De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle/01

De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 273-300).
II  ►
DE
L’INSTRUCTION DU PEUPLE
AU DIX-NEUVIÈME SIÊCLE

I.
L’ENSEIGNEMENT POPULAIRE DANS LES ÉCOLES AMÉRICAINES.

On s’occupe aujourd’hui de l’instruction du peuple plus qu’on ne l’avait jamais fait, non-seulement en Europe, mais dans le monde entier. On n’a certes pas oublié le rapport où naguère le ministre de l’instruction publique en France, M. Duruy, exposait avec une louable hardiesse la situation de l’enseignement primaire et proclamait la nécessité de profondes réformes. En Italie, le ministre de l’instruction publique, M. Natoli, a eu aussi le courage de montrer, dans des documens soumis cette année même au parlement, tout ce qu’il reste à faire pour relever la péninsule de l’ignorance séculaire qui pèse sur ses intelligentes populations. L’Angleterre, humiliée et mécontente du lent progrès de ses écoles, ouvre enquête sur enquête, et s’efforce, à peu près en vain jusqu’à ce jour, d’améliorer un régime dont on reconnaît généralement la trop évidente imperfection. Le Portugal essaie un système nouveau, où l’on a introduit les principes conformes aux idées modernes, et la Russie, au milieu de ses difficultés politiques et sociales, trouve le temps d’aborder la question; elle prépare, assure-t-on, d’importantes améliorations. En Hollande, en Belgique, le problème, drapeau de guerre des partis, ne cesse point d’occuper l’attention publique. Enfin en Australie et au Canada, au Chili et au Brésil, dans les pays d’origine latine non moins que dans ceux d’origine anglo-saxonne, on s’est mis sérieusement à l’œuvre. Partout on cherche les moyens de répandre les lumières, de rendre l’instruction accessible à tous et même obligatoire pour tous; on vise à perfectionner les méthodes, on organise l’enseignement normal, on multiplie les bâtimens d’école, on élève la position de l’instituteur, et presque nulle part on ne recule devant les sacrifices d’argent que ces améliorations imposent.

C’est qu’en effet il faudrait être aveugle pour ne pas voir que l’avenir des nations dépend du degré d’instruction qu’elles atteindront. Pour le démontrer, on pourrait invoquer cent raisons; je n’en citerai que trois. On connaît l’admirable mot de Bacon knowledge is power, « science est puissance. » Rien n’est plus vrai, dans l’ordre économique principalement. Ce qui rend le travail productif, c’est la connaissance des lois naturelles. L’homme sauvage avec des sens très aiguisés et un corps endurci à tous les genres de fatigue, vit misérable et meurt souvent de dénûment; les forces de la nature l’accablent et le tuent, il les ignore. L’homme civilisé, après cinq mille ans d’études et de découvertes, en a pénétré le secret, il en fait ses serviteurs, et désormais, avec un travail abrégé, il règne sur la matière asservie dans l’abondance de tous les biens. Le rôle de la science appliquée à la production de la richesse grandit chaque jour. A l’avenir, le peuple le plus riche et par conséquent le plus puissant sera celui qui mettra le plus de savoir dans le travail. Indispensable pour accroître les richesses, l’instruction ne l’est pas moins pour apprendre à en faire bon usage. Presque partout le salaire de l’ouvrier est insuffisant pour satisfaire ses besoins rationnels, et pourtant quelle grande part n’en consacre-t-il pas à des dépenses inutiles ou même nuisibles Incapable de prévoir, l’esprit borné au présent, il n’apprécie pas la puissance émancipatrice de l’épargne. Avide d’excitations violentes et sensuelles, trop souvent il ne trouve de plaisir que dans l’ivresse, et s’il gagnait plus, ce ne serait que pour boire davantage. Veut-on qu’une augmentation de salaire soit pour le travailleur un moyen de s’affranchir, qu’on lui donne par l’instruction le goût des plaisirs de l’esprit et la capacité de prévoir. Pour qu’un peuple produise beaucoup et dispose sagement de ces produits multipliés, il faut qu’il soit éclairé. L’historien Macaulay remarque que, si au XVIIIe siècle l’Écossais, naguère pauvre et ignorant, l’emportait dans toutes les carrières sur l’Anglais, cette supériorité provenait de ce que le parlement d’Édimbourg avait donné à l’Écosse un enseignement national qui manquait à l’Angleterre, Aux États-Unis, les fabricans disent que s’ils peuvent soutenir la concurrence de l’Europe, quoiqu’ils aient à payer des salaires deux fois plus élevés, c’est que leurs ouvriers, plus instruits, travaillent plus vite, mieux, et savent tirer meilleur parti des machines.

À cette raison économique s’en joint une seconde, empruntée aux considérations politiques. La démocratie gagne du terrain, on ne cesse de le répéter, ici avec joie, là avec alarme. L’égalité se fait dans les monarchies comme dans les républiques, en Russie non moins qu’en Suisse. Il en résulte qu’à la suite de révolutions ou de réformes le nombre de ceux qui, par l’élection, participent au gouvernement de leur pays augmente sans cesse. Déjà le suffrage universel est établi chez plusieurs nations. Presque partout les foules impatientes frappent à la porte des salles du scrutin, et l’aristocratique Angleterre elle-même se prépare à la leur entr’ouvrir. Ce mouvement démocratique dépend de causes si profondes et si générales qu’aucun souverain, aucun parti, aucune coalition ne réussirait à l’arrêter. Ne pouvant l’arrêter, il faut le faire tourner au bien, et à cet effet il est nécessaire que chaque extension du suffrage soit la conséquence d’un progrès de la raison publique, et que les hommes n’arrivent à gérer les affaires de la société que quand ils seront capables de bien diriger les leurs. Qui ne sait distinguer son véritable intérêt est incapable et indigne d’élire ceux qui doivent régler les intérêts de tous. Donnez le suffrage à un peuple ignorant, et il tombera aujourd’hui dans l’anarchie, demain dans le despotisme. Un peuple éclairé au contraire sera bientôt un peuple libre, et sa liberté, il la conservera, car il saura en faire bon usage. Les pouvoirs arbitraires ou usurpateurs ne durent que par la faiblesse de la raison publique, leur seul appui et leur seul prétexte. L’émancipation véritable, définitive, est celle qu’assure l’instruction pénétrant jusque dans la dernière chaumière du dernier hameau. Précédé ou suivi de près par la diffusion de l’enseignement, le suffrage universel est l’exercice d’un droit et une source certaine de force et de grandeur; accompagné de l’ignorance persistante, il peut être l’origine de maux incalculables.

J’ajouterai une dernière considération, Un grand danger peut menacer la civilisation moderne. Si, en même temps que le besoin de bien-être se généralise dans le peuple, les lumières et la moralité se répandent. dans toutes les classes, de façon à inspirer aux unes la justice et aux autres la patience qu’exigent les réformes pacifiques, le progrès régulier est assuré; mais, si l’on maintient en haut l’instruction, la richesse et l’égoïsme, en bas l’ignorance, la misère et l’envie, il faut s’attendre à de sanglans bouleversemens. Ce que l’on vient de dire peut sembler un lieu commun, car on n’entend plus guère vanter les bienfaits de l’ignorance. Ministres et députés, livres et journaux proclament à l’envi la nécessité, l’urgence de s’occuper de l’enseignement; mais il est douteux qu’on soit suffisamment préparé à subir la contrainte et les sacrifices nécessaires pour réussir dans l’œuvre qu’on s’impose. Afin qu’on ne se fasse pas d’illusions à cet égard, il est utile d’étudier les mesures qu’ont prises les nations qui se sont le plus approchées du but qu’on a en vue. Un exemple entre autres fera bien voir à quel prix on parvient à répandre l’instruction dans le peuple.


I.

Il y a, je crois, dans le monde quatre nations qui peuvent dire avec un légitime orgueil que tous leurs citoyens savent lire l’Allemagne du nord, la Norvège, la Suisse et les États-Unis; mais aux États-Unis non-seulement chacun sait lire, mais chacun lit pour s’instruire, pour se distraire, pour prendre part aux affaires publiques, pour mieux diriger son travail, pour apprendre à gagner plus d’argent, ou pour mieux se pénétrer des vérités religieuses. On y imprime deux fois plus que partout ailleurs, et l’Union seule consomme autant de papier que la France et l’Angleterre ensemble. D’après les statistiques, le nombre des abonnemens aux journaux, divisé par le chiffre des habitans, donne plus d’un abonnement par famille. Les feuilles quotidiennes se tirent à cent mille, certains écrits hebdomadaires à quatre cent mille exemplaires. Tous les voyageurs qui parcourent l’Amérique sont frappés de voir tout le monde et les gens du peuple autant que les autres occupés à lire. Au printemps de cette année, je visitai la magnifique frégate fédérale le Niagara, qui avait jeté l’ancre dans le port d’Anvers tous les matelots qui n’étaient pas de service avaient à la main un livre, une revue ou un journal. En Europe, à la sortie de l’école ou quand le jeune homme entre à l’armée, on constate s’il sait, oui ou non, déchiffrer quelques lignes; mais cette connaissance superficielle de la lettre moulée lui est la plupart du temps à peu près inutile il n’en fait pas usage. En Amérique, la lecture est une habitude quotidienne, la source de la prospérité générale et la condition essentielle du maintien des institutions républicaines.

