De l’Homme/Section 9/Chapitre 2

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 113-131).
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CHAPITRE II.

Des premieres questions à se faire lorsqu’on veut donner de bonnes lois.

On peut se demander :

1°. Quel motif a rassemblé les hommes en société ? Si la crainte des bêtes féroces, la nécessité de les écarter des habitations, de les tuer pour assurer sa vie et sa subsistance, ou si quelque autre motif de cette espece ne dut point former les premieres peuplades ?

2°. Si les hommes une fois réunis, et successivement devenus chasseurs, pasteurs et cultivateurs, ne furent pas forcés de faire entre eux des conventions, et de se donner des lois ?

3°. Si ces lois pouvoient avoir d’autre fondement que le desir commun d’assurer la propriété de leurs biens, de leur vie et de leur liberté, exposée, dans l’état de non-société comme dans celui du despotisme, à la violence du plus fort ?

4°. Si le pouvoir arbitraire, sous lequel un citoyen reste exposé aux insultes de la force et de la violence, où on lui ravit jusqu’au droit de la défense naturelle, peut être regardé comme une forme de gouvernement ?

5°. Si le despotisme, en s’établissant dans un empire, n’y rompt pas tous les liens de l’union sociale ? Si les mêmes motifs, si les mêmes besoins qui réunirent d’abord les hommes ne leur commandent point alors la dissolution d’une société où, comme en Turquie, l’on n’a la propriété ni de ses biens, ni de sa vie, ni de sa liberté ; où les citoyens enfin, toujours en état de guerre les uns contre les autres, ne reconnoissent d’autres droits que la force et l’adresse ?

6°. Si les propriétés peuvent être long-temps respectées sans entretenir, comme en Angleterre, un certain équilibre de puissance entre les différentes classes de citoyens ?

7°. S’il est un moyen de maintenir la durée de cet équilibre, et si son entretien n’est pas absolument nécessaire pour s’opposer efficacement aux efforts continuels des grands pour s’emparer des propriétés des petits ?

8°. Si les moyens proposés à ce sujet par M. Hume, dans son petit mais excellent Traité d’une république parfaite, sont suffisants pour opérer cet effet ?

9°. Si l’introduction de l’argent dans sa république[1] n’y produiroit point à la longue cette inégale répartition de richesses qui fournit au puissant les fers dont il enchaîne ses concitoyens ?

10°. Si l’indigent a réellement une patrie ? Si la non-propriété doit quelque chose au pays où elle ne possede rien ? Si l’extrême pauvreté, toujours aux gages des riches et des puissants, n’en doit pas souvent favoriser l’ambition ? Si l’indigent enfin n’a pas trop de besoins pour avoir des vertus ?

11°. Si, par la subdivision des propriétés, les lois ne pourroient pas unir l’intérêt du grand nombre des habitants à l’intérêt de la patrie ?

12°. Si, d’après l’exemple des Lacédémoniens, dont le territoire, partagé en trente-neuf mille lots, étoit distribué aux trente-neuf mille familles qui formoient la nation, on ne pourroit pas procurer à un plus grand nombre de familles un terrain plus ou moins étendu, mais toujours proportionné au nombre de ceux qui la composent ?

13°. Si la distribution moins inégale des terres et des richesses[2] n’arracheroit point une infinité d’hommes au malheur réel qu’occasionne l’idée exagérer qu’ils se forment de la félicité du riche[3] ; idée productrice de tant d’inimitiés entre les hommes, et de tant d’indifférence pour le bien public ?

14°. Si c’est par un grand ou petit nombre de lois saines et claires qu’il faut gouverner les peuples ? Si, du temps des empereurs, et lorsque la multiplicité des lois obligea de les rassembler dans les codes Justinien, Trébonien, etc., les Romains étoient plus vertueux et plus heureux que lors de l’établissement des lois des douze tables ?

15°. Si la multiplicité des lois n’en occasionne pas l’ignorance et l’inexécution ?

16°. Si cette même multiplicité de lois, souvent contraires les unes aux autres, ne nécessite pas les peuples à charger certains hommes et certains corps de leur interprétation ? Si les hommes et les corps chargés de cette interprétation ne peuvent point, en changeant insensiblement ces mêmes lois, en faire les instruments de leur ambition ? Si l’expérience enfin ne nous apprend pas que par-tout où il y a beaucoup de lois il y a peu de justice ?

17°. Si, dans un gouvernement sage, on doit laisser subsister deux autorités indépendantes et suprêmes, telles que la temporelle et la spirituelle ?

18°. Si l’on doit limiter la grandeur des villes ?

19°. Si leur extrême étendue permet de veiller à l’honnêteté des mœurs ? Si, dans les grandes villes, on peut faire usage du supplice si salutaire de la honte et de l’infamie[4] ? et si, dans une ville comme Paris ou Constantinople, un citoyen, en changeant de nom et de quartier, ne peut pas toujours échapper à ce supplice ?

