De l’Homme/Section 8/Chapitre 16

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 46-49).
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CHAPITRE XVI.

De la loi de continuité.

Idée, image, sentiment ; il faut, dans un livre, que tout se prépare et s’amene.

Une image fausse en elle-même me déplaît. Que sur la surface des mers un peintre dessine un parterre de roses, ces deux images incohérentes, hors de nature, me sont désagréables. Mon imagination ne sait où attacher la racine de ces roses, et ne devine point quelle force en soutient la tige.

Mais une image vraie en elle-même me déplaît encore lorsqu’elle n’est point en sa place, que rien ne l’amene et ne la prépare. On ne se rappelle pas assez souvent que, dans les bons ouvrages, presque toutes les beautés sont locales. Je prends pour exemple une succession rapide de tableaux vrais et divers. En général, une telle succession est agréable comme excitant en nous des sensations vives. Cependant, pour produire cet effet, il faut encore qu’elle soit adroitement préparée. J’aime à passer avec Isis ou la vache Io des climats brûlés de la Torride à ces antres, à ces rochers de glaces que le soleil frappe d’un jour oblique. Mais le contraste de ces images ne produiroit pas sur moi d’impression vive, si le poëte, en m’annonçant toute la puissance et la jalousie de Junon, ne m’eût déja préparé à ces changements subits de tableaux.

Qu’on applique aux sentiments ce que je dis des images. Pour qu’ils fassent au théâtre une forte impression, il faut qu’ils soient amenés et préparés avec art ; que ceux dont j’échauffe un personnage ne puissent absolument convenir qu’à la position où je le mets, qu’à la passion dont je l’anime (4).

Faute d’une exacte conformité entre cette position et les sentiments de mon héros, ces sentiments deviennent faux ; et le spectateur, n’en trouvant point en lui le germe, éprouve une sensation d’autant moins vive qu’elle est plus confuse.

Passons du sentiment aux idées. Ai-je une vérité neuve à présenter au public ? cette vérité, presque toujours trop escarpée pour le commun des hommes, n’est d’abord apperçue que du plus petit nombre d’entre eux. Si je veux qu’elle les affecte généralement, il faut que, d’avance, je prépare les esprits à cette vérité ; que je les y éleve par degré, et la leur montre enfin sous un point de vue distinct et précis. Mais suffit-il à cet effet de déduire cette vérité d’un fait ou principe simple ? il faut à la netteté de l’idée joindre encore la clarté de l’expression. C’est à cette clarté que se rapportent presque toutes les regles du style.


(4) Peu de poëtes tragiques connoissent l’homme ; peut d’entre eux ont assez étudié les diverses passions pour leur faire toujours parler leur propre langue. Chacune d’elles cependant a la sienne. S’agit-il de détourner un homme d’une action dangereuse et imprudente ? l’humanité se charge-t-elle de lui donner un conseil à ce sujet ? elle ménage sa vanité, lui montre la vérité, mais sous les expressions les moins offensantes ; elle adoucit enfin, par le ton et le geste, ce que cette vérité a de trop amer. La dureté la dit crument ; la malignité la dit de la maniere la plus humiliante. L’orgueil commande impérieusement ; il est sourd à toute représentation ; il veut qu’on lui obéisse sans examen. La raison discute avec cet homme la sagesse de son action, écoute sa réponse, et la soumet au jugement de l’intéressé.

L’ami plein de tendresse pour son ami le contredit à regret. Ne le persuade-t-il pas ? il a recours aux larmes et à la priere, le conjure, par le lien sacré qui unit son bonheur au sien, de ne point s’exposer au danger de cette action. L’amour prend un autre ton ; et, pour combattre la résolution de son amant, la maîtresse n’allegue d’autre motif que sa volonté et son amour. L’amant résiste-t-il ? elle s’abaisse enfin à raisonner. Mais la raison n’est jamais que la derniere ressource de l’amour.

On peut donc, à la différente maniere de donner le même conseil, distinguer l’espece de caractere ou de passion qui le dicte. Mais la fourberie a-t-elle une langue particuliere ? Non. Aussi le fourbe emprunte-t-il celle de l’amitié, et se reconnoît-il à la différence qu’on remarque entre le sentiment dont il se dit affecté et celui qu’il doit avoir. Étudie-t-on la langue des passions et des caracteres différents ? on trouve souvent les tragiques en défaut. Il en est peu qui, faisant parler une telle passion, n’empruntent quelquefois le langage d’une autre.