L’école primaire, tous les Américains l’avouent, est la base de l’état, le ciment de la fédération. Gratuite pour tous, ouverte à tous, recevant sur ses bancs les enfans de toutes les classes et de tous les cultes, elle fait oublier les distinctions sociales, amortit les animosités religieuses, déracine les préjugés et les antipathies, et inspire à chacun l’amour de la patrie commune et le respect des institutions libres. On s’étonne de voir ces masses d’étrangers que l’émigration apporte chaque année si tôt absorbées dans la nationalité américaine. C’est l’école qui, dès la première génération, leur imprime le cachet des mœurs nationales, leur communique les idées régnantes, et ainsi les rend capables d’exercer les droits de citoyen. Sans l’école, l’Union aurait cessé d’exister depuis longtemps, déchirée par les factions, engloutie sous les flots d’ignorance que lui envoient sans cesse l’Allemagne et surtout l’Irlande. Des calculs récens montrent que, si toute immigration avait cessé depuis l’an 1810, la population libre des États-Unis, au lieu de s’élever, en janvier 1864, à,29,902,000, n’aurait atteint que 10 millions 1/2 environ. Les immigrans et leurs descendans forment donc les deux tiers de la population. C’est par l’enseignement que le noyau primitif, si inférieur en nombre aux élémens étrangers, est parvenu à se les assimiler et à leur communiquer les qualités originales et fortes qui distinguent l’ancienne race anglo-saxonne et puritaine[1].

Combien de fois, durant la dernière guerre civile, n’a-t-on pas prédit que les états de l’ouest allaient se séparer de ceux des bords de l’Atlantique, et que la Californie formerait aussi une république indépendante sur les rivages du Pacifique! Et en effet les amis de la cause du nord n’ont pas été sans le craindre. Ces états éloignés auraient pu croire que c’était un moyen commode d’échapper à l’impôt du sang et au paiement de leur part dans la dette fédérale ils n’y ont jamais songé. Les maîtres d’école, venus en grand nombre de la Nouvelle-Angleterre ou animés de son esprit, avaient déjà fait germer dans le cœur de ces populations nouvelles le sentiment de l’unité nationale, et l’école a été le lien solide qui a retenti. ensemble toutes les parties du gigantesque édifice. L’Europe a eu lieu d’admirer l’énergie de cette jeune nation qui en quatre ans a su trouver pour la défense d’une juste cause deux millions de soldats et vingt milliards de francs. C’est une preuve inouïe de puissance et de richesse; mais ce qui mérite plus encore l’étonnement et l’estime, c’est que ce même peuple, contraint de subir mille taxes et mille gênes, lui qui n’en avait connu que de rares et de légères, ait maintenu au pouvoir un gouvernement qui lui avait demandé ces sacrifices, et qui ne pouvait encore s’en faire absoudre par la victoire. C’est le signe d’une grande sagesse et d’une grande prévoyance dont une nation ignorante eût été incapable. L’école a été le salut de la démocratie américaine.

Il est donc certain que l’instruction primaire a donné en Amérique des résultats incomparables. Voyons maintenant quelle est son organisation, et comment on est arrivé à l’établir.

A peine débarqués sur le sol de leur nouvelle patrie, les premiers émigrans, les pilgrim-fathers, s’occupèrent de l’instruction des enfans. Un règlement de 1642 porte qu’on ne permettra pas « cette barbarie qui consiste à ne pas apprendre aux enfans à lire et à connaître les lois pénales. L’enseignement, ainsi imposé par l’état, était donné par des maîtres que choisissaient les pères de famille. Toutes ces parties du pays qui formèrent depuis les états de Massachusetts, Connecticut, Maine, Vermont, New-Hampshire et Rhode-Island, et qu’on désigne sous le nom collectif de Nouvelle-Angleterre, rivalisèrent de zèle pour un objet dont elles appréciaient la suprême importance. C’est dans ces écoles, tout imprégnées de l’esprit puritain, que se forma cette race religieuse, morale, pratique, entreprenante, qui est vraiment le sel conservateur de la grande république, À cette époque, nul n’était complétement illettré tous les citoyens recevaient à peu près la même instruction. Plus tard, les guerres de l’indépendance, la conquête du sol, la fondation de nouveaux états, l’établissement des nouvelles voies de communication, canaux et chemins de fer, firent négliger un peu le soin de l’instruction publique. L’émigration avait introduit dans le pays un grand nombre de familles ignorantes et pauvres. Les anciens règlemens qui rendaient l’enseignement obligatoire étaient tombés en désuétude, L’ignorance gagnait du terrain. Enfin, il a une trentaine d’années, quelques hommes clairvoyans poussèrent le cri d’alarme. Alors se produisit un de ces mouvemens d’opinion, un de ces réveils dont nous n’avons nulle idée en Europe. De toutes parts se formèrent des associations ayant pour but l’amélioration de l’instruction. Des recueils périodiques, des journaux destinés à élucider la question parurent en foule. Plusieurs personnes des plus distinguées de l’Union, MM. Henry Barnard, Horace Mann, les professeurs Stowe et Bache, partirent pour l’Europe, afin d’y étudier les systèmes les plus renommés. De retour en Amérique, ils publièrent le résultat de leurs recherches et se mirent à la tête de l’agitation. Ce qu’accomplit l’énergie individuelle dans ces circons1ances est vraiment prodigieux. M. Henry Barnard, chargé par l’état de Rhode-Island de préparer les réformes, a fait connaître dans son rapport officiel le travail préliminaire auquel il s’est livré. Nous y voyons qu’il visita deux fois toutes les communes de l’état, qu’il interrogea plus de 400 instituteurs sur leurs méthodes d’enseignement, et qu’il examina les élèves de toutes les écoles. En outre il adressa plus de mille lettrés aux personnes le plus à même de lui suggérer des idées utiles. Dans chaque commune, il convoqua un meeting pour discuter la question avec les électeurs et les maîtres d’école. Il donna plus de cinq cents conférences (lectures) sur la matière, et organisa partout des comités locaux destinés à maintenir et à propager l’agitation. Il fonda un journal dont les exemplaires étaient distribués gratuitement et répandus dans le public. Ce n’est qu’après cet immense labeur préparatoire, après s’être éclairé ainsi lui-même par la discussion publique, et surtout après avoir éclairé le peuple, qu’il proposa les réformes qui furent adoptées par la législature de Rhode-Island[2]. Dans les autres états, même dans ceux de l’ouest, comme l’Ohio et le Michigan, il se produisit un mouvement semblable. On parvint à établir partout une organisation à peu près pareille, qu’on s’efforce encore à l’envi d’améliorer chaque année.

En Europe, on procède d’une manière différente, Le gouvernement nomme une commission; cette commission travaille en silence; rien ne perce de ses vues, c’est un secret d’état, Enfin, après bien des années de préparation mystérieuse, une loi est promulguée; elle est excellente peut-être, mais elle ne produit guère de fruits, parce que l’opinion n’y est point préparée. En fait d’instruction publique, toute législation qui n’est pas soutenue par l’assentiment des citoyens est de nul effet.

Comme le gouvernement fédéral n’a pas à s’occuper de l’instruction, l’organisation de l’enseignement diffère dans chacun des trente-cinq états. Cependant les principes généraux sont les mêmes dans tous les états qui n’avaient pas d’esclaves, d’abord parce qu’ils reposent sur un fonds commun d’institutions semblables et de mœurs identiques, ensuite parce que tous imitent bientôt ce qu’ils voient de bon chez leurs voisins. La liberté locale amène ici une similitude réelle et vivante qui vaut bien l’uniformité apparente et morte qu’impose pose ailleurs le pouvoir central, et la diffusion des lumières remplace l’action de l’autorité.

Partout l’instruction primaire est l’affaire de la commune (town, township); mais celle-ci n’est pas libre à cet égard. La loi l’oblige à établir un nombre d’écoles suffisant pour recevoir tous les enfans qui sont en âge de s’y rendre. À cette obligation il y a deux sanctions. D’abord l’état peut intenter une action à la commune pour obliger à se taxer; ensuite les parens de tout enfant à qui une place est refusée dans l’école ont le droit de réclamer des dommages et intérêts (compensation). Mettre en jeu l’intérêt de l’individu et en appeler aux décisions du pouvoir judiciaire, tel est le procédé américain pour assurer l’exécution des lois, et on ne peut en nier l’efficacité.

Le township, qui a une étendue de plusieurs milles anglais et une population de 2,000 à 3,000 âmes, est divisé en districts d’école (school districts). Chaque district renfermant de 150 à 300 habitans entretient une école. La proportion de l’étendue du territoire et du nombre des habitans diffère nécessairement suivant la densité de la population Dans les états anciennement peuplés et situés le long de l’Atlantique, le district est moins étendu et plus peuplé que dans les états de l’ouest[3]. Partout cependant le nombre des écoles est incroyable et dépasse de bien loin tout ce qui existe en Europe. Ainsi en 1861 il existait dans l’état de New-York 11,750 écoles publiques pour 3,880,735 habitans, ce qui fait environ une école par 300 âmes; dans le Massachusetts, 4,605 écoles pour 1,231,066 habitans, ou une école par 270 âmes. Dans les états de l’ouest, la proportion est encore plus favorable, puisque dans l’Ohio on trouve une école pour 160 habitans, dans l’Illinois une pour 190, dans le Michigan une pour 150, dans le Wisconsin une pour 130. D’après le dernier rapport de 1865, la France compte 38,386 écoles publiques pour 37,382,225 habitans, ce qui fait une école pour 981~ habitans, sept fois moins que ces états nouveaux fondés, il y a quelques années à peine, dans les prairies lointaines du farwest, où erraient naguère encore l’ours et le bison. Pour s’élever au niveau de l’Amérique la France devrait avoir 200,000 écoles au lieu de 38,000, et la plupart des états européens ne peuvent se vanter d’offrir des chiffres plus favorables.

