De l’Homme/Section 9/Chapitre 4

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 136-150).
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CHAPITRE IV.

Des vraies causes des changements arrivés dans les lois des peuples.

Tant de changements arrivés dans les différentes formes de gouvernement doivent-ils être regardés comme l’effet de l’inconstance de l’homme ? Ce que je sais, c’est qu’en fait de coutumes, de lois et de préjugés, c’est de l’opiniâtreté, et non de l’inconstance de l’esprit humain, que l’on peut de plaindre.

Que de temps pour désabuser quelquefois un peuple d’une religion fausse et destructive du bonheur national ! Que de temps pour abolir une loi souvent absurde et contraire au bien public ! Pour opérer de pareils changements, ce n’est pas assez d’être roi, il faut être un roi courageux, instruit, et secouru encore par des circonstances favorables. L’éternité, pour ainsi dire, des lois, des coutumes, des usages de la Chine, dépose contre la prétendue légèreté des nations.

Supposons l’homme aussi réellement inconstant qu’on le dit, ce seroit dans le cours de sa vie que se manifesteroit son inconstance. Par quelle raison en effet des lois respectées de l’aïeul, du fils, du petit-fils, des lois à l’épreuve, pendant six générations, de la prétendu légèreté de l’homme, y deviendroient-elles tout-à-coup sujettes ?

Qu’on établisse des lois conformes à l’intérêt général : elles pourront être détruites par la force, la sédition, ou un concours singulier de circonstances, et jamais par l’inconstance de l’esprit humain[1].

Je sais que des lois bonnes en apparence, mais nuisibles en effet, sont tôt ou tard abolies. Pourquoi ? C’est que, dans un temps donné, il faut qu’il naisse un homme éclairé qui, frappé de l’incompatibilité de ces lois avec le bonheur général, transmette sa découverte aux bons esprits de son siecle. Cette découverte, qui, par la lenteur avec laquelle la vérité se propage, ne se communique que de proche en proche, n’est généralement reconnue vraie que des générations suivantes. Or, si les anciennes lois sont alors abolies, cette abolition n’est point un effet de l’inconstance des hommes, mais de la justesse de leur esprit.

Certaines lois sont-elles enfin reconnues mauvaises et insuffisantes ? n’y tient-on plus que par une vieille habitude ? le moindre prétexte suffit pour les détruire, et le moindre évènement le procure. En est-il ainsi des lois vraiment utiles ? Non. Aussi point de société étendue et policés où l’on ait abrogé celles qui punissent le vol, le meurtre, etc.

Mais cette législation si admirée de Lycurgue, cette législation tirée en partie de celle de Minos, n’eut que cinq ou six cents ans de durée. J’en conviens ; et peut-être n’en pouvoit-elle avoir davantage. Quelque excellentes que fussent les lois de Lycurgue, quelque génie, quelque vertu patriotique, et quelque courage qu’elles inspirassent aux Spartiates, il étoit impossible, dans la position où se trouvoit Lacédémone, que cette législation se conservât plus long-temps sans altération[2].

Les Spartiates, trop peu nombreux pour résister à la Perse, eussent été tôt ou tard ensevelis sous la masse de ses armées, si la Grece, si féconde alors en grands hommes, n’eût réuni ses forces pour repousser l’ennemi commun. Qu’arriva-t-il alors ? C’est qu’Athenes et Sparte se trouverent à la tête de la ligue fédérative des Grecs.

À peine ces deux républiques eurent, par des efforts égaux de conduite et de courage, triomphé de la Perse, que l’admiration de l’univers se partagea entre elles ; et cette admiration dut devenir et devint le germe de leur discorde et de leur jalousie. Cette jalousie n’eût produit qu’une noble émulation entre ces deux peuples, s’ils eussent été gouvernés par les mêmes lois ; si les limites de leur territoire eussent été fixées par des bornes immuables ; s’ils n’eussent pu les reculer sans armer contre eux toutes les autres républiques ; et qu’enfin ils n’eussent connu d’autres richesses que cette monnoie de fer dont Lycurgue avoit permis l’usage.

