De l’Homme/Section 9/Chapitre 3

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 131-136).
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CHAPITRE III.

Du luxe de plaisir.

Point de jour qu’on ne parle de la corruption des mœurs nationales. Que doit-on entendre par ce mot ? « Le détachement de l’intérêt particulier de l’intérêt général ». Pourquoi l’argent, ce principe d’activité d’un peuple riche, devient-il si souvent un principe de corruption ? C’est que le public, comme je l’ai déja dit, n’en est pas le seul distributeur ; c’est que l’argent, en conséquence, est souvent la récompense du vice. Il n’en est pas ainsi des récompenses dont le public est l’unique dispensateur. Toujours un don de la reconnoissance nationale, elles supposent toujours un bienfait, un service rendu à la patrie, par conséquent une action vertueuse. Un tel don, de quelque espece qu’il soit, resserrera donc toujours le nœud de l’intérêt personnel et général.

Qu’une belle esclave, une concubine, devienne chez un peuple le prix ou des talents, ou de la vertu, ou de la valeur, les mœurs de ce peuple n’en seront pas plus corrompues. C’est dans les siecles héroïques que les Crétois imposoient aux Athéniens ce tribut de dix belles filles dont Thésée les affranchit : c’est dans les siecles de leurs triomphes et de leur gloire que les Arabes et les Turcs exigeoient de pareils tributs des peuples qu’ils avoient vaincus.

Lit-on ces poëmes, ces romans celtiques, histoires toujours vraies des mœurs d’un peuple encore féroce ? on y voit les Celtes s’armer, comme les Grecs, pour la conquête de la beauté, et l’amour, loin de les amollir, leur faire exécuter les entreprises les plus hardies.

Tout plaisir, quel qu’il soit, s’il est proposé comme prix des grands talents ou des grandes vertus, peut exciter l’émulation des citoyens, et même devenir un principe d’activité et de bonheur national ; mais il faut pour cet effet que tous les citoyens y puissent également prétendre, et qu’équitablement dispensés ces plaisirs soient toujours la récompense de quiconque montre ou plus de talents dans le cabinet, ou plus de valeur dans les armées, ou plus de vertus dans les cités.

Supposons qu’on ordonne des fêtes magnifiques, et que, pour réchauffer l’émulation des citoyens, l’on n’y admette d’autres spectateurs que des hommes déja distingués par leur génie, leurs talents, ou leurs actions ; rien que ne fasse entreprendre le desir d’y trouver place. Ce desir sera d’autant plus vif, que la beauté de ces mêmes fêtes sera nécessairement exagérée et par la vanité de deux qui y seront admis, et par l’ignorance de ceux qui s’en trouveront exclus.

Mais, dira-t-on, que d’hommes malheureux par cette exclusion ! Moins qu’on ne croit. Si tous envient une récompense qui s’obtient par l’intrigue et le crédit, c’est que tous sont en droit d’y prétendre ; mais peu de gens desirent celle qui s’acquiert par de grands travaux et de grands dangers.

Loin d’envier le laurier d’Achille ou d’Homere, le poltron et le paresseux le dédaignent. Leur vanité consolatrice ne leur laisse voir dans les hommes d’un grand talent ou d’une grande valeur que des fous dont la paie ; comme celle des plombiers et des sapeurs, doit être haute, parcequ’ils s’exposent à de grands dangers et à de grands travaux. Il est juste et sage, diront le poltron et le paresseux, de payer magnifiquement de tels hommes ; il seroit fou de les imiter.

L’envie, commune à tous, n’est un tourment réel que pour ceux qui courent la même carriere ; et si l’envie est un mal pour eux, c’est un mal nécessaire.

Mais je veux, dira-t-on, que, d’après une connoissance profonde du cœur et de l’esprit humain, l’on parvînt à résoudre le problême d’une excellente législation ; qu’on éveillât dans tous les citoyens, et l’industrie, et ces principes d’activité qui les portent au grand ; qu’on les rendît enfin le plus heureux possible. Une si parfaite législation ne seroit encore qu’un palais bâti sur le sable ; et l’inconstance naturelle à l’homme détruiroit bientôt cet édifice élevé par le génie, l’humanité et la vertu.