Quelles sont maintenant les autorités qui dirigent l’école américaine ? Nous trouvons ici une organisation toute différente de celle que nous connaissons nulle trace de ces hiérarchies habilement pondérées où les différens pouvoirs peuvent agir les uns sur les autres, comme les roues d’un engrenage, de manière à transmettre la volonté émanée d’en haut dans toutes les parties d’un vaste royaume. On ne rencontre en Amérique que des comités locaux élus, indépendans les uns des autres, et responsables de leurs actes seulement devant l’opinion publique ou bien devant la justice en cas de violation de la loi. Au premier degré se trouve le comité du district appelé tantôt prudential committee, tantôt committee of trustees. Nommé par les électeurs du district, il a pour mission de veiller à la construction et à l’entretien des bâtimens d’école, de choisir l’instituteur, d’inspecter les écoles et d’y maintenir le bon ordre. Le comité local est peu nombreux. Il se compose de trois membres au plus, de trois curateurs (trustees) dans l’état de New-York, et même d’une seule personne dans d’autres états. Ils sont nommés, en général, seulement pour un an, Ils sont tenus de convoquer chaque année les électeurs en assemblée générale pour y rendre compte de leur gestion et répondre aux questions des intéressés. Ensuite ils doivent adresser à la direction centrale de l’instruction un rapport concernant la situation de l’enseignement dans le district. A côté du comité local se trouve le comité du township ; il forme une personne civile qui jouit du droit de propriété. Il reçoit les subsides de l’état et les taxes locales, pour les répartir entre les districts, autant que possible d’après les besoins de chacun. Il fait passer des examens aux candidats instituteurs et leur délivre le certificat qui seul leur permet d’être nommé par le comité local. Il détermine les livres et les méthodes qui seront adoptés, et il inspecte régulièrement les différentes écoles; en un mot, il s’occupe de la direction morale et intellectuelle de l’enseignement.

Au centre siège le bureau de l’instruction publique (board of education), à la tête duquel est placé un fonctionnaire d’un rang très élevé, le directeur-général ou surintendant (superintendent of public instruction). Dans certains états, comme dans celui de New-York, le surintendant est choisi par la législature; dans l’ouest. il est nommé en même temps que le gouverneur par tous les électeurs de l’état. Preuve certaine de l’importance qu’on attache à l’enseignement public, son traitement égale et surpasse même parfois celui du chef du pouvoir exécutif, particulièrement dans les nouveaux états de l’ouest, Illinois, Michigan, Wisconsin. Quelque haute que soit sa position, il ne peut agir par voie d’autorité sur les comités locaux, qui ne lui sont soumis sous aucun rapport. Sa mission est seulement d’éclairer la législature et le public au sujet de tout ce qui concerne l’enseignement. Il recueille les statistiques, visite les écoles, et s’efforce, par des conférences publiques, par des meetings et des adresses au peuple, d’accroître encore l’intérêt général en faveur du service qu’il représente. Tous les ans, il soumet à la législature un rapport détaillé sur la situation de l’enseignement dans l’état on tire ce document à un grand nombre d’exemplaires et on le distribue dans tous les districts. Les lacunes ou les défauts du système en vigueur y sont hardiment dénoncés et les réformes nécessaires signalées et démontrées. Quelques-uns de ces rapports, notamment ceux de MM. E. Potter de Rhode-Island et Victor Rice de New-York, Horace Mann et Henry Barnard du Massachusetts, forment d’admirables travaux qu’on ne peut assez consulter. La beauté du papier et de l’impression, l’élégance de la reliure, tout, jusqu’à ces menus détails, montre qu’il s’agit d’un objet qui tient au cœur de la nation entière.

Dans l’organisation qu’on vient d’esquisser, deux traits me frappent. En premier lieu, c’est l’application du principe économique de la division du travail. Sur le continent européen, les corps administratifs ordinaires sont chargés du soin de l’enseignement primaire en Amérique, des commissions sont nommées à tous les degrés pour s’occuper uniquement de l’école. L’avantage est qu’on peut ainsi choisir des hommes spéciaux, chargés d’une mission spéciale et spécialement responsables de tous leurs actes. C’est le plus sûr moyen de tirer parti de toutes les forces dont on dispose. Le second trait qui mérite d’être noté est que le seul ressort qui fait tout marcher, c’est la publicité. La parole et la presse, voilà les forces vives qui impriment le mouvement. Le surintendant, dont l’influence est énorme, n’agit sur les législateurs, sur les comités, sur les électeurs, dont au fond tout dépend, que par des discours et des rapports. La conviction fait tout, la contrainte rien. Ce système suppose plus de lumières et exige plus d’efforts, mais il est bien plus efficace parce qu’il est supporté par l’appui empressé de tous. Il serait prématuré de l’adopter partout en Europe; ce serait déjà pourtant un honneur et un bienfait que d’y tendre.

Les bâtimens d’école sont très différens d’aspect, suivant l’ancienneté de l’état auquel ils appartiennent. Dans l’ouest, au milieu de familles à peine assises sur le sol qu’elles conquièrent à la civilisation, ce ne sont guère que de grossiers chalets en poutres superposées, log-house. Dans les campagnes de l’est, c’est une simple maison à un étage, située dans un endroit salubre, gracieusement couronnée de verdure et décorée des guirlandes de la vigne et des lianes. Dans les villes comme Philadelphie, Boston ou New-York, ce sont d’imposans édifices à trois étages où tout est admirablement disposé pour l’usage auquel ils doivent servir. Afin de donner une idée de la disposition de ces bâtimens, entrons dans une des nouvelles écoles de New-York. Le rez-de-chaussée est occupé par une vaste salle consacrée aux jeux des enfans (play-room) et par l’habitation du portier (janitor’s rooms). Au premier étage, six petites classes de 5 mètres sur 7 donnent toutes dans une vaste salle centrale de 14 mètres sur 20 (reception room); où à certaines heures tous les élèves se réunissent pour certains exercices à faire en commun au deuxième étage, encore dix classes; enfin au troisième, une salle de réception et six classes comme au second. Toute l’école est chauffée par un calorifère à vapeur à basse pression et ventilée par des appareils perfectionnés. L’eau de la ville (Croton water) est distribuée à tous les étages. Chaque élève a un pupitre en bois verni et un siège isolé, le tout d’un aspect élégant et soigné, et il y a place pour 2,000 enfans. Les classes et les salles de réception contiennent une bibliothèque très complète, des cartes, des globes, de petites collections d’histoire naturelle, d’objets manufacturés, et même un piano. En une seule année (1861), la ville de New-York a consacré 6,500 dollars (33,800 fr.) à l’achat de ces instrumens, qui font la joie des enfans. Il est entendu aux États-Unis que toute école doit avoir sa bibliothèque, dont les livres sont prêtés aux élèves hors des heures de classe. La plupart des états ont voté à cet effet un fonds spécial réparti entre les districts, qui s’imposent des sacrifices pour le même objet. Les bibliothèques des écoles de l’état de New-York possèdent déjà un million et demi de volumes, ce qui pour 11,750 écoles fait 1,300 volumes pour chacune d’elles.

On ne peut s’imaginer les sacrifices faits en Amérique dans ces derniers temps pour améliorer les bâtimens d’école. On s’y est mis avec une ardeur, une véhémence sans pareille. A New-York par exemple, depuis dix ans toutes les anciennes écoles ont été rebâties et agrandies, et 25 nouvelles construites, pouvant contenir de 1,500 à 2,000 élèves chacune. En neuf ans, de 1853 à 1861, la dépense pour ce chapitre s’est élevée à 1,472,000 dollars, près de 8 millions de francs.

