes à ce sujet : 1° le but de la société est de protéger le droit des individus ; 2° les enfans ont le même droit à la protection sociale que les adultes ; 3° l’instruction est aussi nécessaire à l’enfant que la nourriture ; 4° les parens sont aussi tenus d’instruire leurs enfans que de les nourrir ; 5° la société doit veiller à ce que l’enfant soit instruit non moins que nourri.
  3. Un jour j’entendis un mot qui fit pénétrer jusqu’au fond de mon cœur la force de cet argument. En descendant dans l’Engadine par le col de Fluela, je rencontrai une femme du village de Süss, où je me rendais, et je cheminai avec elle. Je lui parlai de ses enfans et lui demandai s’ils allaient à l’école. « Mais ils y sont tous obligés, me dit-elle. N’en est-il pas de même chez vous ? » — Quand je lui répondis que non, son étonnement fut grand. « Comment se peut-il, reprit-elle, qu’il y ait au monde des pays où des parens puissent commettre impunément ce crime de ne pas instruire leurs enfans ? » En parcourant ensuite la haute vallée de l’Inn, j’admirai ces beaux villages si prospères dans une région que la neige couvre pendant six mois, et dont le climat est celui du cap Nord ; mais je comprenais comment tant de bien-être pouvait subsister sous un ciel si rude. L’instruction avait fait ici le miracle qu’elle fait partout.
  4. Nul n’a mieux défendu cette manière de voir, peu en faveur maintenant, que M. Dupont-White. Il a retourné la question de tant de côtés différens et l’a éclaircie de tant de considérations originales et tirées des faits, qu’il y a grand profit à lire ses ouvrages, même et surtout pour ceux qui ne partagent point son opinion.
  5. La ville de Boston a nommé trois fonctionnaires chargés chacun de l’inspection d’un tiers de la ville. Ces agens, appelés truant officers, parcourent constamment les rues, et quand ils rencontrent des enfans en âge d’école, ils recherchent le motif qui les empêche d’y aller et engagent les parens à les y envoyer. Quand l’enfant est trop pauvre pour se vêtir convenablement, ils s’adressent à des comités de bienfaisance, et l’obstacle est généralement levé par ceux-ci. Quand il s’agit d’enfans abandonnés à la paresse, au vagabondage, au vice, ils ont d’abord recours à la persuasion, aux secours, aux bons conseils. Si ces moyens échouent, ils font condamner ces jeunes vagabonds à être détenus pendant quelques années dans l’école de réforme, moins encore pour les punir que pour les soustraire à l’exemple de leurs parens et pour en faire des citoyens vertueux et utiles. Ces trois agens constatent environ 3,000 cas d’absentéisme chaque année.
  6. ) En 1846, M. de Salvandy, voulant améliorer la position des instituteurs, montra que plus de la moitié, c’est-à-dire 23,000, ne recevaient pas, tout compris, 600 francs, et que 18,155 n’arrivaient même pas à 500 francs. Pour un père de famille, et la plupart l’étaient, c’était plus que la gêne, c’était la misère.
  7. Par une inexplicable anomalie, les instituteurs congréganistes, qui n’ont pas à pourvoir aux besoins d’une famille, sont mieux rétribués que les laïques ; ils touchent en moyenne 824 francs.
  8. Cette carte est destinée aux bibliothèques scolaires ; mais elle devrait être envoyée à toutes les administrations communales des départemens en retard, afin que, voyant leur infériorité dénoncée en couleurs humiliantes, elles s’efforcent enfin de s’en relever.
  9. Il faut remarquer toutefois qu’on ne rencontre point en Belgique de régions ou l’ignorance soit aussi générale qu’en Bretagne et dans le centre de la France. Si la France l’emporte, c’est parce que dans toute la région de l’est l’instruction est bien plus répandue que dans les plus avancées des provinces belges.
  10. Lors de la réunion du congrès des sciences sociales en 1863, le bourgmestre de Gand, M. de Kerckove, eut l’heureuse idée de faire défiler devant ses hôtes les élèves des écoles communales. Comme la mère des Gracques, la vieille cité d’Artevelde était fière de montrer aux étrangers ce qu’elle avait de plus précieux, ses 10,000 enfans : cérémonie touchante qui était en même temps un dernier hommage rendu à un citoyen éminent, M. Callier, qui avait consacré toutes les forces d’un cœur dévoué et d’une haute intelligence à réorganiser l’enseignement primaire dans la ville dont il était échevin.
  11. Zurich donne 418,430 francs pour 206,265 habitans, ou 2 francs par tête ; Berne, 443,108 francs pour 467,141 habitans ; Soleure, 76,116 francs pour 65,263 habitans ; Vaud, 117,173 francs pour 213,157 habitans ; Neuchatel, 133,000 francs pour 87,365 habitans.
  12. Il n’existe pas de relevé général indiquant les dépenses des communes. La société de statistique suisse travaille à en rassembler les élémens ; elle a déjà publié des données complètes sur quatre cantons dans un excellent recueil qui vient de terminer sa première année, le Journal de Statistique suisse, publié à Berne sous la direction de M. Max Wirth. On trouve aussi des données intéressantes dans un Rapport sur l’état actuel de l’enseignement en Belgique, en Allemagne et en Suisse, par M. Baudouin, inspecteur-général de l’instruction primaire en France, l’un des meilleurs livres qui aient paru depuis longtemps sur la matière, et dans un rapport de M. Matthew Arnold publié sous forme de Blue Book par ordre du parlement anglais.
  13. Nous empruntons ces chiffres à un excellent travail de M. G. Scartazzini, la Publica Educazione nel cantone Ticino. Le grand mal, dit l’auteur, est la modicité du traitement des instituteurs, qui, dans beaucoup de communes, n’atteint pas même le misérable minimum de 300 francs, fixe par la loi.
  14. C’est grâce à la supériorité de l’ouvrier qu’on parvient à construire aux États-Unis des machines que l’Angleterre même n’arrive pas à imiter. Ainsi ces presses merveilleuses à cylindres concentriques qui tirent 25,000 exemplaires à l’heure, et dont se servent le Times et l’Illustrated London news, viennent d’Amérique.