De l’Homme/Section 7/Chapitre 7

SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 167-177).
◄  Chap. VI.


CHAPITRE VII.

Du moment où l’intérêt des jésuites leur commande un grand attentat.

Le crédit des jésuites baisse-t-il ? attendent-ils d’un gouvernement nouveau plus de faveur que du gouvernement actuel ? la bonté du prince régnant, le pouvoir du parti dévot à la cour, les assurent-ils de l’impunité ? ils conçoivent alors leur détestable projet. Ils préparent les citoyens à de grands évènements ; ils éveillent en eux des passions sinistres ; ils effraient les imaginations, ou, comme autrefois, par la prédiction de la fin prochaine du monde, ou par l’annonce du renversement total de la religion. Au moment où ces idées mises en fermentation échauffent les esprits, et deviennent le sujet général des conversations, les jésuites cherchent le forcené que doit armer leur ambition. Les scélérats de cette espece sont rares. Il faut pour de tels attentats des ames composées de sentiments violents et contraires ; des ames à-la-fois susceptibles du dernier degré de scélératesse, de dévotion, de crédulité, et de remords : il faut des hommes à-la-fois hardis et prudents, impétueux et discrets ; et les caracteres de cette espece sont le produit des passions les plus mornes et les plus séveres. Mais à quoi reconnoître les ames inflammables au fanatisme ? Quel moyen de découvrir ces semences de passions qui, fortes, contraires, et propres à former des régicides, sont toujours invisibles avant d’être mises en action ? Le tribunal de la confession est le microscope où ces germes se découvrent. Dans ce tribunal, où l’homme se trouve à nud, le droit d’interroger permet au moine de fouiller tous les replis d’une ame.

Le général, instruit par lui des mœurs, des passions et des dispositions d’une infinité de pénitents, a le choix sur un trop grand nombre pour n’y pas trouver l’instrument de sa vengeance. Son choix fixé, et le fanatique trouvé, il s’agit d’allumer son zele. L’enthousiasme est une maladie contagieuse qui se communique, dit milord Shaftesbury, par le geste, le regard, le son de la voix, etc. Le général le sait, il commande ; et le fanatique, attiré dans une maison de jésuites, s’y trouve au milieu d’enthousiastes. C’est là que, s’animant lui-même du sentiment de ceux qui l’entourent, on lui fait accroire qu’il pense ce qu’on lui suggere ; c’est là que, familiarisé avec l’idée du crime qu’il doit commettre, on le rend inaccessible aux remords.

Le remords d’un instant suffit pour désarmer le bras de l’assassin. Il n’est point d’homme, quelque méchant, quelque audacieux qu’il soit, qui soutienne sans effroi l’idée d’un si grand attentat et des tourments qui le suivent. Le moyen de lui en dérober l’horreur, c’est d’exalter tellement en lui le fanatisme, que l’idée de son crime, loin de s’associer dans sa mémoire à l’idée de son supplice, lui rappelle uniquement celle des plaisirs célestes, récompense de son forfait.

De tous les ordres religieux, celui des jésuites est à-la-fois le plus puissant, le plus éclairé, et le plus enthousiaste. Nul, par conséquent, qui puisse opérer aussi fortement sur l’imagination d’un fanatique ; et nul qui puisse avec moins de danger attenter à la vie des princes. L’aveugle soumission des jésuites aux ordres de leur général les assure tous les uns des autres. Sans défiance à cet égard, ils donnent un libre essor à leurs pensées.

Rarement chargés de commettre le crime qu’ils encouragent jusqu’à son exécution, la crainte du supplice ne peut refroidir leur zele. Chaque jésuite, étayé de tout le crédit et de la puissance de l’ordre, sent qu’à l’abri de toute recherche jusqu’à la consommation de l’attentat, nul, avant cet instant, n’osera se porter accusateur du membre d’une société redoutable par ses richesses, par le grand nombre d’espions qu’elle soudoie, de grands qu’elle dirige, de bourgeois qu’elle protege, et qu’elle s’attache par le lien indissoluble de la crainte et de l’espérance.