Tant vaut le maître, tant vaut l’enseignement, dit-on. Le personnel qui enseigne dans ces innombrables écoles et la façon dont il se recrute présentent encore bien des particularités faites pour étonner les Européens. Et d’abord dans la plupart des écoles ce sont des femmes qui sont chargées de l’enseignement. En 1861, on comptait dans le Massachusetts 4,000 institutrices et seulement 1,500 instituteurs, dans le New-York 7,583 instituteurs et 18,915 institutrices; dans les écoles des villes prises isolément, sauf les directeurs et les maîtres particuliers, on ne trouve que des femmes. Ainsi à Philadelphie il n’y a que 82 instituteurs pour 1,112 institutrices; à New-York, on compte dans les grandes écoles 3 hommes pour 21 ou 22 femmes. Dans les campagnes et surtout dans les états de l’ouest, la proportion n’est plus la même, parce qu’une jeune fille ne peut pas aussi bien y résider seule qu’un homme. Les garçons et les filles fréquentent la même école et la même classe jusqu’à quinze et seize ans, et c’est merveille de voir la jeune institutrice maintenir l’ordre dans ce groupe d’élèves dont plusieurs sont presque aussi âgés qu’elle. « Quelques jours après mon arrivée en Amérique, dit un voyageur qui a bien étudié cette étrange nation[4], je visitais l’académie de Westfield, magnifique village sur les bords de cette mer intérieure qu’on appelle le lac Érié. Chez le pasteur qui me donnait l’hospitalité demeuraient une jeune demoiselle de dix-neuf ans qui était professeur de mathématiques à l’académie et un jeune homme de vingt-trois ans, qui étudiait pour le ministère, mais qui, étant pauvre, partageait son temps entre l’office de domestique du pasteur et les cours publics, dont les plus ardus étaient professés par sa charmante commensale. Dans ces salles spacieuses, éclairées par un jour discret pénétrant au travers du feuillage, une centaine de fils et de filles de cultivateurs étudiaient. ensemble. La jeune maîtresse avait dans son auditoire des hommes à longue barbe auxquels elle expliquait un problème de hautes mathématiques avec une netteté et une simplicité parfaite. » Ce système offre de nombreux avantages d’abord celui de l’économie, car le salaire d’une institutrice est d’un tiers moins élevé que celui d’un instituteur, et cette différence est importante, puisqu’il y a de quatre à cinq fois plus d’écoles en Amérique qu’en Europe. En outre, à connaissances égales, il est établi que la femme communique mieux ce qu’elle sait aux enfans que les hommes. Elle a moins de roideur, de sécheresse et de pédantisme, plus de patience, d’imagination et de douceur. Douée des instincts de la mère, elle s’empare de l’attention des auditeurs, et les commencemens, d’ordinaire si arides, deviennent un jeu. La grâce même et la beauté ajoutent un charme secret à ses leçons. L’école n’est plus ainsi cette prison sombre, hérissée de punitions et d’ennui, que l’enfant redoute c’est comme un prolongement du foyer domestique où règne le doux esprit de la famille et où la sœur aînée instruit ses frères et sœurs cadets. Voici un second avantage non moindre que le premier, et dont l’état social profite directement. Les institutrices sont presque toutes jeunes, parce qu’elles ne restent que cinq ou six ans au plus dans la carrière elles la quittent presque toujours en se mariant. Or les habitudes d’ordre et d’autorité, les idées claires avec la facilité de les exprimer, l’instruction supérieure qu’elles y ont acquises, les préparent admirablement au rôle de mère de famille. En élevant les enfans des autres d’abord, elles apprennent à élever plus tard les leurs. Il est facile de comprendre l’immense influence que ce sévère noviciat des jeunes filles exerce sur la culture intellectuelle du peuple. Partout où pénètre l’action d’une de ces anciennes institutrices, l’ignorance est définitivement bannie.

Les impressions persistantes de l’école sont aussi pour beaucoup dans ce respect sérieux et profond qui entoure partout la femme aux États-Unis au point d’étonner et même d’excéder l’étranger. Les jeunes gens sont habitués à s’incliner sous l’autorité des femmes qui les instruisent elles sont habituées, elles, à s’en faire obéir. De là naît chez les uns un sentiment de déférence, chez les autres une confiance en soi, une assurance qui commande les égards et protège l’innocence. La femme est aussi d’ordinaire plus instruite que l’homme, parce que celui-ci se lance très jeune à la poursuite de la fortune, tandis que celle-là, dégagée de tout souci de ce genre, peut s’appliquer à la culture de son esprit. En Europe, une école de garçons dirigée par une femme serait déconsidérée, et aucun père, assure-t-on, n’y enverrait ses fils. Cependant il ne serait peut-être pas impossible de réagir contre ce préjugé et d’imiter en ceci l’Amérique. Le dernier rapport de M. Natoli sur l’instruction primaire en Italie nous apprend qu’à Milan on l’a essayé avec un plein succès. On a constaté, comme aux États-Unis, que les maîtresses faisaient faire aux élèves des progrès beaucoup plus rapides. En outre, pour le salaire malheureusement trop minime que les communes accordent aux instituteurs, elles ne peuvent conserver que des sujets généralement médiocres, tandis que pour la même somme elles obtiennent des institutrices bien plus capables. Le rapport italien fait ressortir un autre avantage de cette combinaison elle permet, dit-il, de remplacer les maîtres ecclésiastiques par des maîtresses laïques, sans augmenter la dépense, ce qui est la pierre d’achoppement dans les communes pauvres.

Chose plus étrange encore que toutes celles qui précèdent aux États-Unis, l’instituteur ou l’institutrice n’est nommé que pour un an dans les villes et pour six mois (a term) dans les campagnes. Sans doute, au bout de ce temps, tout le personnel n’est pas renouvelé les maîtres capables sont maintenus, et comme dans les villes ils touchent des appointemens très élevés<ref> Dans les villes, l’instituteur en chef touche au moins 5,000 fr. A New-York, son traitement monte à 1,500 dollars (7,750 fr.), et celui du sous-instituteur à 1,000 dollars. A la campagne, dans le Massachusetts, le salaire des instituteurs est de 250 fr. par mois et celui des institutrices de 115 fr. Dans les autres états, le salaire des institutrices est à peu près le même ; celui des instituteurs est moins élevé, sauf en Californie, où il est de plus de 500 fr. par mois.<ref>, ils restent souvent dans la carrière; mais dans les campagnes le renouvellement est très grand. Ce qui le prouve, c’est que de l’hiver à l’été la proportion des hommes et des femmes employés varie beaucoup. Ainsi en 1861, dans le Massachusetts, il y a eu en été seulement 472 instituteurs pour 4,856 institutrices, et en hiver 1,508 instituteurs pour 3,886 institutrices. Le nombre des premiers a donc augmenté de 1,036, et celui des secondes a diminué de 970, En été, lorsque l’école est surtout fréquentée par les filles et les jeunes garçons, on ne prend que des femmes. En hiver, quand les garçons de douze à seize ans suivent les leçons, on appelle un plus grand nombre de maîtres. Les instituteurs ne restent que peu de temps dans cette fonction; elle n’est point pour eux une carrière à vie, comme en Europe; c’est un noviciat qui prépare à une existence plus active et plus aventureuse, une manière de se pénétrer mieux de ce qu’ils ont appris en l’apprenant aux autres. Fils de cultivateurs, souvent au bout de deux ou trois ans, quatre ou cinq au plus, ils réunissent leurs économies, partent pour l’ouest et y achètent des terres qu’ils mettent en valeur. Le nombre d’hommes et de femmes qui ont été pendant un certain temps dans l’instruction publique est incroyable. En lisant la vie des hommes distingués des États-Unis, on voit que la plupart ont été maîtres d’école. Dans la plus riche société des grandes villes, on rencontre à tout instant d’anciennes maîtresses d’école. On les reconnaît, dit-on, à la précision de leur langage et à la netteté de leur pensée. Le chiffre des instituteurs qui se sont enrôlés dans l’armée fédérale est vraiment prodigieux, Je n’ai vu de statistique à ce sujet que pour un seul état, l’Ohio, mais cela suffit pour faire juger des autres. En 1861, l’Ohio comptait 10,459 instituteurs, et en 1862 il en est entré 4,617 dans l’armée fédérale, c’est-à-dire environ la moitié[5]. Dès la fin de l’année, beaucoup avaient succombé sur les champs de bataille, mais plusieurs occupaient les plus hauts grades : 4 étaient généraux et 9 colonels.

Pour former ces innombrables instituteurs et institutrices qui traversent l’école avant de se répandre dans toutes les autres carrières, les divers états ont créé depuis quelques années d’excellentes écoles normales où enseignent des professeurs de grand mérite largement rétribués. Les branches enseignées ne sont pas tout à fait les mêmes qu’en Europe ce sont l’algèbre, la géométrie, la chimie, l’astronomie, l’histoire naturelle, la psychologie, la philosophie morale, les élémens de la philosophie appliquée à l’étude de la nature, la théorie et l’histoire de la constitution, et l’art pédagogique. On croit en Amérique que rien n’élève plus l’âme vers Dieu que la connaissance des lois qui gouvernent l’univers, que la chimie est utile à tous les métiers et surtout à la ménagère, que pour agir sur les enfans il faut réfléchir aux ressorts qui déterminent l’être moral, et que l’étude sérieuse des mathématiques est indispensable pour donner de la rectitude à l’esprit et de la suite aux idées. Il nous semblerait à nous que ce programme conviendrait mieux à une école polytechnique qu’à des cours que fréquentent des jeunes filles de dix-sept ans pêle-mêle avec les jeunes gens aspirant au diplôme. Les élèves suivent les cours six heures par jour ; le reste du temps, ils étudient au sein des familles où ils prennent le logement et la nourriture (full board) moyennant 100 dollars par an. Fréquemment on les fait assister à des conférences sur divers sujets (lectures), et eux-mêmes sont tenus à en donner (sub-lecturing). Une école primaire est attachée à l’école normale, afin que les élèves puissent s’y exercer à l’art d’enseigner. Après les heures de classe, ils se réunissent sous la présidence de l’un des professeurs, et discutent ensemble l’une ou l’autre question que l’un d’eux est d’abord tenu d’exposer avec les développemens qu’elle comporte. Il est remarquable que, même dans les écoles normales, il y ait parmi ceux qui professent plus de femmes que d’hommes. Beaucoup de candidats instituteurs se forment aussi en restant longtemps à l’école primaire et par les études libres. Il y a pour cette catégorie de personnes qui veulent compléter leur instruction une institution curieuse et qui porte bien le cachet des mœurs américaines je veux parler des congrès d’instituteurs (teachers’ conventions). Pendant les vacances, les jeunes instituteurs et institutrices se réunissent dans chaque comté sous la présidence de quelque personnage important et au courant de la matière. Pendant la journée, ils suivent des cours, des conférences, des exercices pratiques ; le soir, ils se rassemblent en un meeting consacré à la discussion. Chacun a le droit de parler tour il tour sur la question portée à l’ordre du jour: c’est le régime parlementaire à l’usage des maîtres et des maîtresses d’école. Souvent les habitans de la ville où l’assemblée a lieu offrent l’hospitalité aux jeunes aspirans des deux sexes, et l’état paie une partie de leurs frais de voyage. Tout le monde comprend que l’instruction du peuple est le suprême intérêt de la nation, et chacun est heureux de contribuer à en favoriser les progrès.

