De l’Homme/Section 8/Chapitre 19

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 65-74).
Chap. XX.  ►


CHAPITRE XIX.

Du pouvoir d’abstraire.

Il est peu de mots abstraits dans les langues sauvages, et beaucoup dans celles des peuples policés. Ces derniers, intéressés à l’examen d’une infinité d’objets, sentent à chaque instant le besoin de se communiquer nettement et rapidement leurs idées. C’est à cet effet qu’ils inventent tant de mots abstraits : l’étude des sciences les y nécessite.

Deux hommes, par exemple, ont à considérer une qualité commune à deux corps : ces deux corps peuvent se comparer selon leur masse, leur grandeur, leur densité, leur forme, enfin leurs couleurs diverses ; que feront ces deux hommes ? Ils voudront d’abord déterminer l’objet de leur examen. Ces deux corps sont-ils blancs ? si c’est uniquement leur couleur qu’ils comparent, ils inventeront le mot blancheur ; ils fixeront par ce mot toute leur attention sur cette qualité commune à ces deux corps, et en deviendront d’autant meilleurs juges de la différente nuance de leur blancheur.

Si les arts et la philosophie ont, par ce motif, dû créer en chaque langue une infinité de mots abstraits, faut-il s’étonner qu’à leur exemple la poésie ait fait aussi ses abstractions, qu’elle ait personnifié et déifié les êtres imaginaires de la force, de la justice, de la vertu, de la fievre, de la victoire, qui ne sont réellement que l’homme considéré en tant que fort, juste, vertueux, malade, victorieux, etc., et qu’elle ait enfin, dans toutes les religions, peuplé l’olympe d’abstractions ?

Un poëte se fait-il l’architecte des demeures célestes ? se charge-t-il de construire le palais de Plutus ? il applique la couleur et la densité de l’or aux montagnes au centre desquelles il place l’édifice, qui se trouve alors environné de montagnes d’or. Ce même poëte applique-t-il à la grosseur de la pierre de taille la couleur du rubis ou du diamant ? cette abstraction lui fournit tous les matériaux nécessaires à la construction du palais de Plutus ou des murs crystallins des cieux. Sans le pouvoir d’abstraire, Milton n’eût point rassemblé dans les jardins d’Éden tant de points de vue pittoresques, tant de grottes délicieuses, tant d’arbres, tant de fleurs, enfin tant de beautés partagées par la nature en mille climats divers.

C’est le pouvoir d’abstraire qui, dans les contes et les romains, crée ces pygmées, ces génies, ces enchanteurs, ces princes lutins, enfin ce Fortunatus dont l’invisibilité n’est que l’abstraction des qualités apparentes des corps. C’est, si je l’ose dire, au pouvoir d’élaguer d’un objet tout ce qu’il a de défectueux[1], et de créer des roses sans épines, que l’homme encore doit presque toutes ses peines et ses plaisirs factices.

Par quelle raison, en effet, attend-on toujours de la possession d’un objet plus de plaisir que cette possession n’en procure ? Pourquoi tant de déchet entre le plaisir espéré et le plaisir senti ? C’est que, dans le fait, on prend le temps et le plaisir comme ils viennent, et que, dans l’espérance, on jouit de ce même plaisir sans le mélange des peines qui presque toujours l’accompagnent.

Le bonheur parfait et tel qu’on le desire ne se rencontre que dans les palais de l’Espérance et de l’Imagination. C’est là que la poésie nous peint comme éternels ces rapides moments d’ivresse que l’amour seme de loin en loin dans la carriere de nos jours. C’est là qu’on croit toujours jouir de cette force, de cette chaleur de sentiments, éprouvée une fois ou deux dans la vie, et due sans doute à la nouveauté des sensations qu’excitent en nous les premiers objets de notre tendresse. C’est là qu’enfin, s’exagérant la vivacité d’un plaisir rarement goûté et souvent desiré, on se surfait le bonheur de l’opulent.