20°. Si, par une ligue fédérative plus parfaite que celle des Grecs, un certain nombre de petites républiques ne se mettroient pas à l’abri et de l’invasion de l’ennemi, et de la tyrannie d’un citoyen ambitieux ?

21°. Si, dans la supposition où l’on partageât en trente provinces ou républiques un pays grand comme la France, où l’on assignât à chacun de ces états un territoire à-peu-près égal, où ce territoire fût circonscrit et fixé par des bornes immuables, où sa possession enfin fût garantie par les vingt-neuf autres républiques, il est à présumer qu’une de ces républiques pût asservir les autres, c’est-à-dire qu’un seul homme se battît avec avantage contre vingt-neuf ?

22°. Si, dans la supposition où toutes ces républiques seroient gouvernées par les mêmes lois ; où chacun de ces petits états, chargé de sa police intérieure et de l’élection de ses magistrats, répondroit à un conseil supérieur composé de quatre députés de chaque république, et principalement occupé des affaires de la guerre et de la politique, seroit cependant chargé de veiller à ce que chacune de ces républiques ne réformât ou ne changeât sa législation que du consentement de toutes ; où d’ailleurs l’objet des lois seroit d’élever les ames, d’exalter les courages, et d’entretenir une discipline exacte dans les armées ; si, dans une telle supposition, le corps entier de ces républiques ne seroit pas toujours assez puissant pour s’opposer efficacement aux projets ambitieux de leurs voisins et de leurs concitoyens[5] ?

23°. Si, dans l’hypothese où la législation de ces républiques en rendît les citoyens le plus heureux possible, et leur procurât tous les plaisirs compatibles avec le bien public, si ces mêmes républiques ne seroient pas alors moralement assurées d’une félicité inaltérable ?

24.° Si le plan d’une bonne législation ne doit pas renfermer celui d’une excellente éducation ? Si l’on peut donner une telle éducation aux citoyens sans leur présenter des idées nettes de la morale, et sans rapporter les préceptes au principe unique de l’amour du bien général ? Si, rappelant à cet effet aux hommes les motifs qui les ont réunis en société, on ne pourroit pas leur prouver qu’il est presque toujours de leur intérêt bien entendu de sacrifier un avantage personnel et momentané à l’avantage national, et de mériter par ce sacrifice le titre honorable de vertueux ?

25°. Si l’on peut fonder la morale sur d’autres principes que sur celui de l’utilité publique ? Si les injustices mêmes du despotisme, toujours commises au nom du bien public, ne prouvent pas que ce principe est réellement l’unique de la morale ? Si l’on peut y substituer l’utilité particuliere de sa famille et de sa parenté[6] ?

26°. Si, dans la supposition où l’on consacreroit cet axiôme,

Qu’on doit plus à sa parenté qu’à sa patrie,

un pere, dans le dessein de se conserver à sa famille, ne pourroit pas abandonner son poste au moment du combat ? Si ce pere, chargé de la caisse publique, ne pourroit pas la piller
pour en distribuer l’argent à ses enfants, et dépouille ainsi ce qu’il doit aimer le moins, pour en revêtir ce qu’il doit aimer le plus ?

27°. Si, du moment où le salut public n’est plus la suprême loi et la premiere obligation du citoyen[7], il subsiste encore une science du bien et du mal ? S’il est enfin une morale lorsque l’utilité publique n’est plus la mesure de la punition ou de la récompense, de l’estime ou du mépris, dus aux actions des citoyens ?

28°. Si l’on peut se flatter de trouver des citoyens vertueux dans un pays où les honneurs, l’estime et les richesses, seroient devenus, par la forme du gouvernement, les récompenses du crime ; où le vice enfin seroit heureux et respecté ?

29°. Si les hommes, se rappelant alors que le desir du bonheur est le seul motif de leur réunion, ne sont pas en droit de s’abandonner au vice par-tout où le vice procure honneur, richesse et félicité ?

30°. Si, dans la supposition où les lois, comme le prouve la constitution des jésuites, puissent tout sur les hommes, il seroit possible qu’un peuple entraîné au vice par la forme de son gouvernement pût s’en arracher sans faire quelque changement dans ces mêmes lois ?

31°. S’il suffit pour qu’une législation soit bonne qu’elle assure la propriété des biens, de la vie et de la liberté des citoyens ; qu’elle mette moins d’inégalité dans les richesses nationales, et les citoyens plus à portée de subvenir par un travail modéré[8] à leurs besoins et à ceux de leur famille ? S’il ne faut pas encore que cette législation exalte dans les hommes le sentiment de l’émulation, que l’état propose à cet effet de grandes récompenses aux grands talents et aux grandes vertus ? si ces récompenses, qui consistent toujours dans le don de quelques superfluités, et qui furent jadis le principe de tant d’actions fortes et magnanimes, ne pourroient point encore produire le même effet[9] ? et si des récompenses décernées par le public (de quelque nature d’ailleurs qu’elles soient) peuvent être regardées comme un luxe de plaisir propre à corrompre les mœurs ?