La méthode suivie en Amérique pour former des instituteurs peut paraître étrange, mais elle est en rapport avec les mœurs et les institutions du pays. On veut leur donner les qualités qu’on tient à répandre dans la nation la confiance en soi, l’initiative individuelle, le sens pratique et l’habitude de la parole. Qu’on ne l’oublie point, la parole est le ressort des états libres, comme la force est celui des gouvernemens despotiques. La discussion et le vote, tel est le mécanisme au moyen duquel s’exprime la volonté nationale. Or, quand tous prennent part à l’administration des affaires publiques, il convient que chacun puisse dire ce qu’il pense et démontrer ce qu’il dit. L’étranger s’étonne de rencontrer aux États-Unis dans chaque homme un orateur bon ou mauvais, et d’entendre des ouvriers exposer leur pensée avec une parfaite netteté ils l’ont appris sur les bancs de l’école. Partout où l’on verra la moitié des instituteurs se lever pour défendre au prix de leur sang une noble cause et l’unité de la patrie, on pourra dire que du moins on en a fait des hommes, et qu’ils sauront en former à leur tour. Ce qui leur manque d’expérience est largement compensé, affirme-t-on, par cette énergie, cette activité, ce besoin de bien faire qui est propre à la jeunesse. L’action assoupissante de la routine est absolument bannie une vie nouvelle est constamment infusée dans le corps enseignant, qui est ainsi en rapport avec cette jeune et vigoureuse nation où tout change et se meut sans cesse.

Maintenant qu’enseigne-t-on dans les écoles primaires américaines D’abord, comme partout, à lire, à écrire et à calculer, — ensuite, beaucoup trop même, dit-on, de géographie, connaissance bien nécessaire pourtant à un peuple qui a tout un continent pour territoire et deux océans pour frontières, et qui, placé entre l’Europe et l’Asie, fait d’immenses échanges avec le monde entier, — un peu de géométrie et de dessin linéaire, surtout appliqué à l’arpentage et aux constructions, — quelques notions de chimie agricole et industrielle, d’astronomie, de physiologie[6] et de droit constitutionnel, — enfin la musique. Pour l’enseignement de la langue maternelle, on ne se contente pas aussi facilement que chez nous, et la raison. en est simple. L’école publique (common school) est fréquentée par les enfans de toutes les classes riches et pauvres s’y rencontrent sur les mêmes bancs et y restent très longtemps, jusqu’à quinze et seize ans. La plupart des hommes qui sont à la tête du pays n’ont pas reçu d’autre instruction. Elle doit donc donner à l’enfant les connaissances indispensables dans un pays de suffrage universel où des ouvriers comme Lincoln et Johnson deviennent les chefs de l’état et se montrent dignes de l’être. Le peuple correspond à peu près ici à la petite bourgeoisie d’Europe il faut qu’il reçoive une instruction aussi forte qu’elle et plus dirigée vers la pratique. Il ne suffit pas que l’enfant sache sa langue, il doit savoir s’en servir. Pour qu’il y parvienne, rien n’est négligé. On soigne l’élocution, on fait réciter des vers, déclamer des morceaux en prose, surtout les discours des fondateurs de l’indépendance, tout brûlans de patriotisme et d’amour de la liberté. On exige que l’élève expose ses idées sur une question donnée, puis qu’il les développe et qu’il les défende dans une discussion en règle, et, allant peut-être trop loin, on ne craint pas d’emprunter les sujets de ces joutes oratoires aux débats de la politique contemporaine. On ne se contente pas de faire de ces questions qui n’exigent qu’une brève réponse de quelques mots on demande à l’enfant de dire tout ce qu’il sait sur tel ou tel point, de raconter la biographie d’un homme éminent. Ce qu’on a en vue, c’est d’habituer l’élève à mettre de la suite dans ses idées, à se rendre compte de ce qu’il sait, à l’exposer clairement et avec ordre. On s’efforce d’exercer le raisonnement plus que la mémoire et de former des citoyens capables de se conduire dans un état libre.

Le développement des forces physiques n’est pas non plus négligé, quoiqu’il n’y ait point, de cours de gymnastique, ce qui est certes une lacune; on remplace ce cours par des exercices particuliers qui tiennent le milieu entre la gymnastique et la danse, et qu’on appelle calisthenics. A certaines heures, tous les enfans se réunissent dans la grande salle commune (reception room); la maîtresse se met au piano et joue un air de marche à cadence bien prononcée. Alors garçons et filles, se prenant par la main, forment des chaînes, des rondes et toute sorte de figures qui rappellent les évolutions du chœur antique. Ces exercices rhythmés dégourdissent les membres et donnent à tous les mouvemens du corps de la souplesse, de la grâce et de la précision. Depuis la dernière guerre, on apprend généralement aux garçons le maniement des armes et les exercices militaires. Les chants en commun, les accompagnemens au piano, ces exercices variés viennent rompre la monotonie des heures de classe et font chérir l’école aux enfans comme un lieu de récréation, Loin de souffrir de ces intermèdes, la discipline y gagne, paraît-il. Contraste souvent signalé, les Américains du nord, si remuans dans la vie habituelle, se soumettent sans hésiter à l’empire de la loi. De même leurs enfans si indépendans, si émancipés de toute autorité paternelle, se plient avec une docilité exemplaire et unanime aux règlemens d’ordre de l’école.


II.

En énumérant les matières enseignées, il en est une considérée presque partout en Europe comme la plus essentielle de toutes, et dont nous n’avons rien dit, la religion. — C’est qu’en effet on ne l’enseigne pas. Il y a plus il est strictement défendu aux instituteurs de faire mention des dogmes d’aucune religion positive. La seule prière qu’il puisse dire est l’oraison dominicale. Il doit seulement cultiver le sentiment moral en s’appuyant sur les principes de la religion naturelle, qui en forment la base. Voici en quels termes la loi du Massachusetts, adoptée à peu près dans tous les autres états, s’exprime à ce sujet « Les instituteurs doivent s’efforcer d’inculquer dans le cœur de la jeunesse confiée à leurs soins la piété, la justice, le respect de la vérité, l’amour de leur patrie et la bienveillance pour tous les hommes, la sobriété, le goût du travail, la chasteté, la modération, la tempérance et toutes les autres vertus qui font l’ornement de la société et la base de la république. Ils doivent montrer à leurs élèves, par des explications à la portée de leur âge, comment ces vertus tendent à maintenir et à perfectionner les institutions républicaines, à garantir à tous les inestimables bienfaits de la liberté et à assurer leur propre bonheur, et comment les vices opposés mènent inévitablement aux plus désastreuses conséquences. » A en juger d’après les résultats, ce mâle programme est suivi à la lettre. En Europe, on répète volontiers cet aphorisme L’atmosphère de l’école doit être religieuse et morale, et toute école où l’on n’enseignerait pas le catéchisme serait considérée comme un lieu de perdition. En Amérique, on dit la même chose, mais on croit en même temps qu’il vaut mieux s’occuper du dogme à l’église qu’à l’école. Les motifs qu’on en donne méritent d’être pesés.

D’abord, dit-on, partout où l’état est séparé de l’église, l’école publique doit être strictement laïque, car elle est une institution de l’état laïque. Si vous appelez le prêtre, vous devez subir ses conditions ou faire vos réserves; donc vous aboutissez à un concordat, et si le prêtre se retire, il tue l’école, D’ailleurs, en agissant ainsi, vous violez l’égalité des cultes. L’enseignement public est entretenu au moyen des taxes levées sur tous les citoyens; or si l’école favorise l’un ou l’autre culte, vous lésez tous les autres, car vous faites servir leur argent à propager ce qui est, suivant eux, une mortelle erreur. N’y eût-il qu’un croyant qui protestât, il faut respecter son opposition, car toute contrainte en matière de conscience est odieuse. En outre il est de l’intérêt de la religion qu’elle soit enseignée à l’église et non à l’école. Les leçons de religion succédant aux autres leçons sont traitées de la même façon. Elles se transforment en une tâche qui souvent inspire l’ennui et non le respect. Les maîtres eux-mêmes n’y font nulle différence, et fréquemment l’élève récite ce qu’il a appris par cœur avec des signes non équivoques de lassitude. Il faut n’avoir jamais assisté à une leçon de catéchisme dans une école primaire pour croire que cet exercice de mémoire puisse inculquer des sentimens religieux dans le cœur de la jeunesse. Données par le prêtre et dans l’église, les leçons de religion participent du caractère sacré de l’un et de l’autre. Elles se gravent dans l’esprit de l’enfant avec toute l’autorité du culte même, dont en effet elles doivent faire partie.

Mais, dira-t-on, toute école d’où l’enseignement de la religion est exclu est une école antireligieuse. Non, répondent les Américains, une école d’agriculture, une école d’arts et métiers, une université, ne sont pas antireligieuses parce qu’elles n’ont pas de chaire où l’on enseigne le dogme; ce n’est point leur objet. De même nos écoles primaires ont pour but d’apprendre aux enfans à lire et à écrire. C’est par respect pour la liberté de conscience et pour la dignité des cultes que nous ne voulons point mêler leur enseignement avec les études ordinaires, et que nous le réservons aux familles et aux pasteurs qu’elles choisissent librement.

