De l’Imitation de Jésus-Christ (Brignon)/Livre 2/09

Traduction par Jean Brignon.
Bruyset (p. 97-102).


CHAPITRE IX.
De la privation des consolations sensibles.

LOrs qu’on est rempli des consolations divines, on méprise facilement toutes celles qui peuvent venir de la part des hommes.

Mais il faut une vertu heroïque pour le pouvoir soûtenir sans aucune consolation, ni divine, ni humaine, pour benir Dieu dans le tems même qu’on en est comme abandonné, pour ne rechercher en rien sa propre satisfaction, & pour ne se point appuyer sur ses mérites.

Ce n’est pas merveille que vous soyez gay & fervent, lorsque vous sentez la grace qui vous anime. Il n’y a personne qui ne vous envie ces momens si doux.

Il est aisé de courir lorsqu’on est porté par la grace.

Faut-il s’étonner qu’on trouve le fardeau leger, quand on est aidé par le Tout-puissant, & qu’on fasse beaucoup de chemin, quand on a Dieu même pour guide ?

On aime naturellement le plaisir ; & il faut faire de grands efforts pour se détacher entierement de soi-même.

Le glorieux Martyr saint Laurent, à l’imitation du saint Pape Sixte, vainquit le monde, parce qu’il avoit en horreur tout ce qui fait le bonheur du monde. Quelque attachement qu’il eût pour ce saint Pontife, il souffrit qu’on l’en separât, & supporta cette separation avec joye, pour l’amour de Jesus-Christ.

Ainsi l’affection qu’il portoit à l’homme de Dieu, ceda à l’amour qu’il avoit pour Dieu même ; & il aima mieux être privé d’une consolation humaine, que de manquer de soûmission à la volonté divine.

Apprenez par cet exemple, qu’il n’est point d’ami que vous ne deviez quitter volontiers pour Dieu.

Que si vos meilleurs amis vous abandonnent, consolez-vous sur ce que la mort doit enfin nous separer tous les uns des autres.

Il faut combattre long-tems, ayant qu’on se rende maître de soi, & qu’on soit tout-à-fait à Dieu.

Lorsqu’on se laisse dominer par l’amour propre, on recherche avidement les consolations humaines.

Mais si l’on a de l’amour pour Jesus Christ, & de l’ardeur pour la vertu, on fait peu de cas de ces sortes de consolations sensibles.

On ne demande qu’à se consumer de travaux pour le service de Dieu.

Lors donc que vous recevez d’en haut quelque douceur spirituelle, recevez là, non comme le prix de vos mérites, mais comme un pur don du Ciel, & avec action de graces.

N’en ayez pas meilleure opinion de vous ; ne vous en réjouissez point trop ; mais faites vous en plûtot un sujet d’humilité ; soyez-en plus retenu & plus vigilant dans toutes vos œuvres, parce que ce tems de paix passe vite, & qu’il est bien-tôt suivi d’un tems de guerre & de trouble.

La consolation ayant cessé, ne vous découragez pas, mais attendez humblement quelque nouvelle visite du Ciel.

Car Dieu peut vous rendre en un moment vôtre premiere tranquillité & vous combler de plus grandes graces.

Il n’y a rien en cela d’extraordinaire ni de nouveau pour les personnes qui ont quelque expérience de la conduite de Dieu sur les ames. Car de tout tems on a vû cette alternative de paix & de guerre, même dans les Saints & dans les anciens Prophétes.

De-là vient qu’un d’eux se sentant rempli de consolation, osoit se promettre que jamais il ne seroit ébranlé[1].

Mais étant tombé tout à coup dans une grande secheresse, il déclare quelle étoit la peine, en disant : Seigneur, vous avez détourné les yeux de dessus moi, & incontinent j’ai été troublé[2].

Il ne perd pourtant pas courage ; mais redoublant sa ferveur : Mon Dieu, dit-il, je crierai vers vous, ne cesserai d’implorer votre misericorde[3].

Enfin plein de joye de ce que Dieu a exaucé la priere, il s’écrie : Le Seigneur m’a écouté, en a eu pitié de moi : il s’est fait mon Protecteur[4].

Mais quelle est la grace que Dieu lui a faite, il l’exprime par ces paroles : Vous avez changé ma tristesse en joye, & m’avez rempli d’allegresse[5].

Si Dieu en use de cette sorte avec les Saints, nous ne devons pas nous décourager nous autres, qui étant sujets à mille foiblesses, nous nous trouvons tantôt fervens, & tantôt tiédes.

Car l’esprit Consolateur vient, & se retire, selon qu’il lui plaît ; ce qui a fait dire à Job : Vous le visitez le matin, & incontinent après vous l’éprouvez[6].

Sur quoi donc puis je m’appuyer que sur la bonté de Dieu, & sur la vertu de la grace ?

Car soit que je vive avec des personnes de pieté, avec des amis fidéles, avec de saints Religieux : soit que j’aye entre les mains beaucoup de bons Livres ; soit que je m’exerce à la psalmodie, tout cela ne me sert de guéres, & je n’y trouve presque plus de goût, lorsque Dieu m’ôte la grace, & m’abandonne à moi-même.

Le meilleur remede à ce mal est la patience, & la resignation à la volonté divine.

Je n’ai jamais vu de Religieux si parfait, qui ne tombât quelquefois dans l’aridité, & donc la ferveur ne fut sujette à se rallentir.

Il n’y a point eu de Saint, qui nonobstant les ravissemens & ses extases, n’ait enfin passé par la tentation.

Car celui qui ne sçait ce que c’est que de croix, ne mérite pas d’être élevé à la contemplation des choses divines.

L’experience nous montre que la tentation dispose l’ame à la consolation, & qu’elle en est comme un présage certain.

Aussi est ce à ceux dont la vertu est mise à l’épreuve, qu’on fait esperer le bonheur du Ciel. Je ferai manger, dit le Sauveur, du fruit de l’Arbre de Vie à celui qui aura gagné la victoire[7].

Au reste, si Dieu donne à l’homme des consolations spirituelles, c’est afin qu’il en soit plus fort pour porter la Croix.

Et si ensuite il permet qu’il soit tenté, c’est pour empêcher qu’il ne s’attribuë le bien qu’il a fait.

Le demon ne s’endort point ; la chair d’un autre côté n’est pas morte. Preparez-vous donc toujours au combat ; puisque vous avez à droit & à gauche des ennemis, qui ne reposent jamais.

  1. Psal. 29. 7.
  2. Psal. 29. 8.
  3. Psal. 29. 9.
  4. Psal. 29. 11.
  5. Psal. 29. 12.
  6. Job. 7. 18.
  7. Apoc. 2. 7.