De l’Homme/Section 8/Chapitre 17

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 49-58).


CHAPITRE XVII.

De la clarté du style.

A-t-on des idées claires et vraies ? ce n’est point assez ; il faut, pour les communiquer aux autres, pouvoir encore les exprimer nettement. Les mots sont les signes représentatifs de nos idées : elles sont obscures lorsque les signes le sont, c’est-à-dire lorsque la signification des mots n’a pas été très exactement déterminée. En général, ce qu’on appelle tours et expressions heureuses ne sont que les tours et les expressions les plus propres à rendre nettement nos pensées. C’est donc à la clarté que se réduisent presque toutes les regles du style.

Pourquoi le louche de l’expression est-il, en tout écrit, réputé le premier des vices ? C’est que le louche du mot s’étend sur l’idée, l’obscurcit, et s’oppose à l’impression vive qu’elle feroit.

Pourquoi veut-on qu’un auteur soit varié dans son style et le tour de ses phrases ? C’est que les tours monotones engourdissent l’attention ; c’est que, l’attention une fois engourdie, les idées et les images s’offrent moins nettement à notre esprit, et ne font plus sur nous qu’une impression foible.

Pourquoi exige-t-on précision dans le style ? C’est que l’expression la plus courte, lorsqu’elle est propre, est toujours la plus claire ; c’est qu’on peut toujours appliquer au style ces vers de Despréaux :

Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit, rassasié, le rejette à l’instant.

Pourquoi desire-t-on pureté et correction dans tout ouvrage ? C’est que l’un et l’autre y portent la clarté.

Pourquoi lit-on enfin avec tant de plaisir les écrivains qui rendent leurs idées par des images brillantes ? C’est que leurs idées en deviennent plus frappantes, plus distinctes, plus claires, et plus propres enfin à faire sur nous une impression vive. C’est donc à la seule clarté que se rapportent toutes les regles du style.

Mais les hommes attachent-ils la même idée au mot style ? On peut prendre ce mot en deux sens différents. Ou l’on regarde uniquement le style comme une maniere plus ou moins heureuse d’exprimer ses idées, et c’est sous ce point de vue que je le considere : ou l’on donne à ce mot une signification plus étendue, et l’on confond ensemble et l’idée et l’expression de l’idée. C’est en ce dernier sens que M. Beccaria, dans une dissertation plein d’esprit et de sagacité, dit que, pour bien écrire, il faut meubler sa mémoire d’une infinité d’idées accessoires au sujet qu’on traite. En ce sens, l’art d’écrire est l’art d’éveiller dans le lecteur un grand nombre de sensations, et l’on ne manque de style que parcequ’on manque d'idées.

Par quelle raison, en effet, le même homme écrit-il bien en un genre, et mal dans un autre ? Cet homme n’ignore ni les tours heureux, ni la propriété des mots de sa langue. À quoi donc attribuer la foiblesse de son style ? À la disette de ses idées.

Mais qu’est-ce que le public entend communément par ouvrage bien écrit ? Un ouvrage fortement pensé. Le public n’en juge que l’effet total ; et ce jugement est juste lorsqu’on ne se propose point, comme je le fais ici, de distinguer les idées de la maniere de les exprimer. Les vrais juges de cette maniere sont les écrivains nationaux ; et ce sont eux aussi qui font la réputation du poëte, dont le principal mérite est l’élégance de la diction.

La réputation du philosophe, quelquefois plus étendue, est plus indépendante du jugement d’une seule nation. La vérité et la profondeur des idées est le premier mérite de l’ouvrage philosophique, et tous les peuples en sont juges. Que le philosophe, en conséquence, n’imagine cependant pas pouvoir impunément négliger le coloris du style. Point d’écrits que la beauté de l’expression n’embellisse.

Pour plaire au lecteur, il faut toujours exciter en lui des impressions vives. La nécessité de l’émouvoir, soit par la force de l’expression ou des idées, a toujours été recommandée par les rhéteurs et les écrivains de tous les siecles. Les différentes regles de la poétique, comme je l’ai déja dit, ne sont que les divers moyens d’opérer cet effet.

Un auteur est-il foible de choses ? ne peut-il fixer mon attention par la grandeur de ses images ou de ses pensées ? que son style soit rapide, précis, et châtié. L’élégance continue est quelquefois un cache-sottise[1]. Il faut qu’un écrivain pauvre d’idées soit riche en mots, et substitue le brillant de l’expression à l’excellence des pensées. C’est une recette dont les hommes de génie ont eux-mêmes quelquefois fait usage. Je pourrois citer en exemple certains morceaux des ouvrages de M. Rousseau, où l’on ne trouve qu’un amas de principes et d’idées contradictoires. Il instruit peu ; mais son coloris, toujours vif, amuse et plaît.

L’art d’écrire consiste dans l’art d’exciter des sensations. Aussi le président de Montesquieu lui-même a-t-il quelquefois enlevé l’admiration, étonné les esprits, par des idées encore plus brillantes que vraies. Si, leur fausseté reconnue, ses idées n’ont plus fait la même impression, c’est que, dans le genre d’instruction, le seul beau est, à la longue, le vrai ; le vrai seul obtient une estime durable.

Au défaut d’idées, un bizarre accouplement de mots peut encore faire illusion au lecteur, et produire en lui une sensation vive. Des expressions fortes, obscures et singulieres, suppléent, dans une premiere lecture, au vuide des pensées[2]. Un mot bizarre, une expression surannée excite une surprise, et toute surprise une impression plus ou moins forte. Les épîtres du poëte Rousseau en sont la preuve.

En tout genre, et sur-tout dans le genre d’agrément, la beauté d’un ouvrage a pour mesure la sensation qu’il fait sur nous. Plus cette sensation est nette et distincte, plus elle est vive. Toute poétique n’est que le commentaire de ce principe simple, et le développement de cette regle primitive. Si les rhéteurs répetent encore les uns d’après les autres que la perfection des ouvrages de l’art dépend de leur exacte ressemblance avec ceux de la nature, ils se trompent. L’expérience prouve que la beauté de ces sortes d’ouvrages consiste moins dans une imitation exacte que dans une imitation perfectionnée de cette même nature.



  1. Il est peut-être aussi rare de trouver un bon écrivain dans un homme médiocre, qu’un mauvais dans un homme d’esprit.
  2. Une idée fausse exige une expression obscure. L’erreur clairement exposée est bientôt reconnue pour erreur. Oser exprimer nettement ses idées, c’est être sûr de leur vérité. En aucun genre les charlatans n’écrivent clairement. Point de scholastique qui puisse dire, comme Boileau,

    Ma pensée au grand jour toujours s’offre et s’expose.