Les Américains craignent tellement de donner à l’instruction du peuple ce qu’ils appellent une tendance sectaire (sectarian), c’est-à-dire la marque d’une religion positive quelconque, que la loi a formellement exclu tout ministre du culte, à quelque dénomination qu’il appartienne, de tous les comités locaux et autres qui dirigent ou inspectent les écoles entretenues par l’état. Tous les partis, toutes les sectes approuvent ce système, sauf les catholiques. Quoiqu’ils l’aient accepté et même réclamé en Irlande et en Hollande, où il est également appliqué, ils le combattent depuis quelques années aux États-Unis; leurs prêtres s’effraient des résultats ils croient s’apercevoir qu’un culte qui a pour base l’obéissance passive aux décrets d’un souverain pontife résidant bien loin au-delà de l’Atlantique risque de perdre de ses adhérens au contact d’autres cultes qui ont pour principe l’examen individuel, et qui sont plus en rapport avec les institutions libres et les mœurs individualistes du pays. L’archevêque de New-York, M. Hughes, s’est mis la tête d’une croisade qui a pour but de retirer les enfans des écoles nationales et de les placer dans des écoles exclusivement catholiques. Jusqu’à présent, beaucoup de parens résistent, et c’est heureux, car il serait regrettable que les catholiques vinssent à former une sorte de peuple à part, sourdement hostile aux institutions du pays.

Pour les protestans, l’instruction religieuse se donne dans les écoles du dimanche c’est encore une admirable institution due tout entière à l’initiative individuelle. L’enseignement commence aux premiers élémens et va jusqu’à des explications très approfondies. Quand on bâtit une église nouvelle, on y ajoute généralement une vaste salle de conférences (lectures room) où viennent s’asseoir en foule[7], sur des bancs circulaires, les enfans des fidèles appartenant souvent aux différentes nuances du protestantisme. Ici même les pasteurs cèdent généralement la place aux laïques. Les femmes, les hommes les plus distingués se disputent l’honneur d’instruire les petits enfans. C’est une incroyable émulation de dévouement, si éloignée de nos habitudes qu’elle nous paraît à peine explicable. Les juges des hautes cours, les chefs élus des cités et des états, les généraux même ne dédaignent pas de remplir l’humble fonction de maître d’école. Quand le général Harrison fut élu président de la république, il donnait l’instruction religieuse dans une école du dimanche. Le christianisme, exposé par des personnes mêlées à la vie civile, perd tout caractère sectaire et sacerdotal pour devenir une doctrine morale appuyée sur une foi vive, mais large; il s’insinue ainsi jusqu’au dernier fond de la société, à laquelle il donne une assiette solide pour les grandes épreuves. Les écoles du dimanche sont l’une des fermes bases des institutions républicaines des États-Unis.

L’école strictement laïque, qui, assure-t-on d’un certain côté, déracinerait tout sentiment religieux, ne paraît aucunement produire cet effet aux États-Unis. Nulle part ce sentiment n’est plus universel, plus profond, et surtout plus fécond en œuvres. Tous les voyageurs l’affirment, et d’après Tocqueville c’est la foi qui y est le fondement et le contre-poids de la liberté illimitée. On est assez disposé à mesurer la force des sentimens aux sacrifices d’argent qu’ils font faire à ce compte, les chiffres viendraient éloquemment confirmer les jugemens des voyageurs. En effet, on estime que les contributions volontaires des fidèles pour le salaire des pasteurs monte à 130 millions, c’est-à-dire à trois fois plus que le budget des cultes en France. On porte la valeur totale des 48,000 temples existans à 600 millions, et l’on bâtit annuellement 1,200 églises qui coûtent de 40 à 50 millions. Ajoutez encore 40 millions pour œuvres pies de toute nature, et l’on arrive à un total de plus de 210 millions, ou 7 francs par tête, consacrés librement aux intérêts du culte. Nulle part ailleurs, pas même en Angleterre; on n’arrive à de semblables résultats. Ainsi donc la séparation complète de l’église et de l’état et la sécularisation radicale de l’école, loin de nuire à la religion, lui donnent au contraire une force nouvelle, parce qu’elles l’associent au développement spontané de la conscience individuelle au sein de la liberté absolue.

Dans tous les états de l’Union, l’enseignement est maintenant entièrement gratuit. Il y a quelques années, une certaine rétribution (fees) était encore exigée. On prétendait alors en Amérique, comme en Angleterre et ailleurs, que la gratuité diminuait chez les parens l’intérêt qu’ils pouvaient porter à l’instruction de leurs enfans; mais plus tard une opinion. différente prévalut. En admettant cette observation comme juste en certains cas, on se persuada que pour les familles pauvres la rétribution était un obstacle sérieux, et qu’il fallait l’abolir, si on voulait attirer tous les enfans à l’école et fonder. une éducation vraiment nationale. En 1849, la législature de New-York décida qu’à l’avenir ses écoles populaires seraient gratuites, et elle établit le système des free schools. La loi, soumise trois fois de suite à la sanction de tous les électeurs, fut par trois fois confirmée à une énorme majorité. Depuis lors, l’exemple de New-York a été suivi partout. Cette distinction regrettable entre les écoles gratuites, fréquentées par les pauvres, et les écoles payantes, fréquentées par les riches, a maintenant tout à fait disparu, et l’on s’en félicite. Quand l’état social est démocratique, il faut supprimer tout ce qui de la part de l’état peut établir des distinctions entre les diverses classes. En les réunissant surtout pendant la jeunesse, on prévient chez les uns l’envie, chez les autres le dédain; il s’établit une certaine égalité de mœurs et une communauté de vues qui forment une garantie d’ordre pour l’avenir. Les documens soumis aux législatures des divers états vantent à l’envi les bienfaits de la gratuité absolue. Je trouve dans l’un des raports de M. Rice de New-York ces belles paroles « Dans un état comme le nôtre, il faut que tous les enfans, sans exception, puissent respirer l’instruction et les lumières comme ils respirent l’air et le soleil, librement et sans rétribution aucune. Leur en procurer les moyens est le premier devoir de la nation, parce que c’est son plus grand intérêt. »

Grâce à cette mesure, partout adoptée, le nombre des enfans qui fréquentent les écoles publiques a rapidement augmenté, et il atteint aujourd’hui une proportion qu’on ne retrouve pas ailleurs. On ne peut donner de chiffres se rapportant à l’Union entière pour deux motifs d’abord, parce que, l’instruction publique n’étant pas du ressort de la fédération, il n’existe point de statistique générale à ce sujet, et ensuite parce qu’en réunissant les chiffres recueillis dans tous les états, on arriverait à des résultats inexacts, attendu que, dans les états à esclaves, l’institution particulière rendait impossible l’organisation d’un enseignement destiné au peuple. Il faut donc nous en tenir aux données qui concernent les états libres. Ne pouvant les reproduire toutes ici, nous nous bornerons à prendre quatre types le principal état de la Nouvelle-Angleterre, le grand état commercial des bords de l’Atlantique, un état de l’ouest ancien et un état de l’ouest nouveau, — Massachusetts, New-York, Ohio et Wisconsin. — En 1862, le Massachusetts comptait, rien que dans ses écoles publiques, 227,319 enfans. La population était de 1,231,066 âmes, ce qui fait 182 élèves par 1,000 habitans, ou 1 élève par 5,4 habitans. Dans l’état de New-York, la proportion est plus favorable il y avait 892,550 écoliers pour 3,880,735 âmes, soit 230 écoliers pour 1,000 habitans, ou 1 écolier par 3,2; mais c’est l’Ohio qui présente les chiffres les plus remarquables. Sur une population de 2,339,502 âmes, on comptait 723,669 enfans dans les écoles publiques, ce qui fait 319 par 1,000 âmes, ou 1 par 3,2 habitans. C’est un résultat tout à fait extraordinaire, car les enfans en âge d’école, de sept à treize ans, ne sont d’ordinaire qu’au nombre de 110 par 1,000 habitans. On peut en conclure que non-seulement tous les enfans de cet âge fréquentent l’école, mais que beaucoup de ceux qui ne l’ont pas encore atteint ou qui l’ont dépassé s’y rendent également. En effet, l’âge de l’école primaire se compte en Amérique de cinq à quinze ans. Dans le nouvel état de Wisconsin, qui ne date que de 1848, les résultats sont moins favorables que ceux de l’Ohio, mais ils égalent presque ceux du New-York. On comptait 149,78ô élèves pour 775, 881 habitans, soit 206 par 1,000 âmes, ou 1 par 5,2 habitans; Pour apprécier la signification de ces chiffres, qui ne se rapportent qu’aux écoles publiques, il faut noter que, d’après le dernier rapport officiel, la France, avec une population de 37,382,225 âmes, envoyait dans ses écoles publiques et privées I 4336,368 enfans, soit 116 élèves par 1,000 habitans, ou 1 par 8,6 âmes.

On ne peut s’imaginer avec quelle ardeur les Américains s’efforcent de faire avancer l’instruction du peuple dès qu’ils s’aperçoivent qu’elle est en retard. J’en citerai un exemple entre mille. La ville de Chicago, dans l’Illinois, le grand entrepôt des blés de l’ouest, tout entière d’abord aux soins de son prodigieux développement matériel, avait un peu négligé de bâtir des écoles pour sa population sans cesse croissante. L’attention publique s’éveille le mal est signalé, chacun en comprend la gravité, et on se met à l’œuvre pour y porter remède avec une admirable énergie. En 1851, il n’y avait place que pour 1,700 élèves; en 1863, il y en avait pour 11,000, et tout était occupé. Aux États-Unis, quand on crie à l’ignorance! c’est comme lorsqu’on crie au feu! chacun accourt pour combattre le fléau, et on ne s’arrête que quand il est vaincu.