Que le hasard ouvre à la pauvreté le salon de la richesse lorsqu’éclairé de cent bougies ce salon retentit des sons d’une musique vive ; alors, frappé de l’éclat des dorures et de l’harmonie des instruments, Que le riche est heureux ! s’écrie l’indigent. Sa félicité l’emporte autant sur la mienne que la magnificence de ce salon l’emporte sur la pauvreté de ma chaumiere. Cependant il se trompe, et, dupe de l’impression vive qu’il reçoit, il ne sait point qu’elle est en partie l’effet de la nouveauté des sensations qu’il éprouve ; que l’habitude de ces sensations, émoussant leur vivacité, lui rendroit ce salon et ce concert insipides ; et qu’enfin ces plaisirs des riches sont achetés par mille soucis et mille inquiétudes. L’indigent a, par des abstractions, écarté des richesses tous les soins et les ennuis qui les suivent[2].

Sans le pouvoir d’abstraire, nos conceptions n’atteindroient point au-delà des jouissances. Or, dans le sein même des délices, si l’on éprouve encore des desirs et des regrets, c’est, comme je l’ai déja dit, un effet de la différence qui se trouve entre le plaisir imaginé et le plaisir senti. C’est le pouvoir de décomposer, de recomposer les objets, et d’en créer de nouveaux, qu’on peut regarder, non seulement comme la source d’une infinité de peines et de plaisirs factices, mais encore comme l’unique moyen et d’embellir la nature en l’imitant, et de perfectionner les arts d’agrément.

Je ne m’étendrai pas davantage sur la beauté de leurs ouvrages. J’ai montré que leur principal objet est de nous soustraire à l’ennui ; que cet objet est d’autant mieux rempli qu’ils excitent en nous des sensations plus vives, plus distinctes ; et qu’enfin c’est toujours sur la force plus ou moins grande de ces sensations que se mesure le degré de perfection et de beauté de ces ouvrages.

Qu’on honore, qu’on cultive donc les beaux arts ; ils sont la gloire de l’esprit humain (5), et la source d’une infinité d’impressions délicieuses. Mais qu’on ne croie pas le riche oisif si supérieurement heureux par la jouissance de leurs chefs-d’œuvre.

On a vu dans les premiers chapitres de cette section que, sans être égaux en richesses et en puissance, tous les hommes étoient également heureux, du moins dans les dix ou douze heures de la journée employées à la satisfaction de leurs divers besoins physiques.

Quant aux dix ou douze autres heures, c’est-à-dire à celles qui séparent un besoin satisfait d’un besoin renaissant, j’ai prouvé qu’elles sont remplies de la maniere la plus agréable lorsqu’elles sont consacrées à l’acquisition des moyens de pourvoir abondamment à nos besoins et à nos amusements. Que puis-je pour confirmer la vérité de cette opinion, sinon m’arrêter encore un moment à considérer lesquels sont le plus sûrement heureux, ou de ces opulents oisifs si fatigués de n’avoir rien à faire, ou de ces hommes que la médiocrité de leur fortune nécessité à un travail journalier qui les occupe sans les fatiguer ?

(5) L’homme, instruit par les découvertes de ses peres, a reçu l’héritage de leurs pensées. C’est un dépôt qu’il est chargé de transmettre à ses descendants, augmenté de quelques unes de ses propres idées. Que d’hommes, à cet égard, meurent banqueroutiers !


  1. Qui présenteroit sur la scene une action tragique telle qu’elle s’est réellement passée courroit grand risque d’ennuyer les spectateurs. Que doit donc faire le poëte ? Abstraire de cette action tout ce qui ne peut faire une impression vive et forte.
  2. Le pouvoir d’abstraire d’une condition différente de la sienne les maux qu’on n’y a point éprouvés rend toujours l’homme envieux de la condition d’autrui. Que faire pour étouffer en lui une envie si contraire à son bonheur ? Le désabuser, et lui apprendre que l’homme au-dessus du besoin est à-peu-près aussi heureux qu’il peut l’être.