De l’Homme/Section 9/Chapitre 5

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 151-154).
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CHAPITRE V.

La révélation de la vérité n’est funeste qu’à celui qui la dit.

Qu’est-ce en morale qu’une vérité nouvelle ? un nouveau moyen d’accroître ou d’assurer le bonheur des peuples. Que résulte-t-il de cette définition ? que la vérité ne peut être nuisible. Un auteur fait-il en ce genre une découverte ? quels sont donc ses ennemis ? 1°. ceux qu’il contredit (1) ; 2°. les envieux de sa réputation ; 3°. ceux dont les intérêts sont contraires à l’intérêt public.

Qu’un ministre multiplie le nombre des maréchaussées, il a pour ennemis les voleurs de grands chemins. Que ces voleurs soient puissants, le ministre sera persécuté. Il en est de même du philosophe : ses préceptes tendent-ils à assurer le bonheur du plus grand nombre ? il aura pour ennemis tous les voleurs de l’état ; et ces derniers sont à craindre. Pénétré-je les intrigues d’un clergé avide ? déconcerté-je les projets de l’avarice et de l’ambition monacale ? si le moine est puissant, je suis poursuivi. Prouvé-je les malversations d’un homme en place ? si ma preuve est claire, je suis puni. La vengeance du fort sur les foibles est toujours proportionnée à la vérité des accusations intentées contre lui. C’est du puissant (2) que Ménippe dit : « Tu te fâches, ô Jupiter, tu prends ton foudre ; tu as donc tort. »

Le puissant est communément d’autant plus cruel qu’il est plus stupide. Qu’un Turc, en entrant au divan, y représente que l’intolérance du mahométisme dépeuple l’état, aliene les Grecs, que le despotisme du grand-seigneur avilit la nation, que l’avarice et les vexations des pachas la découragent, que le défaut de discipline rend ses armées méprisables ; quel nom donnera-t-on à ce fidele citoyen ? celui de factieux ; on le livrera aux muets. La mort est à Constantinople la peine infligée à la révélation d’une vérité qui, méditée par le sultan, eût sauvé l’empire de la ruine prochaine qui le menace.

Par-tout où la nation n’est pas le puissant (et dans quel pays l’est-elle ?) l’avocat du bien public est martyr des vérités qu’il découvre. Quelle cause de cet effet ? la trop grande puissance de quelques membres de la société. Présenté-je au public une opinion nouvelle ? le public, frappé de sa nouveauté, et quelque temps incertain, ne porte d’abord aucun jugement. Dans ce premier moment, si les cris de l’envie, de l’ignorance et de l’intérêt, s’élevent contre moi, si je ne suis protégé ni par la loi ni par l’homme en place, je suis proscrit.

L’homme illustre achete donc toujours sa gloire à venir par des malheurs présents. Au reste, ses malheurs mêmes, et les violences qu’il éprouve, promulguent plus rapidement ses découvertes. La vérité, toujours instructive pour celui qui l’écoute, ne nuit qu’à celui qui la dit[1].

(1) La contradiction révolte l’ignorant. Si l’homme éclairé la supporte, c’est qu’examinateur scrupuleux de lui-même il est souvent surpris en erreur. L’ignorant ne sent point le besoin de l’instruction. Il croit tout savoir.

(2) Les vérités générales éclairent le public sans offenser personnellement l’homme en place. Pourquoi donc n’excite-t-il point les écrivains à la recherche de ces sortes de vérités ?


  1. Toute vérité, dit le proverbe, n’est pas bonne à dire. Mais que signifie ce mot bonne ? Il est le synonyme de sûre. Qui dit la vérité s’expose sans doute à la persécution ; c’est un imprudent. Je le veux. L’imprudent est donc l’espece d’homme la plus utile. Il seme à ses frais des vérités dont ses concitoyens