En matière d’enseignement comme en bien d’autres, la grande question est celle du budget. En Europe, l’aveugle parcimonie des gouvernemens, si prodigues pour leurs armées, est le principal et peut-être le seul obstacle à la diffusion de l’instruction. On comprend aussitôt qu’aux États-Unis, où le salaire du manœuvre est d’au moins 1 dollar par jour, on ne peut instruire tant de millions d’enfans, payer tant de centaines de milliers d’instituteurs, bâtir chaque année tant de milliers d’écoles, sans d’énormes sacrifices. A vrai dire, on n’y épargne rien, parce qu’on sait qu’il n’est point d’avances qui rapportent de plus grands profits. Ici encore l’Amérique a fait le contraire de ce qu’avait fait l’Europe. Dans les sociétés européennes, où dominaient les idées aristocratiques, on s’est occupé depuis longtemps d’organiser à grands frais un enseignement qui pût donner aux enfans des classes aisées les connaissances dont ils avaient besoin, et l’on abandonnait le soin d’instruire le peuple au zèle du clergé ou à la charité des particuliers. En Amérique, où l’état social était démocratique, on a d’abord organisé l’instruction du peuple aux frais du public, et on a laissé au clergé et aux particuliers le soin de fonder les établissemens que réclamait la culture scientifique des classes supérieures. De ce côté-ci de l’Atlantique, l’état a payé pour ceux qui pouvaient le faire eux-mêmes, tandis que de l’autre il a payé pour ceux qui ne le pouvaient pas. Il est difficile de ne pas trouver ce dernier système meilleur. Les Américains l’ont compris, et les sommes que les particuliers consacrent volontairement l’enseignement supérieur sont énormes, Ils ne connaissent point ce respect outré de l’hérédité qui fait croire qu’un homme lèse ses héritiers quand il dispose d’une partie de sa fortune en faveur d’une œuvre d’utilité publique. Ils croient au contraire qu’il est juste de prélever la dîme sur leur avoir en faveur du progrès de la société. Comme dans l’antiquité, l’idée de la patrie est assez forte pour contre-balancer ce que le sentiment de la famille a d’égoïste et d’étroit, Grâce à la libéralité des particuliers[8], l’enseignement supérieur se développe avec une rapidité merveilleuse; mais il s’agit simplement ici de voir ce que coûte l’enseignement primaire.

On peut porter les dépenses pour cet objet en moyenne dans les états qui n’avaient pas d’esclaves à environ 6 fr. par tête. Ainsi le Massachusetts, avec 1,231,066 habitans, consacre à l’instruction primaire, sans compter la construction et l’entretien des bâtimens, 7,600,000 fr.; New-York, avec 3,880,000 habitans, 24,500,000 fr., soit 6 francs 50 cent. par personne; l’Ohio, avec 2,339,502 âmes, 13,700,000 francs; le Michigan, avec 749,113 âmes, 11 millions de francs; l’Illinois, avec 1,711,951 âmes, 11 millions; la Californie, avec 379,994 habitans, dont 34,919 Chinois, 2,500,000 francs. Quand on prend les villes isolément, les résultats sont encore plus dignes d’attention et, osons le dire, d’admiration. Ainsi en 1851 la cité de New-York, ayant une population d’environ 900,000 âmes, a consacré à ses écoles publiques 8 millions de francs, ou environ 9 francs par tête. La subvention totale de l’état en France pour le même objet s’élevait à 6,464,029 francs 70 centimes en 1863.

Quand éclata la guerre civile, alors que les sources de la prospérité publique menaçaient de tarir au milieu du bruit des armes et du plus terrible bouleversement, malgré l’immense accroissement de dépenses occasionnées par l’enrôlement de quarante régimens de soldats dont on soutenait souvent les familles, au même moment où les états insurgés s’emparaient des fonds sacrés de l’instruction, New-York augmentait largement la somme qu’elle consacrait aux écoles du peuple. M. Randall, surintendant de l’instruction publique pour cette ville, a pu dire avec un légitime orgueil, en rappelant ces chiffres « Nous pouvons être fiers des sacrifices que nous avons faits pour nos écoles, surtout dans les circonstances actuelles. Quelle autre nation, obligée de mettre en œuvre toutes ses forces pour défendre ses droits les plus sacrés et son existence même et de faire face aux plus lourds impôts pour maintenir sous les armes une armée considérable recrutée dans tous les rangs de la société, quelle autre nation a consacré à l’instruction du peuple des sommes aussi considérables au sein d’épreuves aussi terribles? Et quel mobile nous a déterminés à faire ces sacrifices, si ce n’est la conviction que la diffusion des lumières est indispensable au maintien des institutions libres, et que l’instruction de tous est la base de cette glorieuse constitution que nous ont léguée les hommes de la révolution? Le peuple a compris que le plus sûr moyen d’assurer le triomphe définitif de la cause à laquelle il s’est dévoué avec une résolution unanime et un cœur héroïque était de répandre encore plus l’enseignement et de travailler avec énergie à ses progrès. » Belles paroles, noble confiance dans la force de la vérité! Pour vaincre la rébellion esclavagiste, l’épée ne suffisait pas, il fallait le livre; pour déraciner l’iniquité, il fallait plus que contraindre, il fallait éclairer.

L’argent destiné à l’instruction publique provient de plusieurs sources différentes. Il y a d’abord ce que l’on appelle le fonds des écoles (school-fund). Les Américains ont conservé cette tradition ancienne qui fait considérer un service public comme une personne civile ayant besoin pour subsister d’une dotation dont le revenu est employé à la faire vivre. C’est ainsi que se perpétuent généralement en Europe les fondations de charité qui remontent au moyen âge, les hospices et les bureaux de bienfaisance; c’est ainsi également que s’entretenaient et que s’entretiennent encore les églises établies là où elles ont survécu. En Amérique, au lieu de constituer un fonds pour soulager les pauvres, on a établi des ressources certaines pour développer l’instruction, qui prévient le paupérisme. On fonde une chaire dans une école plutôt qu’un lit à l’hôpital, et l’on fait plus de legs pour répandre des connaissances que pour distribuer des aumônes.

Le fonds de l’instruction publique provient soit d’une dotation primitive de l’état, soit de la vente des terres publiques. Le congrès, renonçant sur ce point à ses habitudes d’abstention, a décidé qu’un trente-sixième des terres serait affecté au fonds des écoles. Dans les états de l’ouest, où l’arpenteur peut tracer dans la prairie sans limites ces lignes se coupant à angle droit chères à l’esprit logique de l’Américain, le township forme un carré de trente-six milles anglais de superficie. Ce carré est subdivisé en trente-six lots d’un mille, et celui du milieu, appelé school section, est destiné à subvenir aux frais de l’enseignement. A mesure que la commune se peuple, les terrains acquièrent de la valeur. Ils sont successivement vendus[9], et le produit, accru souvent des intérêts accumulés, constitue le school-fund, que des donations, des legs et des dotations viennent encore peu à peu grossir. Voici quelques chiffres qui donneront une idée de l’importance de ce fonds dans les divers états en 1863. Dans le Massachusetts, il s’élevait à 8 millions 1/2 de francs, — dans le New-York à 15 millions, — dans l’Ohio à 15 millions, — dans le Michigan à 5 millions, — dans l’Indiana, état plus jeune, qui a pu profiter largement de la vente des terres publiques, à 39 millions, — dans l’Illinois à 27 millions — dans le Wisconsin à 12 millions, non compris les terres encore à vendre, — dans la Californie à 6,622,200 acres de terre. La seconde source de revenu des écoles, c’est le subside que leur accordent tous les états. Les communes, de leur côté, sont obligées de s’imposer pour une somme égale ou déterminée par la loi; mais la plupart donnent bien au-delà de leur contribution obligatoire. Ainsi dans le Massachusetts, pour recevoir une part du revenu du fonds des écoles, les communes doivent s’imposer jusqu’à concurrence d’un dollar et demi par enfant en âge d’école, de cinq à quinze ans. Aucune n’est restée au-dessous du chiffre imposé, et toutes, sauf trente-neuf, ont levé une somme double ou triple de celles qu’elles étaient tenues de consacrer à l’enseignement. Dès qu’il s’agit de cet important objet, chaque état s’ingénie à trouver des ressources. Ainsi dans l’un on voit un impôt sur les banques (bank-tax) affecté spécialement aux écoles, dans un autre un impôt sur les chemins de fer, dans un troisième un impôt sur l’enregistrement mais le revenu principal provient d’une taxe proportionnelle sur les propriétés, levée par les percepteurs ordinaires en même temps que les autres impôts. Ce sont les électeurs du township eux-mêmes qui, réunis chaque année en assemblée générale, décident quelle sera la somme qu’ils auront à payer, et il est beau de pouvoir constater que presque jamais les contribuables ne la trouvent trop forte. Plus un peuple est éclairé, mieux il comprend les bienfaits de l’instruction, et plus volontiers il se soumet aux sacrifices que son organisation exige. Une nation ignorante pensera toujours que l’argent employé à l’instruire est une dépense superflue, et il est probable que dans un village où nul ne saurait ni lire ni écrire il ne se trouverait pas une majorité pour voter le salaire d’un maître d’école. Tout le monde sent les besoins du corps, mais tous n’éprouvent pas ceux de l’esprit, parce qu’il faut l’avoir développé déjà pour s’apercevoir de ce qui lui manque. C’est pourquoi en matière d’enseignement l’initiative du pouvoir central est nécessaire dans les pays où le grand nombre est peu éclairé. A défaut d’une impulsion venue d’en haut, le peuple continuerait à vivre dans l’ignorance comme dans son élément naturel.