Le jésuite sait de plus que, le crime consommé, rien de plus difficile que d’en convaincre sa société ; que, prodiguant l’or et les menaces, et se supposant toujours calomniée, elle pourra toujours répandre sur les plus noirs forfaits cette obscurité favorable à ses membres, qui veulent bien être soupçonnés d’un grand crime, parcequ’ils en deviennent plus redoutables, mais qui ne veulent pas en être convaincus, parcequ’ils seroient trop odieux.

Quel moyen en effet de les en convaincre ? Le général sait le nom de tous ceux qui trempent dans un grand complot : il peut, au premier soupçon, les disperser dans des couvents inconnus et étrangers ; il peut, sous un faux nom, les y entretenir à l’abri d’une poursuite ordinaire. Devient-elle vive ? le général est toujours sûr de la rendre vaine, soit en renfermant l’accusé au fond d’un cloître, soit en le sacrifiant à l’intérêt de l’ordre. Avec tant de ressources et d’impunité, doit-on s’étonner que la société ait tant osé, et qu’encouragés par les plus grands éloges ses membres aient souvent exécuté les entreprises les plus hardies ?

On apperçoit donc dans la forme même du gouvernement des jésuites la cause de la crainte, du respect, qu’ils inspirent, et la raison enfin pour laquelle, depuis leur établissement, il n’est point de guerre religieuse, de révolutions, d’assassinats de princes, à la Chine, en Éthiopie, en Hollande, en France, en Angleterre, en Portugal, à Geneve, etc., auxquels les jésuites n’aient eu plus ou moins de part.

L’ambition du général et des assistants est l’ame de cette société. Nulle qui, plus jalouse de la domination, ait employé plus de moyens pour se l’assurer. Le clergé séculier est sans doute ambitieux ; mais, animé de la même passion, il n’a pas les mêmes moyens de la satisfaire.

Le jésuite est dans la dépendance immédiate d’un supérieur (20). Il n’en est pas de même du prêtre séculier. Ce prêtre, répandu dans le monde, distrait par ses affaires et ses plaisirs, n’est point tout entier à une seule idée ; son fanatisme n’est point sans cesse exalté par la présence d’autres fanatiques : moins puissant d’ailleurs qu’un corps religieux, coupable il seroit puni. Il est donc moins entreprenant et moins redoutable que le régulier.

Le vrai crime des jésuites ne fut par la perversité de leur morale[1], mais leur constitution, leurs richesses, leur pouvoir, leur ambition, et l’incompatibilité de leurs intérêts avec celui de toute nation. Quelque parfaite qu’ait été la législation de ces religieux, quelque empire qu’elle dût leur donner sur les peuples, cependant ces jésuites si redoutés sont aujourd’hui bannis de France, de Portugal, d’Espagne. Heureusement qu’on s’est encore opposé à temps à leurs vastes projets.

Dans toute constitution monastique il est un vice radical, c’est le défaut de puissance réelle. Celle des moines est fondée sur la stupidité des hommes. Il faut qu’à la longue l’esprit humain s’éclaire, ou du moins qu’il change de folie. Les jésuites, qui l’avoient prévu, vouloient en conséquence réunir dans leurs mains la puissance temporelle et spirituelle. Ils vouloient effrayer par leurs armés les princes qu’ils n’intimideroient point par le poignard ou le poison. Ils avoient déja jeté dans le Paraguai et la Californie les fondements de nouveaux empires.

Que le sommeil du magistrat eût été plus long ; cent ans plus tard, peut-être étoit-il impossible de s’opposer à leurs desseins. L’union du pouvoir spirituel et temporel les eût rendus trop redoutables : ils eussent à jamais retenu les catholiques dans l’aveuglement, et leurs princes dans l’humiliation. Rien ne prouve mieux le degré d’autorité auquel les jésuites étoient déja parvenus que la conduite tenue en France pour les en chasser.

Le magistrat, en s’élevant si vivement contre leurs livres (21), appercevoit sans doute la frivolité d’une telle accusation ; mais il sentoit aussi que cette accusation étoit la seule qui pût les perdre dans l’esprit des peuples. Toute autre eût été impuissante.

