De l’Homme/Section 7/Chapitre 6

SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 161-166).
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CHAPITRE VI.

Des causes des grands attentats.

Ces causes sont l’amour de la gloire, l’ambition, et le fanatisme. Quelque puissantes que soient ces passions, leur force néanmoins n’égale point ordinairement dans l’homme l’amour de sa conservation et de sa félicité ; il ne brave point le danger et la douleur ; il ne tente point d’entreprise périlleuse, si l’avantage attaché au succès n’est en quelque proportion avec le danger auquel il s’expose. C’est un fait prouvé par l’expérience de tous les temps.

Lorsque, pour arracher eux et leur patrie aux fers de l’esclavage, les Dion, les Pélopidas, les Aratus, et les Timoléon, méditoient le meurtre du tyran, quelles étoient leurs craintes et leurs espérances ? Ils n’avoient point à redouter la honte et le supplice d’un Ravaillac. Si la fortune les abandonnoit dans leurs entreprises, ces héros, soutenus d’un parti puissant, pouvoient toujours se flatter de mourir les armes à la main. Le sort leur étoit-il favorable ? ils devenoient l’idole et l’amour de leurs concitoyens. La récompense étoit donc au moins en proportion avec le danger auquel ils s’exposoient.

Lorsque Brutus suivit César au sénat, il se dit sans doute à lui-même : Le nom de Brutus, ce nom déja consacré par l’expulsion des Tarquins, m’ordonne le meurtre du dictateur, et m’en fait un devoir. Si le succès me favorise, je détruis un gouvernement tyrannique, je désarme le despotisme prêt à faire couler le plus pur sang de Rome ; je la sauve de la déstruction, et j’en deviens le nouveau fondateur. Si je succombe dans mon entreprise, je péris de ma propre main, ou de celle de l’ennemi. La récompense est donc égale au danger.

Le vertueux Brutus, du temps de la ligue, se fût-il tenu ce discours ? eût-il porté la main sur son souverain ? Non. Quel avantage pour la France, et quelle gloire pour lui, si, vil instrument de l’ambition papale, il eût été l’assassin de son maître ?

Dans un gouvernement monarchique, il n’est que deux motifs qui puissent déterminer un sujet au régicide ; l’un, une couronne terrestre ; l’autre, une couronne céleste. L’ambition et le fanatisme produisent seuls de tels crimes.

Les attentats de l’ambition sont toujours commis par un homme puissant. Il faut pour les projeter que, le crime consommé, l’ambitieux puisse au même instant en recueillir le fruit ; et que, le crime manqué et découvert, il reste encore assez puissant pour intimider le prince, ou du moins se ménager le temps de la fuite. Telle étoit sous l’empire grec la position de ses généraux, qui, suivis de leurs armées, marchoient à l’empereur, le frappoient dans le combat, ou l’égorgeoient sur le trône. Telle est encore, à Constantinople, celle où se trouve l’aga ou le prince ottoman, lorsqu’à la tête des janissaires il force le serrail, arrête et tue le sultan, qui souvent n’assure son trône et sa vie que par le meurtre de ses proches.

La condition du régicide déclare presque toujours quelle espece de passion l’anime, de l’ambition, ou du fanatisme religieux.

Le régicide ambitieux ne se trouve que dans la classe des grands : le régicide fanatique se trouve dans toutes, et le plus souvent même dans la plus basse, parceque tout homme peut également prétendre au trône et aux récompenses célestes. Il est encore d’autres signes auxquels on distingue ces deux especes de régicides : leur différente conduite dans de pareils attentats.

Le premier perd-il l’espoir d’échapper ? il s’empoisonne ou se tue sur la victime. Le second n’attente point à sa vie ; sa religion le lui défend. Elle seule peut retenir le bras d’un homme assez intrépide pour commettre un tel forfait ; elle seule peut lui faire préférer une mort affreuse, subie sur un échafaud, à la mort douce qu’il se seroit donné lui-même.

Le fanatique est un instrument de vengeance que le moine fabrique et emploie lorsque son intérêt le lui ordonne.