De l’Homme/Section 7/Chapitre 5

SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 153-161).
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CHAPITRE V.

Du gouvernement des jésuites.

Je ne considere ici la constitution des jésuites que relativement à leurs vues ambitieuses. Les jésuites voulurent crédit, pouvoir, considération, et l’obtinrent dans les cours catholiques.

Quels moyens employerent-ils ? La terreur et la séduction. La terreur les rendit redoutables aux princes ; et ce fut par l’union de leur volonté à celle du général qu’ils parvinrent à l’inspirer. La force d’une pareille union n’est peut-être pas encore assez connue.

Supposons qu’on eût demandé aux anciens la solution de ce problême politique :

Savoir :

« Comment, du fond d’un monastere, un homme peut en régir une infinité d’autres, répandus dans des climats divers, et soumis à des lois et à des souverains différents. Comment, à des distances souvent immenses, cet homme peut conserver assez d’empire sur ses sujets pour les faire, à son gré, mouvoir, agir, penser, et conformer toujours leurs démarches aux vues ambitieuses de l’ordre. »

Avant l’institution des ordres monastiques, ce problême eût paru une folie mise au rang des chimeres platoniciennes. Cependant cette chimere s’est réalisée.

Les moyens par lesquels le général s’assure l’obéissance de ses religieux sont des moyens connus : je ne m’arrêterai pas à les détailler.

Mais comment, avec si peu de sujets, inspire-t-il souvent tant de crainte aux souverains ? C’est un chef-d’œuvre de politique.

Pour opérer ce prodige, il falloit que la constitution des jésuites rassemblât tout ce que les gouvernements monarchique et républicain ont d’avantageux. D’une part, promptitude et secret dans l’exécution ; de l’autre, amour vif et habituel de la grandeurs de l’ordre.

Les jésuites, pour cet effet, devoient avoir un despote à leur tête, mais un despote éclairé, et par conséquent électif(18). L’élection de ce chef supposoit choix sur un certain nombre de sujets ; temps et moyens d’étudier l’esprit, les mœurs, les caracteres et les inclinations de ces sujets.

Il falloit donc que, nourris dans les maisons des jésuites, leurs éleves pussent être examinés par les plus ambitieux et les plus éclairés des supérieurs ; que, l’élection faite, le nouveau général, étroitement lié à l’intérêt de la société, n’en pût avoir d’autres ; qu’il fût par conséquent, comme tout jésuite, soumis aux principales regle de l’ordre ; qu’il fît les mêmes vœux ; fût, comme eux, inhabile à se marier ; eût, comme eux, renoncé à toute dignité, à tout lien de parenté, d’amour, et d’amitié ; que, tout entier aux jésuites, il ne tînt sa propre considération que de la grandeurs de l’ordre ; qu’il n’eût par conséquent d’autre desir que d’en accroître le pouvoir ; que l’obéissance de ses sujets lui en fournît les moyens ; qu’enfin, pour être le plus utile possible à sa société, le général pût se livrer tout entier à son génie, et que ses conceptions hardies ne pussent être réprimées par aucune crainte.

À cet effet, on fixa sa résidence près d’un prêtre-roi. On voulut qu’attaché à ce souverain par le lien d’un intérêt commun à certains égards, le général, partageant en secret l’autorité du pontife, vécût dans sa cour, et pût de là braver la vengeance des rois.

C’est là qu’en effet, au fond de sa cellule, comme l’araignée au centre de sa toile, il étend ses fils dans toute l’Europe, et qu’il est, par ces mêmes fils, averti de tout ce qui se passe. Instruit, par la confession, des vices, des talents, des vertus, des foiblesses des princes, des grands, et des magistrats, il sait par quelle intrigue on peut favoriser l’ambition des uns, s’opposer à celle des autres, flatter ceux-ci, gagner ou effrayer ceux-là.

Pendant qu’il médite sur ces grands objets, on voit à ses côtés l’ambition monacale qui, tenant devant lui le livre secret et redouté où sont inscrites les bonnes ou mauvaises qualités des princes, leurs dispositions favorables ou contraires à la société, marque d’un trait de sang le nom des rois qui, dévoués à la vengeance de l’ordre, doivent être rayés du nombre des vivants. Si, frappés de terreur, les princes foibles crurent, au commandement du général, n’avoir de que le choix entre la mort et l’obéissance servile, leur crainte ne fut pas entièrement panique. Un homme commande-t-il une société dont les membres sont entre ses mains ce que la bâton est dans celle du vieillard ? parle-t-il par leur bouche ? frappe-t-il par leurs bras ? dépositaire d’immenses richesses, peut-il à son gré les transporter par-tout où le requiert l’avantage de l’ordre ? aussi despote que le vieux de la Montagne, avec des sujets aussi soumis, il les voit, à son commandement, se précipiter dans les plus grands dangers, exécuter les entreprises les plus hardies[1]. Un tel homme est à redouter.

Les jésuites le sentirent ; et, fiers de la terreur qu’inspiroit leur chef, ils ne songerent qu’à assurer de cet homme redouté. Ils voulurent que, si, par paresse ou quelques autres intérêts, le général trahissoit ceux de la société, il en fût le mépris, et craignît d’en être la victime. Qu’on nomme un gouvernement où l’intérêt et du chef et de ses membres ait été si réciproque et si étroitement uni. Qu’on ne s’étonne donc point qu’avec des moyens en apparence si foibles la société ait, en si peu de temps, atteint un si haut degré de puissance. Son pouvoir fut l’effet de la forme de son gouvernement.

Quelque hardis que fussent les principes de sa morale, ces principes, adoptés par les papes, étoient à-peu-près ceux de l’église catholique. Si, dans les mains des séculiers, cette dangereuse morale eut des effets peu funestes, il n’en faut point être surpris. Ce n’est point la lecture d’un Busembaum ou d’un Lacroix qui crée les régicides ; c’est dans l’ignorance et la solitude des cloîtres que s’engendrent ces monstres ; et c’est de là qu’ils s’élancent sur le prince. En vain le moine, en les armant du poignard, veut cacher la main qui le conduit : rien n’est plus reconnoissable que les crimes commis par l’ambition sacerdotale ; rien de plus aisé de savoir à quels signes certains on peut distinguer les diverses causes des grands attentats.


(18) Il n’en est pas d’un despote jésuite comme d’un tyran oriental, qui, suivi d’une troupe de bandits à laquelle il donne le nom d’armé, pille et ravage son empire. Le jésuite despote, soumis lui-même aux regles de son ordre, animé du même esprit, ne tire sa considération que de la puissance de ses sujets. Son despotisme ne peut dont leur être nuisible.

(19) Si l’on cite peu de régicides parmi les réformés, c’est qu’ils ne s’agenouillent point devant le prêtre, qu’ils se confessent à Dieu, et non à l’homme. Il n’en est pas de même des catholiques. Presque tous se confessent et communient avant leurs attentats.


  1. Si les jésuites ont dans mille occasions fait preuve d’autant d’intrépidité que les Abyssins, c’est que, chez ces religieux, comme chez ces redoutables Africains, le ciel est la récompense du dévouement aux ordres du chef.