Supposons en effet que, dans l’arrêt de leur bannissement, le magistrat n’eût fait usage que des seuls motifs du bien public ; quelque raisonnables qu’eussent été ces motifs, ils eussent fait peu d’impression ; et l’ordre puissant et protégé des jésuites n’eût jamais été sacrifié à la raison et au bien public.

(20) L’obéissance du moine envers son supérieur rendra toujours ce dernier redoutable. Ordonne-t-il le meurtre ? le meurtre s’exécute. Quel religieux peut résister à ses commandements ? Que de moyens dans le supérieur pour se faire obéir ! Pour les connoître, parcourons la regle des capucins.

Clemens papa IV, ubi supra, cap. VI, §. 24, dit : « Une frere n’a droit de se confesser qu’à un autre frere, si ce n’est dans le cas d’une nécessité absolue ». Il dit, ubi supra, cap. VI, §. 8 : « Si, dans la prison, un frere, accablé du poids de ses fers, demande à se confesser à un religieux de l’ordre, il n’obtiendra sa demande que dans le cas où le gardien jugera à propos de lui accorder cette consolation et cette grace. Le religieux ne pourra communier à pâque que par la permission du supérieur, et toujours dans l’infirmerie, ou quelque autre lieu secret. »

Il ajoute, ubi supra, cap. VI, §. 10 : « Pour les grands crimes, les freres seront brûlés vifs. Pour les autres crimes, ils seront dépouillés, mis nuds ; seront attachés et déchirés impitoyablement par trois reprises, à la volonté du pere ministre. On ne leur donnera qu’avec mesure un pain d’affliction et une eau de douleur.

« Pour les crimes atroces, le pere ministre pourra inventer tel genre de tourments qu’il voudra. »

Il dit, ubi supra, cap. VI, §. 2 : « Si le fer, le feu, les fouets, la soif, la prison, le refus des sacrements, ne sont pas suffisants pour punir un frere, ou lui faire avouer le crime dont il est accusé, le pere ministre pourra inventer tel genre de supplice qu’il voudra, sans lui nommer les délateurs et les témoins, à moins que ce ne fût un religieux de grande importance ; car il seroit indécent de mettre à la question (hors le cas d’un crime énorme) un pere qui auroit d’ailleurs bien mérité de l’ordre. »

Il ajoute enfin, ubi supra, cap. VI, §. 3 : « Le frere qui aura recours au tribunal séculier, tel que celui de l’évêque, sera puni à la volonté du général ou du provincial ; et le frere qui confessera son péché, ou en aura été convaincu, sera exécuté par forme de provision, nonobstant l’appel, sauf à faire droit dans la suite, si l’appel est fondé. »

Une telle regle donnée, il n’est point de moine dont le pape, l’église et le général, ne puisse faire un régicide.

(21) Parmi les ouvrages des jésuites, il en est sans doute beaucoup de ridicules. Le P. Garasse, par exemple, déclamant contre Caïn, dit, p. 130. liv. II de sa Doctrine curieuse, « que Caïn, comme le remarquent les Hébreux, étoit un homme de peu de sens, et le premier athée ; que ce Caïn ne pouvoit comprendre ce que lui disoit Adam son pere ; savoir, qu’il étoit un Dieu saint, juge de nos actions. Ne pouvant le comprendre, Caïn s’imagina que c’étoient des contes de vieilles, et que son pere avoit perdu le sens commun lorsqu’il lui racontoit sa sortie du paradis terrestre, et ce qui lui étoit arrivé. De là Caïn se laisse emporter à tuer son frere, et à répondre à Dieu comme s’il eût parlé à un faquin. »

Ce même pere, liv. I, p. 97, raconte qu’à l’arrivée de Calvin dans le Poitou, lorsque presque toute la noblesse en embrassoit les erreurs, un gentilhomme retint une partie de cette noblesse à la foi catholique en disant : « Je promets d’établir une religion meilleure que celle de Calvin, si je trouve une douzaine de bélîtres qui ne craignent pas de se faire brûler pour la défense de mes rêveries ». Fontenelle fut persécuté pour avoir répété dans ses Oracles ce que le P. Garasse fait dire au gentilhomme poitevin. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.


  1. De faux principes de morale ne sont dangereux que lorsqu’ils font loi.