La confédération des Grecs n’étoit pas fondée sur une base aussi solide. Chaque république avoit sa constitution particuliere. Les Athéniens étoient à-la-fois guerriers et négociants. Les richesses gagnées dans le commerce leur fournissoient les moyens de porter la guerre au dehors. Ils avoient à cet égard un grand avantage sur les Lacédémoniens. Ces derniers, orgueilleux et pauvres, voyoient avec chagrin dans quelles bornes étroites leur indigence contenoit leur ambition. Le desir de commander, desir si puissant sur deux républiques rivales et guerrieres, rendit cette pauvreté insupportable aux Spartiates. Ils se dégoûterent donc insensiblement des lois de Lycurgue, et contracterent des alliances avec les puissances de l’Asie.

La guerre du Péloponnese s’étant alors allumée, ils sentirent plus vivement le besoin d’argent. La Perse en offrit : les Lacédémoniens l’accepterent. Alors la pauvreté, clef de l’édifice des lois de Lycurgue, se détacha de la voûte ; et sa chûte entraîna celle de l’état : alors les lois et les mœurs changerent ; et ce changement, comme les maux qui s’ensuivirent, ne furent point l’effet de l’inconstance de l’esprit humain[3], mais de la différente forme des gouvernements des Grecs, de l’imperfection des principes de leur confédération, et de la liberté qu’ils conserverent toujours de se faire réciproquement la guerre. De là cette suite d’évènements qui les entraînerent enfin à une ruine commune.

Une ligue fédérative doit être fondée sur des principes plus solides. Qu’on partage en trente républiques un pays grand comme la France : si ces républiques, gouvernées par les mêmes lois, sont liguées entre elle contre les ennemis du dehors ; si les bornes de leur territoire sont invariablement déterminées, qu’elles s’en soient respectivement garanti la possession, et se soient réciproquement assuré leur liberté ; je dis que, si elles ont d’ailleurs adopté les lois et les mœurs des Spartiates, leurs forces réunies et la garantie mutuelle de leur liberté les mettront également à l’abri et de l’invasion des étrangers, et de la tyrannie de leurs compatriotes.

Supposons cette législation la plus propre à rendre les citoyens heureux ; quel moyen d’en éterniser la durée ? Le plus sûr, c’est d’ordonner aux maîtres dans leurs instructions, aux magistrats dans les discours publics, d’en démontrer l’excellence[4]. Cette excellence constatée, une législation deviendroit à l’épreuve de la légèreté de l’esprit humain. Les hommes (fussent-ils aussi inconstants qu’on le dit) ne peuvent abroger des lois établies, qu’ils ne se réunissent dans leurs volontés. Or cette réunion suppose un intérêt commun de les détruire, et par conséquent une grande absurdité dans les lois.

Dans tout autre cas, l’inconstance même des hommes, en les divisant d’opinion, s’oppose à l’unanimité de leurs délibérations, et par conséquent assure la durée des mêmes lois.

Toute sage législation, qui lie l’intérêt particulier à l’intérêt public, et fonde la vertu sur l’avantage de chaque individu, est indestructible. Mais cette législation est-elle possible ? Pourquoi non ? L’horizon de nos idées s’étend de jour en jour ; et, si la législation, comme les autres sciences, participe aux progrès de l’esprit humain, pourquoi désespérer du bonheur futur de l’humanité ? Pourquoi les nations, s’éclairant de siecle en siecle, ne parviendroient-elles pas un jour à toute la plénitude du bonheur dont elles sont susceptibles ? Ce ne seroit pas sans peine que je me détacherois de cet espoir.

La félicité des hommes est pour une ame sensible le spectacle le plus agréable. À considérer dans la perspective de l’avenir, c’est l’œuvre d’une législation parfaite : mais si quelque esprit hardi osoit en donner le plan, que de préjugés, dira-t-on, il auroit à combattre et à détruire ! que de vérités dangereuses à révéler !