Si maintenant l’on considère l’organisation de l’enseignement aux États-Unis dans son ensemble, on sera frappé de voir à quel point elle diffère des systèmes en vigueur en Europe. Au lieu de maîtres vieillis dans leurs fonctions, presque partout des jeunes filles de dix-huit à vingt-cinq ans, — le personnel enseignant renouvelé en moyenne tous les cinq ans, — au lieu d’écoles séparées pour les deux sexes, les garçons et les filles réunis dans les mêmes classes, — nulle hiérarchie, nulle action du pouvoir central, — comme ressorts, rien que la discussion publique et la pression de l’opinion, — les dépenses de l’enseignement spécialement, directement et librement votées par ceux-là mêmes qui doivent s’en imposer le sacrifice, — l’instruction supérieure et moyenne abandonnée à l’initiative individuelle, l’instruction primaire au contraire rétribuée généreusement par tous les pouvoirs publics, — l’enseignement de la religion systématiquement exclu du programme, tels sont les traits qui distinguent le système américain, et qui en font le contre-pied de nos institutions d’enseignement. Est-il sur notre continent un pays qui pourrait adopter ce système avec avantage? J’en doute. Pour que le service de l’enseignement ne se désorganise pas au milieu de ces changemens incessans de personnes, il faut que tous les citoyens en comprennent l’importance; mais le principe fondamental sur lequel tout le reste repose devrait être imité partout. Dès leur origine, les états de la Nouvelle-Angleterre ont considéré l’éducation du peuple, ainsi que le demande justement M. Duruy, comme un grand service public, comme une dette de la communauté envers tous ses membres. Instruire, répandre les lumières, telle a été la principale fonction des pouvoirs publics et leur principale dépense, Tandis que d’autres prodiguaient les millions des contribuables pour créer des flottes puissantes, entretenir d’innombrables armées ou embellir des capitales, eux, ils réservaient les leurs pour bâtir des écoles et payer des instituteurs. On réclame de toutes parts la décentralisation et cette forme d’administration qu’on désigne par un mot anglais, le self-governement. Dans beaucoup de pays sans doute, et surtout en France, il est temps de desserrer les liens trop étroits qui enchaînent la spontanéité des populations et qui font dépendre leurs mouvemens d’une volonté unique, seule active au centre ; mais, qu’on se le persuade bien, la décentralisation ne produira de grands résultats et ne conduira à la liberté, l’exemple de l’Amérique le prouve, que quand l’instruction sera largement répandue jusque dans les dernières couches du peuple. Autrefois la conquête et la guerre étaient le but de l’état, parce qu’elles donnaient des richesses, des honneurs et de la gloire à ceux qui dans l’état étaient tout, les seigneurs et le souverain. Aujourd’hui le but de l’état est ou devrait être d’assurer à tous les citoyens le plein et libre développement de leurs facultés. Or le seul moyen de leur procurer ce bienfait en les affranchissant désormais de toute tutelle, c’est de fonder beaucoup d’écoles et d’y donner une instruction forte, attrayante, complète dans sa sphère. Les États-Unis l’ont compris plus tôt et mieux que tout autre pays. On y a vu le pouvoir fédéral, les états, les communes et les particuliers rivaliser de zèle pour répandre l’enseignement et ne reculer devant aucun sacrifice. À peine un état naît-il, comme le Kansas ou l’Orégon, à peine un territoire est-il constitué, comme le Dacota ou le Nevada, que déjà tout est préparé pour multiplier les écoles à mesure que la population s’accroîtra. L’instruction du peuple est une œuvre nationale à laquelle chacun contribue, dont tout le monde s’occupe, et qui ne laisse personne indifférent. Voilà le grand exemple que nous offre l’Union américaine, et qui doit éveiller de plus en plus l’émulation de l’Europe.


ÉMILE DE LAVELEYE.

  1. L’ignorance des immigrans d’Europe est une des grandes préoccupations des hommes prévoyans aux États-Unis. J’entendis un soir à l’hospice du Grand-Saint-Bernard une étrange conversation à ce sujet entre un des pères et un jeune Américain. Celui-ci se plaignait très naïvement de l’influence que les jésuites exerçaient sur les Irlandais. « Avez-vous lu le Juif errant d’Eugène Sue? demanda-t-il très naturellement au prêtre, qui répondit que non. Oh ! reprit le jeune citoyen de Boston, c’est que nous n’aimons pas les jésuites parce qu’ils n’aiment pas nos institutions, et aux élections ils font ce qu’ils veulent des Irlandais, qui sont très ignorans. Alors il faut les instruire, reprit le père. C’est bien ce que nous faisons, dit l’Américain; seulement il en arrive toujours de nouveaux, aussi ignorans que les premiers. » Il y a là en effet un danger, et pour y parer l’on parle de rétablir l’enseignement obligatoire, comme vient de le faire le Massachusetts.
  2. Ces détails sont empruntés à l’excellent ouvrage sur l’instruction aux États-Unis publié en suédois par M. P. A. Siljeström et traduit en anglais par Frederica Rowan. C’est le meilleur livre que j’aie lu sur la matière il est clair, complet et impartial. Les faits sont bien observés et parfaitement mis en lumière.
  3. Dans les états de Vermont, Maine, New-Hampshire, le district comprend en moyenne 700 hectares, dans l’état de New-York 950, dans celui de Massachusetts 475, dans le Wisconsin et le Michigan environ 2,500.
  4. Les États-Unis en 1861, par George Fisch.
  5. Ce fait est une preuve entre mille de la fausseté de cette assertion des ennemis de l’Union, qui soutenaient que la cause du nord n’était défendue que par des mercenaires étrangers. Ils ne voyaient que les Irlandais de New-York; ils fermaient les yeux sur le patriotisme ardent qui soulevait l’élie de la population. Jusque dans les rapports des surintendans de l’instruction, on voit éclater ces nobles sentimens. Je lis dans celui de M. Bandall, de New-York « Aussitôt après la prise du fort Sumter, la bannière étoilée fut arborée sur toutes les écoles de la cité, et les cent mille enfans qui les peuplent chantèrent d’une voix unanime l’air national. Sans négliger le cours ordinaire des études, on s’occupa activement dans tous nos établissemens de procurer des secours aux soldats en campagne. Plusieurs de nos instituteurs s’enrôlèrent, et un grand nombre de maitresses s’engagèrent dans les hôpitaux. Tous, maîtres et écoliers, n’épargnèrent aucun effort et aucun sacrifice pour défendre la grande cause de l’Union contre les traîtres qui osent l’attaquer. » On voit par ce seul trait comment la vie nationale pénètre et élève l’enseignement primaire.
  6. Un livre excellent en son genre, l’Histoire d’une Bouchée de pain, de M. Jean Macé, montre comment ces sciences peuvent être mises à la portée même des petites filles.
  7. On estime que les écoles du dimanche sont fréquentées par trois millions d’enfans sous la direction d’environ quatre cent mille moniteurs et monitrices. Il s’est formé des associations de missionnaires qui envoient des délégués dans tous les quartiers pauvres pour recruter les enfans dont les parens abrutis négligent complétement l’éducation: œuvre de sagesse, car il est plus important d’éclairer et de moraliser tes barbares qui sont à nos portes que ceux qui vivent aux antipodes. Les premiers du moins vous écoutent, vous comprennent et ne vous mangent point.
  8. Sans parler des établissemens connus, comme le Girard’s college de Philadelphie ou le Smithsonian institute de Washington, on pourrait citer un nombre infini de colléges, de séminaires et d’établissemens d’instruction de tout genre soutenus en grande partie par des souscriptions volontaires. Depuis quarante ans, l’université de Cambridge, près de Boston, a reçu plus de 5 millions de donations. Un M. Bussy donne par exemple 880,000 fr. pour la faculté de droit, et M. Phillips 500,000 fr. pour l’observatoire. En se bornant à quelques faits tout récens, on voit un M. Putnam donner 380,000 fr. pour construire une académie à Newburyport, un négociant de New-York, en pleine crise, consacrer 2 millions à la construction d’un collège pour les jeunes filles à Pougltkeepsie, sur les bords de l’Hudson, un habitant d’Utica offrir 2 millions ½ pour établir une école d’agriculture dans cette petite ville. Faut-il ouvrir une chaire nouvelle et y appeler un savant connu, quelques citoyens se cotisent, et le fonds est fait, le revenu assuré. Le peuple lui-même s’intéresse au progrès des hautes sciences on a élevé un observatoire au moyen de souscriptions à un sou.
  9. Ces ventes se font malheureusement parfois dans des conditions peu favorables. Ne serait-il pas à désirer que tous les terrains ne fussent pas aliénés? L’exemple des fondations européennes prouve à quel point la valeur des terres augmente, et cette progression serait cent fois plus rapide en Amérique. Si nos hospices avaient eu primitivement leur capital en argent, leur revenu serait à peu près nul aujourd’hui, et si les écoles d’Amérique gardaient une bonne partie du leur en terres, il triplerait tous les dix ans d’abord, tous les vingt ans plus tard.