De l’Homme/Section 8/Chapitre 18

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 58-64).
Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

De l’imitation perfectionnée de la nature.

Cultive-t-on les arts ? on sait qu’il en est dont les ouvrages sont sans modeles, et dont la perfection, par conséquent, est indépendante de leur ressemblance avec aucun des objets connus. Le palais d’un monarque n’est pas modelé sur le palais de l’univers, ni les accords de notre musique sur celle des corps célestes. Leur son du moins n’a jusqu’à présent frappé aucune oreille.

Les seuls ouvrages de l’art dont la perfection suppose une imitation exacte de la nature sont le portrait d’un homme, d’un animal, d’un fruit, d’une plante, etc. En presque tout autre genre, c’est dans une imitation embellie de cette même nature que consiste la perfection de ces ouvrages.

Racine, Corneille, ou Voltaire, mettent-ils un héros en scene ? ils lui font dire de la maniere la plus courte, la plus élégante, et la plus harmonieuse, précisément ce qu’il doit dire. Nul héros cependant n’a tenu de tels discours. Il est impossible que Mahomet, Zopire, Pompée, Sertorius, etc., quelque esprit qu’on leur suppose, aient, 1°. toujours parlé en vers ; 2°. qu’ils se soient toujours servis dans leurs entretiens des expression les plus courtes et les plus précises ; 3°. qu’ils aient sur-le-champ prononcé les discours que deux autres grands hommes, tels que Corneille et Voltaire, ont été quelquefois quinze jours ou un mois à composer.

En quoi les grands poëtes imitent-ils donc la nature ? En faisant toujours parler leurs personnages conformément à la passion dont ils les animent[1]. À tout autre égard, ils embellissent la nature, et font bien. Mais comment l’embellir ? Toutes nos idées nous viennent par nos sens. On ne compose que d’après ce qu’on voit. Comment imaginer quelque chose hors la nature ? et, supposé qu’on l’imaginât, quel moyen d’en transmettre l’idée aux autres ? Aussi, répondrai-je, ce qu’en description, par exemple, on entend par une composition nouvelle n’est proprement qu’un nouvel assemblage d’objets déja connus. Ce nouvel assemblage suffit pour étonner l’imagination, et pour exciter des impressions d’autant plus vives qu’elles sont plus neuves.

De quoi les peintres et les sculpteurs composent-ils leur sphinx ? Des ailes de l’aigle, du corps du lion, et de la tête de la femme. De quoi fut composée la Vénus d’Apelle ? Des beautés éparses sur les corps des dix plus belles filles de la Grece. C’est ainsi qu’en l’embellissant Apelle imita la nature. À son exemple, et d’après cette méthode, les peintres et les poëtes ont depuis creusé les antres des Gorgones, modelé les Typhon, les Anthée, édifié les palais des fées et des déesses, et décoré enfin de toutes les richesses du génie les lieux divers et fortunés de leur habitation.

Je suppose qu’un poëte ait à décrire les jardins de l’Amour. Jamais le sifflement mortel et glacial de Borée ne s’y fait entendre ; c’est Zéphyre qui, sur des ailes de roses, le parcourt pour en épanouir les fleurs, et se charger de leurs odeurs. Le ciel en ce séjour est toujours pur et serein ; jamais l’orage ne l’obscurcit ; jamais de fange dans les champs, d’insecte dans les airs, et de viperes dans les bois. Les montagnes y sont couronnées d’orangers et de grenadiers en fleurs, les plaines couvertes d’épis ondoyants, les vallons toujours coupés de mille ruisseaux, ou traversés par un fleuve majestueux, dont les vapeurs, pompées par le soleil, et reçues dans le récipient des cieux, ne s’y condensent jamais assez pour retomber en pluie sur la terre.

La poésie fait-elle dans ce jardin jaillir des fontaines d’ambrosie, grossir des pommes d’or ? y a-t-elle aligné des bosquets ? conduit-elle l’Amour et Psyché sous leurs ombrages ? y sont-ils nus, amoureux, et dans les bras du plaisir ? jamais, par sa piquure, une abeille importune ne les distrait de leur ivresse. C’est ainsi que la poésie embellit la nature, et que, de la décomposition des objets déja connus, elle recompose des êtres et des tableaux dont la nouveauté excite la surprise, et produit souvent en nous les impressions les plus vives et les plus fortes.

Mais quelle est la fée dont le pouvoir nous permet de métamorphoser, de recomposer ainsi les objets, et de créer, pour ainsi dire, dans l’univers et dans l’homme, et des êtres nouveaux et des sensations neuves ? Cette fée est le pouvoir d’abstraire.


  1. Au théâtre, le héros doit toujours parler conformément à son caractere et à sa position. Le poëte, à cet égard, ne peut être trop exact imitateur de la nature. Mais il doit l’embellir en rassemblant, dans une conversation souvent d’une demi-heure, tous les traits de caractere épars dans toute la vie de son héros. Pour peindre son avare, peut-être Moliere mit-il à contribution tous les avares de son siecle, comme nos Phidias tous nos hommes forts pour modeler leur Hercule.