  1. L’œuvre des lois, dira-t-on, devroit être durable. Or, pourquoi ces Sarrasins, jadis échauffés de ces passions fortes qui souvent élevent l’homme au-dessus de lui-même, ne sont-ils plus aujourd’hui ce qu’ils étoient autrefois ? C’est que leur courage et leur génie ne fut point une suite de leur législation, de l’union de l’intérêt particulier à l’intérêt public, ni par conséquent l’effet de la sage distribution des peines et des récompenses temporelles. Leurs vertus n’avoient point de fondement aussi solide. Elles étoient le produit d’un enthousiasme momentané et religieux, qui dut disparoître avec le concours singulier des circonstances qui l’avoient fait naître.
  2. Les Lacédémoniens ont, dans tous les siecles et les histoires, été célebres par leurs vertus. On leur a néanmoins reproché souvent leur dureté envers leurs esclaves. Ces républicains, si orgueilleux de leur liberté et si fiers de leur courage, traitoient en effet leur ilotes avec autant de cruauté que les nations de l’Europe traitent aujourd’hui leurs negres. Les Spartiates, en conséquence, ont paru vertueux ou vicieux, selon le point de vue d’où on les a considérés. La vertu consiste-t-elle dans l’amour de la partie et de ses concitoyens ? les Spartiates ont peut-être été les peuples les plus vertueux. La vertu consiste-t-elle dans l’amour universel des hommes ? ces mêmes Spartiates ont été vicieux. Que faire pour les juger avec équité ? Examiner si, jusqu’au moment que tous les peuples, selon le desir de l’abbé de S.-Pierre, ne composeront plus qu’un grande et même nation, il est possible que l’amour patriotique ne soit pas destructif de l’amour universel ; si le bonheur d’un peuple n’est pas, jusqu’à présent, attaché au malheur de l’autre ; si l’on peut perfectionner, par exemple, l’industrie d’une nation sans nuire au commerce des nations voisines, sans exposer leurs manufacturiers à mourir de faim. Or, qu’importe, lorsqu’on détruit les hommes, que ce soit par le fer ou par la faim ?
  3. Ce n’est point l’inconstance des nations, c’est leur ignorance qui renverse si souvent l’édifice des meilleures lois. C’est elle qui rend un peuple docile aux conseils des ambitieux. Qu’on découvre à ce peuple les vrais principes de la morale, qu’on lui démontre l’excellence de ses lois, et le bonheur résultant de leur observation, ces lois deviendront sacrées pour lui, il les respectera et par amour pour sa félicité, et par l’opiniâtre attachement qu’en général les hommes ont pour les anciens usages.

    Point d’innovations proposées par les ambitieux qu’ils ne colorent du vain prétexte du bien public. Un peuple instruit, toujours en garde contre de telles innovations, les rejette toujours. Chez lui, l’intérêt du petit nombre des forts est contenu par l’intérêt du grand nombre des foibles. L’ambition des premiers est donc enchaînée ; et le peuple, toujours le plus puissant lorsqu’il est éclairé, reste toujours fidele à la législation qui le rend heureux.

  4. Il est nécessaire, dut Machiavel, de rappeler de temps en temps les gouvernements à leurs principes constitutifs. Qui près d’eux est chargé de cet emploi ? Le malheur. Ce fut l’ambition d’un Appius, ce furent les batailles de Cannes et de Thrasymene qui rappelerent les Romain à l’amour de la patrie. Les peuples n’ont sur cet objet que l’infortune pour maître. Ils en pourroient choisir un moins dur. Pour l’instruction même des magistrats, pourquoi ne liroit-on pas publiquement chaque année l’histoire de chaque loi et des motifs de son établissement, n’indiqueroit-on pas aux citoyens celles d’entre ces lois auxquelles ils sont principalement redevables de la propriété de leur vie, de leurs biens et de leur liberté ? Les peuples aiment leur bonheur. Ils reprendroient à cette lecture l’esprit de leurs ancêtres, et reconnoîtroient souvent, dans les lois les moins importantes en apparence, celles qui les mettent à l’abri de l’esclavage, de l’indigence et du despotisme.