  1. L’or, corrupteur des mœurs des nations, est une fée qui souvent y métamorphose les honnêtes gens en frippons. Lycurgue, qui le savoit bien, chassa cette fée de Lacédémone.
  2. Le nombre des propriétaires est-il très petit dans un empire relativement au grand nombre de ses habitants ? la suppression même des impôts n’arracheroit point ces derniers à la misere. Le seul moyen de les soulager seroit de lever une taxe sur l’état ou le clergé, et d’en employer le produit à l’achat de petits fonds qui, distribués tous les ans aux plus pauvres familles, multiplieroient chaque année le nombre des possesseurs.
  3. Le spectacle du luxe est sans doute un accroissement de malheur pour le pauvre. Le riche le sait, et ne retranche rien de ce luxe. Que lui importe le malheur de l’indigent ? Les princes eux-mêmes y sont peu sensibles : ils ne voient dans leurs sujets qu’un vil bétail. S’ils le nourrissent, c’est qu’il est de leur intérêt de le multiplier. Tous les gouvernements parlent de population. Mais quel empire faut-il peupler ? Celui dont les sujets sont heureux. Les multiplier dans un mauvais gouvernement, c’est former le barbare projet d’y multiplier les misérables ; c’est fournir à la tyrannie de nouveaux instruments pour s’asservir de nouvelles nations, et les rendre pareillement infortunées ; c’est étendre les malheurs de l’humanité.
  4. Dans un gouvernement sage, le supplice de la honte suffiroit seul pour contenir le citoyen dans son devoir.
  5. En général, l’injustice de l’homme n’a d’autre mesure que celle de sa puissance. Le chef-d’œuvre de la législation consiste donc à borner tellement le pouvoir de chaque citoyen, qu’il ne puisse jamais impunément attenter à la vie, aux biens et à la liberté d’un autre. Or, ce problême n’a, jusqu’à présent, été nulle part mieux résolu qu’en Angleterre.
  6. L’amour de la patrie n’est-il plus regardé par un homme comme le premier principe de la morale, cet homme peut être bon pere, bon mari, bon fils ; mais il sera toujours mauvais citoyen. que de crimes l’amour des parents n’a-t-il pas fait commettre !
  7. Est-on insensible aux maux publics qu’occasionne une mauvaise administration ? est-on foiblement affecté du déshonneur de sa nation ? ne partage-t-on pas avec elle la honte de ses défaites ou de son esclavage ? on est un citoyen lâche et vil. Pour être vertueux, il faut être malheureux de l’infortune de ses concitoyens. Si, dans l’orient, il étoit un homme dont l’ame fût vraiment honnête et élevée, il passeroit sa vie dans les larmes ; il auroit pour la plupart des visirs la même horreur qu’on eut jadis en France pour Bullion, qui, dans le moment où Louis XIII s’attendrissoit sur la misere de ses sujets, lui fit cette réponse atroce: « Sachez que vos peuples sont encore assez heureux de n’être pas réduits à brouter l’herbe. »
  8. Regarder la nécessité du travail comme une suite du péché originel et comme une punition de Dieu, c’est une absurdité : cette nécessité, au contraire, est une faveur du ciel. Que la nourriture de l’homme soit le prix de son travail, c’est un fait. Or, pour expliquer un fait si simple, qu’est-il besoin de recourir à des causes surnaturelles, et de présenter toujours l’homme comme une énigme ? S’il parut tel autrefois, il faut convenir qu’on a depuis tant généralisé le principe de l’intérêt, si bien prouvé que cet intérêt est le principe de toutes nos pensées et de touts nos actions, que le mot de l’énigme est enfin deviné, et que, pour expliquer l’homme, il n’est plus nécessaire, comme le prétend Pascal, de recourir au péché originel.
  9. Les principes de nos actions sont en général la crainte et l’espoir d’une peine et d’un plaisir prochain. Les hommes, presque toujours indifférents aux maux éloignés, ne font rien pour s’y soustraire. Qui n’est pas malheureux se croit dans son état naturel. Il imagine pouvoir toujours s’y conserver. L’utilité d’une loi préservatrice du malheur à venir est donc rarement sentie. Combien de dois les peuples ne se sont-ils pas prêtés à l’extinction de certains privileges qui seuls les garantissoient de l’esclavage ! La liberté, comme la santé, est un bien dont communément on ne sent le prix qu’après l’avoir perdu. Les peuples, en général, trop peu occupés de la conservation de leur liberté, ont, par leur incurie, trop souvent fourni à la tyrannie les moyens de les asservir.